Qui le sait, qui s’en soucie, qui s’en occupe ?
Comment accompagner les travailleurs immigrés qui vieillissent en foyer ? Une question nouvelle pour les décideurs et les praticiens du social écartelés entre les rôles de gestionnaire et ceux de médiateur culturel.
Initialement, projet d’émigration et projet de retour se confondent ; l’émigration est rarement envisagée comme définitive. En effet, la présence de l’immigré et , corrélativement, l’absence de l’émigré n’a de sens pour l’intéressé lui-même, pour la société d’émigration et la société d’immigration que si elle s’effectue sur le mode du provisoire. Or, les conditions de vie et de travail de l’immigré conduisent à une prolongation de son séjour qui, de provisoire, tend à devenir permanent.
Plus le contact avec la société d’immigration se prolonge et s’intensifie, plus la rupture avec la société d’origine est physique et spatiale.
Le retour devient alors difficile. Selon leur expérience migratoire, leur histoire de vie, leurs trajectoires sociales, culturelle, économique et familiale, certains immigrés s’installent, malgré eux, définitivement en France et les célibataires restent en foyers. Parfois, ils maintiennent (tant que leur santé le leur permet) l’illusion d’un retour concrétisée par de brefs voyages entre ici et là-bas. Les transformations de la personnalité de l’immigré qui se traduisent par l’habitude de la vie en France, la dissolution des liens familiaux ainsi que l’échec du projet économique, sont des faits incontestables qui déterminent les résidents de foyer à rester lorsqu’ils vieillissent.
En effet, le non-retour n’est que rarement l’expression d’un choix, mais il est vécu par l’immigré comme le résultat d’un destin inéluctable, d’une fatalité.
L’ÉPREUVE DES FAITS
Sur les 140 000 lits disponibles en foyers et compte tenu de l’absence de statistique fiable sur l’âge des résidents, on considère communément que 20 à 30 % de la population des foyers est en situation de vieillissement ou de non-activité professionnelle due à l’âge ou au handicap. Soit 28000 à 42000 résidents. Certains établissements sont occupés exclusivement par des maghrébins vieillissants. Il sont, peu à peu, transformés en hotels d’immigrés non-productifs.
Cependant, il ne faut pas confondre « retraite » et « résidents vieillissant ». Un très petit nombre d’entre eux ont cotisé suffisamment pour jouir d’une retraite. Le phénomène migratoire de masse était encore trop jeune (1960-1974) pour évoquer sociologiquement un phénomène de retraite. Par contre, l’ensemble de cette population a subi un processus accéléré de vieillissement facilement repérable dans les relations que l’on peut entretenir avec n’importe quel immigré présent en métropole.
L’isolement, le déracinement, l’analphabétisme, le manque de suivi médical, les accidents ou incidents de travail répétés, de forts investissements physiques entre 30 et 40 ans, l’absence de vie relationnelle stable, de vie familiale, les difficultés d’adaption alimentaire, la précarité du logement, concourent une déshumanisation lente de l’individu et donc, à une accélération du processus de vieillissement physique et psychologique. On observe aisément dans les foyers, des résidents entre 40 et 55 ans, errant de la cuisine à la chambre, de la chambre à la salle de prière. Ils vont dos vouté, à petits pas, regard flou et sourire triste, traîner entre deux missions d’intérim, rendez-vous à l’hopital, etc.
A force d’être stigmatisé, l’individu se renferme sur lui-même, il communique difficilement avec ses compatriotes, s’enferme dans un état de dépendance. Ces hommes vivotent de pensions d’invalidité, RMI, allocations spécifiques dépassant rarement un SMIC. Une fois leur situation proche de la vacuité, ils décèdent à l’hopital dans l’indifférence générale.
Situation inadmissible au pays des droits de l’homme. Il convient d’examiner préciséments ces faits et les solutions raisonnables à envisager.
L’observation attentive des situations des résidents vieillissant en foyer, fait apparaître l’ambiguïté de notre système d’accueil. Ces établissements conçus pour être des lieux de transition, des sas entre accueil et assimilation, deviennent des Iieux d’arrêt définitifs du processus d’insertion. En conséquence, il paraît opportun d’analyser et de proposer des solutions entre immigration et insertion. Ce phénomène grave de vieillissement prématuré semblable à celui qu’ont connu certains soldats au retour de la première et de la seconde guerre mondiale, apparaît d’autant plus crucial que si dans les années à venir, rien n’est entrepris, c’est la quasi-totalité des 140 000 résidents qui sera atteinte de vieillissement précoce, dans les 660 foyers de travailleurs migrants du territoire.
UN PHÉNOMÈNE NOUVEAU
En France, il s’agit d’un phénomène nouveau. Quelle démarche adopter en la circonstance ? Le retour au pays semblait une solution satisfaisante, mais il n’avait de sens que conjugé avec une certaine promotion sociale et la constitution d’un pécule, la construction d’une maison pour « ses vieux jours subvenir au besoin de sa famille restée au pays, etc. Or, les conditions de vie et de travail de l’immigré ne lui donnent que peu de chance de réussir : les accidents de travail, maladies professionnelles (notamment dans le secteur du nucléaire, de la sidérurgie, du bâtiment), les licenciements économiques touchent plus fréquemment les travailleurs étrangers occupant majoritairement des emplois peu qualifiés.
Parti pour s’enrichir, il ne peut revenir les mains vides, ce qui révèlerait à tous l’échec de son entreprise avec la honte qui accompagne le sentiment d’avoir gâché sa vie. Cette situation lui serait rapidement insupportable. Alors il rompt avec sa famille, il ne s’accorde que de brefs voyages où, pendant quelques jours, il peut offrir des cadeaux, embrasser les siens et vite repartir en France.
L’habitude de vivre en France, la longueur du séjour, l’impossible retour, destabilisent les cadres spatiaux, et socioculturels d’origine qui sont des référents identitaires essentiels. L’absence physique des premiers moments se transforme inévitablement en vide culturel car cette déculturation observable chez l’immigré n’implique pas toujours pour autant l’acquisition d’un mode de vie français.
En général, les liens avec la communauté d’origine et la société d’émigration s’altèrent. Il faudrait être présent ici sans être absent là-bas…11s deviennent ainsi des étrangers dans leur propre pays, sans appartenance culturelle puisqu’ils ne sont plus en prise avec la réalité quotidienne, qu’il n’y participent plus.
En lien avec cette rupture sociale et culturelle, la rupture familiale est la conséquence des absences répétées du chef de famille. Le migrant délègue son autorité à son épouse, en échange de quoi il subviendra « largement » au confort de la famille. Ce transfert d’autorité pose de réels problèmes dans certains pays où passer du pouvoir des père à celui des mères modifie sensiblement la vie sociale. C’est parfois un frère ou un beau-frère, voire un fils aîné qui prend la cellule familiale sous son autorité, au nom de valeurs culturelles et religieuses à sauvegarder. En outre, les enfants restés au pays grandissent en l’absence de père. Si la communauté ne prend pas le relai, les conflits entre générations ne sont plus gérés comme ils l’étaient et la rupture est là, également dans la transmission des valeurs.
Après 1520 ans de travail en France, les immigrés maghrébins que nous avons vu vieillir en foyer, ont souvent perdu le sens même de leur expatriation. Leur famille qui ont pris d’autres orientations de vie, ne reconnaissent plus ce père qui ne comprend pas lui-même les aspirations de ses enfants. Dans ces conditions, comment ce dernier pourrait-il se situer ? Son identité, ses habitudes, son espace, tout est modifié. Agé, il reste là où il a été hébergé, « là où il est tranquille ».
UNE IDENTITÉ EN MIETTES
L’identité du travailleur migrant d’origine maghrébine vieillissant en foyer peut être définie selon sept axes principaux:
Du point de vue historique, ils ont vécu de semblables évènements, (par exemple la guerre avec l’occupant français, notamment en Algérie et la décolonisation). Leurs parents ont subi la même tutelle. Ils ont accepté, contesté, partagé des grands principes ou idéologies (démocratie, modernité, etc.). Ensemble, ils ont pris position entre le combat ou l’acceptation, entre le désir d’émigrer ou de rester. Tous ont été marqués par les mêmes espérances d’égalité et de justice.
Au plan social, ils ont participé à des mouvements dans leur pays ou en France. Parfois, ils se sont trouvés au premier rang de l’action syndicale et sont, aujourd’hui utilisés par des courants politiques qui s’expriment en leur nom, sur leur condition. Ils revendiquent le fait d’avoir contribué à la richesse industrielle de la France et ne comprennent pas qu’ils soient à ce point laissés pour compte. Ils aspirent maintenant pratiquer leur religion, à conserver leurs coutumes.
Au plan psycho-affectif, ils ont dû s’adapter à un type de société différent du leur et acquérir des habitudes autres. Il apparaissent fragilisés par une vie relationnelle brisée, une vie sexuelle inexistante. En vieillissant, nombreux sont ceux qui présentent des troubles du comportement liés à une incapacité d’insérer certains éléments de leur existence passée dans l’action présente ou de les rapporter à une perspective future, celle, par exemple, de leur propre mort en terre étrangère.
Biologiquement, comme nous l’avons constaté, ils sont souvent dans un état d’épuisement et éprouvent des difficultés à se mouvoir dans cet univers de béton qui les aliène.
Malgré un regard pessimiste sur le monde, sur leur monde, la force des habitudes et des temps ludiques, entre copains, leur permettent de « tenir » au nom d’une même histoire partagée. L’activité intellectuelle prend un sens fort, principalement dans l’étude du Coran.
Des façons d’être ensemble permettent de sortir de l’anonymat : prendre le thé avec d’autres , palabrer, échanger des nouvelles du pays, prier, se retrouver autour de symboles communs, permet à chacun de retrouver plus ou moins ses racines et un sens pour continuer à vivre.
QUELLE SOLUTION ?
En interrogeant cette population on s’aperçoit que le sentiment d’appartenance reste fort chez chacun d’entre eux. Leur situation est tellement lourde qu’ils se retranchent souvent derriere un murde silence. Il ne s’agit plus, pour cette génération, de s’insérer (ou s’intégrer), mais de vivre sereinement les dernières années d’exil dans la dignité.
Il appartient donc aux organismes d’Etat et aux associations gestionnaires, de proposer des solutions raisonnables en réaménageant dans les foyers, afin de permettre aux résidents vieillissant de vivre dans des espaces semi-collectifs conçus pour eux. Entre la ville et le foyer qui les a accueillis : « Il convient de faire élaborer par les organismes propriétaires et gestionnaires, sous contrôle des Préfets, les programmes des travaux ou de restructuration qu’appellent l’état des lieux et l’évolution »(1).
Certes, réaménager l’espace architectural va à l’encontre d’un politique de foyer pour personnes « de passage », mais a-t-on le choix, si l’on considère que d’ici dix ans le problème que nous posons sera général ?.Malgré tout, un projet intéressant se met en place : il s’agit de donner au résident autre statut dans un cadre nouveau.
L’objectif que nous proposons : passer du foyer à la résidence avec unités de vie spécifiques, c’est l’enjeu des prochaines années. La modification de l’espace de vie agira directement sur les comportements et améliorera l’image sociale d’une population trop oubliée. le résident deviendra acteur d’un système nouveau dont les gestionnaires, actuels gérants de foyer, devront redéfinir leur statut et leur rôle plus proche du travailleur social que du comptable.
GERANT DE FOYER : UN MEDIATEUR CULTUREL
Il n’y a, en effet, pas de statut clairement défini de gérant de foyer-hotel. L’appellation professionnelle change selon les organismes gestionnaires : « chef de centre », « gardien social », « directeur itinérant »… Cependant les employeurs attendent un travail précis encaissement des loyers, entretien. du patrimoine, gestion du personnel. A part la gestion, il n’existe aucune formation au management social des populations accueillies. Les chefs de centre doivent composer de façon empirique, selon les appartenances culturelles des hébergés. Un gérant de foyer se situe sur une frontière fragile entre rigueur comptable et animation socioculturelle, sans reconnaissance statutaire de son métier(il n’existe aucune convention collective pour ce secteur d’activité).
Cependant les responsabilités humaines et sociales sont considérables. Le gérant est l’acteur privilégié d’une promotion humaine interne et externe. Il se situe au carrefour de l’accueil, de l’insertion et de l’intégration. La mise en oeuvre sur un site d’action concerté, légitime, aux yeux de tous, une autorité, un respect, un savoir-faire d’action sociale s’inscrivant dans un partenariat favorisant la promotion des résidants.
Le gérant de foyer est un praticien de terrain faisant émerger une parole originale concernant la population dont il a la charge. Chaque jour, il met en place des stratégies afin que les groupes ethniques expriment des désirs cohérents pour vivre en harmonie dans l’établissement et être acteurs dans le quartier, dans la ville. Il lui faut faire entendre la parole des hébergés auprès de l’organisme gestionnaire, auprès des pouvoirs publics locaux. Si cette parole n’est pas entendue, les groupes humains hébergés se crispent comme ce fut le cas de 1978 à 1984 avec la grève des loyers dans les foyers.
Malgré l’aspect complexe des missions et tâches des directeurs de foyer-hotel, il apparaît crucial d’offrir à ceux-ci des formations plus spécialisées afin qu’ils deviennent des partenaires reconnus auprès des acteurs de développement social urbain. Le désengagement progressif des financements du FAS et la nouvelle enveloppe budgétaire du ministère de la ville, redéfinissent peu à peu les missions des foyers. Ces derniers ont toujours été des lieux phares où s’expriment la capacité de la nation à intégrer l’étranger. Avec un minimum d’attention politique, ces établissements peuvent être des espaces précieux de l’expression d’une nouvelle citoyenneté.
LES ENJEUX POLITIQUES
Le vieillissement des populations immigrées dans les foyers est un sujet évacué du champ social habituel. Dans son rapport de 1987 : Immigration : le devoir d’insertion(2), Stéphane Hessel occulte complètement ce problème. Le rapport du Haut Conseil à l’intégration, Pour un modèle français d’intégration, ne fait que le constater en une ligne.
De plus, la population immigrée n’étant pas représentée par le vote, les élus ont une connaissance peu précise de cette question. Seules les associations gestionnaires sont au fait de cette situation nouvelle, mais elles ont tendance à le minimiser par peur de créer une onde de choc préjudiciable par rapport à l’octroi des diverses subventions.
Quant aux Français, comment leur annoncer que les résidents hébergés en foyer restent définitivement sur le sol français, que le citoyen d’aujourd’hui doit partager sa vieillesse avec des immigrés âgés d’Afrique du Nord et d’Afrique de l’Ouest. Le sort des vieux immigrés n’intéresse pas car ils ne représentent pas une force dont il faut se ménager les faveurs électorales.
La vieillesse des immigrés nous renvoie tous à notre propre destin. Quelle’ place ces derniers vont-ils avoir ? Ils ont pourtant un riche passé et des savoirs à transmettre aux jeunes issus de l’immigration. Ils représentent un relai précieux pour la société métissée du XXlème siècle. Que faisons-nous de ce formidable moyen de régulation sociale et culturelle que constitue la présence des vieux immigrés sur notre territoire.
Xavier VANDROME, Travailleur social
(1) Pour un modèle français d’intégration -Mémorandum sur l’avenir des foyers. La Documentation française, février 1991.
(2) La Documentation française, 1991.