Dans une interview donnée au webzine 75020.fr, M. le Commissaire du 20e arrondissement se prononce contre l’organisation des marchés des biffins. Invité par le journaliste à commenter l’action de l’association Amelior à Montreuil, il considère que l’adoption d’un modèle similaire dans le 20e « fixerait » les « problématiques » posés par « les puces sauvages de la Porte Montreuil ». Il désigne par là l’installation non autorisée de biffins, vendeurs de produits de récupération, à proximité de ce qu’il nomme les « puces normales », c’est à dire les stands de vendeurs qui détiennent une patente et peuvent s’acquitter du prix d’un stand. Il considère cette installation comme un « problème », parce que ce marché créé de nombreuses nuisances : entraves récurrentes à la propreté (détritus, mixion sur la voie publique), à la sécurité (des « comportements inciviles », des « rixes », un « endroit restreint, exigu, dangereux » pour la passerelle Lambeau), et des riverains qui se sentent « dépossédés de leur propre habitat » du fait du « nombre », c’est à dire, une occupation massive et chaotique de l’espace public, qui le rend inaccessible ou désagréable.
Toutes ces « problématiques » sont bien connues. Si les biffins choisissent de « s’agréger » aux Puces, c’est avant tout parce que c’est là que se trouvent les acheteurs. Des nuisances qu’on y trouve, ils peuvent attester aussi bien que les autorités, les riverains, les acheteurs – voire mieux. Ils sont les premiers à souffrir de travailler dans un « endroit restreint, exigu, dangereux », sans place garantie, en extérieur, sans toilettes, et d’où ils sont en permanence chassés ; de vendre leurs marchandises au milieu de la cohue et des détritus (malgré leurs demandes répétées d’avoir des poubelles) ; de se les faire confisquer, de même que leurs affaires personnelles, sans inventaire ni possibilité de recours ; d’être sujets aux violences civiles ou policières; d’une manière plus générale, d’être exposés aux abus de ceux qui voient dans l’urgence économique dont ils souffrent un moyen de profiter d’eux ou de les exploiter.
Or c’est précisément pour cela que les biffins réclament, depuis près de 6 ans, que les pouvoirs publics les aident à construire des solutions à ces « problématiques ». C’est précisément afin de pouvoir exercer leur activité dans des conditions de propreté, de sécurité et de convivialité dans l’espace public partagé que ceux-ci revendiquent de disposer de places sur les marchés existants, ou de marchés bien à eux, proches de leurs acheteurs et à un prix proportionnel à leur niveau de vie. Ce qu’ont réclamé Sauve-qui-peut ou le Collectif des biffins sans place, c’est tout simplement l’autorisation et l’organisation de leur activité, en accord avec les pouvoirs publics ; le droit de disposer, comme les exposants des autres marchés, foires, vide-greniers, d’espaces adaptés, régulés, accueillants pour leur activité, capable de la mettre en valeur et d’en faire une « animation » de cet espace public qui est aussi le leur. Et c’est cela qu’ont mis en place les associations Amelior ou Aurore en Île de France, ou encore SOS Broc Sans Stress à Bordeaux.
Désireux d’apporter à ces « problématiques » cette solution simple, ces associations ont créé des lieux de vente autorisée, avec des règles de bonne conduite et de propreté, mais aussi de vérification des produits et d’encadrement social, comprenant bien que le « problème » majeur pour les biffins est que leur activité résulte d’une grande précarité. Ces marchés fonctionnent : les biffins s’y inscrivent, les acheteurs y viennent, et l’on n’y déplore aucun incident, contrairement à ce qui se passe tous les week-ends à Porte Montreuil ou sur les autres marchés sauvages. La seule critique qu’on pourrait adresser à ces marchés serait celle du manque de place : la lutte continue pour réclamer l’ouverture de nouveaux marchés des biffins, afin de pouvoir satisfaire à leurs demandes durablement (la MIPES dans son étude sur les biffins estime qu’ils sont environ 3000 en Île de France). Mais c’est une lutte qui interpelle les pouvoirs publics, et il s’agit de demander plus d’organisation. Car, du point de vue de la propreté, de la sécurité et de la viabilité de l’espace public, l’organisation du marché est précisément ce qui parvient à empêcher les nuisances que M. le Commissaire constate dans la zone dont il est en charge. Ces organisations sont bien plus efficaces que cette stratégie qui consiste à « contenir » et « tenir » des biffins qui « se déportent » ou « sont évacués » par les CRS, bien plus efficace que ce jeu du chat et de la souris que M. le Commissaire qualifie de « situation claire » . C’est la répression chaotique, sans proposition sociale durable, de ces phénomènes, qui en fait une nuisance pérenne, sous la forme de ce marché sauvage, instable et dangereux que vous gérez, M. le Commissaire.
La seconde critique portée dans cette interview contre les marchés organisés des biffins est qu’ils contribuent à « fixer et autoriser la vente de produits dont on a aucune connaissance sur l’origine (sic) ». M. le Commissaire, qui remarque quelques lignes plus haut que les biffins vendent d’abord des produits issus de la « récupération », pointe ici une autre question : l’absence de traçabilité de ces produits, qu’il s’agisse de biens trouvés (dans la rue, dans les poubelles), donnés (par des particuliers ou des proches) ou possédés anciennement (par les biffins eux-mêmes), puis revendus par besoin économique. Celle-ci peut en effet poser problème : lorsqu’il n’existe pas de trace de cette histoire du produit (facture ou ticket de caisse du bien acheté, reçu, contrat de cessation de particulier à particulier…), qu’est-ce qui peut le distinguer d’un bien issu du vol ? L’allusion au recel faite quelques lignes plus haut dans l’interview semble ainsi désigner le marché des biffins comme des débouchés pour écouler, comme on dit, toutes sortes de produits volés ou contrefaits.
Face à ces accusations implicites graves, rappeler les faits (les biffins pratiquent la récup) ou les règles qui existent sur les marchés semble insuffisant, puisque c’est l’applicabilité même de ces règles qui est en cause (comment est-il possible de vérifier ?). Il faut en appeler au droit français lui-même – à la formulation duquel l’activité des biffins est conforme – et à son application – vis-à-vis de laquelle ils pâtissent, une fois encore, d’injustice.
En effet, cette activité de récupération et de revente à laquelle se consacrent les biffins est conforme au droit. Un déchet est, aujourd’hui en France, res nullius, il n’appartient à personne – c’est même cela qui le définit comme « déchet ». Il peut donc devenir la propriété de celui qui s’en saisit, comme chacun en fait l’expérience quand il trouve ou ramasse quelque chose d’abandonné. Il est par ailleurs légal d’en refaire un produit (c’est ce qu’on appelle le « recyclage ») de même qu’il est légal de revendre des biens que l’on a soi-même possédés, qu’ils soient issus de l’achat, du don, de l’héritage… Ainsi, on ne voit pas de CRS « évacuer » les exposants de vide-greniers et des brocantes, ni « contenir » l’activité des magasins de seconde main qui existent partout en France. Ces établissements ne sont pas plus menacés de fermeture que les petites annonces ou les sites Internet de revente de biens d’occasion entre particuliers qui prospèrent aujourd’hui. Au contraire, ces activités sont valorisées pour l’action environnementale et/ou sociale qui est la leur ; certaines jouissent du soutien moral et financier de la part des pouvoirs publics. Dans tous les cas, elles sont légales et nul ne le conteste – il n’y a que les marchés organisés et légaux des biffins que l’on envisage d’interdire au nom de cette « traçabilité » que l’on ne réclame nulle part ailleurs sur le marché de l’occasion.
On est tenté, là encore, d’y voir un effet de la discrimination dont ils sont déjà victimes, une stigmatisation bien présente dans le sous-entendu selon lequel les produits des biffins ont de bonne chance de provenir du vol. Ce sous-entendu témoigne en effet d’un grand mépris, et surtout d’une grande ignorance de la réalité de la vie des biffins eux-mêmes. Du point de vue des trajectoires individuelles, la biffe est en effet souvent choisie par les biffins parce qu’elle permet de s’en sortir par soi-même en menant une activité juste, qui ne lèse personne, et même noble, qui lutte contre le gaspillage dramatique des ménages et des entreprises d’incinération des déchets. Cette réalité, que les pouvoirs publics ignorent parce qu’ils refusent de s’intéresser, par un travail social, à la vie des biffins, qu’ils aillent donc la vérifier en s’intéressant à la vie des objets eux-mêmes, à leur trajectoire dans cette société de surconsommation. Ils découvriront que les biffins sont précisément ceux qui sauvent nos biens du chaos de gaspillage et de pollution qui la caractérise, que la biffe est source de propreté et d’ordre plutôt que de pollution et de traffic.
Mais, s’ils le font, qu’ils le fassent avec justice, en appliquant la même loi, les mêmes exigences, pour tous : marché de l’occasion (sous toutes ses formes), du neuf (dont l’on n’ignore pas le nombre de marchandises produites dans des conditions non conformes au droit français), mais aussi du déchet. En effet, un marché du déchet existe et n’est pas à l’abri des traffics les plus mafieux. De ce marché du déchet, vous faites d’ailleurs partie, M. Le Commissaire, par votre action aux puces où les biens des biffins sont saisis par les policiers sans qu’ils aient aucune possibilité de recours, et sans qu’aucune « trace » (PV, reçu…) soit produite. Que vos propres fonctionnaires fassent donc l’inventaire des biens qu’ils confisquent aux biffins dans le but de les livrer aux entreprises d’incinération, comme les associations le réclament depuis des années ! Que les entreprises de collecte de leurs déchets en fassent de même, et se consacrent au recyclage ! Que les ménages donnent aux biffins, et cessent de jeter ! On pourra alors parler de traçabilité, et par la même occasion de justice, et d’économie saine. En effet, on se donnerait par là les moyens concrets de mener à bien cette économie circulaire et écologique dont l’organisation est si urgente aujourd’hui. Et remarquons que c’est en encourageant ce métier noble et courageux, la biffe, que l’on parvient à ces objectifs, que prétendent pourtant défendre de nombreux représentant des pouvoirs publics. Qu’ils en prennent acte.
Affida Le Bo Tri