Quand les espaces populaires font archipel

Hugues Bazin, Texte d’intervention le 12 novembre 2024, Paris 18^e, à l’occasion des 25 ans du groupe Paroles Parents de la Goutte d’or

A l’exemple du groupe Paroles Parents de la Goutte d’Or, les centralités populaires sont un bien immatériel de l’humanité. Ils se propagent en îlots comme des archipels.

Un grand merci pour cette invitation et grand plaisir de retrouver ce soir les acteurs du groupe Paroles Parents de la Goutte d’Or après avoir participé dans cette même salle FGO-Barbara il y a deux ans jour pour jour à la présentation du livre qui retrace cette très forte expérience et dont j’ai eu l’honneur d’écrire la préface[1].

Et, il y a un an tout juste, bravant la nuit d’hiver, Lydie Quentin[2] et deux mamans de la Goutte d’Or, Elide Charles et Houda Benomrane s’étaient déplacées à l’autre bout de l’Île-de-France, à Limay où j’étais en mission[3], près de Mantes-la-Jolie, pour rencontrer un groupe Paroles Parents. Un espace directement inspiré de l’expérience de la Goutte d’or.

De cette façon, les espaces se propagent entre les territoires et entre les générations, traversant les frontières comme les îlots perlés d’un archipel d’humanité, dessinant une géographie sociale qui n’apparaît sur aucune carte. Ainsi l’écrivait Georges Pérec, « vivre, c’est aller d’espace en essayant de se cogner le moins possible ».

Le temps s’écoule, mais les espaces restent. C’est parce qu’il y a ces espaces populaires de rencontres et d’échanges qu’une transmission est possible entre les personnes. Comme ce soir où nous nous retrouvons dans cette salle où se croisent de multiples parcours de vie et ce croisement n’est possible que s’il y a un espace pour l’accueillir.

L’espace et le temps sont d’évidence inséparables. On ne peut trouver le temps si on ne crée pas l’espace et réciproquement. Mais ce ne sont pas n’importe quels espaces-temps. Ils doivent contenir les conditions de leur autonomie. Ce sont des espaces-temps « libérés » ; libérés des contraintes de la vie quotidienne, des conditions de travail, des rapports d’exploration, de domination.

Comme le groupe Paroles Parents, c’est un espace-temps où l’on peut venir, quels que soient son origine et son parcours, s’exprimer librement, et ainsi créer les conditions d’un croisement des savoirs, d’une analyse d’expérience, d’une autoformation réciproque, d’une intelligence collective.

À l’époque du Front populaire, on appelait ces espaces « Maisons du peuple ». C’étaient des espaces où notamment la classe ouvrière pouvait se retrouver, renforcer une solidarité en termes de sécurité sociale et alimentaire et dans le même temps contribuer à une production de savoir au service d’une émancipation collective et d’une transformation sociale.

Cette manière de relier droits sociaux et droits aux savoirs constitue les fondements de tous les mouvements et cultures populaires. C’est un patrimoine immatériel commun à l’humanité. C’est en cela que l’expérience de la Goutte d’or n’est pas seulement celle d’un quartier, elle est universelle.

Aujourd’hui, les anciennes Maisons du peuple sont vendues à la découpe au plus offrant, au profit d’opérations immobilières et de la marchandisation des quartiers populaires. Selon les critères de l’économie capitaliste, on appelle cela développer « l’attractivité des territoires ».

Mais, la véritable attractivité, celle qui nous éclaire et nous guide, où nous prenons plaisir à se rencontrer et à échanger, ce sont ces centralités populaires, à l’exemple de l’espace ouvert par le groupe Paroles Parents depuis 25 ans. Il joue un rôle de référence pour investir des lieux, inventer des configurations. Ainsi se créent de nouveaux tiers-espaces[4].

Ce que nous apprend le groupe parole, c’est qu’il ne peut avoir de pensée sans action et d’action sans pensée. Pour changer ces conditions de vie, développer des stratégies, déjà s’entraider, il faut créer les conditions de pouvoir en parler.

Les outils de cette libération, ce sont les mots, la parole, l’écriture (sous ces différentes formes, orales, livresques, audiovisuelles). Pour paraphraser Kafka, les paroles, les écritures sont la hache pour briser la glace qui nous enserre et nous enferme.

[1] Préface à Paroles de parents, le pouvoir d’agir ensemble, Champ social éditions, 2020.

[2] Directrice de l’association Les Enfants de la Goutte D’Or

[3] Site web de la recheche-action

[4] Hugues Bazin, Pour de nouvelles centralités populaires, Libération du 14/03/22