No 41 – L’inscription des pratiques sociales

L’écriture professionnelle comme expression autochtone et instrument de formation dans champ du travail social

L’ECRITURE EST TOUT D’ABORD UN TRAVAIL SUR SOI…

L’écriture traduit un projet. En écrivant on s’inscrit quelque part, on se projette. Les lignes directrices du texte s’enracinent dans un projet de vie. (1) Écrire est un effort pour coïncider avec soi-même, devenir soi, faire émerger des possibles ; R. Barthes traduit ce fait en disant que l’écriture “(…) n’exprime pas mais simplement fait exister (2)

Les travailleurs sociaux doivent effectuer un tel travail et non s’enfermer dans une action dont le sens risque finalement de leur échapper, une action que d’autres se chargeront d’évaluer de l’extérieur (politiques, psychologues, sociologues, et autres ethnologues du social). Produire du sens en s’exprimant à l’écrit sur sa pratique, au lieu de recevoir ce sens par l’intermédiaire d’un texte qui s’impose parce qu’il “fait autorité”, c’est se servir de l’écriture comme d’un miroir devant lequel on peut reprendre confiance. (3)

…MAIS SURTOUT UNE PRATIQUE SOCIALE…

Le travail sur soi de l’écriture prépare aussi le travail en direction de l’autre, c’est donc une démarche qui implique immédiatement le TS dans un dialogue. En attestant durablement de la réalité de sa pratique, en l’inscrivant à travers une production permettant l’échange avec d’autres praticiens et les usagers, le travailleur social valide par là-même un travail personnel, le transmet et peut contribuer à une communication ascendante dont ses supérieurs hiérarchiques ont tant besoin.

…ET UNE STRATEGIE POSSIBLE POUR ETRE RECONNU ET CONSTRUIRE SON IDENTITE PROFESSIONNELLE

L’écriture, une condition pour affirmer une identité professionnelle (exercer un métier et en objectiver apparaît donc comme une démarche qualifiante possible pour la reconnaissance d’une pratique professionnelle ; en saisissant, capitalisant et formalisant l’expérience, il en exprime le sens pratique.

La représentation qui désigne celui qui écrit comme “autorisé” à le faire et comme devant être distingué de ceux qui méconnaissent les codes de la langue officielle (ceux qui ne maîtrisent qu’un parler populaire), est très forte et prégnante. L’enjeu, ici, ce n’est pas le discours savant pour lui-même, mais le sens des pratiques et codes sociaux qu’il commande et, du même coup, le fait de savoir ou non se situer, s’insérer dans un contexte social.

MODEECRITORAL
CATEGORIE SOCIO-PROFpsychologues,
sociologues, politiques
économistes dominants
Travailleurs sociaux
(dominés)
FONCTIONassistance idéologique (discours, modélisation)assistance sociale
(accompagnement)
CAPITAL CULTURELculture dominante (imposition idéologique)culture dominée
(reproduction de
modèles)
POUVOIR
SYMBOLIQUE
pouvoir de produire du
sens
aliénation et dépendance (sens reçu)
PRATIQUEScience
(Théorisation)
Techniques
(intervention sociale)
INVESTISSEMENTDistanceimplication
POSITIONspéculation sur
l’exclusion
TS avec les exclus
On voit, à l’aide de ce tableau que la position par rapport au pouvoir change selon que l’on se situe à l’écrit ou à l’oral

FAIRE ECRIRE LES USAGERS

Quant au travailleur social il a, de fait, un rôle d’écrivain public, il aide souvent les usagers à rédiger des formulaires administratifs, pourquoi n’irait-il pas plus loin en passant de l’animation des lieux de paroles à la création d’ateliers d’écriture ? (6)

L’accès à l’écriture est une démarche d’autoformation pour les TS (toutes catégories confondues et dans la perspective d’actions en transversalité) autant que pour les usagers. L’objectif : sortir de l’espace d’exclusion dans lequel ils se trouvent confinés les uns comme les autres. En s’autorisant à écrire, travailleurs sociaux et usagers s’engageraient dans la voie de la créativité et de l’innovation, seule valable dans le champ du social aujourd’hui, pour faire aboutir leurs revendications (7). S’ils restent à l’oral, leurs tentatives pour faire changer la profession resteront lettre morte.

Écrire et faire écrire : une pratique dont l’idée peut être exploitée dans un dispositif de formation aux professions du travail social. Il semble justement que la rédaction d’un mémoire soit pour nombre d’étudiants des ITS un véritable supplice (8) en ce qu’elle est perçue comme un devoir scolaire (avec sa connotation négative) et non comme un acte qui fait déjà partie d’une pratique professionnelle.

De plus, l’accès à l’écriture est accès au pouvoir(9), c’est donc une démarche essentielle, action sociale par excellence pour n’être pas dominé et exclus. C’est la stratégie d’un certain nombre de travailleurs sociaux consistant en une course aux diplômes -étages d’une fusée dont on ne voit plus la tête- pour échapper, en réalité, à la pratique, parce que, souvent, on ne la supporte plus.

Écrire pour ne plus pratiquer, est-ce possible ? Si cela “marche” c’est que l’on dissocie une même réalité en deux aspects qui la déforment : d’une part la pratique auprès des usagers, le travail “en relation”, c’est là que les TS sont représentés “à l’oral” et d’autre part la conception, l’organisation générale, l’administration du travail social qui n’existe, de fait, que par la pratique, qui est une pratique, mais qui ne se donne, pudiquement, à voir qu’à l’écrit. Pratiques d’écriture et pratiques sociales devraient être reliées pour que disparaisse une inadmissible fracture.

CE OUI SE TRAME

Écrire, produire un texte, c’est aussi produire une texture sociale, un réseau à travers lequel une communication est facilitée. C’est, pour les travailleurs sociaux, une démarche d’autonomisation et de changement dans la mesure où précisément l’écriture est immédiatement possibilité d’action critique institutionnelle au sein même de la profession, ce que redoute parfois la hiérarchie qui adopte sur ce point une position plus qu’ambigüe : “On nous encourage vivement à écrire, nous confie une assistante sociale polyvalente de secteur, mais lorsqu’on s’exécute, que l’on donne un texte, il est mis au rancart”.

Cette démarche pour faire du travail social autrement ne peut que s’inscrire dans une trame qui est celle du projet professionnel (10) des praticiens. Encore faut-il qu’il puisse être reconnu, mais quand il le sera, la question de l’écriture se posera différemment car le rapport à l’écriture (dont nous proposons une illustration dans le tableau ci-dessous), sera également autre.

J.L. DUMONT

  1. C’est pourquoi lorsqu’on écrit, l’on s’y met ou, en d’autres termes, le désir d’écrire rend nécessaire la saisie du sens de son projet de vie sauf à voir les mots se dérober et ne plus avoir le sens qu’on veut leur donner, car les mots s’inscrivent dans la ligne directrice de notre projet, cf la notion de “mot significatif’ in : J.L. Dumont et M.C. Saint PE, Méthode du profil expérientiel, Lausanne, Far ed, 1990.
  2. R. Barthes, L’empire des signes, Flammarion, coll. Champs, 1970, p.106.
  3. cf l’entretien avec Laurence où elle exprime bien d’une part que les duifficulté d’écriture mettent en question la formtation professionnelle, les raisons d’un engagement professionnel possible
  4. cf JL Dumont, PEPS, n° 38, p. 6
  5. cf E.Auger qui établit cette distinction (PEPS, n°38, p.27)
  6. cf atelier d’écriture au foyer d’Alfortville, in : Le foyer communique, dans ce numéro, pp
  7. C’est en ce sens que M. Farzad, dans son édito, PEPS, n°38 sur les actions (grèves) menées par les TS, se posait la question : “Pourquoi les TS n’écrivent-ils pas ?”
  8. cf interview de Laurence Millet dans ce numéro et le petit poème de B. Marinoni, intitulé “Le mémoire”.
  9. Voir le tableau ci-dessous
  10. lequel n’est pas toujours très clair pour les usagers, comme pour praticiens eux-mêmes
41-13_DUMONT_L’inscription des pratiques sociales
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