Les arpenteurs ouvreurs d’espaces

Les arpenteurs ouvreurs d’espaces

« Vivre c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner » (Georges Perec, Espèces d’espaces, 1974)

Hugues Bazin et Naïm Bornaz, avec la participation de Mohamed Larbes et Wesley Marcheron

 

Les « traceurs » appartiennent à la tribu des arpenteurs, trois d’entre eux nous ouvrent quelques pentes urbaines inexplorées à travers la technique et la philosophie du « parkour ».

La liberté d’un mouvement sans intention

parkour_DSC00688La qualité de la déambulation naît de son absence de prétention. Il y a une façon de parcourir que l’on appelle « parkour » mais qui n’est pas une expression artistique ou sportive malgré toutes les tentatives de le contraindre à un engagement utilitariste et mercantile. Si c’est un art, il est sans qualité. Ce qui nous détourne de l’essentiel, il le refuse : la sophistication pédante, la prétention petite-bourgeoise à bien faire, à bien finir. Tel un art brut qui se forme à travers les éléments rebelles et grandit dans le biotope des contres-espaces, il assume son inachèvement perpétuel et c’est sans doute pour cela qu’il est un « art total ». Il touche à toutes les dimensions humaines. La liberté même puise dans cette absence d’intention initiale, esthétique ou sociale. Ainsi libéré de toute posture, de toute construction de la réalité, de toute assignation identitaire, le parkour libère le corps et l’esprit qui peuvent se consacrer à la recherche du mouvement juste dans une attention exacerbée aux détails qui nous entourent.

Habiter autrement

Alors que le passant habituel n’observe pas son quotidien ou le traverse dans une indifférence polie, ici nous sommes dans une manière d’habiter qui épuise toutes les possibilités d’un lieu sans prendre possession de l’espace. La déambulation ne décrit pas un territoire, elle laisse une trace, une présence que l’œil exercé pourra reconnaître. Le traceur traverse des quartiers en reconstruction ou en déshérence, quadrillés ou en friche, nets ou vagues, rugueux ou lisses, sauvages ou policés ; il les habite sans discrimination par la simple force de cette présence humaine. Si le résident dresse les rues comme autant de frontières invisibles, le traceur y voit autant de chemins possibles d’une autre manière d’habiter la ville.

Notre traversée de la banlieue de Paris nous a emmenés au nord, au sud et à l’ouest, à Saint-Denis, Villejuif et Saint-Cloud, croiser des univers qui ne se croisent jamais. Ce qui nous a fait passer d’une ville à l’autre, puis à l’intérieur de chacune d’une rue à l’autre et d’un quartier à l’autre, ce n’est pas la volonté de se rendre à un endroit, mais la déambulation en elle-même. C’est ainsi que les rencontres improbables sont possibles. Déambuler, c’est mettre un pied devant l’autre et se laisser aller au fil des rues, au gré des intuitions des traceurs (« ça a l’air bien par-là ») et des rencontres architecturales (obstacles) et humaines (gardiens, vigiles et autres résidents nous chassant, mais aussi passants nous observant, nous encourageant ou nous questionnant). Il ne s’agit pas de s’approprier un espace (privé ou public), mais de le traverser, de les traverser tous, de les découvrir, d’en explorer le mobilier urbain et les possibilités qu’ils recèlent.

Le traceur n’a pas de territoire; le monde est son terrain de jeux, comme aimait à le dire David Belle, fondateur de la pratique. Aussi, ce n’est pas à un lieu précis, à un endroit particulier qu’il s’attache, mais à une manière d’être à l’espace. L’absence d’appropriation territoriale rend possible la rencontre : entre un pratiquant de l’espace et l’espace qu’il pratique, entre êtres humains et mobilier urbain, entre les traces d’une conception architecturale, et celles laissées par celui qui la détourne et joue avec.

Plus l’usage d’un espace est chargé d’attentes, moins l’usager est à l’écoute de ce que ses sens lui renvoient de sa rencontre avec l’espace, ou de sa traversée. Il n’est pas attentif à tout ce que l’espace recèle et qu’il ne saurait voir. La rencontre entre usager et espace dans la déambulation n’est possible qu’à condition de ne rien préméditer et de se garder d’attendre quoi que ce soit. Libéré de toute attente, le traceur est ainsi ouvert à toute découverte. On ne fait donc pas que traverser l’espace, mais on l’observe avec attention, on l’interroge. C’est pourquoi le parkour ne connaît pas de frontières. Il n’a que faire des municipalités, des quartiers, des résidences, ainsi que des noms qu’on leur a arbitrairement donnés, car dans toutes ces villes, dans tous ces quartiers, il y a la possibilité d’une rencontre, de mille rencontres. C’est cela qui fait lien entre ces territoires, et qui rend poreuses à notre déambulation les frontières qui les séparent. Et bien que la rencontre puisse advenir partout, elle n’advient jamais deux fois à l’identique. Parce que chaque mur est unique, et que chaque agencement entre les éléments urbains est différent, comme chaque arbre a ses branches et ramifications propres. Il n’y a donc pas de lieux de prédilection pour le parkour ; il s’agit simplement de parcourir la ville à la recherche de nouvelles opportunités.

Le geste juste

C’est sans doute cela une pensée du mouvement. On peut s’attacher au « geste juste ». On est dans ce qu’on fait, dans le mouvement même, il n’y a pas une construction intellectuelle qui mène au geste, mais au contraire, c’est le mouvement qui nous amène à réfléchir à notre manière de vivre d’espace en espace. On pourrait appeler cela une « pensée du corps » ou un « corps pensant » à l’instar d’un art martial. C’est à dire une pensée qui nous permet de relier un « proto mouvement » (gestuelle du quotidien) à un « méta mouvement » (mouvement social). C’est la conscience -à travers cette pratique- d’exprimer cet « état du mouvement » qui, comme une photographie, nous offre un regard sur la société dans un espace-temps donné.

Si d’autres pratiques visent la beauté du geste, ou sa conformité selon un modèle donné, il n’est dans le parkour question que de justesse. Cela ne veut pas dire que le mouvement est facile puisqu’il se confronte à la dureté des matériaux, du sol, des murs, des rambardes. Il s’agit d’apprendre à les apprivoiser : on les sent, on les caresse, on les effleure, on s’égratigne, on se frotte. Aussi, il existe un certain nombre de techniques de base pouvant être mobilisées dans diverses situations, et évitant au traceur que la rencontre avec le mobilier urbain consiste systématiquement en un choc, en une collision.

La créativité naît de cette confrontation : pouvoir faire face par l’ingéniosité aux contrariétés de l’architecture, aux conditions parfois périlleuses des configurations rencontrées. C’est un art de l’adaptation, de l’esquive, du détournement. Au fil des pas et des obstacles, comment trouver la (ou les) réponse(s) appropriée(s) au problème auquel on fait face, problème qu’on s’est d’ailleurs soi-même posé -dans le seul but d’en chercher la solution- ?

Être créatif, c’est d’abord trouver encore et toujours de nouveaux problèmes à résoudre, et ensuite trouver les solutions. Et c’est là que la justesse du geste intervient: un geste figé que l’on reproduit à l’identique en toute situation ne saurait faire face efficacement à la pluralité des obstacles et configurations qu’on rencontre. Il nous faut adapter la technique au caractère unique de chaque situation, ajuster le geste. Et pour trouver la réponse appropriée à une situation donnée, c’est davantage d’efficacité qu’il nous faut nous soucier, plutôt que d’esthétique. Car les murs se moquent de la beauté. Aussi joli soit-il, si le geste n’est pas juste, il sera vain. Il n’empêche que certains y voient une dimension esthétique, comme une danse avec les murs ou un ballet avec les barrières.

Mais si le geste évoque une dimension esthétique, elle n’est dans le parkour qu’incidentielle et en aucun cas intentionnelle. On ne fait pas le geste pour qu’il soit beau, mais pour qu’il soit juste. De notre capacité à mettre le plus parfaitement possible en adéquation nos capacités corporelles avec la configuration particulière à laquelle on a affaire et la technique mobilisée dans ce cadre -de cette justesse trouvée- peut naître l’impression de beau dans les yeux de celui qui observe la scène. Ici, la beauté ne se décrète pas, elle découle de la justesse du geste par rapport à une situation donnée et de la fluidité avec laquelle les mouvements sont combinés entre eux.

L’espace du jeu et le jeu de l’espace

Le parkour est donc une invitation à découvrir l’espace. C’est ce caractère prospectif du mouvement d’un perpétuel apprentissage ludique qui fait de la ville un immense terrain de jeu. La conception technocratique de la ville ne cesse de réduire les espaces à des fonctions. Il y a les terrains de jeux où doivent nécessairement jouer les enfants et les bancs pour les vieux qui les regardent. Il y a les voies où l’on doit circuler et les parkings où l’on doit stationner. Les œuvres publiques que l’on doit admirer et les espaces marchands où l’on doit consommer. La déambulation détourne très vite tous ces lieux de leur attribution, faisant de la ville tout entière un lieu sans attribution, c’est-à-dire une multitude d’endroits où tout devient possible. Alors les enfants -petits ou grands- reprennent soudain le goût de l’exploration libre, oubliant de faire ce qu’on leur dit de faire là où on leur dit de le faire.

C’est un mode d’apprentissage jubilatoire qui comporte sa propre régulation des risques par une maîtrise d’usage de l’espace. Si le mouvement ne connaît pas de direction précise, c’est la confrontation aux formes qui lui donne sa consistance dans ce dialogue entre le corps et les matériaux. C’est une forme en devenir ou en perpétuelle émergence, à chacun de trouver sa forme de mouvement, entre mobilité spatiale, mentale et sociale.

L’architecture fluide de la ville

Le dialogue avec les formes urbaines dévoile la fluidité de leur architecture. C’est exactement le contraire de ce qu’on veut nous faire croire. L’architecture serait constituée de formes rigides, inamovibles, inatteignables, bref, inhumaines. La ville ne serait pas à nous, mais aux mains de techniciens qui nous disent ce qu’est la ville sans la vivre eux-mêmes.

Ce qu’expérimente la déambulation du parkour, c’est exactement le contraire. Elle nous prouve que la ville vit, qu’il existe bien un dialogue avec les matériaux. Certes ils ont une consistance, ils ont une dureté, mais ils ne demandent qu’à se laisser travailler. Déjà par le regard : les murs n’appartiennent-ils pas à ceux qui les regardent ? C’est alors que les murs ne sont plus des barrières, mais des échanges. Les formes ne séparent pas, elles réunissent, elles donnent sens. C’est justement la densité et la diversité des liens que mesure l’intelligence sociale. C’est peut-être cela une architecture fluide, quelque chose qui nous rend un peu plus intelligent collectivement et déconstruit les stéréotypes. Par ces interstices, ces rebords, ces anfractuosités, c’est un autre rapport aux formes qui est envisagé, c’est une autre ville qui se construit. Les nouveaux arpenteurs inventent la ville en la mesurant.

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