Les biffins valorisent nos poubelles… pour vivre

Un reportage de Franck Seuret publié sur Alternatives Économiques Plus

Dans toutes les grandes villes françaises, des milliers de personnes récupèrent dans les poubelles des objets usagés pour les revendre sur des marchés informels. À de rares exceptions près, la seule réponse politique au développement de ces marchés est policière. Pourtant, la répression est un échec : elle ne fait qu’éclater et déplacer les lieux de vente. Et précarise encore un peu plus ces biffins, acteurs du recyclage.

C’est un marché au ras du sol

Une centaine de vendeurs ont déballé leurs affaires sur des bâches posées à même le bitume du marché couvert de la Croix-de-Chavaux, à Montreuil (93), à la périphérie de Paris. Que des objets de seconde main, récupérés, pour la plupart, dans les poubelles de la capitale et des communes alentour par ces biffins.

Fofana, un ivoirien, la quarantaine, travaille à temps partiel comme agent d’entretien.

Son salaire ne lui permettant pas de vivre, il s’est spécialisé dans la chaussure d’occasion. « Je les trouve dans les poubelles des beaux quartiers. J’en rachète aussi à d’autres biffins. Je les nettoie, les fais briller et les revends. »

Depuis sept ans, Kalin, un jeune père de famille rom, tourne tous les jours. Sept à huit heures de marche pour récupérer vêtements, appareils électroniques, vaisselle, etc. « Quand j’ai assez, je vais vendre. Les bons mois, je peux faire autour de 500 €. C’est avec ça qu’on vit. »

Chômeurs longue durée, salariés à temps partiel, retraités à petite pension, immigrés en situation irrégulière…

Les biffins seraient plus de 3 000 en région parisienne. Des centaines exercent cette activité aussi dans les autres grandes villes françaises. Souvent pour quelques dizaines d’euros, voire vingt ou dix par journée de vente, deux ou trois fois par semaine. Ils sont les descendants des chiffonniers du XIXe siècle. « Un sous-prolétariat, sans place définie dans le système de production, qui utilise sa force de travail pour organiser sa survie à partir des ressources qui lui sont accessibles : les déchets », décrit l’anthropologue Virginie Milliot.

À Paris, leur présence a été tolérée jusqu’au début des années 2000.

Mais la conversion à la biffe d’immigrés, roms et asiatiques surtout, et de victimes de la crise économique a fait exploser leur nombre. Les étals ont débordé au-delà des limites traditionnelles de ces marchés illégaux, en bordure de marchés alimentaires ou de marchés aux puces. Depuis, les municipalités font la chasse aux biffins.

Les policiers débarquent régulièrement sur les lieux de vente.

Ils confisquent les objets des biffins qui n’ont pas réussi à leur échapper. Les prises sont jetées dans un camion poubelle. « Une ou deux fois par mois, je me fais confisquer ce que j’ai mis plusieurs jours à amasser », se désole Kalin. Les maires agissent sous la pression de riverains, excédés par les nuisances générées par ces marchés : encombrement des trottoirs, bruit, saleté, etc. Des commerçants déplorent aussi la concurrence de ces biffins, qui ne paient aucune taxe. « Le rapport de force est défavorable à ces personnes déconsidérées car vivant de nos déchets », pointe Hugues Bazin, chercheur indépendant en sciences sociales et co-auteur d’une étude sur les biffins en Ile-de-France.

Pourtant, cette répression ne règle aucun problème de fond.

Les biffins arrivent plus tôt ou plus tard, voire la nuit, pour échapper aux policiers. Ou bien investissent d’autres lieux dans d’autres quartiers. « Cela représente beaucoup d’argent dépensé en vain, regrette Samuel Le Cœur, le président-fondateur d’Amelior, une association qui milite pour le droit à la biffe. Les nuisances occasionnées par les marchés biffins cesseraient si ceux-ci étaient organisés et régulés, avec des places attribuées, le passage des services de propreté municipaux, des toilettes publiques, etc. »

Amelior a négocié avec la mairie de Montreuil l’organisation d’un marché biffin.

Il se tient une fois par mois, à Croix-de-Chavaux.« C’est reposant de pouvoir travailler sans crainte de voir les policiers arriver, confie Kalin. Et puis, on peut amener plus d’affaires puisqu’on sait qu’on n’aura pas à remballer à toute vitesse. » C’est un des rares marchés biffins à être légal en France, avec le Carré des biffins, dans le 18e, ou bien l’Espace chineurs, à Toulouse.

A ces rares exceptions près, les maires refusent de légaliser des espaces de vente.

Ils ne veulent pas institutionnaliser la misère. « On est en France, au XXIe siècle. Est-ce que, franchement, entretenir les chiffonniers du Caire ou l’équivalent, cela vous paraît un objectif social intéressant ? », ironisait Frédérique Calendra, la maire PS du 20e arrondissement de Paris lors d’une manifestation contre un marché sauvage, en 2011 (voir vidéo)  . Sa réponse : ouvrir en 2014 une recyclerie, gérée par Emmaüs, où les habitants amènent leurs objets usagés. 30 salariés, en insertion, les réparent et les revendent.

Pourtant, les biffins ont une vraie utilité sociale :

ils ajoutent une étape au cycle de vie d’un produit en récupérant dans les poubelles des objets qui, certes, y finiront, mais lorsqu’ils auront été encore plus usés. Hugues Bazin propose de reconnaître cette compétence en leur attribuant une carte d’activité régionale. Elle leur permettrait d’accéder à des lieux de vente, négociés avec les autorités et les habitants, mais aussi de bénéficier d’un accompagnement social et professionnel. « Il faut expérimenter de nouvelles formes d’innovation sociale », insiste Hugues Bazin. Surtout ne pas rester le nez au ras du sol…

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