J’ai gravi mille fois le Pré du Mollard

Guy Loyrion dort, randonne à pied et à ski, cuisine, lit, écrit et vole en parapente dans guy_loyrionBelledonne, tentant de partager tout cela avec quelques amis. En gros : il y vit ; du moins en partie. Dans le temps qui reste, il s’occupe de l’organisme de formation dont il est responsable à Grenoble. Et s’il reste encore quelques semaines, il découvre d’autres montagnes plus lointaines avant de revenir… dans Belledonne.

 

Mon vallon est le deuxième en partant celui des Adrets, c’est le plus beau. Les Adrets c’est un balcon sur le Grésivaudan, alors qu’ici on se sent immergé en plein Belledonne, dans la rugosité. On est vraiment dans l’enfilade de cette vallée, le versant de Saint Agnès, plein sud, délimité par le torrent du Vorz, et en face le versant boisé et plein nord, côté de Saint Mury. Fin décembre le soleil ne passe pas au-dessus des crêtes avant 11 heures et se couche à 14 heures. Après mi-janvier la trajectoire change et les montagnes ne nous gênent plus autant. Tout au fond du vallon, il y a plusieurs chemins avec des cascades, alimentées par le lac Blanc, et le petit glacier qui le domine. C’est l’un des glaciers le plus à l’ouest des Alpes. On est à 800 m environ pour le village et les sommets sont entre 2500 et 2800. Il y a un chemin de randonnée qui traverse la vallée, là-haut, aux alentours de 1800-2000.

IMMERGÉ AU CŒUR DES MONTAGNES

Mes décollages en parapente se font juste au-dessus du village : tu longes la crête et là où il y a un petit replat, sans arbre. Je ne compte plus, mais pendant longtemps j’ai compté : je pense que je suis monté pas loin de mille fois au Pré du Mollard. Mon truc c’est de marcher avant de décoller, que j’aille dans un endroit que je connais et que j’aime bien ou que je change. Je ne fais plus de ski parce que ça m’ennuie d’être en montagne avec l’impression de prendre le métro, le télécabine comme un transport en commun, sauf qu’il n’y a pas le même cadre. En parapente c’est pareil : voler au milieu de la foule ne m’intéresse pas. Pour moi c’est une une activité de montagne où je suis immergé dans un lieu qui me plaît, que j’ai rejoins à pied. En l’air on peut commencer une autre balade, aller jusqu’à Chamrousse et revenir. Ce n’est pas tellement la durée c’est plutôt le bonheur de se balader, ça m’est arrivé à monter à presque 3000 m. C’est un grand plaisir : comprendre la montagne, les vallées, les versants d’en haut. Plus à l’est, il y a les Sept Laux, les sommets encore beaucoup plus alpins, les aiguilles de l’Argentière, c’est un petit îlot de granite, cela ressemble à la haute montagne comme s’il y avait 1000 m de dénivelé en plus.

L’ALBATROS

J’appris à voler en Haute-Savoie avec la première école de parapente. C’était la première année où il faisait des stages il y a 30 ans. C’était des parachutes de saut, j’ai progressé en même temps qu’a évolué le matériel et les formes de pratiques. Aujourd’hui je suis un peu en dehors des courants à la mode. Ma pratique s’est affinée, mais je suis loin des pratiques « fun » : je marche et je vole. Le matériel est plus léger, ce qui permet de plus facilement le porter plusieurs heures sur le dos. On choisit le parapente en fonction de sa surface et de son poids. Dans les écoles sont des parapentes faciles à conduire, des 2 CV qui ne changent pas de cap quand ils ferment et se rouvrent tout seuls. À l’opposé il y a les formules 1, moi je suis au milieu. À la bonne saison je vole une à deux fois par semaine avec parfois des vols de distance.

SANS BALISAGE

Je fais de l’escalade, de la rando à ski, du trekking, un peu d’alpinisme. On a besoin de changer de terrain pour éviter la monotonie. C’est différent avec le parapente : on ne fait jamais le même vol, même en décollant toujours du même lieu. Cela dépend des conditions, parfois c’est seulement un vol balistique : on va directement sur le terrain de l’atterrissage. Mais dès que je peux, je vais ailleurs. Le plaisir c’est le temps de vol lui-même, là où tu vas, les difficultés techniques, les conditions que tu rencontres à se maintenir en l’air ou à monter, le fait d’oser traverser une vallée sans savoir si on peut revenir à son point de départ avec le risque de se poser loin et de revenir en stop ou de se retrouver dans une zone où l’atterrissage n’est pas possible. Il y a toujours des choix à faire. Tous les paramètres changent, il n’y a pas de balisage. C’est une manière de connaître intimement un lieu, dans une autre dimension. On arrive avoir une connaissance intime d’un massif, dans la manière dont les vallées sont agencées, dans l’organisation des sommets. Aujourd’hui je ne prends plus de cartes dans Belledonne, je sais où je suis.

LE MOUVEMENT PENDULAIRE

Il y a eu une époque dans les villages du balcon où il y avait beaucoup de personnes qui avaient deux activités, qui élevaient des bêtes, ils avaient un peu d’élevage, et d’un autre côté travaillaient dans la vallée, à la papeterie ou aux aciéries, ou ici, à la mine de charbon. C’était des ouvriers paysans parce que les parents avaient une ferme, il n’y a pas beaucoup de terres agricoles pour le pâturage, il n’y a pas beaucoup la possibilité de faire du foin. Il y a la forêt, mais le coût du bois ne couvre pas l’exploitation. Moi je suis un habitant « pendulaire ». Je fais mes allers-retours quotidiens : Belledonne Grenoble et retour. C’est une part de l’identité de Belledonne, du rapport des villages du balcon à la vallée, ici comme dans toutes les vallées perpendiculaires au Grésivaudan.

CHANGER D’HERBAGES RÉJOUIT LE VEAU.

En France la montagne n’est pas souvent une pratique familiale, à la différence des vallées alpines de l’Autriche et de l’Italie, où il peut avoir trois générations qui fréquentent ensemble le même refuge, la même course en montagne. Ici ce n’est pas tellement les natifs de Belledonne qui pratiquent la montagne. Il y a des cercles relationnels, des groupes d’affinité, qui font que les pratiquants se retrouvent pour partager leur passion. Pour le ski et le parapente, je me rends compte que je pratique principalement dans Belledonne. Et ce n’est pas qu’une question de proximité, car même quand j’ai envie de changer d’horizon (comme disait ma grand-mère, « changer d’herbages réjouit le veau »), je vais souvent sur l’autre versant (Belledonne côté Savoie), 1h30 de voiture, alors qu’il serait facile d’aller dans le Vercors, la Chartreuse ou les Bauges.

LA VALLÉE D’À CÔTÉ

L’identité de Belledonne c’est avant tout le massif. Avec les trois stations, Chamrousse, le Collet d’Allevard, les 7 Laux. Aux 7 laux, il n’y a pas vraiment de vie en dehors du tourisme et du ski en particulier, c’est plutôt les Grenoblois qui viennent skier la journée. C’est une différence avec le Collet d’Allevard et Chamrousse où l’activité se combine avec la vieille activité touristique thermale qui fait le pont.
Mais en dehors des activités qui font venir les gens de l’extérieur, j’ai le sentiment que les habitants de Belledonne voyagent peu dans le massif. Les chasseurs ont une connaissance intrinsèque du milieu, mais eux aussi ont des pratiques de proximité. C’est lié à l’ancienneté des racines de chacun. Les habitants du village sont moins curieux de la vallée d’à côté, ont plus de liens et fréquentent plus le « bas » que la petite vallée voisine. Parfois les nouvelles pratiques peuvent amener les habitants historiques à avoir un autre rapport au territoire : comme ce vieux paysan qui a voulu me voir atterrir. Il s’est rendu sur le pré, distant de chez lui d’à peine un kilomètre. Son commentaire : « il y a au moins 20 ans que je ne suis pas venu ici ! »

CEUX QUI BOIVENT LE CHAMPAGNE ET CEUX QUI BOIVENT LE PASTIS

Cela fait 30 ans que j’habite là, les relations ont beaucoup bougé au sein du village ou entre les deux villages. C’était des relations assez conflictuelles avec des histoires entre les familles. Il y a de plus en plus d’habitants venus d’ailleurs, ce qui change la constitution des conseils municipaux. Il y a aussi des rencontres entre les parents à travers les enfants et les écoles, des croisements culturels avec les bibliothèques. C’est le partage des pratiques qui fait que les choses se tissent autrement. Il existe toujours les barrières sociales entre « ceux qui boivent le champagne et ceux qui boivent le pastis ». Mais c’est beaucoup moins cloisonné qu’il y a 25 ans.

COMMUNAUTÉ VIRTUELLE ET RÉSEAU RÉEL

Je suis en lien avec Benoit qui a mis en place une communauté virtuelle autour des pratiques de montagne, du parapente de la randonnée, du VTT. J’ai connu Sophie de l’espace Belledonne il y a 20 ans on a fait des formations d’animateurs de colos ensemble. Je suis le parrain du fils de Jean-Marc. Je participe à une association culturelle. Je suis inclus dans un réseau de liens avec une multiplicité d’appartenances, ponctuelles, restreintes chacune à un domaine mais dont l’ensemble contribue à définir ce qui fait mon identité d’habitant de Belledonne.

ÉCONOMIE PRODUCTIVISTE ET ÉCONOMIE PARTAGÉE

À Chamrousse, ceux qui pratiquent le ski de rando risquent de se voir amputés d’une partie de leur terrain de jeu pour des raisons économiques difficiles à justifier en termes de rentabilité (extension de la station de ski). C’est quelque chose qui peut faire du lien, mais aussi révéler des intérêts divergents : les conflits font partie du territoire, les oppositions. Comment au nom d’une forme d’activité je m’empare du territoire, j’impose un rapport différent sans avoir le sentiment de marcher sur les terres des autres ?
D’un autre côté, s’est constitué dans mon village et avec le village voisin une AMAP qui a été initiée par l’équipe municipale, dont les gens du cru. C’est un lieu de brassage social : cela rassemble des gens de toutes origines, certains que je connaissais depuis longtemps, d’autres que je ne connaissais pas. Est-ce qu’on peut favoriser une économie locale qui favorise l’activité sur le territoire ? Cela brasse une cinquantaine de familles sur le village. Il y a des producteurs du coin, du maraîchage du Grésivaudan, des gens des vallées proches : les produits laitiers, la viande, qui viennent du balcon de Belledonne.

 

Guy Loyrion, entretien avec Hugues Bazin, Belledonne, novembre 2015jeanmarc_carte

Les Chronique Obliques sont basées sur des rencontres déambulatoires avec des acteurs/habitants du territoire. Chaque visite s’ouvre sur un paysage intérieur et extérieur. Chaque déambulation donne lieu à un article publié sur le blog. Cette chronique constitue la trame d’un récit collectif qui enrichit une cartographie et un outillage conceptuel et méthodologique entre forme écrite et physique, matérielle et immatérielle pour les Rencontres Obliques de Belledonne.

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