10 août 2020

L’émancipation de l’écriture réflexive et la centralité des quartiers populaires

Par Hugues Bazin

Préface à l’ouvrage collectif Paroles de parents, le pouvoir d’agir ensemble, Champ social éditions, 2020.

Collectif des membres du Groupe paroles parents de l’association les Enfants de la Goutte D’Or (disponible sur le site de l’éditeur à partir de mi-septembre 2020)

Ce très bel ouvrage collectif ne témoigne pas simplement de la richesse d’un quartier populaire dans sa diversité et sa complexité à travers l’expérience du Groupe paroles parents de l’association les Enfants de la Goutte D’Or L’écriture réflexive à multiples mains issue de cette expérience pragmatique est une écriture de recherche et en recherche. Elle « dit le vrai » et les auteurs assument ce souci du devenir du monde que leurs textes mettent en partage.

L’écriture est en cela une action, elle participe à la structuration et la valorisation d’un espace d’émancipation et de transformation. Cet espace où peuvent se croiser adultes et jeunes, bénévoles et professionnels a su se conquérir une liberté sur la contrainte du travail, des charges parentales et des injonctions de la vie quotidienne pour agir et penser par soi-même.

Se former tout au long de sa vie et produire un savoir à partir de son expérience pour changer ses conditions d’existence est un des principes fondateurs de ce qui est appelé « éducation populaire ». Nous l’avons peut-être oublié, car cette approche est parfois réduite à de l’animation socioculturelle, se donner les moyens d’ouvrir cet espace-temps libéré n’est pas acquis, c’est une conquête perpétuelle rendue encore plus nécessaire aujourd’hui où les liens du travail, de la parentalité, de la socialité peuvent être bouleversés.

D’où le caractère remarquable de l’engagement des personnes qui s’exposent ici et qui ont su maintenir et renouveler cet espace durant toutes ces années. Sans espace autonome, pas de durée. Nous ne soulignerons jamais assez l’importance de cette durée propre à tout processus humain alors que la tendance actuelle renvoie à une logique gestionnaire du projet à court terme comme critère d’évaluation de performance ou d’efficacité…

Aménager un espace autonome, c’est déjà indiquer que l’on peut concevoir un vivre ensemble et être acteur de la société en co-construisant des normes collectives qui libèrent au lieu d’assigner. Cette prise d’autonomie est donc un outil de résistance aux dominations dans le cadre social, familial, économique. Nous savons combien ces dominations peuvent se conjuguer et se renforcer pour une femme, travailleuse précaire, immigrée…

Or le propre d’une domination, c’est qu’elle ne se nomme jamais comme telle, elle dira qu’elle correspond à la norme dominante, car pour maintenir ce rapport social, il faut que le dominé accepte sa soumission comme « normale » et se sente seul responsable de sa condition.

Que voudrait dire par exemple le caractère injonctif de « bonnes pratiques » censées pallier la « mauvaise intégration » de parents qui n’ont pas de prise pour changer leurs propres conditions de vie ? Pouvoir se mettre en position d’autorité en tant qu’adulte, c’est déjà provoquer une prise de conscience d’un rapport social, se donner la possibilité de le changer, d’en devenir ainsi un acteur historique et d’être reconnu dans ce rôle et ses compétences pour le faire.

Quand les mamans dont l’autorité est souvent dépréciée dans les relations institutionnelles se mobilisent et manifestent pour faire cesser les rixes inter-quartiers entre le 18e et le 19e arrondissement de Paris, elles assurent cette autorité parentale alors que les « autorités officielles » sont dépassées et déphasées. Mises sur ce plan d’autorité, elles sont en position de créer cet espace autonome capable de susciter des réponses sociales et sociétales. Du coup, ce n’est pas seulement le statut de parents qui est pris en compte, mais leur rôle dans la cité, l’écosystème d’un quartier qui travaille sur lui-même dans son rapport à l’histoire ici et là-bas et à un contexte socio-économique intégrant ses habitants, ses acteurs associatifs, ses professionnels, etc.

Cela conduit chacun à faire un pas de côté, décaler son point de vue. Ce n’est pas sans bousculer les représentations, rôles, statuts. Cette déstabilisation peut conduire à des moments difficiles où l’on perd pied vis-à-vis des normes admises. D’où l’importance du groupe, de son écoute bienveillante qui suspend le jugement et permet aux interactions de se déployer sans peur.

Que chacun puisse ainsi s’interroger sur sa pratique en tant que « simple » habitant, bénévole ou professionnel conduit à des relations égalitaires, car, face à la situation collective vécue par le groupe, personne n’est en position de pouvoir imposer un sens unique à cette expérience en devenir.

Cela veut dire qu’il n’y a pas de formes prédéfinies qui déterminent ce qui se passera, il n’y a pas en ce sens de « formation » conçue comme un dispositif avec des intervenants, des exposés, des cours, pas d’élèves, encore moins de maîtres… l’élaboration collective se construit de manière que chacun y trouve sa place, et s’il y a « expertise », elle y circule, dans une logique d’autoformation réciproque.

Ce n’est pas simplement l’addition des savoirs de chacun, c’est cette intelligence collective qui éclaire le sens de ce qui est en train de se vivre ensemble, que chacun pourra se réapproprier ensuite pour forger ses outils de travail sur sa réalité. C’est l’intérêt de ce livre qui ne se veut pas didactique, le lecteur pourra se projeter lui-même dans ce processus et lui trouver un sens dans sa propre démarche.

Nous ne pouvons agir sur la réalité si nous n’arrivons pas à la nommer et nous la subissons si d’autres la nomment pour nous. Se réapproprier ses propres mots et les traduire dans son langage est un exercice crucial dans un processus d’émancipation et de transformation. Le travail d’écriture sous différentes formes (retranscrit ou direct, individuel ou collaboratif) complète et continue l’espace de parole en structurant et valorisant cette dimension réflexive.

Il n’y a donc pas un seul type d’écriture. Il y en a autant que d’intelligences comme le reflète l’écriture plurielle de cet ouvrage. À ce titre, il n’y a pas ceux qui sauraient écrire et ceux qui ne sauraient pas selon un formatage académique ou technicien. C’est la démarche réflexive qui compte et qui peut emprunter d’ailleurs différents supports comme les images ou l’audiovisuel.

Elle se concrétise par la possibilité de prendre du recul et, dans cet écart, faire un aller-retour entre ces moments en suspension que sont les rencontres du groupe où s’exerce un échange libre de réappropriation des mots (situation autonome) et ses modes d’implication sociale et professionnelle dans la vie contrainte par des normes extérieures (situation hétéronome).

L’écriture réflexive ne relate pas simplement une expérience, mais fait de l’écriture une expérience en devenant soi-même sujet de sa propre recherche et non objet des problématiques définies par d’autres. Autrement dit, nous construisons et maîtrisons notre propre savoir, nous ne sommes pas dépossédés d’un savoir que d’autres construisent sur nous comme objet de leurs préoccupations. Ainsi directement réinjecté dans sa vie, ce savoir provoque des changements. Et de ce que nous apprennent ces changements, nous pouvons en tirer de nouveau un savoir et ainsi de suite dans un processus en spirale. C’est le principe de ce que nous appelons « recherche-action » et « formation-action ».

Enfin l’écriture comme médium permet de diffuser ce savoir au-delà de l’histoire singulière de chaque individu et de l’expérience locale propre au groupe, comme le fait ce livre. Cette montée en généralité délivre un enseignement, non pas un modèle à reproduire tel quel, mais plutôt un référentiel, c’est-à-dire un point de repère pour créer son propre espace autonome de pensée et d’action, notamment pour une analyse critique des enjeux actuels.

Ainsi cet espace du Groupe paroles parents peut aussi se comprendre comme un « tiers espace » entre la vie familiale et la vie professionnelle, entre l’espace privé et l’espace public, entre enfants et adultes, entre ici et là-bas. En créant une troisième dimension, nous sortons de l’opposition binaire qui ferme le champ du possible et nous plongeons délibérément dans la complexité des situations humaines.

Le tiers permet par exemple de sortir de la relation duale d’entretien en face à face parent-habitant vs professionnel-intervenant où chacun est bloqué dans son statut et son rôle comme dans la relation parent / enseignant ou habitant / travailleur social. Ce qui n’est pas sans conséquence dans les conditions d’accueil, d’orientation ou d’accompagnement qui renforcent les conformismes plutôt qu’elles changent l’image qu’ont les familles des professionnels et réciproquement. Ici l’espace qu’ouvre le groupe de parole et d’écriture joue un rôle d’intermédiation où chacun peut s’autoriser à changer de position et imaginer d’autres configurations sociales ou professionnelles.

Évoquons également un espace intermédiaire ou transitoire, un sas entre deux états de l’existence et de la conscience à propos de la non-place des jeunes. Entre deux âges, deux cultures, deux territoires (l’univers familial et l’univers de la rue). Inclassables et incasables avec leurs manières de se ressembler, de s’assembler et de s’affronter, ils indisposent en nous renvoyant à notre propre incomplétude et incertitude. Ils ont le don d’agir comme révélateurs et annonciateurs, dans une connaissance immédiate de la réalité, mais dont le questionnement brut reste sans réponse. Pourtant le « hors lieux » où ils se trouvent participe d’une intelligence sociale que le tiers espace de paroles des parents a su inclure et problématiser, notamment dans la production d’un film documentaire.

Rendre visible ce « tiers état », restituer sa place d’acteur et d’auteur dans un récit collectif trop souvent ignoré par l’histoire officielle, ce sont des manières de valoriser le patrimoine social et culturel des milieux populaires comme patrimoine immatériel commun de l’humanité et faire du quartier une ressource à part entière. Ce droit à la ville et à la culture a été validé dans des instances internationales comme l’UNESCO ou le Conseil de l’Europe, mais sans trouver sa traduction politique dans un modèle mondial où l’humain est devenu une variable d’ajustement économique.

La fonction de transmission des savoirs et des valeurs entre les générations articule le passé et l’avenir à travers des formes patrimoniales matérielles, immatérielles, symboliques. C’est comme cela que se constitue une communauté de destin au-delà des différences de chacun.

Effectivement, il n’y a pas que les « pôles d’attractivité » de la « start-up nation » qui participent à la dynamique d’une société, il existe aussi des centralités populaires. Les quartiers populaires n’ont pas attendu le « développement durable » pour mettre l’innovation sociale au service des besoins humains fondamentaux.

À ce titre la Goutte d’Or n’est pas en « marge » du centre-ville, c’est un « autre centre » comme l’étaient les quartiers ouvriers de l’époque des banlieues industrieuses, qui, après l’effondrement du capitalisme industriel en Occident, sont considérés aujourd’hui principalement sous l’ange sécuritaire de quartiers à « reconquérir » sous l’égide d’un « universalisme républicain », des territoires désignés comme « perdus ».

Mais on peut tout aussi bien renverser la proposition, et dire que ce sont des territoires « vivants » qui mènent leurs propres conquêtes d’une valeur tout aussi universelle pour l’humanité, parce que ce sont des quartiers-monde à la vivacité créative, notamment dans des formes sociales et économiques qui résistent le mieux aux crises systémiques et à la destruction du vivre ensemble. Cet ouvrage en est un bel exemple.

L'émancipation de l'écriture réflexive et la centralité des quartiers populaires
L'émancipation de l'écriture réflexive et la centralité des quartiers populaires
2020_Ecriture-reflexive-et-centralite-des-quartiers-populaires-.pdf
Version: 2020
316.4 KiB
288 Downloads
Détails