Présentation
Cette partie présentation est la synthèse d’un entretien réalisé entre l’équipe associative et le laboratoire de recherche (LISRA) le second semestre 2018.
L’association Des Lendemains Qui Chantent, née en 2002, a permis la création d’une Salle des Musiques Actuelles à Tulle en 2004. Elle défend un projet artistique et culturel basé sur la promotion des musiques actuelles au travers de toutes ses composantes (pratique amateur, artistes professionnels, pluralités d’esthétiques).
Depuis sa création l’association est passée d’une logique de programmation culturelle à une logique d’ancrage territorial. Par exemple, nous avons choisi de monter un poste sur le partenariat artistique, qui n’est pas un « programmateur » avec une vision verticale et prescriptive de l’art. Notre métier consiste donc à faire de la transformation sociale par le biais de la musique. Avec le temps, le projet de l’association s’est ouvert sur l’extérieur, puisqu’il y a moins de concerts entre les murs de la salle, et davantage d’activités avec le public scolaire, le milieu carcéral, l’hôpital de jour et plus généralement, les jeunes.
En termes d’organisation du travail de l’équipe salariée, chacun est responsable de son activité et s’autogère, sans directive, même s’il y a des fiches de poste précises. Il y a une autonomie sur l’organisation du travail, les gens sont à peu près libres de venir à l’heure qu’ils veulent, les jours qu’ils veulent, sauf quelques impératifs pour les jours de concert. C’est important qu’il y ait un accord entre ce en quoi l’équipe croit, ses valeurs, et ce qu’elle fait au quotidien.
La bienveillance entre nous passe par la façon de se parler, d’être, d’échanger ensemble. Pouvoir nous questionner, remettre nos pratiques en question, faire deux séminaires par an avec l’équipe et les membres du bureau, puis avoir une démarche souvent très collective, permet une certaine posture réflexive. Mais pour vraiment percevoir comment nos actions donnent plus de liberté, de capabilité et de responsabilité aux gens, nous aurions besoin de plus de temps pour pratiquer cette démarche réflexive.
Cette réflexivité est nécessaire, car l’association se sent dépositaire de sa capacité à intervenir sur l’intérêt général. Elle porte une responsabilité sociétale. Par exemple nous avons des réflexions sur la question hôtelière sur Tulle, sur le magasin de musique qui ferme dans la rue piétonne, sur les emplois associatifs menacés dans la région et plus largement sur le maintien des services en milieu rural. Nous avons un besoin de reconnaissance politique, notamment avec les instances régionales qui sont très focalisées sur leurs métropoles (Bordeaux). La recomposition régionale induit une recentralisation des politiques.
Ainsi des questions de mutualisation émergent localement, notamment avec la fin des emplois associatifs régionaux qui s’arrêtent en 2020. Nous pourrions nous organiser et travailler ensemble, pour mettre tout en commun. Avec un tel rapport de force, il serait plus difficile pour la région de supprimer des emplois. L’enjeu local est donc de réfléchir à plusieurs associations pour être en capacité de survivre après la fin de ces aides ou, de s’organiser pour qu’elles continuent.
Problématisation
Cette partie propose de faire émerger des problématiques transversales à partir de l’analyse de l’entretien par l’équipe de recherche en dialogue avec la démarche réflexive engagée par les acteurs associatifs.
Passer d’une logique de « murs » à une logique « d’espaces »
Travailler « hors les murs » et déployer l’activité dans une localité demande de penser le « territoire » de l’intérieur, là où habituellement il est défini par l’extérieur (politiques privées ou publiques d’aménagement du territoire). Qu’est-ce qui structure le territoire autrement que les politiques descendantes habituelles ? Quelle construction sociale des pratiques fait réellement le territoire de l’intérieur ? Pour qu’il y ait territoire, il faut des gens qui y habitent, qui y agissent et tirent une expérience de leur mode de vie. Où cette expérience trouve-t-elle à se dire, s’écrire, s’entendre, se transmettre ? Comment le territoire est-il habité ? Agit ?
Pour qu’une force émergente apparaisse depuis un territoire, il est nécessaire qu’elle se saisisse de ressources. Dans quelle mesure l’association (Des Lendemains Qui Chantent et plus généralement les associations JEP) peut apparaître comme un lieu ressource (et de passage) pour cette organisation émergente, sans pour autant devenir le centre d’un nouveau « projet » ?
La question de la localité et de son organisation politique pousse à penser l’activité de l’association autrement que par sa logique sectorielle habituelle. La filière des musiques actuelles s’est constituée comme un secteur à même de défendre ses intérêts. Or, la localité amène une tout autre lecture, davantage transversale, de l’activité associative, qui ne saurait tenir dans le cadre corporatif des musiques actuelles. Qu’est-ce qui fait un lieu comme une salle de concert ? Quels liens cette salle construit-elle, au-delà du secteur culturel, avec la localité ? Est-ce uniquement un lieu de diffusion musicale, un lieu de fête, un lieu d’écoute dont on essaye d’ouvrir au mieux les portes en vertu de « l’accès à la culture » ? D’une certaine manière, l’association, jusque dans ses murs, ne se fait-elle pas déborder (ou occuper) par le territoire et ses problématiques ? Ouvrir ces questions est une manière de penser les enjeux de la culture en termes d’émergences locales, plutôt qu’en termes de diffusion, d’accès ou de public. Cela nécessite d’articuler la logique sectorielle des musiques actuelles et la transversalité culturelle et politique qui émerge du territoire.
Articuler la logique de « projets » et le « processus »
La pratique du Conseil d’Administration de l’association ainsi que celle des séminaires de l’équipe salariée, tout autant que les réflexions sur l’utilité sociale des actions de l’association, montrent le désir d’ouvrir, en interne, des espaces de réflexivité. Il y a donc un processus réflexif à l’œuvre, moins visible que le projet de l’association. Comment rendre ce processus visible ? Quelles traces sont laissées par ces travaux ? En interne, mettre en visibilité ce processus serait déjà une manière pour l’équipe d’avoir une meilleure prise sur lui. Ce serait une façon de mettre en patrimoine vivant une culture et des pratiques associatives pour mieux les transmettre, et laisser la possibilité à d’autres acteurs locaux de se les approprier, de les agencer autrement, dans d’autres organisations. Donner à voir le processus réflexif qui habite et structure une association, c’est aussi un moyen de faire « commun », sur la question sociale, organisationnelle et humaine (et pas uniquement économique ou salariale).
Ce travail est déjà entamé par l’association qui élabore une socio-histoire (« Mémoires Electriques ») des pratiques musicales du département. Qu’est-ce qui fait une histoire collective ? Et comment se la réapproprier ? Il s’agit alors de comprendre l’importance d’un processus dans la durée, alors que la logique de projet s’inscrit dans un rapport court et gomme cette histoire collective en se « projetant » continuellement. Or il peut y avoir de l’avenir dans ce travail sur le passé, sur l’histoire, qui est rarement écrite.
Le travail de la culture pourrait donc être ce processus agissant et structurant (travailler sa propre culture, individuelle et collective, et comprendre aussi en quoi notre culture nous travaille) au-delà du secteur culturel, qui envisage la culture en tant que culture légitime, à démocratiser. Ainsi le développement culturel pourrait être envisagé comme ce qui permet de ne pas séparer la dimension artistique de la dimension sociale, en les inscrivant dans un processus de transformation.
De l’organisation de l’activité en interne à la mutualisation
L’organisation du travail comme autogestion partagée demande la conscience collective d’un projet fort qui relie les démarches individuelles. Autrement dit, comment mettre en accord ces valeurs avec les conditions de son implication au quotidien ? Et quel est l’espace où l’on peut exprimer cette tension pour qu’elle ne devienne pas un épuisement, entre son projet professionnel (ou plus largement, les formes de vie) et le projet de l’association ? Cela demande de s’inscrire dans un rapport au temps qui n’est pas uniquement celui de l’opportunité économique ou de projet, mais celui de la durée avec un tempo moins épuisant, permettant que la discussion s’installe. Ainsi, la stabilisation de l’équipe qui s’opère depuis plusieurs années dans l’association est une manière de sortir d’un rapport court au temps et de s’inscrire dans un processus long où chacun peut développer sa cohérence et trouver son équilibre prenant en compte l’entièreté de son engagement.
L’association mentionne une forme d’écoute et de bienveillance dans l’équipe. Comment ouvrir l’espace qui correspondrait à ces pratiques, pour permettre à chacun de prendre le risque de faire un pas de côté, de sortir de sa position d’agent de l’association et pour devenir acteur et auteur dans son engagement associatif ? Autrement dit, comment articuler une organisation formelle et opérationnelle de l’activité, avec un espace réflexif interne permettant à chacun d’expérimenter individuellement et collectivement, afin de faire jouer (ou jouer avec) le cadre formel de la structure ?
La démarche du séminaire permet de mieux comprendre et de partager des pratiques ou des problématiques. Dans quelle mesure permet-elle d’interroger l’extériorité ? Par exemple la contrainte économique et son corollaire, la contrainte temporelle ? Quelle prise peut-on avoir sur ces contraintes extérieures ? Comment l’espace de réflexivité peut permettre d’être transformateur de réalités sociales, aussi intérieures, qu’extérieures aux structures ?
Ainsi l’association souhaite avoir prise sur les contraintes extérieures (économie, politique régionale…), notamment en pensant la mutualisation et la mise en commun de moyens avec d’autres sur le territoire. C’est une manière de dépasser la tactique individuelle de chaque structure qui s’inscrit dans une logique de survie, pour aller vers une forme collective qui s’inscrit dans une logique de développement d’espaces du commun. Cela implique de définir quelles sont les ressources communes vitales, qu’est-ce qui fait commun, quelle instance de gouvernance collective pour les gérer, comment les partager et les redistribuer sur le territoire. Constituer une puissance commune, en articulation et en dépassement des caractéristiques sectorielles, culturelles ou professionnelles différentes, est une manière de renouer avec la dimension transformative de l’éducation populaire.
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