5 avril 2018

Laboratoire social au croisement des savoirs

Par Hugues Bazin

Présentation de la démarche en laboratoire social

Le Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action est actuellement composé d’une trentaine d’acteurs-chercheurs et de chercheurs-acteurs porteurs d’expérimentations sociales dans différentes régions (principalement : Pays de la Loire, Rhône-Alpes, Limousin, Île-de-France, PACA)

Il s’est constitué progressivement à partir des années 2000 dans la rencontre avec ces acteurs désireux d’ouvrir un espace de réflexivité à partir de leur vécu, de prendre leur propre expérience comme matériau de recherche afin de dégager de nouvelles perspectives dans leur rapport au travail, au territoire, aux modes de gouvernance. Ils sont en cela symptomatiques d’une transition de la société à la recherche d’alternatives au modèle de développement et d’engagement social.

La singularité de notre approche derrière la notion de « labo social » est de mettre ces acteurs en position de commanditaires de la recherche, renversant ainsi la proposition leur permettant de n’être pas objets, mais bien sujets de la recherche.

Les opportunités de mise en place d’un laboratoire social sont variées. Il n’émerge pas d’une commande qui vient du haut vers le bas, mais d’une mise en situation collective autour d’une pratique, d’un enjeu, d’une lutte. Ce sont des espaces « instituants » puisqu’ils créent leurs propres normes pour définir leur cadre d’expérience.
Nous cherchons à ce que ces espaces de nature précaire et éphémère s’inscrivent dans une certaine pérennité avec quelques soutiens en provoquant des interfaces avec le milieu institutionnel, notamment à travers des recherches collaboratives (lieu de croisement entre différents acteurs et partenaires de la recherche). L’espace interstitiel n’a donc pas pour vocation de rester en marge, mais de s’inscrire au centre d’une analyse des structures elles-mêmes qu’il s’agisse d’opérateurs comme les structures socioculturelles et d’éducation populaire, de laboratoire universitaire ou des pouvoirs publics. Ce rôle d’interface vise à instaurer un lieu de croisement des savoirs, de rencontres humaines et de légitimation des processus de recherche-action en invitant tous les acteurs concernés à développer une analyse critique des rapports sociaux dans lesquels ils s’inscrivent. C’est ainsi que nous développons actuellement des partenariats avec l’INJEP et la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord.

Le passage du LISRA au statut association 1901 après une décennie de travail en réseau interrégional correspond à cette volonté de poser des passerelles tout en gardant la spécificité d’une approche horizontale décentralisée où chaque acteur-chercheur constitue un point nodal d’accueil, de propositions et de construction. Bien souvent cet acteur-chercheur est lui-même responsable associatif et animateur d’un réseau sur son territoire.

1. Valoriser et légitimer la posture d’acteur chercheur

Nous essayons de faire en sorte que les acteurs trouvent les moyens et la liberté d’ouvrir là où ils sont dans leur cadre professionnel ou militant l’espace d’une réflexivité. Nous avons créé depuis 2002 une plate-forme ressources www.recherche–action.fr incitant à une mise en écriture de ces récits individuels et collectifs. Bien que l’écriture ne soit pas le seul support, elle reste le moyen privilégié pour nourrir ce processus qui se concrétise par des ateliers de recherche-action sur les lieux d’engagement. À côté des plates-formes numériques, nous publions également régulièrement dans des revues sociales ou scientifiques. Nous utilisons tous les supports qui facilitent un travail réflexif et une mise en dialogue entre les expériences. Nous pourrions ainsi parler d’une science de la reliance.

Acteur-chercheur n’étant ni une profession ni un statut, il s’agit de négocier en permanence des espaces qui peuvent jouer le rôle d’interface et valider ces processus et les compétences mobilisées en situation dans des milieux socioprofessionnels qui n’obéissent aux mêmes spatialités et temporalités. Cette interface prend le plus souvent la forme de collectifs autour de problématiques communes et parfois de programme de recherche-action négociés avec les institutions.

Le but est que cette confiance et cette légitimité acquise par les acteurs-chercheurs leur donnent autorité pour négocier au sein de leur engagement socioprofessionnel des espaces de recherche-action invitant leur structure à entrer dans ce processus réflexif et de transformation sociale.

2. Dégager des problématiques susceptibles de poser de nouveaux référentiels sur les mutations actuelles

Tout comme la notion de laboratoire social, les notions de tiers espace, d’espace intermédiaire et d’économie populaire font partie des problématiques forgées dans le creuset des processus de recherche-action. Si ces notions sont reprises par une « classe créative », nous pensons de notre côté que ce sont les classes les plus démunies et ceux qui sont hors système qui sont le plus porteurs d’une créativité amenant à des solutions alternatives profitables pour tous en termes de recherche et développement. Nous sommes vigilants dans ce sens à ce que les plus concernés soient bien au cœur comme co-auteurs du processus.
La production de référentiels communs se vérifie lorsque des acteurs de telle ou telle région que nous ne connaissons pas nous sollicitent parce qu’ils trouvent un lien avec leur propre expérience dans les savoirs issus de la recherche-action. Ils peuvent ainsi utiliser leurs propres mots, construire leur propre vocabulaire, qualifier ou requalifier leurs acquis d’expérience. Il n’y a pas ici d’opposition entre le « local » et le « global » mais transposition par ramification autour de savoirs et de référentiels communs.

Cette manière de procéder en laboratoire social facilite le croisement et la rencontre de profils sociaux et professionnels très différents : diplômés et sans diplôme, ruraux ou urbains, salariés ou indépendants précaires de milieux professionnels variés (artistes, travailleurs sociaux, architectes, animateurs de l’éducation populaire, militants en collectif et autres acteurs non affiliés). Les espaces qui accueillent une telle diversité ne sont pas si fréquents, et cette dimension trans-sectorielle et trans-disciplinaire facilite une approche en termes d’écosystème et de complexité au plus proche de la réalité de la vie sociale contemporaine.

3. Placer la recherche en sciences sociales au cœur de la société comme un des modes d’engagement citoyen

Les savoirs techniciens sectoriels propres aux champs professionnels, académiques ou universitaires ont, par leur approche disciplinaire, du mal à aborder la complexité des situations que nous évoquons, par le fait même de leur division verticale et des enjeux catégoriels internes aux institutions qui les portent.

Nous n’opposons pas ces savoirs, mais cherchons plutôt à les croiser avec le savoir issu des pratiques sociales en indiquant à travers la dimension de laboratoire social que les praticiens de la recherche-action sont eux aussi en mesure de produire un savoir de type scientifique même s’ils n’empruntent pas la voie académique. Peuvent ainsi se croiser de manière fructueuse différentes logiques comme la logique hypothético-déductive (construire son objet pour vérifier ces « hypothèses » sur un terrain) et inductive partant des situations d’implication pour ensuite faciliter une montée en généralité par une problématisation.

Nous avons été amenés à développer dans ce sens des partenariats de recherche avec le groupe « Croisement des savoirs avec les personnes en situation de pauvreté » animé par le mouvement ATD Quart-Monde en partenariat avec le CNAM, le CNRS, le GIS « Démocratie et Participation ». Nous essayons également de créer une plate-forme pour une recherche citoyenne avec les équipes de la MSH Paris Nord, l’INJEP et l’Alliance Sciences Société (ALLISS).

Cependant, bien que les notions de recherche participative, d’empowerment et de community organizing soient reprises aujourd’hui dans le lexique de l’action, parfois comme synonymes de la recherche-action, il existe toujours un fossé abyssal dans la prise en compte des pratiques sociales, notamment dans les territoires délaissés ou « sans emprise ». La mobilisation des ressources de ces acteurs comme production de savoirs si elle n’est pas reconnue, réduit la possibilité de se constituer comme minorités actives, contre-pouvoirs et contre-expertises.

Les principaux champs d’engagement de notre recherche-action

Tous les champs d’implication humaine sont susceptibles d’accueillir un dispositif en laboratoire social. Nous regroupons ici quelques problématiques transversales qui ont constitué des terreaux d’expérimentation.

1. Croisement avec le champ culturel : la créativité populaire

Le travail de la culture est un processus d’émancipation et de transformation structurant en recherche-action. Il ouvre des espaces d’hybridation. Ce n’est donc pas un hasard si des acteurs culturels et artistiques ont contribué fortement à l’expérimentation comme ceux de la culture hip-hop et d’autres pratiques urbaines. Nous avons ainsi participé à une université populaire des cultures urbaines avec l’association Métissage (banlieue parisienne) ou la mise en réflexivité d’un réseau d’acteurs autour de la question des lieux culturels.

À travers les organisations en réseau, il s’agit de légitimer la production de savoirs une « pensée politique de la culture » susceptible d’influencer les politiques publiques. C’est en cela que nous rejoignons et accompagnons des dispositifs à la croisée de l’éducation populaire et de l’action culturelle comme les ateliers résidences : atelier d’écriture de Peuple et Culture à Montpellier, atelier artistique dans les foyers d’Emmaüs, atelier résidences dans les quartiers populaires à Strasbourg, Bordeaux, Amiens, Dunkerque… Rôle de la culture avec les centres sociaux et culturels de Gironde, etc.. Ces recherches-actions interrogent aussi bien les notions de lieux interstitiels comme les friches et les squats, l’instauration de modes de création et de diffusion indépendants renforçant le positon de co-auteur des acteurs, les logiques de développement culturel aussi bien dans les zones à forte densité urbaine comme la Goutte d’Or à Paris que dans la chaîne montagneuse de Belledonne entre Grenoble et Chambéry[2]…

2. Croisement avec le champ de l’éducation populaire : les espaces intermédiaires de l’existence

Les outils de la recherche-action en laboratoire social sont particulièrement pertinents pour mettre en visibilité les trames d’expérience dont les parcours de vie échappent à la validation ou à la codification institutionnelle du milieu des études ou du travail. Le LISRA n’est pas un réseau de projets ou de structures, c’est d’abord cette trame qui s’est tissée dans les espaces de rencontre que nous appelons « tiers espaces ». Un programme appelé « Les enjeux d’une recherche-action situationnelle » en partenariat avec l’Injep de 2002 à 2006 a permis de mettre en récit cette expérience collective et a été édité en 2005 dans un dossier de la revue des Cahiers de l’Action. Il s’est poursuivi par de 2007 à 2009 le programme « Nouvelles professionnalités des acteurs populaires associatifs, les espaces intermédiaires d’innovation sociale » toujours en partenariat avec l’Injep et aussi l’Agence Nationale pour la Cohésion Sociale et l’Égalité des Chances. Il continua en 2010 et 2011 sous l’intitulé « Pratiques des espaces et innovation sociale » en partenariat cette fois-ci avec la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord.

Nous préfigurions dès le début des années 2000 dans une société en mutation la nécessité de reconnaître des « espaces intermédiaires de l’existence » qui questionnent notre rapport au travail et repositionne notre implication socioprofessionnelle. Nous disions également que c’est dans la pratique d’espaces « interstitiels » ou de « tiers espaces » que se dégage une force « instituante » amenant à penser la réalité autrement et par conséquent agir sur elle : structurer et reconfigurer nos manières de faire collectif, de faire territoire, partager et gérer des ressources du commun, développer une analyse critique des rapports sociaux et de concevoir autrement un développement, etc.

Nous poursuivons toujours aujourd’hui l’exploration de ces espaces qui pour certains ont pris le label « tiers lieux », tandis que d’autres préfèrent garder leur indépendance vis-à-vis de ces formes de catégorisation en s’affirmant dans une logique de tiers espace comme la « Chimère citoyenne » à Grenoble, ou le lieu de « L’Utopie » dans les quartiers nord de Nice, ou encore se croisent avec des mouvements comme celui de la pédagogie sociale portée par l’association Intermèdes en milieu ouvert aux pieds des immeubles ou dans les bidonvilles Roms dans la région parisienne. L’organisation d’un forum à la MSH Paris Nord en octobre 2017 sur « les espaces d’émancipation collective et de transformation sociale » regroupant une quinzaine d’expériences autour du réseau recherche-action alimentera un nouveau numéro des Cahiers de l’action de l’Injep bouclant ainsi ce cycle d’une quinzaine d’années.

3. Croisement avec le champ socio-économique : l’économie populaire et les modèles économiques alternatifs

La question du rapport au travail et des alternatives économiques dans ces espaces de créativité populaire confrontée à la précarité est devenue une préoccupation centrale dans nos démarches en recherche-action. Cette question porte à la fois sur le domaine d’un développement endogène des territoires et sur les modèles économiques de structuration des acteurs.

C’est ainsi que nous développons depuis quatre ans une recherche-action autour des récupérateurs vendeurs de rue que nous élargissons à travers un collectif appelé « Rues Marchandes » à d’autres pratiques d’une économie qui ne se limite pas à la survie, mais pose la question de la mobilisation des acteurs puisant dans les ressources d’un territoire pour répondre par des services aux besoins du territoire. Nous appelons ce développement endogène « économie populaire », une notion très peu développée dans les pays du Nord, mais beaucoup plus avancée en termes de réflexion et d’expérimentation dans les pays du Sud, notamment en Amérique latine. Nous aimerions ainsi expérimenter le principe de « clusters populaires » qui questionnent selon une autre cohérence partant du « bas », d’une maîtrise d’usage vers une maîtrise d’ouvrage, le domaine de l’économie sociale, de l’entreprenariat social ou de l’innovation sociale.

De même nous interrogeons suivant le même procédé les logiques d’auto-formation et d’auto-fabrication de production des savoirs et des modèles économiques qui en sont porteurs (associations, coopératives d’activités, communalisme, etc.) et allons organiser en mai 2018 un atelier de recherche-action à la Maison des Sciences de l’Homme sur ce thème. Cela rejoint la préoccupation de nombreux acteurs-chercheurs dont certains sont engagés dans des études supérieures de ne pas opter pour une carrière catégorielle classique, mais de s’inscrire dans une démarche de recherche-action utile à la société tout en trouvant un modèle économique indépendant des logiques institutionnelles ou productivistes marchandes.