17 novembre 2024

Fruit étrange

Histoire d’un poème ou le pouvoir de l’art dans les luttes sociales

Le “fruit étrange” en question désigne les corps des victimes Noires des lynchages que l’on pendait segusa2aux arbres. Ces images, Abel Meeropol, un enseignant juif d’origine russe, les avaient découvertes par le biais des photographies que les familles blanches s’adressaient sans vergogne et sur lesquelles on les voyait rayonnantes à côté de leur victime. Il fut vivement ému par la découverte de ces photographies, en particulier le lynchage de Thomas Shipp et Abram Smith le 7 août 1930 à Marion dans l’Indiana où ils avaient été arrêtés la nuit d’avant, accusés d’avoir volé et assassiné un ouvrier blanc et violé sa petite amie. Une grande foule a pénétré par effraction dans la prison à l’aide de masses et a battu les deux hommes avant de les pendre à un arbre. Les officiers de police présents dans la foule participèrent au lynchage (*).

DOC161210-006-P2-150x150Choqué par cette pratique, Abel Meeropol écrivit le poème Strange Fruit qui est récité lors d’une réunion syndicale d’enseignants. Membre du parti communiste américain, pour se protéger, Meeropol choisit de le publier en 1937 sous le pseudonyme de Lewis Allen — une tactique assez courante. Par la suite, le poème est lu au directeur du café Society, un club populaire de Greenwich Village fréquenté par la gauche, seul club antiségrégationniste de New York. Dans ce lieu particulier, les clients sont accueillis par un portier en gants blancs déchirés et servis par des serveurs en queue-de-pie. Le personnel s’enorgueillit de mettre tous les clients sur un pied d’égalité dans une atmosphère de mixité ethnique. Le club se présente comme « le mauvais endroit pouDOC161210-P2-218x300r les gens convenables ». Il donne à chacun sa chance de montrer son talent, quelle que soit la couleur de sa peau, et présente aussi des satires politiques marquées à gauche. Des peintures de William Gropper ornent les murs. Eleanor Roosevelt s’y rend, et invitera à la Maison-Blanche l’orchestre qui jouait ce soir-là.

Après avoir entendu le poème, Billie Holiday le chante dans ce même café en 1939. Dans une mise en scène sobre avec le public plongé dans le noir et un faisceau de lumière éclairant la silhouette de Billie Holiday, celle-ci chanta d’une voix déchirante accompagnée des seules notes d’un piano. À la fin de sa prestation, le public désorienté garda un silence de mort. Puis, un spectateur osa battre des mains entraînant peu à peu le reste du public dans un tonnerre d’applaudissements.

Strange Fruit
Southern trees bear strange fruit,
Blood on the leaves and blood at the root,
Black bodies swinging in the southern breeze,
Strange fruit hanging from the poplar trees. Pastoral scene of the gallant south,
The bulging eyes and the twisted mouth,
Scent of magnolias, sweet and fresh,
Then the sudden smell of burning flesh.Here is the fruit for the crows to pluck,
For the rain to gather, for the wind to suck,
For the sun to rot, for the trees to drop,
Here is a strange and bitter crop.
Un fruit étrange
Les arbres du sud portent un fruit étrange.
Du sang sur les feuilles, du sang sur les racines,
Un corps noir se balançant dans la brise du Sud.
Etrange fruit pendant aux peupliers. Scène pastorale du vaillant Sud.
Les yeux exorbités et la bouche tordue,
Parfum de magnolias, doux et frais.
Puis une odeur soudaine de chair brûlée.Voici un fruit à picorer par les corbeaux
Que la pluie fait pousser, que le vent assèche.
Pourri par le soleil, il tombera de l’arbre.
Voilà une étrange et amère récolte !

 

DOC151210-001-4-copieBillie Holiday enregistre la chanson en 1940 qui deviendra célèbre. Elle sera chorégraphiée par le New Dance Group, puis par Pearl Primus qui se produit également au café Society en 1943 et qui déclare : « La danse est le poing avec lequel je me battrai contre l’ignorance manipulatrice du racisme ». Une version de Strange Fruit « chargée de passion avec des notes de terreur », selon le New York Times.

En 1944 paraît également un roman de DOC151210-001-81Liban Smith intitulé Strange Fruit, lequel est bientôt interdit à Detroit et à Boston. Les postes américaines ont beau saisir les exemplaires, le livre est sur la liste des best-sellers en 1944. En 1948, le café Society doit fermer car son implication politique est mise en lumière par les enquêtes du FBI et de la commission parlementaire sur les activités anti-américaines. Le dossier FBI de Pearl Primus utilise la liste de ses performances au café Society comme preuve de ses liens avec le parti communiste.

DOC161210-001-P2-300x204Depuis, cette chanson compte parmi les réquisitoires artistiques les plus vibrants contre le lynchage couramment pratiqué dans le Sud et l’Ouest des États-Unis. Seize ans avant que Rosa Parks ne devienne célèbre en refusant de céder sa place dans un bus en Alabama, grâce à « sa voix déchirée et déchirante », Billie Holiday a permis à ce poème de faire prendre conscience du racisme et du pouvoir de l’art dans le combat dans les luttes sociales.

La chanson fut reprise de nombreuses fois comme en 1980 par le groupe UB 40 dans une version reggae ou encore récemment en 2007 sur le premier album « Artificial Animals Riding On Neverland » du duo français AaRON :

 

(*) Un troisième homme, James Cameron âgé alors de 16 ans réussis à s’échapper au lynchage de Thomas Shipp et Abram Smith en 1930. Il fonda en 1998 le « 470_85798America’s Black Holocaust Museum », le seul musée aux États-Unis  pour partager l’histoire, la tragédie, la souffrance, et le tourment de cette « institution particulière » l’esclavage et ses séquelles après la guerre civile, jusqu’à au mouvement des droits civiques. Aux États-Unis entre 1882 et 1998, 4743 meurtres par lynchage ont été recensés dont les trois quarts sont des Afro-Américains.

 

Textes et sources documentaires :

  • GEDULD Victoria P., Dance is a weapon, CND, 2007
  • Site http://www.racematters.org/americablackholocaustmuseum.htm
  • Blogue de Raphaël ADJOBI : http://raphael.afrikblog.com/archives/2007/06/15/index.html
http://tc.v5.cache4.c.youtube.com/videoplayback?ip=0.0.0.0&sparams=id%2Cexpire%2Cip%2Cipbits%2Citag%2Calgorithm%2Cburst%2Cfactor%2Coc%3AU0dYR1RRT19FSkNNOF9MS1ND&fexp=900064&algorithm=throttle-factor&itag=34&ipbits=0&burst=40&sver=3&expire=1292461200&key=yt1&signature=38427C654E2430F1B663A12B16521A1B57D04CF0.5E0ED3563265480FBB7FE15E82C2121ACEE42CF5&factor=1.25&id=07407ec30b6e7443&redirect_counter

Hugues Bazin

Chercheur indépendant en sciences sociales,

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