Voici le résultat partiel d’une enquête de terrain effectuée en janvier 1993 à l’Université de Paris 8-Saint Denis. Cette enquête avait pour objet de mettre à jour les raisons de la présence des jeunes dans la fac et d’y chercher des solutions. Un tel travail devrait conduire à envisager une nouvelle définition de l’éducateur et à introduire de manière plus systématique et plus pratique l’initiation à l’ethnographie et à la recherche action dans leur formation. Il devrait aussi faciliter l’attribution de postes d’éducateurs aux universités installées à proximité des “quartiers d’exil”.
Jeunes “galériens” et “territoires de groupes”
Étudiant en formation dans une Eco-le de formation d’éducateurs j’avais choisi, dans le cadre de cette formation, d’effectuer, à l’Université Paris 8, une enquête sur la présence controversée de jeunes dans la fac. J’en ai contacté plus de cinquante probablement, garçons et filles, presque tous issus de l’immigration maghrébine. Parmi ces jeunes, on trouve, mis à part certains élèves du LP voisin de l’université et d’autres lycées, des jeunes plus âgés et qui viennent d’un peu partout; certains ont jusqu’à 25 ans, ils sont souvent “en galère”, sans emploi et sans logement ; ils vivent dans la rue et la fac reste pour eux le dernier endroit chaud ouvert.
Ils ont dans la fac des espaces distincts de rencontres (quelque peu semblables aux fameux “groups territories” des bandes adolescentes américaines) qui sont leurs lieux de rendez-vous habituels.
L’enquêteur enquêté
J’étais introduit auprès d’eux par un jeune qui habite une cité voisine de la fac; il est actuellement sans emploi et lors de notre rencontre il “zonait” dans la fac. Il la connaît bien pour y avoir participé l’an dernier à une expérience rap et de café musique. Puis il avait été engagé pendant quelques mois par l’université, jusqu’à juin dernier, pour des travaux de peinture sous contrat temporaire. Je me suis présenté aux jeunes que je rencontrais dans les couloirs en précisant que je n’étais pas “de la fac”: je n’étais ni un étudiant inscrit ni un membre du personnel. Le fait de porter un nom maghrébin (je suis né en France de parents immigrés) était pour eux un objet de curiosité. Je ne sais pas si c’était un atout.
Ils se sont d’abord intéressés à moi, à mon identité, à mon titre d’éducateur, à mon rôle à la fac et à ma trajectoire professionnelle et familiale. Ils m’ont interrogé moi, “Mous” (c’est ainsi qu’ils m’appellent, comme tout le monde), renversant ainsi les rôles dans l’enquête et je m’y suis prêté:
- “c’est bizarre un arabe éduc ! parce qu’il faut faire des études pour être éduc?!
- A quoi je répondais qu’il est possible d’être éduc sans bac, que c’est mon cas et là, j’ai fait des émules ! (je leur fournirai plus tard la filière).
D’autres questions-réponses ont suivi :
- où habites-tu?
- à la campagne, à la limite du champagne, j’ai même un pavillon, un terrain, comme un français moyen.
- quoi, t’es arabe et t’habites pas dans une cité?
- non, on peut tous sortir de la cité un jour, si on veut.
Les jeunes filles, toutes maghrébines, me disaient:
- c’est bizarre, tu as l’âge de nos pères mais tu leur ressemble pas du tout! Toi, tu comprends qu’on fume une cigarette, qu’on porte une mini-jupe, qu’on drague…
Double objectif de cette enquête
Je leur disais que cette enquête avait un double objectif :
a) évaluer les motifs de leur présence à la fac à certaines heures
b) suite à cette évaluation, rechercher s’il existe des possibilités de faire quelque chose pour eux s’ils en font la demande.
J’avais décidé de leur poser quatre questions qui constituaient un guide d’entretien plutôt qu’un questionnaire :
- pourquoi venez-vous à la fac?
- qu’est-ce qui vous attire à la fac?
- qu’est-ce que vous aimeriez trouver à la fac?
- comment est vécue d’après vous votre présence à la fac par les gens de la fac?
a) A la première question, ils ont répondu dans l’ensemble :
- -“nous venons à la fac parce qu’il n’y a rien ailleurs”.
- “à la fac nous pouvons nous rencontrer, il y a des distributeurs de boissons, c’est un endroit chauffé et c’est ouvert”.
Cette première était pour moi une entrée en matière s’inscrivant dans une logique d’accès au terrain.
b) A la deuxième question, réponse des jeunes :
- la possibilité de lier des contacts avec des gens différents: adultes, étudiants, de façon à “pouvoir évoluer” (ils l’ont dit nettement) “et donc sortir de notre monde clos”.
- la possibilité de faire des rencontres plus riches (“sortir avec un keum ou une meuf qu’aurait une voiture, un appart, avec qui on pourrait aller au cinéma, bouffer au resto..”)
- la fac est “un lieu de rêve”, “on aimerait être des universitaires et faire des études intéressantes” (beaucoup parmi eux voudraient être avocats).
Ils disent à ce propos que
- “le LP c’est pourri c’est un parking et ça mène à rien”.
c) A la troisième question ils ont retourné la situation d’enquête en m’interrogeant et me demandant de les aider (voir ci-dessous).
d) A la quatrième question ils s’indignaient:
- “vous nous accusez de foutre le bordel au self, au resto U, de faire du bruit, de casser, de dealer, mais. c’est pas nous, il y a d’autres jeunes que les jeunes du LP qui viennent à la fac,
Une fille:
- “bon, c’est vrai parfois on fait du chahut, surtout les garçons, mais c’est tout…”
un garçon:
- “c’est vrai qu’on fait du chahut, mais c’est pour que les étudiantes nous remarquent”.
Mais dans les conversations que j’avais avec eux, ces jeunes ont largement débordé le cadre de ces questions. C’était en fait un dialogue au cours duquel je commençais à découvrir des perspectives non prévues quand j’ai élaboré mon enquête et mon petit “questionnaire”.
Des demandes d’aide
J’ai fait lire aux lycéens les premiers résultats de l’enquête comme je le leur avais promis. A part un ou deux détails relevé par deux jeunes (draguer et chahut) ceux qui l’ont lu étaient d’accord et ils m’ont demandé de leur apporter des photocopies de mon pré-rapport, ce que j’ai fait.
Au cours de ces conversations, j’ai pu mettre jour ce qu’ils attendaient de moi. Je devenais pour eux un “guichet” unique de renseignements et je pouvais de ce fait répondre à un ensemble de questions concernant:
– le logement :
- (“ma mère est dans la merde, comment faire pour qu’elle trouve un appart?”)
– la formation::
- “j’ai arrêté mon stage, est-ce que le GRETA peut me virer?”
- les passerelles qui pourraient leur permettre d’accéder un jour à la fac:
- “est-ce qu’à 20 ans on peut s’inscrire à la fac pour faire des études qui débouchent sur un travail, comme le droit?”
Il y a chez beaucoup de jeunes que j’ai rencontrés à la fac un déficit informationnel total et le désir d’être renseignés et rassurés. En essayant de répondre à ces demandes de leur part, j’ai pu maintenir en permanence le contact avec eux.
J’ai pris pour certains d’entre eux des rendez-vous pour apporter des renseignements précis sur les questions qu’ils m’ont posées, par exemple le droit au logement, au travail, les GRETA, les ASSEDIC, les formations professionnelles.
J’ai pu cerner peu à peu la véritable demande de cette population: elle tourne autour des questions de renseignements et d’accompagnement.
Une recherche action
Mais l’important, c’ est que la population jeune fréquentant la fac est, je l’ai indiqué déjà, beaucoup plus hétéroclite qu’on ne le croit habituellement dans la fac.
Cette population de jeunes dans la fac ne se limite même pas à une jeunesse de proximité.
Il y a dans la fac des jeunes de la galère qui ne sont pas – ou ne sont plus – des lycéens et qui trouvent manifestement un intérêt (non encore bien identifié par nous) à y venir.
Et de même qu’il est sans doute illusoire qu’il puisse désormais exister un monde sans drogue, et qu’il faut donc tenter de “négocier” la gestion des risques attachés à la toxicodépendance, de même il est illusoire d’imaginer une fac de Paris 8 qui ne soit pas squattée par des jeunes comme elle, l’est en ce moment (et que sera l’avenir de ce squatt ?) et donc il faudrait ici engager des négociations avec tous ces jeunes qui “squattent” la fac.
Je l’ai dit aux responsables de l’Université que j’ai pu rencontrer, – car cette enquête ethnographique se voulait aussi recherche action et intervention. J’ai suggéré l’idée que la fac aurait sans doute intérêt à se pencher sérieusement sur ce problème…
J’ai rencontré longuement, par exemple, Bernard Charlot, professeur en sciences de l’éducation et membre du bureau de la présidence. Je lui ai remis mon pré-rapport d’enquête et il a pris bonne note de mes commentaires à ce sujet.
Il devait en faire part le soir même à la présidente qui ne pouvait me recevoir. Il lui paraît difficile d’envisager la création d’un poste d’éducateur la fac car “c’est, dit-il, un problème politique qui relève du Conseil d’Administration de l’Université…”
Une solution pourrait être de pourvoir le poste d’éducateur prévu depuis 1992 par la Mairie de Saint Denis (le SMJ) pour la Cité Allende, voisine de la fac. Cet éducateur pourrait alors très légitimement intervenir aussi dans l’Université puisque l’on y rencontre des jeunes de cette Cité, élèves du LP ou autres.
“A quoi sert l’enquête?”
A la fin de cette enquête – dans le cadre d’une régulation assurée par G. Lapassade et G. Leblanc, puis dans une UV qui la prolongeait – nous avons discuté, avec des collègues en stage au SMJ de Saint Denis et des chercheurs, du sens de mon travail.
Certains professionnels semblaient s’interroger sur l’utilité pratique d’une telle recherche. Le débat à conduit à s’interroger sur ce que pourraient être le profil et la démarche de terrain d’un travailleur social – par exemple un éducateur-chercheur – qui intégrerait systématiquement une dimension de recherche action explicite dans son travail.
Mustapha Ait Larbi, éducateur (Centre de Formation d’Éducateurs Afortas-CEMEA)
Bibliographie
- Alain COULON: L’école de Chicago, PUF, coll. Que Sais-je? 1992
- François DUBET et Didier LAPEYRONNIE: Les quartiers d’exil, Seuil, 1992
- Georges LAPASSADE. L’ethnosociologie, Méridiens-Klincksieck 1991