Le mercredi 2 novembre 2016, le collectif Rues Marchandes organisait sa première rencontre publique à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris Nord, sur le thème des récupérateurs vendeurs, autrement appelés biffins.
Le collectif de recherche-action Rues Marchandes rassemble et met en relation des personnes et des structures concernées par la question des biffins récupérateurs-vendeurs et de l’économie solidaire. Son objectif est de produire et de diffuser, avec les biffins, des connaissances à même de répondre aux manques, d’une part de considération de l’activité économique, sociale et écologique de la biffe, et d’autre part d’espaces marchands dédiés à cet effet.
La journée, ouverte à tous, avait plusieurs objectifs. Dans un premier temps, le matin, il s’agissait de donner la parole à divers acteurs (chercheurs, biffins, associations) afin de faire connaître la population des récupérateurs-vendeurs, souvent invisibilisée, les objets traités par celle-ci – déchets ou objets déchus – , de replacer dans son contexte historique cette activité de la biffe, vieille de plusieurs siècles, pour enfin faire valoir le rôle des biffins dans la ville, l’utilité environnementale et sociale de leur travail. Sur la base de ces matériaux, l’après-midi prenait quant à elle la forme d’un atelier de recherche-action visant sur la base des matériaux du matin à dégager des problématiques transversales qui pourraient se traduire en expérimentations concrètes pour l’amélioration des conditions d’exercice de la vente et de la récupération, et l’autorisation de diverses formes de marchés. Les participants étaient invités pour étayer leurs réflexions et propositions à reprendre quatre thématiques : « La culture, c’est pas du superflu, c’est notre survie, notre vie ! », « La rue, c’est pas vide, c’est l’espace de tous ! », « Économie souterraine ? Non, économie populaire ! », « Pas sous prolétaires, travailler les déchets, c’est un métier !
C’est Alain Bertho, directeur de la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord, qui a ouvert la journée de rencontres et d’échanges en soulignant l’importance de faire valoir l’expertise des populations concernées dans la gestion de la ville et la réflexion sur leur transformation. C’est dans cette dynamique que le Collectif de Rues Marchandes, présenté par Hugues Bazin, chercheur indépendant en sciences sociales et fondateur du laboratoire d’innovation social par la recherche action, mène une recherche-action où les citoyens intéressés, biffins, chercheurs, associations collaborent afin de produire de la connaissance venant directement du terrain, qui permette de faire émerger des pistes d’actions concrètes pour répondre aux besoins des principaux intéressés et améliorer les conditions d’exercice de la biffe.
Forum
Afin de mieux comprendre le sujet des débats de la journée, Mélanie Duclos, anthropologue, est revenue sur les multiples significations du terme « biffe » et sur l’histoire des biffins depuis la révolution industrielle jusqu’à nos jours. La biffe désigne aujourd’hui l’activité de recherche de biens dans les poubelles ou dans la rue puis la revente des objets trouvés. Les biffins, qui pratiquent la biffe donc, ont été repoussés aux portes et en périphéries des Villes suite à une série de mesures politiques appliquées au cours des deux derniers siècles. En région parisienne, les biffins ne peuvent vendre légalement que dans deux espaces de marché.
https://www.youtube.com/watch?v=x-3eQq2CW8M
L’obtention de ces espaces autorisés a fait l’objet de plusieurs luttes portées par les biffins eux-mêmes. Martine et Chantale, toute deux biffines, nous ont raconté l’histoire du collectif Sauve Qui Peut à l’origine de la création du Carré des Biffins en 2009, géré par l’association Aurore, puis de l’association Amélior et de la mise en place d’un marché auto-géré. Patrick, Anibal et Clarisses, membres eux aussi de l’association Amélior, les ont rejoints sur la scène pour décrire la manière dont chaque biffin joue un rôle dans l’organisation de ce marché et sur sa bonne tenue.
https://www.youtube.com/watch?v=wjR9OK4svGg
Ces espaces de marchés ne sont pas uniquement des lieux de ventes. Ils sont aussi et surtout des espaces sociaux. Sumijhra Dharmasena, biffine et auteure, nous a lu plusieurs extraits de son livre intitulé « Le Pont », dans lesquels s’expriment avec beaucoup de poésie, la diversité des profils et les liens qui unissent les biffins qui vendent sur le Carré, à la Porte de Montmartre.
Les interventions suivantes, de Nikholae, membre de l’association Intermèdes et de Florence Lévy, anthropologue nous ont éclairées sur les situations des biffins Roms et chinois, communautés méconnues et peu représentées dans les collectifs notamment en raison de la barrière de la langue.
https://www.youtube.com/watch?v=i9D13gFV0RI
Enfin, Radia Slimani, ingénieure en énergies renouvelables a présenté les résultats d’une enquête préliminaire menée par Make Sense, visant à quantifier l’impact environnemental et économique de la biffe.
En parallèle de ces interventions, Martine et Patrick ont monté des stands éphémères sur la scène afin de montrer quels types d’objets pouvaient être sauvés des poubelles et étaient susceptibles d’être vendus sur les marchés. La matinée a aussi été ponctuée de projection de vidéos documentaires et de clips musicaux retraçant les parcours de la biffe, des luttes et des revendications.
Le déjeuner s’est déroulé dans la salle où étaient exposées une série de photographies de biffins, prises à travers le monde par plusieurs photographes et chercheurs. Bénédicte Florin et Claudia Cirelli, respectivement géographe et anthropologue, à l’origine de l’exposition, nous ont alors expliqué les spécificités de la biffe dans les pays visités (Egypte, France, Maroc, Turquie…).
Atelier
Le forum du matin a exposé des récits d’expérience émanant des biffins récupérateurs-vendeurs (voir synthèse). Ces matériaux de vie et de réflexion croisent des questions transversales. L’atelier de recherche-action de l’après-midi propose de les problématiser pour qu’elles deviennent des questions publiques et débouchent sur des initiatives en termes d’expérimentations de la part du collectif Rues Marchandes, et sur une prise en compte de la part de nos partenaires, notamment les collectivités territoriales.
La culture, c’est pas du superflu, c’est notre survie, notre vie !
Les récupérateurs-vendeurs mobilisent leur culture comme ressource. Cette culture ne se situe pas en dehors de l’économie, mais fait prioritairement partie de l’économie de survie. La culture permet de résister et de construire des stratégies. Plus généralement, une culture de résistance est issue de forme de luttes, comme en témoigne la réappropriation du terme « biffins » par les récupérateurs-vendeurs. C’est un mouvement qui part du bas vers le haut à l’instar de la culture paysanne et ouvrière ou encore des minorités actives, c’est à dire des groupes restreints, mais susceptibles d’influencer l’ensemble de la société. C’est l’enjeu d’aujourd’hui : comment la culture biffine peut-elle constituer une minorité active alors que nous nous ne somment plus au temps des chiffonniers du XIXe siècle dont la culture de classe s’appuyait sur une communauté d’habitat et de travail ?
Le « Guide culturel » est une proposition d’expérimentation collective à travers la mise en place d’ateliers d’écriture et de récits d’expérience. Des structures de proximité et des associations là où vendent ou habitent les récupérateurs vendeurs pourraient assurer un relais et accueillir les ateliers. Le guide culturel se conçoit comme un outil de valorisation de la culture de la biffe dévalorisée ou invisible. Il s’agit de déconstruire des clichés et légitimer la place de populations discriminées dans l’espace public. C’est aussi un outil de conscientisation interne qui participe à une auto-formation réciproque. Ce serait enfin un guide concret pour outiller les acteurs concernés à l’élaboration et la négociation de rues marchandes.
La rue, c’est pas vide, c’est l’espace de tous !
Il y a différentes façons d’occuper l’espace public et différentes manières de voir cette occupation, selon par exemple que l’on est automobiliste ou piéton. Il en est de même pour le biffin : nuisance ou attractivité du territoire ? La rue est une négociation permanente. Qui maîtrise l’usage de l’espace, selon quels critères ? Le marché biffin en est un exemple, on peut investir un espace sans le privatiser et en être co-responsable, encore faut-il que cet espace soit ouvert. Est-ce que les marchés biffins participent à l’attractivité des territoires ou à sa dégradation, c’est tout l’enjeu des rues marchandes.
Un travail cartographique permettrait à la fois d’actualiser les lieux de la récupération et de la vente en région parisienne et en même temps d’explorer la possibilité d’aménager des lieux et configurer une typologie des espaces marchands. Des modalités de négociation pourraient être définies pour que des espaces (friches, espaces en transition ?) accueillent des marchés en relation avec des partenaires, voire constituer des lieux plus permanents pour entreposer et trier des objets.
Économie souterraine ? Non, économie populaire !
La notion d’économie populaire renvoie à l’articulation entre une économie de survie quotidienne et l’industrie du recyclage. Il y a une question d’échelle pour cette économie de proximité avec une économie régionale, voire internationale quant à la récupération des déchets. Il y a aussi une question de statut entre entrepreneuriat individuel et une économie coopérative collective. Est-ce que le statut doit passer nécessairement par les structures classiques de l’économie sociale et solidaire ? Constatant qu’il existe des difficultés pour penser cette économie aussi bien entre économie de proximité et autres échelles économiques qu’entre économie populaire et modèle économique existant, qu’il se veuille ou non alternatif au modèle dominant. Parlons-nous d’une insertion qui se conforme aux lois du marché et qui repose sur la structure des inégalités sociales ou l’addition de stratégies individuelles de survie ? Est-ce un entrepreneuriat social visant à l’intérêt général ou simplement l’addition des intérêts de survie individuels ? À quel statut correspondrait cette gestion ? Lorsqu’elle relève de l’entreprise privée, cette économie de gestion des déchets est valorisée tant qu’elle reste cachée ou inaccessible. Mais quand elle occupe espace public, elle devient répréhensible. Le type d’économie renvoie inévitablement au type de société que nous voulons développer. Une économie du commun serait aussi une manière de qualifier une gestion collective, entre économies publique et privée.
Négocier des espaces de collecte au bas de immeubles (à relier avec la proposition de cartographie de l’espace public dans la thématique précédente), ce qui rend nécessaire une stratégie de communication sur le circuit court de la biffe et les dispositifs mis en place. En même temps, cela doit être réfléchi avec les compétences que pourraient nous apporter l’économie sociale et solidaire et le milieu de l’entrepreneuriat social sur un modèle économique propre aux biffins et susceptible de déboucher sur un statut.
Pas sous-prolétaires, travailler les déchets, c’est un métier !
Ce thème renvoie à la question du statut et de la validation des compétences, ainsi qu’au statut du travailleur, à l’articulation entre le statut informel et celui du salarié classique. Il y a donc une dynamique entre la reconnaissance des droits des biffins de récupérer et de vendre, le fait de pouvoir investir des lieux et le fait d’acquérir un statut.
Une formation action des acteurs de la biffe articulée avec la proposition des ateliers du guide culturel (voir premier thème) pourrait contribuer à une validation par l’écriture d’un certain nombre de compétences. Cette formation-action permettrait de former des cadres biffins, qui pourraient assurer l’interface avec les institutions et les collectivités territoriales ou être co-gestionnaires du marché avec des partenaires associatifs.
Télécharger l’intégralité des actes de la rencontre :
Actes-Forum-2-nov-2016-Les-biffins-acteurs-du-reemploi.pdf