Les labos sociaux
Principes
Le laboratoire social décrit le dispositif qui combine les champs d’application de la recherche-action, de la formation-action et de l’expérimentation sociale. Une acception large considère « laboratoire social » toute situation sociale singulière ou originale dont on peut extraire une connaissance qui nous éclaire sur des questions de société. L’approche scientifique pour dégager des enseignements généraux d’une situation par définition particulière doit réunir plusieurs conditions :
- La situation doit être suffisamment délimitée dans un continuum espace-temps pour en cerner toutes les relations internes (un quartier ou même le coin d’une rue peut offrir le cadre d’un laboratoire social, difficilement toute l’agglomération).
- Le groupe concerné doit atteindre une masse critique pour que le jeu d’interactions provoque une forme systémique, cela ne dépend pas uniquement du nombre de personnes, mais aussi du type de rapports sociaux (un groupe restreint en conflit interne avec son institution peut transformer celle-ci en laboratoire social, c’est le principe de l’analyse institutionnelle).
La recherche-action développe ces critères sous l’angle spécifique d’une recherche impliquée. Le laboratoire social n’est pas déterminé par la conception de l’intervenant professionnel. Ce n’est pas à lui de dire quand et où une situation devient laboratoire social, il ne peut qu’en faciliter l’émergence. Dans ce sens, un atelier coopératif peut aider à la constitution d’un chercheur collectif majoritairement composé de non professionnels de la recherche. C’est alors dans la relation circulaire de ce chercheur collectif avec un contexte social que se forme le laboratoire qui devient une entité sociale nouvelle et autonome se prenant elle-même comme matériaux de recherche.
Le chercheur collectif est une manière de répondre au triple constat posé par le laboratoire social :
- L’addition des intelligences individuelles ne suffit pas pour résoudre les problèmes sociaux, il est nécessaire de favoriser le développement d’une intelligence sociale.
- Les dispositifs classiques sont absents ou inadéquats pour prendre en compte la complexité des situations contemporaines, il est nécessaire de concevoir de nouveaux modèles et outils de recherche et d’action selon une forme collaborative.
- Sortir de l’injonction de l’efficacité, de la communication, du résultat induit dans la commande institutionnelle par une logique de marché concurrentiel dans laquelle sont mis les porteurs de projet.
La fabrication d’un laboratoire social comporte ainsi plusieurs dimensions :
- Mise en place d’un atelier coopératif et élaboration d’un chercheur collectif qui participent d’une communauté de pratiques et d’expertises nourrissant un corpus de connaissances.
- Cycle de formation-action facilitant la mobilisation et le réinvestissement des compétences en situation dans les cadres socioprofessionnels.
- Expérimentation sociale pour valider de nouvelles configurations collectives et poser un référentiel dans le champ d’activité concerné. L’expérimentation emprunte ses outils à la méthodologie positiviste comme processus itératif de correction constante d’hypothèses confrontées aux résultats d’actions[1].
Évidemment, de nombreuses combinaisons sont possibles entre ces différentes étapes pour correspondre le mieux aux situations. Nous comprenons que le laboratoire social se situe principalement dans le champ instituant et pour cette raison est mal reconnu par l’institution comme unité de recherche. À la différence des Collèges Coopératifs, il ne s’adosse pas sur un réseau universitaire pour valider une formation ou une expérimentation. Il s’appuie sur un tiers espace de l’activité humaine et revendique à ce titre la pleine correspondance avec un tiers espace scientifique, notamment par la légitimation de la posture hybride de l’acteur-chercheur. Cela n’empêche pas le laboratoire social de négocier suivant les contextes un partenariat collaboratif pouvant valoriser la connaissance issue de l’expérimentation sociale et encourager l’innovation.
La création en 2009 du Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action (LISRA) sous l’impulsion d’un travail d’acteurs-chercheurs en réseau animé par Hugues Bazin[2] correspond à la volonté de mettre en lumière l’architecture fluide d’un tel processus d’auto-fabrication en situation.
Le LISRA a contribué dans plusieurs régions à la mise en place d’« ateliers publics d’auto-formation par la recherche-action », de sessions de rencontres appelées « journées interstices » favorisant, entre déambulation physique et mentale, les croisements transdisciplinaires et le partage sous différents supports des travaux des participants, d’accompagner des expérimentations qui se sont intégrées ensuite dans des logiques de développement. Cette production de connaissance a nourri en 2010 et 2011 un séminaire à la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord sous l’intitulé « pratiques des espaces et innovation sociale »[3].
Concevoir une articulation entre expérimentation et développement
Certains territoires sont criblés d’interventions (sociologiques, artistiques, urbanistiques, etc.), les divisant en autant de secteurs et de problématiques. Ainsi, des expérimentations pourtant intéressantes, ne s’inscrivent pas dans une logique de développement culturel et social. Si nous entendons par développement, non pas un contenu que l’on injecte dans un territoire mais une forme que l’on déplie, la dimension de laboratoire social prend tout son sens. Il exprime un besoin des acteurs de terrain de mettre en place un autre type de dispositif qui ne parte pas d’une intervention ou d’une expertise verticale mais d’une mise en situation horizontale à partir d’expérimentations dont ils en maîtrisent le sens et la portée dans un work-in-progress. Nous pouvons alors évoquer un développement en spirale (schéma méthodologique ci-dessous).
C’est un travail sur la complexité qui considère les situations humaines non comme une forme statique mais comme un système en mouvement. En laboratoire social, c’est la situation qui est analyseur, non une expertise extérieure. C’est sa transformation qui produit une connaissance horizontale non hiérarchique et des enjeux en termes de développement, appelée également « recherche-action situationnelle »
- Dresser les contours de la situation actuelle à travers une liste des difficultés rencontrées dans la mise en place de projets, faire l’inventaire des incohérences auxquelles l’acteur est confronté.
- En fonction de ce bilan, dresser les contours d’une expérience idéale ou « idéal-type » sans se préoccuper au départ des contraintes humaines, techniques ou financières. Beaucoup de projets ne voient pas le jour tout simplement parce que l’on s’autocensure, on ne s’autorise pas à penser autrement sous prétexte que le projet ne pourrait pas se réaliser, alors on se conforme au cadre existant reprenant le discours dominant, pensant acquérir un pouvoir alors que c’est au contraire une aliénation.
- Une fois constitué le cadre idéal du projet, l’expérimentation a pour objectif de mettre en place concrètement le dispositif sur le terrain et d’évaluer quels sont les facteurs qui amoindrissent ou au contraire favorisent son développement.
- La mesure de l’écart entre l’idéal-type et la réalité, entre le processus et le projet, produit une connaissance originale qui alimente de nouvelles propositions transposables dans d’autres contextes. L’idéal-type est un mode d’expérimentation, ce n’est pas une « recette ». Ce qui est transposable ce n’est pas un modèle (comme les « labels ») mais un processus, une démarche et une méthode. C’est ce qui fait « laboratoire ».
[1] Il s’agit de définir une situation idéal-type qui permet de se projeter et faire évoluer la situation initiale (A), celle que l’on vit actuellement vers une situation intermédiaire (B), celle que l’on va expérimenter. Passer à la situation B, la mesure de l’écart entre A et B en fonction de l’ideal-type permet d’affiner l’outillage d’évaluation et de problématiser les enjeux modifiant l’idéal-type. Un nouveau cycle A’ vers B’ peut alors s’engager et l’idéal-type devient un référentiel permettant de diffuser publiquement les acquis de l’expérimentation. Nous avons procédé de cette manière avec un groupe d’intervenants artistiques à partir de la situation de l’atelier-résidence. Cela a permis de problématiser les conditions d’entrées (commande) et de sortie (production) de l’atelier résidence ainsi que de comprendre comme il pourrait constituer un écosystème basé sur un art du bricolage (idéal-type).
[2] Hugues BAZIN, Espaces populaires de création culturelle : enjeux d’une recherche- action situationnelle, Paris, Éditions de l’INJEP, Revue Cahiers de l’action, 2006.
[3] Les actes des rencontres du LISRA sont en téléchargement sur http://recherche-action.fr/ressources/docs-en-telechargement
1 commentaire
Mor Tine · 2 septembre 2020 à 13 h 40 min
Intéressant article qui nous éclaire sur le laboratoire social.