En février 1993, la police interpelle clans les cités des Francs-Moisins à Saint Denis et des 4000 à La Courneuve d’importants dealers de drogue qui, tout en achetant des immeubles et des entreprises, continuaient à toucher le RMI! Voila une expression forte, et apparemment paradoxale, de ce détournement des institutions d’insertion qui est en fait une des stratégies de l’insertion marginale, ou périphérique.
Erving GOFFMAN, dans Asiles, désignait sous les termes d’adaptation primaire et d’adaptation secondaire les stratégies de survie des « aliénés » dans un espace totalitaire.
Insertion primaire et insertion secondaire
Dans le même ordre d’idées, à propos de ceux à qui l’organisation sociale libérale moderne ne permet pas d’obtenir « normalement » leur part du gâteau, on pourrait parler d’insertion primaire pour désigner l’accommodation (1) pure et simple aux règles du jeu imposées, et d’insertion secondaire quand les intéressés construisent leur propre place en marge des normes établies, utilisant tous les moyens pour se procurer les instruments de leur subsistance.
Ils le font sans tenir aucun compte des grands principes qui fondent l’État et la société civile, sinon pour essayer de ne pas « se faire prendre ». Dans la première catégorie – insertion primaire – on classera les « bons » assistés, ceux qui vivent du chômage, des allocations diverses, des secours, du R.M.I., de la COTOREP (2), de la Sécurité Sociale etc., en s’efforçant de limiter leurs besoins aux (maigres, mais sûres) ressources ainsi obtenues.
Dans la seconde – insertion secondaire – se retrouveraient les dealers, les trafiquants, les « casseurs », les prostitués, les souteneurs, les clandestins, les clochards etc., bref, tous ceux dont les activités, quand elles sont découvertes, sont inventoriées à la rubrique « délinquance ».
L’insertion mixte
Cette classification sommaire ne suffit plus pourtant à répertorier l’ensemble des stratégies actuellement repérables dans la société de plus en plus vaste des « exclus » de la modernité. Une troisième catégorie au moins est nécessaire. Je l’appellerai provisoirement, faute d’avoir trouvé un terme plus approprié, insertion mixte (3) ; elle est en effet intermédiaire entre les deux premières, mais elle les dépasse largement en intelligence et en pertinence.
Il ne s’agit pas, en fait, de quelque chose de nouveau. Toujours ont existé des individus, des groupes, ayant su avoir la fois « pignon sur rue » leur procurant statut social, voire notoriété, et des activités aussi occultes qu’illégales assurant l’essentiel de leurs revenus.
L’Italie en est actuellement l’illustration la plus éloquente : toutes les catégories sociales y sont aujourd’hui éclaboussées par le « scandale » (lequel consiste à avoir affirmé officiellement, preuves à l’appui, ce que tout le monde savait ou soupçonnait depuis bien longtemps), y compris la sacro-sainte Eglise catholique et romaine.
Des pratiques généralisées
Ce qui donne à la fois une autre dimension et un intérêt sociologique certain, aujourd’hui, à ce concept, c’est qu’il est à la fois généralisé à des fractions importantes de populations (en particulier, chez les « jeunes » des quartiers dits défavorisés) et accompagné par des mesures sociales qui l’organisent et le pérennisent.
Qui peut croire, en effet, que l’on peut de nos jours se sentir « citoyen » à part entière dans des statuts tels que « érémiste », « stagiste » ou autre « céfiste » (4), malgré les aménagements divers qui les accompagnent, quand on sait pertinemment que, pour son cas personnel, ils n’ont pratiquement aucune chance de déboucher sur une véritable « situation » stable et correctement rémunérée ? Les promoteurs de ces mesures, qui ne sont pas forcément des imbéciles, savent donc, au moins les plus lucides, qu’elles servent en fait, dans bien des cas, de couvertures à des activités souvent plus lucratives, mais beaucoup moins avouables, même si elles ne sont pas forcément répréhensibles au plan de l’équité.
A côté de ces « gros poissons » comme les grands dealers des cités et d’ailleurs, combien de « menu fretin »?
Combien de jeunes adultes en pleine possession de leurs moyens physiques et mentaux, mais tellement persuadés – à tort ou à raison – de la fatalité de leur exclusion des voies « normales » de la réussite sociale, se résignent, puis s’habituent, à compléter par les expédients les plus divers le statut bricolé et bancal auquel la société des nantis les assigne ? Et qui l’ignore, parmi les décideurs de la chose publique ? De l’assistante sociale de secteur qui tient à jour son fichier de « nounous » non agréées, mais bien pratiques, à la municipalité qui fournit du travail au noir des jeunes pour leur permettre de se payer des vacances « légalement », en passant par les pourvoyeurs de travail plus ou moins clandestin à domicile, qui peut se vanter de n’être pas, « quelque part », complice ?
Enquêtes
Avec des étudiants de licence et de maîtrise et des éducateurs en formation à l’ école de Ville-Evrard où je suis formateur, nous avons commencé à répertorier, à partir d’observations plus ou moins « participantes », ce qu’on pourrait appeler des « ethnométhodes »(5) d’insertion périphérique, essentiellement de jeunes qui ne sont plus inscrits dans des dynamiques de formation, qui ne sont pas non plus intégrés au monde du travail salarié, et qui vivent pourtant, parfois même assez « confortablement », dans tous les quartiers dits « chauds » (6) de l’agglomération parisienne.
Il ne m’est pas possible ici, pour des raisons autant déontologiques que techniques, de citer précisément, ni nos sources, ni les exemples précis et nominatifs que nous avons recensés. C’est parce qu’ils étaient confidentiels et garantis de le rester que nous avons pu obtenir tous ces renseignements.
De même, il n’est pas question de dresser un inventaire exhaustif et quantifié de toutes les pratiques sociales ainsi repérées et de toutes les catégories de population concernées. Il s’agit seulement, à partir d’un certain nombre d’exemples significatifs, d’essayer de repérer les logiques, parfois fort élaborées, qui sous-tendent les actes posés.
Quelques illustrations de l’effet Al Capone
Voici quelques illustrations de l’effet Al Capone :
- La jeune lycéenne qui butine sa pitance, ses fringues et son sommeil de famille accueillante en copine de rencontre;
- Un réseau de jeunes qui ont mis tout leur quartier sous surveillance, à l’affût de la « bonne occase » comme l’arbuste de valeur déplanté dès que posé dans un jardin public ou un square, et revendu sur le champ à un propriétaire de résidence secondaire ;
- La dépouille d’une voiture équipée d’une chaîne hi-fi dernier cri, dont on a appris à neutraliser l’alarme et à court-circuiter la « puce » protectrice ;
- L’islamiste clandestin depuis deux ans, qui n’hésite pas à se dire menacé… par le F.I.S! pour obtenir un statut de réfugié politique, essayant de profiter de la conjoncture politique ;
- Les « navettes » très lucratives qui transportent personnes et marchandises entre France et Portugal, en jouant sur le « flou » des deux législations pour éviter toute taxation ;
- Le jeune qui utilise des stages rémunérés plus ou moins « bidons » comme lieu de revente d’objets d’origine douteuse etc.
A partir de ces exemples, on peut dégager un certain nombre de constantes, de comportements construits qui reviennent toujours, plus ou moins mélangés, plus ou moins alternés, dans une infinité de combinaisons toujours renouvelées.
Tout cela révèle une extraordinaire créativité et une grande « intelligence » de l’environnement.
Le problème de la publication des résultats d’une telle recherche, c’est qu’elle risque d’ être « récupérée » par les censeurs intégristes et bien-pensants de toutes obédiences pour réclamer le renforcement de la répression, laquelle ne peut déboucher que sur une invisibilité plus grande encore, sans changer quoi que ce soit au fond du problème, parce que, d’une part, les tribunaux sont saturés et les prisons surchargées, et d’autre part, il s’agit, pour les auteurs de ces pratiques , d’une question de survie. Comme ils n’ont souvent plus rien à perdre, on ne peut pas les dissuader par la seule violence répressive, serait-elle pudiquement qualifiée de « préventive ». Pour illustrer cela, je pense à ce jeune beur qui utilise de manière volontariste de courts séjours « au trou » pour élargir son réseau et se renseigner sur les « coups ».
Pour des recherches futures
Si l’on ne peut pas faire remonter la rivière à sa source, il est souvent possible, cependant, de la canaliser, de l’orienter, de l’utiliser positivement dans sa force même. Il serait urgent, à mon avis, de mandater des chercheurs pour effectuer des « plongeons » dans ce monde plus ou moins opaque, un peu comme J. FAVRET-SAADA chez les « jeteurs de sorts » de la Sarthe profonde. Et des travailleurs sociaux, particulièrement outillés pour établir le contact, seraient sans doute les plus qualifiés pour réaliser ce travail ethnographique, à condition d’être, au moins pendant la durée de leur observation participante, relevés de tout mandat normatif auprès des populations-cibles. Peut-être pourrait-on alors mobiliser cette créativité, ces savoirs sociaux évidents, qui ne peuvent pour le moment s’investir que dans la « négativité » sociale (au sens institutionnaliste du concept), vers des formes « instituantes » d’une insertion à construire par et avec les individus et groupes concernés. Ne serait-ce pas plus intelligent que d’attendre désespérément la fin d’un tunnel qui n’existe pas, de tout miser sur une hypothétique « relance » de la croissance, dont on sait pourtant fort bien qu’elle ne peut se traduire que par le renforcement de la fracture sociale entre les citoyens « intégrés » et tous les autres ?
Dans un numéro spécial de « Libération » du milieu des années 80 consacré à « la crise » et parrainé par Yvo LIVI, alias Yves MONTAND, ce dernier écrivait à peu près ceci : « Toutes les crises du capitalisme ont débouché sur un progrès. Celle-ci est sans issue. Tous les espoirs sont permis ».
Gérard LEBLANC
Sociologue-éducateur Formateur de travailleurs sociaux à l’AFORTAS-CEMEA Chargé de cours à Paris VIII.
- Sur les concepts d’accommodation et d’intégration, je renvoie à ce qu’en dit P. FREIRE dans sa « Pédagogie des opprimés ».
- Commission d’Orientation et de Reclassement professionnel, chargée d’attribuer l’aide aux handicapés adultes.
- Merci au passage à Georges Lapassade, qui manifeste beaucoup de constance à m’éclairer de ses conseils. G. Lapassade a décrit l’effet « Al Capone » dans la bureaucratie à l’Université ; « effet Cardan, effet Al Capone, effet Rizzi » in, Pour 1974. Voir aussi R. Hess et A. savoye, l’Analyse institutionnelle, coll. Que sais-je? 1993, P. 79 : « Effet Lapasade ».
- Erémiste: bénéficiaire du Revenu Minimum d’ Insertion Stagiste habitué des stages plus ou moins rémunérés. d’ « insertion », de « qualification », de « remise à niveau » etc. Céfiste: titulaire d’un Crédit de Formation Individualisé
- Pour ce concept, se référer aux travaux d’A. COULON sur l’ethnométhodologie.
- Voir P. Bernard et E. lnciyon, « La cité de la drogue », Le monde du mardi 2 mars 1993.