Outillage conceptuel:
1.espace: étendue. Contrairement au lieu, qui est un point figé dans la géométrie spatiale, un endroit désigné, indiqué, limité, circonscrit, l’espace, lui, est mobile, friable, modifiable, habitable, déplaçable. On peut le faire surgir, l’investir, le ré-agencer, le changer. Bref, l’espace est étendue, et l’étendue est mouvement.Et c’est en comprenant cela qu’on en comprend la dimension politique. Finalement, un lieu est un lieu, il est ce qu’il est; mais l’espace, lui, est ce qu’on en fait. Et c’est cela qui en fait l’intérêt. Car si l’espace est mouvement, on peut non seulement y bouger, mais aussi le bouger, le faire bouger. L’espace est en quelque sorte ouvert à toute proposition. Encore faut-il proposer quelque chose.
2.espace public: ensemble des espaces de passage et de rassemblement qui sont à l’usage de tous, l’espace public a pour vocation « d’être le forum où s’expose un problème qui interroge la collectivité ». C’est un espace d’expression et d’échanges entre les individus, espace dans lequel la public-ité (au sens étymologique du terme (état de ce qui est rendu public)) venait originellement créer l’espace de l’agir politique.
3.parkour (ou art du déplacement): pratique consistant, en théorie, à se déplacer d’un point A à un point B, et ce en recherchant avant tout l’efficacité dans le franchissement des obstacles. Cette efficacité combine la rapidité, l’économie d’énergie et la prudence.Le parkour, pratique artistique et athlétique en même temps que moyen de locomotion, consiste à transformer les structures du décor du milieu urbain ou naturel en obstacles à franchir, avec pour seul outil le corps humain. Le traceur (pratiquant du parkour) tente d’inventer des chemins, en passant par des endroits par lesquels personne ne passe habituellement.Il détermine les obstacles à franchir par des mouvements qui se veulent utiles, efficaces, rapides et simples.Il recherche avant tout la fluidité dans le déplacement et dans la combinaison de ces mouvements, ainsi qu’une adéquation du corps avec l’espace dans lequel il évolue, la justesse dans les mouvements qu’il effectue, et la pertinence du mode de déplacement adopté par rapport à une configuration donnée.
4.déambulation: action d’aller au hasard, de se promener sans but précis, selon sa fantaisie. Le parkour, par exemple, dans bien des cas, est une pratique déambulatoire, sans but ni raison.
5. pratique: façon d’agir; méthode, procédé, moyen, manière de faire certaines choses.
6. situation: ensemble de circonstances. Situation est ici employé au sens situationniste du terme, c’est-à-dire au sens où Guy Debord, fondateur de l’Internationale Situationniste, l’entendait, notamment dans son “Rapport sur la construction de situations”.”Notre idée centrale est celle de la construction de situations, c’est-à-dire la construction concrète d’ambiances momentanées de la vie, et leur transformation en une qualité passionnelle supérieure.Nous devons mettre au point une intervention ordonnée sur les facteurs complexes de deux grandes composantes en perpétuelle interaction: le décor matériel de la vie; les comportements qu’il entraîne et qui le bouleversent.” “Nous devons tenter de construire des situations, c’est-à-dire des ambiances collectives, un ensemble d’impressions déterminant la qualité d’un moment.” (Guy Debord).
Avant-propos : Qu’est-ce-qu’une pratique créative de l’espace?
Il y a plusieurs types d’espaces. Finis, indéfinis, ouverts, fermés, grands, petits.Bref, l’espace est en quelque sorte la dénomination donnée à une espèce d’objets davantage qu’à un objet particulier. Pour que l’on puisse parler d’objet particulier, il faut savoir à quel type d’espace on a à faire. Or, en partant de soi, nous pourrions dire qu’il y a deux types d’espaces: les espaces à l’usage de l’homme, et ceux qui lui sont étrangers.
Quel que soit le type d’espace que l’homme traverse, à partir du moment où il en fait usage, l’homme qualifie l’espace : espace commercial, espace public, espace santé, espace culturel, etc. Il le nomme. Mais il ne se contente pas de lui donner un nom, il lui attribue alors une finalité, il détermine ce à quoi l’espace en question va servir. Et, en fonction de cette finalité, il en codifie l’utilisation, et soumet l’espace à un certain nombre de lois, destinées à en règlementer et en faciliter l’usage.
Ainsi, les usagers de l’espace se conformeront-ils à ce code, et tâcheront-ils d’en faire usage selon les lois édictées.Traverser sur un passage piéton par exemple, plutôt qu’en diagonale au milieu d’un carrefour. Et, de ce point de vue, il est difficile d’en remettre en cause la pertinence.
Toutefois, ces lois ne régissent-elles pas l’ensemble des paramètres inhérents à l’espace de façon exhaustive, peut-être simplement parce qu’elles sont dans l’incapacité de tout prévoir.Rien ne dit par exemple qu’il ne faut pas se rouler par terre sur le trottoir, ou encore prendre les escalators à quattre pattes en équilibre sur la rampe, ou se déplacer en faisant des bonds. En théorie, on en a donc le droit. On peut le faire. Mais en pratique, cela peut être fort différent. Non seulement la police (qui sert au maintien de l’ordre public) peut se poser des questions, donc vous poser des questions, voire vous embarquer selon les cas. Car l’ordre public est une chose pour le moins trouble, et il est difficile de dire lorsqu’il est en danger. Mais, surtout, les usagers de l’espace, les passants, les commerçants, les gens habitant à proximité, vont vous demander des comptes. Pas systématiquement, mais cela arrive. Plus souvent qu’on ne le croit. Et d’ailleurs, si vous ne me croyez pas, je vous invite à essayer.
Alors, pourquoi vous demandent-ils des comptes, alors qu’il ne sont pas en charge du maintien de l’ordre public? Eh bien, ils le font probablement parce que la façon dont vous agissez alors n’est pas conforme aux habitudes qui régissent l’espace dans lequel vous évoluez, aux usages en vigueur. C’est-à-dire que vous n’agissez pas de façon contraire à la loi, puisqu’il n’y a rien d’écrit qui incrimine ce type de conduites; en revanche, vous agissez de façon contraire à l’usage. Vous faites un usage inhabituel de l’espace que vous partagez avec d’autres. En d’autres mots, vous bousculez les habitudes. Il n’y a rien d’écrit à ce sujet dans le Code Pénal, mais en fait, c’est ce qu’il y a de pire. L’habitude est le produit de l’uniformité des comportements adoptés dans un espace donné d’une part, et de leur inscription dans le temps d’autre part.
Une citation qui l’illustre parfaitement, tirée d’une comédie grand public que vous connaissez sûrement:
“Cléopâtre : Amonbofis, il faut changer l’eau des crocodiles, c’est une infection !
Amonbofils : Bah pourtant j’ai installé le système d’évacuation des eaux usées comme on fait tout le temps !
Cléopâtre : C’est bien ça le problème avec vous Amonbofis, vous faites toujours comme on fait tout le temps !
Amonbofils : Bah, on a tout le temps fait comme ça…”
Bousculer les habitudes, c’est la condition même de toute créativité. Or, quel que soit l’espace dont on bouscule les habitudes, les us et coutumes comme on a coutume –justement- de dire, les usagers de l’espace réagissent, et dans une part non négligeable, défendent l’espac qui est leur par le conformisme, c’est-à-dire par une conformité sans limites aux usages en vigueur. Aux usgaes qui sont là “depuis toujours”. Enfin, toujours, c’est un peu beaucoup, mais disons depuis longtemps.
Avoir une pratique créative d’un espace, c’est donc en avoir une pratique telle qu’elle en malmène de fait les habitudes, des habitudes tant ancrées dans les comportements des usagers, qu’elles se substituent aux différents codes qui y sont en vigueur (Code de la route, Code Pénal, Code civil, etc…) pour, à leur tour, en règlementer l’usage.
Entre pratique réfléchie et réflexion pratique
Je pratique le parkour depuis maintenant bientôt 6 ans. Ce n’est pas par désir de transformation sociale que j’ai commencé à pratiquer, mais par coup de foudre. J’eus la révélation après avoir visionné deux vidéos récupérées par un ami sur Internet. La fluidité, la créativité, l’efficience, et la beauté esthétique de ce que j’avais vu m’avaient définitivement et instantanément convaincu: j’allais faire du parkour. Et si, en pratiquant, j’ai rapidement eu conscience de la transformation du regard que je portais sur l’espace – sur l’espace urbain notamment- que le parkour opérait en moi, j’ai, en revanche mis beaucoup plus de temps à en ressentir, à travers la transformation du regard que les autres portaient sur moi, la dimension politique ainsi que le pouvoir subversif.
J’ai mis longtemps à mettre en corrélation les réactions des passants auxquelles je faisais face quotidiennement dans l’espace public, et la signification que cela pouvait avoir à partir du moment où il était évident que le parkour en était la source directe. Toujours est-il qu’au bout de quelques années, petit-à-petit, c’est venu. J’ai alors commencé à sérieusement me questionner sur les raisons d’une telle agressivité (chasse perpétuelle aux pratiquants, insultes, menaces, menaces de mort parfois, recours quasi-systématique aux forces de l’ordre…) ainsi que sur le fait que les gens se trouvent aussitôt dans le registre de la violence, sans possibilité d’échange ou de discussion “normale”.
J’ai fini par écrire un article, intitulé “Parkour: l’art de subvertir le rapport à l’espace public”, que j’ai ensuite mis en ligne, et fait circuler pour alimenter ma réflexion. Les réactions ne se firent pas trop attendre, et comme, à ce moment-là, j’avais rencontré Hugues BAZIN et “sa” recherche-action, et m’étais engagé dans le réseau “Espaces Populaires de Création Culturelle”, j’ai pris plusieurs fois la parole en public à ce sujet, lors de journées Interstices (dispositifs expérimentaux initiés par ce même réseau) notamment.
Les débats qui en ont émergé m’ont encore alimenté dans mon questionnement, de sorte que j’ai par la suite décidé de faire un film documentaire qui questionnerait le concept d’espace public au regard de cette pratique particulière qu’est le parkour, film qui est actuellement en cours de tournage.
Le processus réflexif que le film a mis en route m’a poussé à généraliser le propos en parlant notament de “pratiques créatives des espaces”. Force est de constater qu’investir l’espace public par sa pratique d’une part, en être systématiquement chassé d’autre part, les danseurs hip-hop, les skateurs, les riders de BMX, tous connaissent. Mais qu’est-ce-qui, parmi ces différentes pratiques des espaces, les rend toutes suspectes aux gens traversant ces mêmes espaces?
Finalement, il se peut bien que, comme je le disais dans mon avant-propos, ce soit le fait même d’avoir une pratique créative des espaces normés qui pose problème, où bousculer les habitudes spatiales, c’est quelque part, semble-t-il, mettre en danger l’ordre public. Si plus rien ne va de soi, alors plus rien ne va.
Or, ces pratiques, pour certaines d’entre elles en tous cas (je pense notamment au parkour) trouvent leurs fondements mêmes bâtis sur l’idée du détournement de l’usage des choses. Faire de la métropole un terrain de jeu, faire de ses murs des obstacles à franchir, de ses barrières des surfaces d’aterrissage. C’est là le sens même de cette pratique: se déplacer “avec tout ce qui n’est pas prévu pour à la base”, selon les mots de David Belle, fondateur du parkour, lequel parkour ne peut par définition donc pas se pratiquer dans l’enceinte d’un gymnase, ce serait un non-sens par rapport à l’essence même de cette pratique. Mais il ne peut pas non plus être confiné à un “parkour-park”, comme les skateurs tendent à le devenir aux nombreux skate-parks qui inondent les villes un peu partout. Puisque le détournement est l’objectif, à partir du moment où l’on dispose d’un terrain et d’un matériel dédiés, la pratique se meurt, elle n’a plus de sens.
Mais est-ce parce qu’une pratique est haïe qu’elle est subversive? Le simple fait de faire un usage inhabituel du mobilier urbain et de la ville suffit-il à faire surgir un questionnement, voire à opérer un renversement dans le rapport qu’ont les gens à cet espace? Rien de moins sûr. Peut-être cela ne suscite-t-il que la haine, sans possibilité d’un échange et d’un enrichissement mutuel entre pratiquants et passants.
Le problème de la prise de conscience qui accompagne celui qui a une pratique créative des espaces, c’est qu’arrivé à un moment il ne sait plus si c’est la pratique qu’il a de l’espace qui, en elle-même est subversive, ou si c’est la vivacité des réactions auxquelles il fait face qui le conduit à penser qu’elle l’est.
Se pose alors la question de savoir si, au fond, il s’agit d’une forme d’intervention dans l’espace public (laquelle implique une intentionnalité politique), ou d’une pratique déambulatoire dans l’espace (laquelle implique au contraire la gratuité de l’acte, l’inutilité revendiquée, l’absence d’intentionnalité). Je me trouve aujourd’hui pris de manière contradictoire entre ces deux postures, précisément à cause du processus réflexif que ma pratique de l’espace a fait naître en moi. Je ne sais plus bien si faire du parkour suffit à interroger le rapport qu’on a à l’espace public, si le simple fait de pratiquer n’est pas simplement voué, selon les personnes rencontrées, à la consécration, ou à la condamnation, à l’approbation ou à la désapprobation, à l’acceptation ou au refus. Sans chercher plus loin. C’est cela, ce doute, ce questionnement auquel je n’ai pour l’instant pas trouvé de réponse, qui m’a amené à planifier de nouvelles expérimentations faisant usage de ces pratiques créatives des espaces, mais ne consistant pas dans ces pratiques elles-mêmes. En d’autres termes, je cherche comment incorporer ces pratiques déambulatoires à la fabrication de situations subversives dans l’espace public, de situations de nature à interroger les gens sur le rapport qu’ils entretiennent à cet espace. Petit à petit, des idées me viennent. Ce qui ne m’empêche pas de continuer à pratiquer le parkour de façon strictement gratuite, sans chercher quoi que ce soit d’autre que l’authentique plaisir de déambuler, la recherche perpétuelle de la créativité, la sensation de fluidité, la jouissance de ce contact si particulier avec les murs et autres textures de l’architecture urbaine.
Bref, le parkour m’est un plaisir et un jeu, en même temps qu’un outil de subversion, un outil politique, et un objet de réflexion et d’étude.
Ce sont là simplement différentes façons d’appréhender une même pratique. Une pratique créative des espaces.
Transformation sociale et pratique des espaces
L’espace est une étendue. Finie ou indéfinie. Céleste ou terrestre. Pleine ou vide. En tous cas, l’espace n’est pas un lieu. Pas un point figé dans la géométrie spatiale, pas un endroit désigné, indiqué, limité, circonscrit, l’espace est partout. Il est mobile, friable, modifiable, habitable, déplaçable. On peut le faire surgir, l’investir, le ré-agencer, le changer. Bref, l’espace est étendue, et l’étendue est mouvement.
Et c’est en comprenant cela qu’on en comprend la dimension politique. Finalement, un lieu est un lieu, il est ce qu’il est; mais l’espace, lui, est ce qu’on en fait. Et c’est cela qui en fait l’intérêt. Car si l’espace est mouvement, on peut non seulement y bouger, mais aussi le bouger, le faire bouger. L’espace est en quelque sorte ouvert à toute proposition. Encore faut-il proposer quelque chose.
C’est dans ce sens que va cette première proposition d’expérimentation.
Il s’agirait d’abord d’occuper l’espace. Car si l’espace est partout, il est donc toujours là. Et ça n’est pas parce qu’il est en conséquence sans cesse traversé, qu’il est pour autant occupé. La traversée n’indique qu’un mouvement spatial, géographique; l’occupation implique une dimension d’auto-saisissement, une prise de possession. Il ne s’agit pas de traverser l’espace, mais de l’habiter, de s’en saisir, de le remplir. L’origine étymologique d’ « occuper » met d’ailleurs bien en évidence l’enjeu politique de l’occupation: occupare signifie en latin « prendre avant les autres ».En effet, puisque l’espace se trouve être ce qu’on en fait, on peut donc en faire tout et n’importe quoi. C’est pourquoi il est si important d’en faire quelque chose. D’y faire quelque chose. Quelque chose d’autre que le simple fait de le traverser. Car si nous n’en faisons rien, il y a cela dit toujours quelqu’un d’autre qui s’y emploiera. Et il suffit, pour privatiser un espace public et faire de l’espace commun un lieu réglementé strictement réservé à la publicité marchande, -il suffit pour cela dis-je- que les gens s’en fichent. Il suffit de ne pas s’en occuper -ou de ne pas l’occuper-. Il suffit que nous nous fichions de l’espace public pour qu’il cesse d’exister, car d’autres auront vite fait d’en faire autre chose, et vice-versa: si le public réinvestit en masse l’espace et l’occupe, il redevient public. C’est là tout le pouvoir de l’espace, et tout son problème aussi. Sa nature malléable rend sa fonction tributaire de ce qu’on en fait et de ce qu’on y fait. L’espace peut très bien voir sa fonction réduite à un lieu de passage. Heureusement, les services de communication des entreprises le savent et il en est tout autrement.
Occuper l’espace est une chose, mais il faut également savoir quoi y faire. Car comme nous l’avons noté, on peut par définition tout (ou presque tout) y faire, et si occuper l’espace est le préliminaire inévitable à tout processus de transformation sociale, l’occupation seule demeure insuffisante à la transformation; c’est la nature de ce qu’on y fait et la façon dont on le fait qui en sont les conditions.
En effet, l’occupation de l’espace peut vite tourner au spectacle, lequel n’a pour effet que de divertir les passants potentiels. De les divertir sans pour autant les faire réfléchir, de les étonner sans les questionner. Or à partir du moment où le but recherché n’est plus de divertir, mais de subvertir -car pour qu’il y ait transformation sociale, il faut bien qu’il y ait un renversement qui s’opère quelque part-, l’approche n’est plus spectaculaire mais situationnelle. Il s’agit, comme le préconisait Guy Debord, de construire des situations. Des situations à même de questionner les gens sur l’espace qu’ils traversent, sur le rapport qu’ils ont à cet espace, ainsi que sur leur mode d’exister. En somme, il faut poser le(s) problème(s) sur la place publique, il faut poser problème. Car tant qu’on ne dérange rien ni personne, alors il n’y a aucune raison que quelque chose change, chacun étant bien trop affairé à ses soucis propres. Une pratique créative de l’espace implique de l’aborder différemment. Il faut y faire autre chose que ce qu’on y fait d’habitude, et faire cette autre chose selon des usages nouveaux, afin -précisément- de rompre l’habitude, d’en défaire l’évidence, de la soumettre à examen, de la mettre à l’épreuve. La créativité doit se faire l’ennemi juré de l’habitude. Elle doit la traquer dans ses moindres recoins. C’est pourquoi il faut veiller à ne tomber sous le coup d’aucune catégorie préexistante. Il faut être en permanence en dehors de toute catégorie.
Les catégories sont les labels et appellations en tous genres qui régissent l’intervention dans l’espace. « Arts de rue », « manifestations », « cultures urbaines », « sports extrêmes », « happenings », « théâtre de rue ». Et la pire de toutes, « performance ». Celle-là peut englober à elle seule à peu près toute forme d’intervention dans l’espace public. C’est dans ce type de cases qu’il faut veiller à être impossible à ranger. A partir du moment où les gens nous identifient comme prenant part à tel ou tel type d’intervention, il n’y plus possibilité de soulever quelque questionnement que ce soit en eux. Tout est joué. Ils savent à quoi ils ont à faire, c’est un « happening »; ils en ont déjà vu à la télé, ce sont des protestataires qui protestent, mais des moins ennuyeux que ceux qui manifestent: ils savent se donner en spectacle! Aussitôt que l’on vous circonscrit à une catégorie, il vous est impossible d’en sortir, et tout échange ultérieur est voué à se faire dans le cadre bien défini de cette catégorie. Autrement dit, la subversion n’est plus possible. L’aversion ou l’amusement des passants sont alors ce que vous pouvez espérer de mieux.
Pour qu’il y ait subversion, il faut être insaisissable, non pas incompréhensible, mais impossible à circonscrire à une catégorie d’appréhension de la situation présente. Il faut que la situation puisse se comprendre d’elle-même, générer du sens à partir de ce qui se passe, et non de ce qui a été entendu ou vu préalablement. La manière d’intervenir dans l’espace doit absolument ne renvoyer à aucun code, à rien qui permette de la sectoriser, de l’ « assimiler à ». Tous les éléments pour la comprendre sont à l’intérieur. Il n’y a pas de mode d’emploi. Il n’y a pas une, mais plusieurs façons de la com-prendre, de la prendre avec soi, littéralement. De se l’approprier.
Par ailleurs, il faut veiller, à chaque intervention de ce type, à n’être pas là où l’on nous attend, à surprendre, à ne pas se cantonner à un mode d’expression ou à une façon de faire. Que l’on nous traite d’artistes, et nous deviendrons terroristes. Aussitôt qu’une appellation se systématise et se généralise parmi la foule, il y a danger. Il faut changer, bouger, susciter le doute, la surprise, voire l’incompréhension dans un premier temps, il faut anéantir les certitudes quant à la nature de l’intervention ainsi qu’à l’identité de l’intervenant. Garder une part de mystère.
Il semble également important d’éviter tout didactisme. A une démarche explicative ou pédagogique, nous préfèrerons une démarche interrogative, qui suscite le questionnement plutôt que l’approbation ou la réprobation. Il n’y a pas une, mais une infinité d’approches de la situation en cours, une infinité de façons de la comprendre, une infinité d’interprétations possibles. Celui qui intervient veillera ainsi à ne pas, par le forme même qu’il donne à son intervention, empêcher cette diversité de s’exprimer. Faire croire aux gens qu’il n’y a qu’une seule façon de comprendre ce que l’on fait, ne nuit pas seulement à la qualité de l’échange lors de l’intervention, mais aussi au débat public qu’elle est susceptible de faire naître. C’est en compromettre la naissance même. La radicalité ou la profondeur du renversement opéré ne sont pas mises en cause par l’absence de didactisme dans l’approche situationnelle. Au contraire. L’espace public étant ce qu’il est, à savoir un espace transitoire régi par une infinité de codes et d’usages préétablis, moins on est didactiques, plus on est subversifs.
C’est lors de la situation que le sens se construit, collectivement. Car pour qu’il y ait transformation sociale, il faut qu’il y ait construction de sens à partir de la situation, sans quoi nous faisons de l’animation. En ce sens, c’est au centre de la transformation qu’il faut que le public soit, et pas au centre de loisirs. Nous ne cherchons pas à amuser la galerie, mais à produire de la connaissance, en postulant que cette dernière peut émerger, qui plus est de manière bien plus riche, d’une situation sociale réelle, plutôt que d’un séminaire universitaire quelconque.
Sur la nature de l’intervention, je ne donnerai volontairement pas d’exemples trop précis. D’une part, afin de ne pas fausser la compréhension intuitive que chacun peut avoir de ce type de démarche, afin de ne pas impulser une direction plutôt qu’une autre. D’autre part -et les deux motifs se rejoignent-, parce qu’il y a une infinité de façons d’intervenir de manière créative dans l’espace public, ces dernières n’ayant de limites que l’imagination de leurs auteurs. On peut, par définition, tout faire; encore faut-il savoir comment, et pourquoi. Car après tout, un type déguisé en téléphone portable qui distribue des tracts pour le compte de je ne sais quel opérateur de téléphonie mobile, lui aussi intervient dans l’espace public. Certains trouveront même à son intervention une dimension créative.
En fait, investir l’espace public est désormais une chose commune, un usage convenu, une habitude. Ceux-là même qui le privatisent n’ont que ça à la bouche: « investir l’espace public », « être au contact des gens ». On peut parfois même se demander s’il n’y a pas un peu de sincérité dans la démarche, si, au fond, l’intention de l’entreprise n’est pas louable. Mais alors la question se pose de savoir au nom de quoi, au juste, on veut l’investir? De quelle façon et pour quelle(s) raison(s) veut-on être au contact des gens?
Comme je le disais précédemment, investir l’espace public est sans doute une bonne idée…pour peu que l’on sache ce que l’on veut y faire. Et pour cela, nul doute qu’il faille se poser la question de savoir ce que l’on veut en faire. Les réponses à la première dépendent directement de ce que l’on répondra à la seconde.
De fait, un certain nombre de pratiques déjà existantes semblent potentiellement capables de questionner le rapport à l’espace public en ce sens qu’elles en défient les codes, en changent les usages, en bousculent les habitudes. Et dans la perspective d’interventions collectives dans l’espace public, il n’est pas exclus d’en faire usage et de les croiser. Danse, parkour, skate, bmx… L’ennui est que si ces diverses disciplines refusent l’usage habituel qui est fait de l’espace commun, elles en suggèrent de nouveaux, qui hélas ont vite fait, notamment après étiquetage médiatique, d’être identifiés en tant que tels et d’obéir à une certaine conformité. Le problème qui se pose alors est de préparer l’intervention de sorte à décaler à nouveau les usages, et être hors de portée de toute labellisation potentielle. Il ne s’agit pas d’exclure les pratiques elles-mêmes, qui, comme je le disais, sont à même d’opérer un renversement, mais bien d’en affiner les modalités d’intervention de façon à échapper à l’ « art de rue » et aux « cultures urbaines ». Il faut pour cela déployer la pratique dans une situation à laquelle elle-même est étrangère, dans laquelle elle ne trouve pas ses propres aises, où elle n’a pas ses petites habitudes. C’est seulement alors que le pouvoir de subversion se fait sentir.
On n’a plus à faire à un rendez-vous de traceurs ou à une performance de danse, mais à une entière situation, dont l’étrangeté conduit au questionnement de ceux qui y sont confrontés, et où les pratiques déployées ne se donnent pas à voir en tant que telles mais comme éléments de la situation dans son ensemble.
On peut, par exemple, imaginer que le pratiquant évolue dans un espace, public ou privé à accès public (espace appartenant à quelqu’un mais auquel chacun peut accéder), qui d’une part n’est pas son terrain de prédilection, et d’autre part est un espace utilitaire dont la finalité est établie, et dont l’utilité est la plus éloignée possible de ce type de pratiques. Des traceurs envahissant une laverie libre-service, traversant un centre commercial ou une gare SNCF, déambulant dans un aéroport, une station-essence ou une grande surface. En effet, le décalage entre la finalité du lieu investi – finalité connue de tous-, et l’usage qui en est fait par certains dans cette situation est sujet à faire surgir un questionnement.
On peut par ailleurs imaginer que les intervenants ou pratiquants adoptent, dans le cadre de leur intervention ou de leur pratique, une attitude particulière, de nature à interroger les gens. Le parkour, par exemple, puise de fait grand nombre de ses techniques de franchissement et de déplacement chez les singes, les félins et les lémuriens. Les traceurs, qui renvoient donc déjà, de par leur posture, leur gestuelle, et leur mode de déplacement, à l’animalité, pourraient très bien adopter volontairement une attitude pleinement animale: systématisme de la quadrupédie lors des déplacements (sauf lors des sauts); implication totale dans ce que l’on est train de faire (chasse impitoyable à la distance critique et au retour sur soi); communication par regards, par postures (suppression de la parole, quelle que soit la situation (vigiles coursant les pratiquants, questions, menaces). Il faut cependant veiller, dans ce cas précis, à ne pas tomber dans le registre parodique en singeant tout bonnement les bêtes. Car alors, c’est dans la catégorie « cirque » ou « numéro de clowns » que l’intervention sera rangée. Il faut pour cela être tout à ce que l’on fait, et éviter à tout prix toute distance critique. J’ajouterais que la gestuelle du traceur imite suffisamment celle du singe ou du félin pour ne pas qu’il y ait besoin, en plus, de faire des grimaces en se grattant sous les aisselles. Une chose me semble également importante: fusse-t-elle animale ou non, une fois adoptée, l’attitude choisie ne doit plus nous quitter, de l’entrée dans le lieu, jusqu’à sa sortie, sans quoi l’intervention passerait instantanément du statut de situation à celui de pitrerie.
Enfin, l’apparence étant la premier pan de connaissance que l’on donne de nous-mêmes, rien n’interdit de jouer sur la tenue. Sans donner dans le bal costumé, on peut très bien porter des tenues emblématiques, qui accentuent l’effet de contraste (entre l’usage habituel fait de l’espace occupé et l’usage qu’on en fait alors) en nous assimilant à la foule sur un plan vestimentaire, ou, au contraire, en nous en distinguant d’une manière prononcée à même de générer du sens. On pourrait, par exemple, imaginer que les pratiquants déambulent à quatre pattes dans un centre commercial, en costard-cravatte (assimilation à la foule), ou en bleu de travail (distinction prononcée, mettant en évidence le lien entre consommation et travail). De même, dans un aéroport, on pourrait opérer en tenue de stewards et d’hôtesses de l’air, ou au contraire tous en djellabas et avec de fausses barbes.
Bien évidemment, les trois techniques que je viens de mentionner, permettant un décalage de la pratique hors de sa situation habituelle, peuvent (et ont tout intérêt à) être associées. Plus le décalage est grand, plus il y a construction d’une véritable situation en tant que telle.
Le passant n’assiste plus à une accumulation de démonstrations de performances individuelles, mais à une situation expérimentale collective à laquelle il peut prendre part. Il faut à ce propos que la situation n’exclut pas le regardeur, mais qu’elle suggère au contraire qu’il en fait partie, le faisant ainsi passer du statut de spectateur à celui d’acteur, ce qui est également une condition à toute transformation sociale, laquelle n’aura jamais le visage d’une performance d’artistes ou d’initiés cabotinant devant une assistance de badauds béats. Aussi faut-il préalablement se mettre d’accord sur ce que l’on recherche: amuser la galerie, ou transformer la société.
–Naïm BORNAZ–