Ce que nous dit la danse hip-hop dans son rapport à la société française et aux institutions sur la place d’un art populaire et sur son enjeu politique
Hugues Bazin, à paraître dans l’ouvrage américain
Black, Blanc, Beur. Rap Music and Hip-Hop Culture in the Francophone World
Rowman and Littlefie Ed., 2019.
Le corps politique renvoie au rapport du corps à l’espace public, aux stéréotypes et aux conséquences du pouvoir sur le corps. Qu’est-ce qui se passe quand un corps nouveau, le corps dansant et pensant hip-hop apparaît dans la sphère publique de la rue, des médias et la de scène des théâtres ? Comprendre les enjeux actuels, c’est comprendre comment le corps réagit dans l’espace public. Est-il régi par lui ou au contraire ouvre-t-il un espace en se déployant à travers lui ? Cette immersion dans l’espace provoque une poussée politique d’un « art à l’état vif ». Mais les institutions culturelles l’ont-elles pris en compte dans cette dimension politique ou simplement récupéré ?
Sommaire
Corps brut et art à l’état vif
Le corps est le premier matériau accessible que l’on transporte partout, le hip-hop en fera un outil d’expression avant même que les mots existent pour qualifier le mouvement culturel. C’est par la danse que la génération des années 80 s’approprie les éléments de la culture hip-hop. Cette grammaire esthétique constitue le « style ». Le style qualifie à la fois son individualité et son groupe d’appartenance. C’est pour cela qu’il occupe une place prépondérante dans des processus de socialisation plus ou moins ritualisés. Il facilite l’entrée dans le cercle des initiés comme code d’identification et en même temps l’affirmation d’une personnalité originale comme code de distinction. C’est ce qui distingue « avoir un style » (développer une mode) et « avoir du style » (développer un art de vivre). En jouant sur ces deux répertoires dans un équilibre entre l’apparence et le sens, l’apparence légère d’une forme et la profondeur d’une manière d’être, chacun cherche un accord avec son environnement à travers l’aisance du mouvement.
Le style emprunte à différents vocabulaires et patrimoine culturel aussi bien traditionnels que modernes. L’espace-temps des fêtes des free partys où s’exerce le DJ (disc-jockey) qui occupe une place centrale, ouvrant aux courants musicaux de la culture du mix et électronique : disco, hip-hop, house, techno, jungle, trip-hop, ambient, dance… La house dance, la hype et autres composantes de la danse hip-hop puiseront dans cette énergie de la culture club et plus anciennement dans les comédies musicales (tap danse et les célèbres figures acrobatiques des Nicholas Brothers), les shows R & B (fameux pas dansés de James Brown jusqu’au « roi de la pop » Michael Jackson), les danses rock et de salon (Lindy Hop, Charleston…), la danse jazz mettant en action toutes les parties du corps. Une autre source inépuisable est évidemment la danse de rue et de combat du ghetto : le crip walk, directement issu de la vie des gangs, célébration guerrière basée uniquement sur les mouvements de jambes, comme le up-rock, confrontation en ligne de deux groupes face à face dans un mouvement synchronisé en art de l’esquive, sans oublier des inspirations plus anciennes de la capoeira brésilienne aux arts martiaux asiatiques. La colonne vertébrale historique reste structurée par la danse au sol et la danse debout. La break-dance recomposant les figures du cercle au sol avec une préparation à la descente (top-rock). Les danseurs établissent une nouvelle hiérarchie dans le rôle des parties du corps en modifiant les principaux points d’appui. Ainsi, des rotations sur la tête (head spin, tracks…), sur les mains (ninety-nine, scorpion, thomas…) ou sur le dos ou les épaules (coupole, couronne…) permettent de libérer les jambes de leur rôle porteur. Le six-step est le mouvement de pieds de base pour le passe-passe qui permet suivant l’imagination et la virtuosité du danseur d’assurer une liaison entre les principales phases du break. Quant à la danse debout, elle comprend une très grande variété de styles basée sur la contraction et la détente musculaire (boogie, moonwalk, vogueing, popping, locking, pointing, micro-pulsion, tétris,…).
La danse hip-hop ne peut s’énumérer comme une série de techniques. Tout le jeu créatif se situe au niveau des articulations : entre le détail et les grandes phases, entre la danse debout et la danse au sol, entre la référence aux bases académiques et la recherche dans des domaines variés, entre le travail sur la matière de la forme et l’exploration des univers de reconnaissance culturelle. Ainsi les styles se recomposent perpétuellement en de nouveaux mouvements comme les impulsions du krump n’hésitant pas à se frotter au baroque ou plus récemment du ghôst flow, fusion des gestuelles du hip-hop, du body tap et du bikutsi, danse originaire du Cameroun développé par le chorégraphe “Meech’” Onomo. L’initiation et la création sont dans ce sens inséparables : « du micro aux macros, de l’ancestral au contemporain, de l’intime au monde, autant de passages, de traversées, d’abandons et d’offrandes. D’un espace à l’autre, de la mort à la naissance, du silence au surgissement, du profond occulté à sa révélation, le rite pour panser et penser les maux/mots du corps ? Tout m’amène au désir de réinventer une fonction de la contrainte du rite et de l’initiation. La mémoire du corps peut-elle nous apaiser ? »[1].
Ce « style » finalement transforme le corps en médium, un support appropriable. Il ne peut être réduit à un simple effet passager même si sa médiatisation et sa marchandisation peuvent le laisser croire. Les médias ont pu assimiler le hip-hop au début à une effervescence adolescente. Ils ne voyaient que la partie superficielle d’un phénomène de mode dans l’explosion de la pratique de la danse entre 1984 et 1985 grâce à la diffusion de l’émission de Sidney H.I.P. H.O.P. (d’abord sur une radio publique, puis une chaîne de télévision). Mais la danse en tant que forme esthétique ne trouve pas seulement sa raison d’être dans le plaisir de la regarder ; elle n’est pas pure émotion détachée de la réalité, elle nous engage au contraire à réfléchir sur notre rapport au monde. « Il y a un lieu dans ce monde où je suis chez moi, et ce lieu-là s’appelle mon corps. Mon corps et le dedans de mon corps. Ce petit lieu roule partout avec moi dans le monde, il s’enfuit quand je m’enfuis et il reste quand je reste et personne ne peut me demander de le quitter, de changer de couleur, de nom ou de pieds. Personne sauf la mort ne peut me dire que je n’ai pas le droit, tout à coup, d’être là où je suis c’est-à-dire, dans mon corps »[2].
La danse hip-hop va rendre visible un corps dans l’espace public, celui de la jeunesse explosive des quartiers populaires, un corps ébène, mordoré, métissé des fils et filles d’immigrés des anciennes colonies nord-africaines et centre-africaine et des descendants d’esclaves habitant les départements et territoires d’outre-mer (DOM-TOM). Ce pays à quelques difficultés, c’est le moins que l’on puisse dire, à regarder sa diversité culturelle en face alors que cette jeunesse en est sa plus grande chance. C’est une population « invisible » car elle n’apparaît pas dans les médias, dans les organes de décision socioéconomiques et de représentation politique. Ce sont les parents venus travailler dans les usines et les administrations pour participer au développement économique du pays. Ces familles laborieuses savent ce que la politique fait au corps, c’est une question de vie et mort. Tandis que leurs parents s’épuisent dans les usines, leurs enfants subissent les discriminations. C’est la même humiliation par la soumission du corps. La technologie du pouvoir s’exerce dans le vécu sensible de la douleur, de la dégradation du corps. L’humiliation reste le support privilégié pour effacer le sujet dans sa qualité même d’être humain. Résister à cette domination, c’est analyser l’humiliation avant tout comme une question politique décisive.
Si le corps dominé est défini par la privation, le non-accès au centre, aux lieux dédiés, aux soirées, la culture hip-hop va créer de nouvelles centralités populaires, faisant de ce corps refoulé, de ce corps « en trop », le corps d’une liberté inaliénable, un art brut à l’état vif. « Qu’y a-t-il de plus solide et de plus tangible que de s’unir par amour de l’art ? Partager la même identité, c’était pour les danseurs si facile au nom du hip-hop. Je me demandais pourquoi à grande échelle, on n’aurait pas pu s’unir ainsi… dans nos différences, et me mettais à mon tour à penser à ce qui faisait le corps de la France »[3].
La mise en visibilité de ce corps par la danse dérange les stéréotypes plaqués sur le corps du « riche » et du « pauvre » : la beauté, la santé, la réussite, le dynamisme ou les stigmates du labeur, de la souffrance, de vie des bas-fonds. Le corps hip-hop traduit le dynamisme d’une jeunesse créative recomposait les formes esthétiques par imitation création coupage collage récupération échantillonnage propre à un art populaire. Il révèle aussi les rapports de domination économique et culturelle rappelant les moments les plus sombres de l’histoire française confinant toujours une partie de la population dans un statut de sous-citoyen. La danse introduit cette complexité. Le corps est l’endroit où s’enchevêtrent l’intime et le politique entre l’expression des sentiments et l’incorporation des oppressions. Le « dedans » est une opération du « dehors ». Dans ces plis se logent les conditions sociales de production de la personne.
Si la danse élargit la perception à l’ensemble de la réalité, le pouvoir politique va réduire cette perception. Il reconnaîtra seulement la première face, celle d’une esthétique hip-hop qui sera récupérée par les institutions culturelles et l’économie marchande. Mais il refusera la seconde face, celle qui révèle les conditions d’une injustice sociale et la richesse d’un apport multiculturel. Quarante après, c’est le même schéma qui opère auprès des minorités dominées. La récente victoire des footballeurs français à la coupe du monde 2018 en est une nouvelle illustration. Cette victoire donna lieu à une garden-party au palais de l’Élysée. Devant le président de la République, les footballeurs chantent et dansent un mélange hip-hop créole, cette même origine populaire qui fit naître le hip-hop. Le pouvoir politique veut bien reconnaître cette culture pour ses qualités sportives et d’amusement comme l’image marketing d’une culture entrepreneuriale individuelle, mais d’aucune manière ce qui procède d’une résistance collective face à la relégation territoriale et la discrimination raciale.
Les acteurs populaires progressent logiquement mieux dans les milieux qui privilégieront leurs compétences indépendamment de leurs origines. Pourtant, ces mêmes corps sportifs ou hip-hop encensés sous les dorures des lieux officiels, une fois revenus dans les quartiers populaires, sont contrôlés, fouillés, palpés par les forces de l’ordre, évacués des centres-villes bourgeois par les arrêtés municipaux et par le design agressif du mobilier urbain empêchant les jeunes de s’asseoir ou de se coucher…[4] C’est ce même corps féminin ou masculin ethnicisé érotisé dans les messages publicitaires et politiques qui est violé et martyrisé, nous rappelant que c’est toujours le corps du dominé mis à nu au sens propre comme au sens figuré qui est exposé à la violence sociale, le corps du dominant lui est protégé. Un jeune noir ou arabe dans les rues françaises apprend très tôt à ne pas courir devant les forces de l’ordre sous peine d’injures et de poursuites, car « si l’on court c’est que l’on fuit et si l’on fuit c’est que l’on est coupable » Zyed et Bouna en banlieue parisienne sont morts électrocutés pour s’être réfugiés dans un transformateur électrique après une course poursuite avec la police. S’en suivit plusieurs semaines en 2005 de violentes révoltes dans nombreux quartiers populaires de France et l’instauration d’un couvre-feu par l’État.
« Plus on parle de la violence du monde, plus on défait la violence du monde, plus on a de chance de produire de la beauté »[5]. Cette violence ne pourra être déconstruite tant que le corps ne sera vu que par son enveloppe extérieure et ne pourra s’instaurer une pensée de l’intérieur. Puisque le politique atteint l’intime, alors l’intime devient politique. Ce « retournement » de l’enveloppe corporelle s’il se conjugue avec le retournement de son environnement conduit à toucher aux conditions de l’oppression. La danse hip-hop a permis de dépasser l’emprise de la peur dans ce retournement entre l’espace intérieur et extérieur. Ce par quoi la ville se refuse à la rencontre et à l’expression, là où les autres détournent le regard, la danse hip-hop en fera le terrain d’une scène improvisée. Ce corps invisible, refoulé, replié, relégué aux périphéries se mit alors à rythmer le cœur des places, là où personne ne l’attend. Cet acte fondamental d’appropriation de son espace vital recompose l’unicité de son parcours de vie.
« Ici je passais mon temps à courir, toujours plus vite, jusqu’à l’épuisement. Après quoi ? Il m’apparaît clairement que cette course était une fuite, j’y laissais ma vie. L’intégralité de mon temps sur des projets, jetés bien au-delà de mon présent. Et la danse, la danse qui m’aura servi d’échappatoire. Noyé dedans. C’était la seule porte qu’on m’avait ici entrouverte, je m’étais engouffré dedans »[6]. C’est le corps qui résiste, le corps qui rend visible, le corps qui transforme l’espace social par le dérèglement de la norme. S’il y a bien un espace où cette confrontation a lieu entre art et pouvoir, c’est l’espace public entre ceux qui pratiquent l’espace et ceux qui veulent contrôler son caractère sauvage, inorganisé, improbable, ingouverné.
La rue est un combat et un défi, le hip-hop en fera un lieu de brassage et une école cherchant à codifier ces aspects les plus guerriers pour en faire un art de l’esquive, utilisant les mouvements d’enchaînement et de répétition de la vie quotidienne. À l’opposé de la danse classique (élancement vertical), la rue abaisse le centre de gravité vers le sol. Au plus bas des dalles et des halls d’immeuble, le béton prend ici le rôle de la terre mère. Par ce renversement, le pivotement des bases, le mouvement tire sa force de la dureté des matériaux et des conditions sociales. Se cogner au ciment cimente. C’est dans cette force structurante que peut naître une conscience collective.
« Nous sommes des morts qui reviennent à la vie et qui doivent sentir qu’ils existent. Une fois dépouillé de ces artifices, il ne reste plus au danseur qu’un corps, qui pourrait être n’importe quel corps. Les artifices qui le recouvraient étaient ceux dont la mode ou la société pensent que nous avons besoin pour nous identifier ou nous différencier de la majorité. Ce que ces “détours” nous permettent de faire, c’est, au travers de la culture, de nous produire nous-mêmes en tant que nouveaux sujets »[7]. C’est une expérience épurée, radicale de soi, de son origine jusqu’à ce que l’on comprenne cette expérience et que l’origine ne soit plus un point du passé, mais de l’avenir. L’identité n’est pas fermée, subie, chosifiée dans des traits culturels assignés au corps. Elle est ouverte, construite, ce que les écrivains de l’antillanité nomment « culture rhizome », c’est-à-dire autre chose qu’une assignation, justement qu’une « chose », mais un danseur, une personne en mouvement et qui met d’autres en mouvement par l’expression d’une recherche.
Le corps n’est pas pensé avant le mouvement, le mouvement développe une pensée du corps. La posture et la gestuelle, la façon de bouger et de se comporter, cet « état du mouvement » nous informe de l’existence de celui qui occupe ce corps, et aussi de la qualité de l’espace social que le corps intériorise, ses contraintes, ses clivages, ses fractures. L’état du mouvement caractérise cette conscience d’être en mouvement dans ces moments particuliers de l’existence qui fait de sa vie une œuvre en rythme avec une pulsation du monde, des situations singulières. Il ne s’agit pas obligatoirement d’une œuvre artistique, c’est d’abord une œuvre humaine, mais dans tous les cas l’expression d’une énigme propre à notre condition d’être inachevé, toujours en devenir, jamais fini.
Ce corps pensant n’est pas élaboré par les mots d’un langage chorégraphique, il crée un espace qui libère le corps des archétypes primitivistes et sexistes (le corps animal) ou idéologiques (le corps du pauvre ou du riche). Le corps dansant est tout aussi physique, lyrique, baroque, poétique et modifie l’expérience d’un art minoritaire ou d’un art des minorités en refusant de se laisser enfermer dans le choix entre assignation ou fuite. Il ne s’agit pas d’être dedans ou en dehors de la société et de ses institutions, mais de créer l’entre-deux pour que puisse émerger un choix. On peut fréquenter les centres chorégraphiques et continuer les entraînements dans la rue, se produire dans les milieux huppés et continuer un travail de conscientisation dans les écoles ou les prisons. Cette capacité d’investir plusieurs niveaux d’accessibilité, plusieurs types de scène, est aussi le propre d’un art populaire[8].
Le premier choix comme acte de résistance est de créer des espaces où le mouvement est possible, d’autant plus nécessaire dans des situations de contrainte ou d’oppression. Le hip-hop expose la vie de ceux qui permettent à l’art d’exister, cette population invisible dont ne parle pas l’art bourgeois. Sinon, à quoi sert l’art, s’il ne peut pas penser cet impensé ? Que disent les corps des assignations et des injonctions auxquelles ils sont soumis ? Cela pose la question de la danse hip-hop comme « spectacle vivant », sa portée et sa signification contemporaines comme forum public et lieu d’une nouvelle grammaire culturelle susceptible de penser autrement le monde.
Si l’art populaire naît du croisement entre l’art et le peuple alors il ne peut exister que comme formes autonome et subversive. Ici réside le malentendu avec la reconnaissance de la danse hip-hop par les institutions culturelles (gouvernement, scènes nationales, conservatoires). L’art populaire semble toujours être défini et évalué en rapport ou en opposition à un art savant immuable, une « excellence artistique ». Ainsi est-il confondu avec un art du divertissement, commercial, de masse ou encore ethnique et folklorique. La prise en compte du hip-hop dans le champ artistique n’échappe pas à cette règle. Or le peuple ne se résume pas à une masse informe de consommateurs ne cherchant qu’à s’amuser (quoiqu’il n’existe jamais totalement de consommation passive et la fête populaire possède aussi une dimension subversive d’un retournement des hiérarchies de classe). Mais surtout ce qui définit le peuple n’est pas une masse, mais une conscience située dans un rapport social et notamment un rapport de production. C’est aussi en cela que l’art populaire est politique et que nous parlons du corps politique de la danse hip-hop où le corps joue ce médium entre démarche réflexive et démarche artistique comme une expérience autant esthétique que politique (ce que Richard Shusterman nomme « soma-esthétique »[9]).
C’est alors qu’apparaît une seconde critique : le caractère utilitaire d’un art social alors que « l’art pour l’art » serait une forme purement désintéressée, dont « la beauté et la valeur sont imperméables à tout besoin et à toute fonction parce qu’ils habitent un domaine de liberté absolue »[10]. Déjà, remarquons que l’art « noble » est sans doute plus dépendant de la commande du pouvoir politique, justement celui de la « noblesse », même si nous sommes aujourd’hui en république. En outre, indiquer une fonction à l’art n’est pas constater une moindre autonomie, mais attester que cette autonomie se créer dans la conscience de son implication en société en dégageant ses propres référentiels en tant que processus artistique et non en tant qu’objet d’art. Le corps de la danse hip-hop en représente un bel exemple. Comme corps pensant et non simple pensée sur le corps, l’expérience somatique est sans doute l’une des plus intense, complète et complexe dans ce qu’elle demande en investissement cognitif, social et politique.
Les chausse-trapes dans la « reconnaissance » d’un art populaire
Le hip-hop a libéré l’art du carcan qui le sépare de la vie. Mais une fois entrée dans le champ de visibilité, décrétée « objet d’art » par l’institution, l’œuvre perd cette force médiatrice et cette énergie salvatrice d’un mouvement indiscipliné, sauvage qui s’invente lui-même. Comme les statues africaines qui meurent une fois séparées du complexe vivant et exposées au musée, l’art hip-hop est devenu objet des expositions sociologiques, esthétiques, économiques.
À peine se termine sa période effervescente des années 80 en France que l’énoncé « cultures urbaines » cherche à le cerner et contrôler les cultures populaires sous prétexte d’accompagner les pratiques de création et de transmission. Elles ne semblent dignes d’intérêt qu’une fois étudiés comme langue morte. Cette « botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture »[11] nous dit l’écrivain et cinéaste Chris Marker qui combattit toutes les formes de colonialisme. Le hip-hop sera accepté et assimilé à l’institution culturelle qu’une fois devenu objet exotique sous le regard averti du milieu de la culture officielle. Sa force subversive est neutralisée dans une conception évolutionniste qui va « de la rue à la scène ». Il troque son autonomie pour une apparente reconnaissance qui le piège dans une double assignation néocoloniale : ethnique et paternaliste. On dira alors des artistes qu’ils sont « issus du hip-hop » comme l’on dirait des peuplades des contrées éloignées devant répondre à l’injonction de s’ouvrir et de se mélanger pour se civiliser. Donc les chorégraphes hip-hop reçoivent l’injonction se mélanger au théâtre contemporain pour monter sur scène. Mais cela fait longtemps que la danse contemporaine dans sa forme instituée labellisée a perdu sa promesse émancipatrice, « un projet dont la faillite accompagne la fin des avant-gardes historiques et l’échec du projet révolutionnaire »[12]. Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du spectacle.
Cette manière de qualifier les compagnies de danse comme « issues de » voudrait signifier que le hip-hop n’est qu’une catégorie intermédiaire vers l’accession à la « véritable danse » et opère une distinction entre art mineur et art majeur. Cette assignation esthétique à un point d’origine (sociale et territoriale) conduit à une explication du travail artistique avant sa réception publique. C’est pourtant au public de juger cette fonction de l’art qui est de nous éclairer sur la complexité d’une réalité en mouvement, de nous faire accéder à une vision intelligente de notre rapport au monde. Mais les arts populaires seront rarement considérés comme « beaux-arts » parce qu’en « qualifiant d’esthétique le jugement du goût et l’expérience du beau et du sublime, les théoriciens ont aussi essayé de développer et de réformer ces expériences dans certaines directions »[13].
La catégorie « cultures urbaines » correspond donc à partir du milieu des années 90 à la concomitance entre la phase de professionnalisation du hip-hop et son apparition comme objet d’étude dans une volonté de contrôle à la fois symbolique, esthétique et économique de la production des formes populaires. Le rangement du hip-hop dans un champ d’activités « raisonnables » restreint sa capacité à poser des alternatives. De fait, l’énoncé cultures urbaines n’a pas produit de s’avoirs fondamentalement nouveaux. Mais ce n’était pas son but, puisqu’une labélisation officielle permet avant tout de dégager des lignes de financement en y catégorisant des projets. En résumé, il ne s’agit pas de transformer la société, mais de répondre à des finalités stratégiques sectorielles pour les professionnels du champ artistique, les opérateurs et les institutions culturelles.
Les acteurs hip-hop ont pu se laisser piéger par cette injonction paradoxale. Cette vision stratégique selon laquelle il faudrait passer par l’institution pour être reconnu, tout en refusant le processus d’académisation, ne peut amener qu’à une impasse. Pris dans une double posture contradictoire entre la « rue et l’institution », le message hip-hop s’efface ou se brouille, tiraillé entre la revendication d’un mouvement vivant subversif et le besoin statutaire et économique d’une légitimation par le milieu institutionnel de l’art ou de la jeunesse. Une analyse non plus stratégique, mais politique, permettrait de séparer académisation et institutionnalisation. Le hip-hop peut très bien rester une forme autonome établissant des partenariats sans s’épuiser dans une collaboration institutionnelle, et d’un autre côté assumer le processus selon lequel la forme académique n’est pas la fin d’une culture vivante, mais sa transmutation universalisée, c’est-à-dire la possibilité pour chacun d’y accéder, de s’y reconnaître et de se l’approprier.
La professionnalisation des compagnies de danse a permis une certaine visibilité sur le plan institutionnel, mais pas vraiment amélioré une lisibilité en termes d’enjeux. Le hip-hop n’est pas compris comme un art total. Son autonomie est relative et dépend d’autres couches socioprofessionnelles. Autrement dit, le corps hip-hop fondamentalement politique, une fois mis en scène n’a pas fait émerger une dimension politique malgré le succès, l’influence esthétique et la renommée de plusieurs chorégraphes qui tiennent aujourd’hui des scènes nationales. Le « spectacle vivant » devrait avoir une portée et une signification contemporaine comme forum public et lieu de constitution de nouveaux référentiels esthétiques. Le hip-hop a-t-il instauré un « nouveau théâtre » qui aurait permis de réconcilier une pensée politique de la culture (cette France plurielle qui appelait à une autre citoyenneté) et une politique culturelle (concevoir un travail de la culture comme ressources d’un développement humain et territorial) ?
Observons le contraire, les « cultures urbaines », le « street-art » et autres « arts de la rue » sont instrumentalisés pour rendre les territoires « plus attractifs » et renforcer une économie touristique (la France est la première destination des touristes dans le monde et génère un chiffre d’affaires de 42,5 milliards de dollars). Cette politique légitime une idéologie de la « reconquête » des territoires populaires, réduisant les rares espaces qui permettaient encore à la ville de respirer. C’est une « grande entreprise d’uniformisation urbaine, de cadrage des usages dans l’espace public et de gentrification de quartiers populaires »[14]. Cette autre technologie du pouvoir est apparemment moins répressive, mais tout aussi efficace pour évacuer les indésirables de l’espace public et fabriquer des corps dociles, cette obéissance étant nécessaire pour majorer les forces du corps en termes d’utilité économique.
Mais tout processus d’oppression génère sa culture de résistance. Les luttes se réinventent à l’aune du changement des rapports de production. À partir des années 2000, beaucoup de danseurs hip-hop, déçus par cette assimilation institutionnelle et cette marchandisation de l’espace se tournèrent vers l’économie des « battles », scène ouverte d’une compétition entre individus et groupes de même style de danse, réglementée par les pairs. L’arrivée de la culture numérique et des réseaux sociaux favorisa cette économie, mais aussi son conformisme inhérent à la logique de compétition.
La rue que l’on aurait pu croire délaissée est réappropriée par une nouvelle génération. Un acte libre et gratuit interroge par sa simple existence les dimensions politiques du corps dans l’espace public à l’instar des sessions de Krump, mouvements libres, expressifs, énergiques qui puisent dans les forces telluriques ancestrales et le bitume contemporain. Ce lien originel déjoue l’industrie du spectacle pour rappeler que l’espace public de la rue est le lieu commun de brassage, de confrontation à l’altérité, le laboratoire inépuisable du rythme, de cet état du mouvement entre les hommes et le monde, la forme et le sens, les matériaux et les symboles. Ces méthodes créatives de détournement des espaces et de récupération des matériaux sont une matrice des disciplines hip-hop comme le graffiti[15] rejoint aujourd’hui par d’autres pratiques de « hacking urbain » à l’exemple du parkour[16].
La danse de rue retourne l’enveloppe de la ville permettant comme un Charlie Chaplin ou un Buster Keaton à chaque passant pauvre, opprimé de projeter dans le clochard céleste l’âme révolutionnaire, de dénoncer férocement les conditions de vie, de jouer le facteur de chaos à l’intérieur de l’ordre établi. C’est dans cette veine que des chorégraphes comme Bintou Dembélé, Mehdi Slimani ou Hervé Sika en région parisienne ne cèdent pas à la pression de l’industrie culturelle et des institutions artistiques. Ils puisent dans les multiples rhizomes d’un art populaire, travaillant inlassablement sur cette prise de conscience des rapports de domination dans la mise en relation entre un mouvement du corps et un mouvement culturel, un proto mouvement et un méta mouvement, une médiation de la forme (l’expérience esthétique) et une médiation de l’œuvre (l’expérience artistique).
Ils sont représentatifs d’un art des minorités et ne se satisfont pas d’être une simple « minorité visible ». Ils demandant d’être « minorité active ». ; c’est-à-dire d’occuper un rôle historique central d’orientation de la société jusqu’à maintenant occulté par le récit national officiel. « J’ai travaillé sur les événements d’octobre 61, des Algériens noyés dans la Seine, on était dans le contexte de la guerre d’Algérie. Au-delà de l’horreur, ce qui m’a frappé, c’est l’effacement des mémoires ces corps-là qui ont subi une violence sans précédent dans les rues de Paris, une manifestation la plus réprimée en Europe de l’histoire contemporaine : des milliers de manifestants furent arrêtés, emprisonnés, torturés, des centaines perdirent la vie… Nous avons le devoir de raviver cette mémoire, de le faire de façon apaisée, dépassionnée. Et mon média, je trouve, c’est pour ça que je le danse tous les jours depuis des années, parce que je suis convaincu de ça. Ce média danse, c’est la plus belle porte pour moi pour rendre un corps à ces corps disparus »[17].
La danse n’est pas seulement « performatrice » dans le sens d’un spectacle ou d’un divertissement, elle est aussi « perforatrice » dans le sens d’une arme[18]. C’est en cela que la danse nous invite ou nous engage à avoir une pensée du mouvement. Entre culture vivante où l’enseignement se fait in vivo dans un jeu d’interactions et culture transmise passant par une codification académique, il est important que les acteurs directement concernés, les danseurs et chorégraphes, dégagent une expertise pour traduire cette pensée du mouvement en termes de politiques culturelles, au risque d’être soumis aux logiques aliénantes qui les dépossèdent du sens de leur engagement. Il est symptomatique qu’il n’existe pas après des années de discussion de Diplôme d’État en danse hip-hop et peut-être ne sera-t-il jamais mis en place. Dans une négociation entre les acteurs et les instituons, chacun doit comprendre l’autre dans son fonctionnement et ses objectifs. Ce n’est pas refuser une professionnalisation, mais indiquer que les modes de création, de transmission et de diffusion peuvent emprunter des chemins braconniers et, par conséquent, sa propre façon d’organiser, de classer, de hiérarchiser ses modes de validation et de jugement, distincts de ceux du « monde de l’art » (production, diffusion, consommation, valorisation selon l’ordre établi d’un champ socioprofessionnel)[19].
Pour le hip-hop, l’art est dans le monde et l’œuvre artistique inséparable de la vie, de cet accomplissement du mouvement. Il n’y a pas un saut qualitatif quand le hip-hop se danse dans les cages d’escalier d’immeubles, les dalles du métro, les arrière-salles d’équipements de quartier et quand des chorégraphes explorent une mémoire collective et les conditions de production d’une culture. L’art et le social forment un tout qui dépasse l’opposition catégorielle entre le monde de la rue et le monde de l’art. « En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. L’artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s’il s’est pénétré subjectivement de son contenu social et individuel, que s’il en a fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s’il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur »[20].
Ainsi nous ne pouvons sépare l’expérience et la pensée, l’action et la recherche, le sensible et l’intelligible, car ce serait se couper du rôle de l’expérimentation populaire. C’est le principe d’un art du bricolage[21], du free-style, de l’improvisation, autant de moments privilégiés d’une expérimentation collective, d’une œuvre en mouvement où le processus s’avère aussi important que le résultat auquel il mène, où L’accession à un certain mode d’être, l’emporte sur l’accomplissement d’une œuvre finie. C’est un équilibre vital, tendu, précaire, éphémère…
L’art du bricolage ouvre ainsi le champ à une démarche personnelle et collective qui est créative, imaginative où chacun peut développer sa propre recherche, laisser ses traces, construire ses propres références. Il ne s’agit pas de faire de la réparation sociale ou du traitement social par la culture, mais d’ordonnancer autrement les matériaux de la réalité dans une vision différente du monde et, par ce changement de perspective, de donner une prise sur le monde, particulièrement à ceux que l’on caractérise comme « sans perspective », ceux qui ont connu l’enfermement pénitentiaire, asilaire ou la relégation prolétaire, identitaire, territoriale ou sociale et que l’on « met au rebut ». Ce que nous dit l’artiste bricoleur, c’est que chacun d’entre nous peut être ce travailleur de la culture et, grâce à la métamorphose du commun en création singulière, trouver réponse à ses attentes, atteindre une forme d’expression esthétique universelle.
« Dans le monde du bricolage, “on s’autorise”, c’est différent de la hiérarchie culturelle. On n’a pas de compte à rendre, pas de négociation de création. Ce sont les personnes que l’on rencontre en premier. Ce ne sont pas forcément des marginaux, mais ce sont des gens du peuple ou qui ont un engagement dans le peuple. Je crois que l’on peut fabriquer la société autrement, à travers des rencontres, des actes qui peuvent être considérés sans importance, éphémères, mais dont les effets peuvent être très profonds sur les individus et leur entourage. Les bricoleurs allient cette dimension civique, citoyenne, éthique et esthétique. Il nous faut inventer notre culture, parce que les cadres préétablis sont remis en question. Pour un bricoleur, agir sur le monde est un acte de création, c’est une manière de réaffirmer son existence et d’apporter la preuve de l’apport que peut avoir la culture populaire »[22].
La prise en compte de l’aléatoire dans l’œuvre, le dialogue ou la confrontation avec les matériaux bruts, la préférence du processus intuitif en absence de projet planifié, le refus d’appartenir à une école académique, la valorisation par le détournement des situations déclassées ou reléguées, tout cela devrait être des critères acceptables d’une œuvre artistique. Mais nous avons vu à travers la danse hip-hop que l’autonomie de la production artistique est conditionnée à d’autres critères politiques et économiques.
Dans la perspective d’une « école populaire autonome », il nous faut alors nous emparer du savoir et tous autres matériaux utiles là où ils sont, les diffuser et les partager avec le reste du monde pour s’opposer aux manœuvres de confiscation. Le corps politique de la danse est une guérilla en faveur d’un libre accès à l’espace de cette expérience.
[1] Dembele B. (2018), « Syndrome de l’initié [Les damné.es de la terre »], Cie Rualité.
[2] Sika H. (2017), « Corps pour corps – opéra hip-hop & baroque », Cie Mood/rv6k.
[3] Slimani M. (2018), « “C’Franc” mélange danse hip-hop et chanson française » in le Courrier de l’Atlas.
[4] Bazin H. (2017), « Police des banlieues, contremaître du néo-capitalisme », in blog Médiaprt (https://blogs.mediapart.fr/hugues-bazin/blog/130217/police-des-banlieues-contremaitre-du-neocapitalisme)
[5] Louis E. (2018), « J’ai voulu écrire l’histoire de la destruction d’un corps », in journal en ligne Médiapart, (https://www.mediapart.fr/journal/france/160518/edouard-louis-j-ai-voulu-ecrire-l-histoire-de-la-destruction-d-un-corps)
[6] Slimani M.,(2015) Ecrits, Cie Nomad
[7] Miredin J.H., Bénac-Giroux K., (2017) « Des poncifs aux contre-pieds : les mises en corps des Noirs dans la danse-théâtre », in Tracés. Revue de Sciences humaines.
[8] Bazin H., Bornaz N, Slimani M (2010), « Quels enjeux pour un art et une culture populaire en France ? », in Cahiers de Recherche Sociologique No49, Université du Québec, Athéna Édition
[9] Shusterman R. (2007), Conscience du corps. Pour une soma-esthétique, Éditions de L’Éclat.
[10] Shusterman, R. (2009), « Divertissement et art populaire », in revue Mouvements, 57.
[11] Marker C. (1961), Commentaires, Seuil.
[12] Duve T. (1992), « Fonction critique de l’art ? Examen d’une question », in Bouchindhomme C.et Rochlitz R., L’Art sans compas. Redéfinitions de l’esthétique, Le Cerf.
[13] Shusterman R. [1992], Pragmatist Aesthetics : Living beauty, rethinking art, Basil Blackwell
[14] Gargov P., cité par Gonon A. (2015), « La ville a-t-elle définitivement dompté ses artistes urbains ? », in revue Nectart.
[15] Bazin H. (2005), « L’art d’intervenir dans l’espace public » in Revue Territoires No 457, Adels.
[16] Bazin H. (2014), « Les arpenteurs ouvreurs d’espaces », in revues Arpentages,2, Scènes Obliques.
[17] Slimani M (2017), à propos de la création chorégraphique, “LeS DisParuS”, Cie No MaD
[18] Geduld V.P.(2008), Dance is a weapon : New Dance Group, 1932-1955, Centre National de la Danse.
[19] Becker HS (1982) Art Worlds. London: University of California Press.
[20] Breton A., Rivera D. (1938), Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant, Mexico.
[21] Bazin H. (2016), « Art du bricolage, bricoleurs d’art », in Les cahiers d’Artes, « L’art à l’épreuve du social »,
Presses Universitaires de Bordeaux.
[22] Sika H. (2012), entretien, Cie Mood/rv6k
2018_le-corp-politique-de-la-danse-hiphop_V3.pdf
Version: 2018