16 janvier 2022

Quelles réponses de l’éducation populaire face au social business et l’État néolibéral ?

Par Hugues Bazin

Préface au livre d’André Decamp « Éducation populaire.
Nouvel eldorado des start-up sociales »

En abordant la question des modèles socio-économiques d’une grande fédération d’éducation populaire, l’auteur renvoie aux enjeux des mutations, voire des basculements de la société contemporaine et ce que pourrait être aujourd’hui la place d’autant plus nécessaire d’un projet d’éducation populaire. Il évite le piège où l’économie est souvent réduite à des dispositifs de financement et interroge ainsi le formatage propre à une idéologie technico-économique.

Autrement dit, l’imposition de la vision économique à tous les domaines de l’activité humaine conduit à légitimer et surreprésenter la forme technicienne comme seule modalité d’implication socioprofessionnelle et réciproquement l’intelligence des pratiques réduites à un dispositif technique amène à placer l’activité humaine comme simple variable d’ajustement d’une économie de marché.

L’ouvrage décrit cette quadrature du cercle où logiques technicienne et économique se renforcent mutuellement. On comprendra qu’il ne s’agit pas d’être contre l’apport de la technique ou de l’économie, mais de les réintroduire dans un ensemble systémique susceptible de jouer un contre-pouvoir vis-à-vis du binôme libéralisme/étatisme.

Paradoxalement l’État social a favorisé une professionnalisation des corps intermédiaires introduisant la logique technicienne dans les cœurs de métiers. Cette bureaucratisation (spécialisation, sectorisation, etc.) constitua un cheval de Troie du néolibéralisme destructeur de l’État social en ouvrant à la concurrence de marché tout en imposant verticalement des politiques publiques en partenariat avec le secteur privé.

La part de subvention de fonctionnement dans le financement associatif se réduisit au profit de la logique concurrentielle d’appel à projets qui comme son nom l’indique mal ne supporte plus la cohérence d’un projet d’éducation populaire tout en renforçant le contrôle technocratique des activités. Elle facilite en revanche la financiarisation des politiques publiques.

Ce qui était de l’ordre de l’entraide, de la solidarité, de fraternité est reconfiguré selon un « design social », c’est-à-dire la mise en forme esthétique des pratiques d’intervention censée apporter une plus grande rationalité. Ce qui est important, ce sont les techniques participatives qui deviennent une fin en soi, non la finalité d’un changement social. Cette fabrique du consentement sous couvert de la participation gomme les aspérités conflictuelles incontournables dans l’exercice de la démocratie et le pouvoir d’orienter les choix, au risque pour les plus réfractaires d’avoir leurs financements coupés.

L’usager se transforme en client d’une prestation, un nouveau public à conquérir. Ce déplacement du citoyen en « utilisateur » entre en concordance avec l’évolution d’un capitalisme de plate-forme et une gouvernance par les nombres (numérisation et distribution centralisée) avec des airs de suppression des intermédiaires, de rapport direct avec l’utilisateur, de rationalité et d’économie, créant de nouveaux systèmes de rente et de soumissions. Or un citoyen est quelqu’un qui jouit de droits pleins et entiers alors que l’utilisateur est quelqu’un à qui l’on attribue, temporairement, un certain nombre de permissions, d’autorisations.

Ce que l’auteur précise comme l’idéologie d’un « managérialisme » évacue la question sociale, c’est-à-dire la compréhension de ce qui fait société à travers l’analyse critique des rapports sociaux. L’acteur populaire devient un individu à insérer, la minorité active, un groupe à intégrer selon les normes visant la compétitivité et la modernisation du pays sous l’égide d’un discours républicain contre les risques sécessionnistes ou communautaristes. On se souviendra du dialogue de sourds de la secrétaire d’État à la Jeunesse en octobre 2020 avec des jeunes mobilisés par la Fédération des centres sociaux et socioculturels abordant les questions de religion et laïcité. Insatisfaite de la réalité sociale exposée et des questions posées, la secrétaire d’État imposa pour toute conclusion au débat de chanter La Marseillaise et saisit l’Inspection générale de l’éducation mettant en cause l’encadrement des jeunes.

Un répertoire sémantique vient légitimer cette construction de la réalité selon une conception formelle et technicienne de la citoyenneté au service d’un « intérêt général » : cohésion sociale, mixité sociale, participation des habitants, encapacitation, résilience des territoires, reconquête des territoires perdus de la République, etc. Ces notions qui se veulent opérationnelles permettent en fait « d’agir pour un pouvoir sans penser ce que l’on agit ». C’est néanmoins sur elles que s’effectuent les diagnostics à partir desquels sont définies les orientations politiques. À part diffuser un techno-savoir dans des formations ad hoc et enrichir une cohorte de consultants-évaluateurs, cet opérationalisme se montre incapable de prendre en compte une réalité complexe échappant au découpage sectoriel du réel.

La posture professionnelle ne peut se résumer à celle d’agent d’une structure réduite à l’accomplissement d’une mission, le tout soumis à des critères de performance productive devant générer une « plus-value ». L’engagement socioprofessionnel traduit aussi la possibilité d’être acteur et auteur, c’est-à-dire la faculté d’agir sur ses conditions de travail internes (les modalités de gouvernance de la structure) et externes (les transformations sociales sur le territoire d’inscription de la structure), mais aussi légitimer les savoirs issus de cette expérience comme référentiel pouvant faire évoluer un cœur de métier tout en nourrissant un mouvement créatif et émancipateur chez les populations concernées. Une manière de sortir de la mise en concurrence entre implication professionnelle et militante, savoir technicien et savoir expérientiel, « sachants » et « apprenants ».

Ce référentiel est au cœur du projet de l’éducation populaire en tant que démarche construite d’autonomisation et de conscientisation de l’agir dans son histoire et dans ses conséquences. En d’autres termes, c’est une praxéologie qui permet de structurer la pensée et l’action, de changer ses pratiques et produire un savoir dans un tout qui fait sens. C’est la dimension de la «valeur travail» qui est ici questionnée.

Cela ne peut donc se résumer à un ensemble de « bonnes pratiques » et une addition de compétences qui selon une certaine conception entrepreneuriale devraient répondre aux critères d’évaluation d’un « impact social » et de gains socio-économiques. La conduite managériale pousse à croire qu’il suffit de trouver le bon modèle pour résoudre les problèmes et créer de la « valeur sociale ». La modélisation correspond à un business model industrialisable pour une meilleure rentabilité. C’est un schéma fixé pour être reproductible indépendamment des situations alors qu’un référentiel est un mode de structuration permettant de concevoir ces outils en fonction de chaque situation. La procédure pour y mener est bien différente de la modélisation, elle exige d’entrer dans un processus réflexif des personnes impliquées en situation, non d’appliquer un cadre aux situations.

Une source de la souffrance au travail est liée à cette dissonance cognitive entre la forme (organisation) et le sens (objectif) dans la tentative de formuler un nouveau projet. Calquer un modèle socio-économique sur le milieu de l’entreprise sans prendre en compte cette dimension auto-réflexive reliant la forme et le sens de l’action, c’est mettre aussi bien les professionnels que les militants et les bénévoles dans une injonction paradoxale, perpétuelle source d’épuisement, qui rend ainsi impossible même en pensée une alternative socio-économique. À l’épuisement professionnel s’ajoute donc l’épuisement des corps intermédiaires en tant que rouage historique d’un État social et d’une société démocratique. Effectivement, en complément du système de redistribution, acquis des luttes sociales et de la Résistance, l’État social d’après- guerre s’appuyait sur ce tiers secteur associatif dont l’autonomie relative par rapport à une économie de marché favorisait une participation de la société civile remédiant aux faiblesses d’une démocratie peu représentative et atténuant les méfaits de la nature profondément prédatrice du capitalisme.

L’auteur souligne comment l’avènement du néolibéralisme en tant qu’idéologie totale, légitime le passage du capitalisme industriel au capitalisme cognitif et de l’État social à l’État managérial. Le milieu associatif perd sa relative autonomie pour devenir simple courroie de transmission. L’État change son rôle d’arbitre régulateur en agent entrepreneur s’immisçant dans tous les secteurs d’activité. En même temps que se transforme le capitalisme, ce n’est plus simplement la force de travail, mais toutes les activités de la personne qui devient source d’exploitation.

Ce capitalisme d’activité génère une confusion entre sphères intime et professionnelle, secteurs privé et public avec une injonction d’ajustement continuelle aux bouleversements socio-économiques. Chacun est renvoyé à la responsabilité individuelle de gérer ses conditions d’existence. Le succès de la notion de « résilience » est symptomatique de cette manipulation qui transpose un processus psychologique du microsocial vers le macrosocial pour justifier des orientations économiques avant tout idéologiques. De même la notion de crise est devenue un mode explicatif comme phénomène permanent pour mieux faire accepter la thérapie de choc propre aux mutations du capitalisme détruisant un modèle pour en asseoir un nouveau.

Il ne s’agit plus d’être acteur de changement, mais de s’adapter au changement. On comprendra alors que le principe d’innovation en tant que dépassement, retournement et détournement des normes anciennes peut tout autant apporter une sécurité qu’une insécurité sociale et économique. La « disruption » de la « start-up nation » commence par la précarisation des statuts avec l’auto-entrepreneuriat « créatif » comme nouveau masque de la subordination et du creusement des inégalités.

Si la ZAD et la start-up peuvent être considérées l’une comme l’autre comme une expérimentation socio-économique, la transgression des normes sera d’un côté réprimée ou marginalisée et de l’autre valorisée et exemplarisée sans être pour autant au service du bien commun. Nous pouvons tout autrement concevoir une innovation sociale dans le sens de l’éducation populaire comme réponse aux besoins fondamentaux par l’émancipation collective et le pouvoir de transformation sociale des couches populaires. Cela passe par la conquête d’un espace économique et politique autonome.

L’auteur remarque que le « tiers secteur » n’est pas en capacité d’incarner ce rôle sous l’emprise de l’injonction technico-économique. L’économie sociale et solidaire sous les coups de boutoir d’un entrepreneuriat social n’échappe pas aux logiques de gestion et de marché. Elle se révèle plus comme une construction sectorielle que comme une alternative démocratique au capitalisme. La dimension d’une économie populaire, du don ou de la réciprocité lorsqu’elle est prise en compte, ne dépasse pas le stade de micro-réalisations. Les modalités de subvention ne vont pas en soutien d’organisation économique « sans croissance » orienté par le bien commun empruntant des voies non institutionnelles.

De « nouveaux » dispositifs transversaux aux territoires comme les « tiers lieux » n’échappent pas à cette indétermination ambivalente, tantôt cantonner à la marge, tantôt servant de caution au système néolibéral du « social business » comme panacée d’un « développement durable ».

Un aspect original de l’ouvrage est de resituer les enjeux de l’éducation populaire dans un contexte européen qui aurait pu représenter une dimension alternative. Or c’est la logique néoli-bérale qui s’est imposée par le traité de Maastricht en 1993 contre l’assentiment populaire référendaire en 2005 consacrant une fracture qui traverse aujourd’hui l’ensemble des courants politiques de gauche comme de droite entre un bloc bourgeois partisan des réformes néolibérales soutenues par les institutions européennes et un bloc populaire réfractaire et anti-européen. Cela a conduit à restructurer l’offre politique nationale entre un « extrême centre » ultralibéral captant les anciennes forces libérales de droite et de gauche et de part et d’autre, des pôles souverainistes captant d’un côté la gauche nationaliste et de l’autre les forces réactionnaires poujadistes et xénophobes.

Si nous sortons de la chosification d’un « peuple », nous sommes renvoyés à une double interrogation : quelle réalité prend aujourd’hui la notion de « populaire » et à quels enjeux/projets de société renvoie-t-elle ? Ce bouleversement du champ politique n’est donc pas sans conséquence sur le projet de l’éducation populaire.

Les acteurs populaires peuvent se définir par leur capacité d’analyse des formes de domination et la constitution de minorités actives susceptibles d’orienter le champ historique des rapports sociaux. Quelle figure prendraient-ils aujourd’hui selon quelle organisation de l’espace socio-politique ? Un mouvement associationniste peut-il encore placer au centre la société civile comme acteur politique et économique ? Ce sont bien les questions ouvertes auxquelles renvoie cet ouvrage.

Les derniers mouvements sociaux attestent d’une reconfiguration. L’ampleur du mouvement des gilets jaunes est à la hauteur de la déstructuration et de la délégitimation des corps intermédiaires. Ils mobilisèrent de nouveaux espaces intermédiaires autoorganisés de socialisation et de formation symbolisés notamment par les ronds-points. À l’instar de ce que fut le mouvement ouvrier à travers les maisons du peuple, c’est bien le rôle des centralités populaires d’ouvrir des lieux publics de croisement des savoirs et de délibération répondant à l’exigence d’un espace autonome de la pensée et de l’action.

Qu’est-ce qui pourrait former aujourd’hui une centralité populaire face à l’hypercentre néolibéral ? C’est sans doute l’un des principaux défis de l’éducation populaire aujourd’hui, notamment des centres sociaux dans leur rapport au territoire que de dessiner une autre géographie sociale des espaces du commun, celle qui est sous les radars des observatoires, qui n’est pas cartographiée par les institutions, qui échappe au quadrillage du techno-pouvoir et dont les éruptions sociales surprennent toujours.

Car les acteurs concernés n’ont pas attendu pour tirer des leçons de leurs expériences, dresser des ponts entre les disciplines, convoquer les différents savoirs. Les réponses aux bouleversements actuels sont ici en situation, mais elles sont rarement validées dans leurs qualités de contre-expertise et les personnes qui les portent guère légitimées pour les porter.

Quelle est alors la bonne échelle pour accompagner ces surgissements, développer un nouvel imaginaire de la société, s’appuyer sur les écosystèmes propres aux tiers paysages, terre d’accueil d’une diversité rétive à l’emprise fonctionnelle ?

La dimension européenne pourrait être interpellée autrement pour dépasser l’opposition entre État-nation et fédéralisme transnational tandis que prospèrent dans cet entre-deux les groupes d’intérêt et les lobbies sectoriels. Ce serait renforcer le poids politique des régions qui auraient un réel pouvoir dans l’accompagnement des expérimentations sociales émergentes qui prennent des risques hors cadre réglementaire pour répondre aux besoins des populations. Ce qui permettrait ensuite de les valider et de les légaliser comme innovation sociale, et faire évoluer ainsi les fonctionnements institutionnels et leurs cadres juridiques.

Ce « droit à l’expérimentation » fait partie des quatre conditions pour l’ouverture de ce que nous appelons un « tiers espace » à côté de l’accueil inconditionnel, l’intersection des savoirs et l’ auto-missionnement. Dans le rapport autonomie vs hétéronomie, c’est un processus instituant à partir des normes validées en situation dans l’aller-retour entre implication et réflexion vs les dispositifs institutionnels de savoir-pouvoir conçus selon des normes extérieures. Que l’on vienne du milieu militant ou professionnel, de l’action ou de la recherche, les tiers espaces légitiment la position d’acteurs-chercheurs et leurs stratégies de rapports de force. Ils dressent une continuité entre la négociation d’espaces réflexifs autonomes au sein des structures et l’instauration de lieux publics de délibération politique.

L’ouvrage conclut judicieusement sur cette dimension des tiers espaces qui pourraient façonner de nouvelles centralités populaires, lieux possibles d’une recherche-action dans le prolongement appliqué d’une praxéologie que nous évoquions. Autrement dit, nous ne pouvons pas transformer l’action sans transformer le discours et réciproquement.

On ne peut comprendre la complexité du monde sans récit. Face au storytelling du pouvoir qui indexe le progrès social à une croissance et un productivisme insatiable existe une autre manière de donner sens à un récit collectif au cœur des luttes sociales et des processus d’émancipation. C’est là où les associations d’éducation populaire retrouvent le sens d’un compagnonnage tout au long de la vie dans sa double acception formative et solidaire.

En regard des bouleversements écologiques majeurs qui vont se jouer ces prochaines années, les tiers espaces replacent l’humain dans la complexité du vivant qui n’est plus considéré comme une « ressource » à exploiter, mais comme un bien commun à partager.


Ref biblio : Hugues Bazin, préface à André Decamp, « Éducation populaire. Nouvel eldorado des start-up sociales », éditions  Libre & Solidaire, 2021, pp.7-16.

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