Le battement d’ailes

Présentation

Cette partie présentation est la synthèse d’un entretien réalisé entre l’équipe associative et le laboratoire de recherche (LISRA) le second semestre 2018.

Le Battement d’Ailes, dès 2005, s’est organisé autour de pratiques agro-écologiques. Il s’agit de mêler agronomie et écologie pour penser et mettre en œuvre les fondements d’une agriculture respectueuse de son milieu, permettant de se nourrir dans dégrader l’environnement.

L’association fonctionne en autogestion, ce qui détermine ses relations, ses modalités de travail et de prise de décision. Cela prend forme avec des délégations de pouvoir, des commissions animées par des coordinateurs entourés d’autres personnes pour avoir des marges de manœuvre. La collégiale (composée des amis du territoire) et les bénévoles en immersion sur le lieu, nous permettent d’avoir un regard extérieur sur l’activité de l’équipe permanente (constituée de bénévoles et de salariés).

Le lieu s’étend sur 5 hectares et mêle production agricole (fruitière, légumière, pâturage) habitat et activités d’accueil. Il se conçoit comme un tremplin à différentes initiatives partageant des valeurs communes, une autre façon de vivre l’environnement.

Nous voulions mettre en pratique l’agro-écologie puis la transmettre, plutôt que de rester dans un discours. C’est pour cela que le bâtiment principal a été conçu pour la restauration et l’hébergement, pour faire venir un public large et différent, dans une perspective de sensibilisation et de formation. Nous accueillons beaucoup de stages qui constituent un support pour étendre notre public et essaimer notre expérience. Mais faire uniquement fonctionner le restaurant et l’hébergement ne fait pas sens pour nous. Ce que nous aimons et savons faire, c’est accueillir des gens et faire avec eux. C’est pourquoi nous avons décidé pendant la trêve (temps de réflexion et de pause de l’activité pendant l’automne 2017) de mettre plus en avant l’essaimage. Aujourd’hui, relancer la formation et l’essaimage, qui sont le cœur du projet, demande du temps et de s’y consacrer pleinement.

Nous sommes inscrits dans plusieurs réseaux (réseaux RAE, Paysans Dès Demain, REPAS) qui permettent de prendre du recul, de rencontrer d’autres initiatives et d’accueillir des personnes qui veulent se former et tester leurs projets. En interne de l’association nous avons beaucoup de temps de réflexion autour de nos pratiques et de nos vécus (réunions d’équipe, entretiens individuels, séminaires, trêve…).

En ce moment (septembre 2018), l’équipe est réduite et il y a des changements réguliers depuis 3 ans, donc le but aujourd’hui est d’accueillir de nouvelles personnes afin de porter une équipe solide pour tenir le projet.

Problématique

Cette partie propose de faire émerger des problématiques transversales à partie de l’analyse de l’entretien par l’équipe de recherche en dialogue avec la démarche réflexive engagée par les acteurs associatifs.

Le Battement d’Ailes évoque la culture du jardin comme un espace d’expériences fortes liées à des individualités (ayant chacune leur vision, leur culture, leurs techniques propres) qui se succèdent sur le terrain sans produire nécessairement des objets, références ou savoirs communs et donc transmissibles. S’ajoute à cette complexité humaine une complexité technique puisque chaque espace de jardin a une histoire, une fonction et une destination différentes des autres. Comment se constitue un champ de savoirs communs sans pour autant raboter les aspérités que constituent les styles et cultures individuels ? Souvent dépendant d’une logique disciplinaire ou sectorielle de type universitaire (et que l’on peut retrouver dans le jardinage tout autant que dans la philosophie), un corpus de savoir est toujours lié à un rapport de pouvoir dans la capacité pour un groupe socioprofessionnel d’orienter un champ historique, en l’occurrence, ici, celui de l’agriculture et de l’écologie. La recherche-action peut trouver une place spécifique comme production de savoirs à partir des pratiques, en articulant le commun et le singulier, c’est-à-dire en prenant soin de la dimension organique des groupes.

Les savoirs-faires sont riches, mais font difficilement l’objet de transmissions centralisées dans un tronc commun. Comment mettre en valeur ce patrimoine commun alors que chacun développe sa propre vision, son propre parcours d’expérience ? Comment constituer l’héritage de connaissance des anciens pour ensuite le réinvestir dans des gammes de pratiques, de gestes, de valeurs et de connaissances à (auto) produire dans l’expérience vécue ? Autrement dit, comment maintenir l’entrelacement entre passé et présent, entre « anciens » et « nouveaux » ? Comment penser l’équilibre entre la transmission (qui peut-être lourde et contraignante d’histoire) et la liberté d’inventer (qui peut être nécessaire aux arrivants pour mieux sentir leur place et s’épanouir dans leur activité) ?

Comment ne pas tomber dans le travers de la référence aux anciens comme des « dogmes » de bonnes pratiques ? Comment laisser s’exprimer et reconnaitre les styles de chacun comme une richesse, comment se laisser le temps de l’enquête commune ?

Cela revient à poser la question de ce qui fait récit collectif et procure une vision globale entre les anciens et les nouveaux arrivants. Ce qui renvoie à l’ouverture d’un espace réflexif en définissant un espace tiers où l’on prend du temps et de la distance par rapport aux différentes formes d’engagement très prenantes, voire épuisantes.

L’association semble décrire impression de « courir tout le temps », de « ne pas faire les choses vraiment ». Plutôt que de « prendre le temps » ou « d’avoir du temps », comme si le temps n’était qu’une donnée quantitative. Alors, peut-être est-il nécessaire de penser le temps comme un espace dans lequel il ne pourrait pas être capté (par la logique productiviste, par l’urgence, par la gestion du quotidien…). Autrement dit, il s’agit d’ouvrir un espace « tiers », qui serait en dehors de l’activité quotidienne, qui consacrerait une place centrale à la posture d’extériorité par rapport à la structure. Ce serait l’occasion d’hybrider la démarche avec d’autres qui ne sont pas de la structure. Tant que la nature de ce « tiers espace réflexif » ne sera pas définie et repérée, il ne pourra acquérir une autonomie et se confondra surement avec l’espace socioprofessionnel, avec ce qu’il a d’enfermant, de gestionnaire et de technique.

Par exemple, l’association désire travailler sur ce qu’elle appelle sa posture « technico-politique », creuser davantage les significations pour chacun de l’autogestion et de l’agro-écologie, et évoquer les « tabous ». Or ce travail réflexif désiré aura certainement du mal à se réaliser s’il reste pris dans les murs des lieux et des cultures socioprofessionnelles. Comment provoquer un espace dédié à ces questions, avec d’autres sur le territoire, afin de déplacer et de destructurer les réflexions habituelles, pour se transformer au contact de formes étrangères ?

La sensation d’urgence est souvent liée à une projection, et donc une dépossession du présent au nom de l’avenir. L’urgence se fait toujours au détriment de la qualité de la présence. Du coup, il est difficile d’atteindre la démarche réflexive souhaitée, (mais aussi productive, qui « remet les mains dans la terre » et qui « fait sens ») si l’on reste dans la logique de projet en se demandant « à quoi ça sert », quel est le rapport « coût / efficacité », etc. L’urgence est souvent liée à un temps économique dont nous choisissons peu les règles, un temps agité, liée aux opportunités, cerné par la concurrence et la logique de survie. Comment habiter pleinement l’association et son territoire ? Comment opposer une présence à cette absence de nous-mêmes que la contrainte économique impose ? Comment, pour ce faire, trouver des points d’appuis extérieurs à l’association ? Le Battement d’Ailes a pris l’habitude de travailler en réseaux pour provoquer de l’extériorité et d’initier des temps de trêve et de séminaire pour entrer en réflexion sur son activité. Mais pour autant elle semble inquiétée sur son versant économique. Alors, comment déséconomiser son rapport à l’activité ? Est-ce que la mutualisation des ressources, à une échelle locale pour commencer, ne permettrait pas une relâche des tensions économiques tout autant que de nouveaux points d’ancrages, d’essaimage et d’appuis à porté de main ?

Dans cet essaimage par capillarité, comment en même temps former un corps de métier spécifique (l’agro-agriculture, la permaculture, la formation en éducation populaire, etc.) et changer de l’intérieur les corps de métier existant comme l’agriculture, l’aménagement du territoire et l’éducation ?

La relance de l’essaimage va-t-elle permettre un travail collectif pour « faire parler le métier » (entre anciens et nouveaux) afin de dégager ce qui fait commun, mais aussi de rendre visible et de poser les controverses?

Qu’est-ce qui structure (ou « forme » dans tous les ensembles du terme) un collectif ? Est-ce le projet ou le processus ? Les financements enferment les associations dans une logique de projet au point d’en perdre les fondements initiaux. La dissociation ensuite du projet et de la réalité écosystémique ou organique vivante provoque une tension, voire une fracture, dans le modèle de gouvernance, et finalement de l’épuisement par perte de sens. Le problème n’est peut-être pas le temps quantitatif ou le financement, mais la cohérence. Or cette cohérence est le fruit d’une rencontre entre le vécu de la pratique et la production individuelle et collective de savoirs, de connaissances, de valeurs, dans lesquels chacun se retrouve. La question autogestionnaire ne peut prendre corps que si une production de savoirs issue des pratiques interroge et réajuste continuellement le processus. Résister à la logique productiviste revient probablement à établir au sein même de la structure un « contre-espace » d’où la cohérence et le commun peuvent émerger.

Contact

Lauconie 19150 Cornil
Site internet : https://lebattementdailes.org/

Publié par

Hugues Bazin

Chercheur indépendant en sciences sociales,

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