2 juillet 2020

Quelles appropriations des lieux, pour quelle utilité sociale ?

Par Hugues Bazin

L’ « aller-vers », les hors lieux, les espaces communs, l’émancipation, l’accompagnement, les transformations sociales et les pratiques professionnelles

Hugues Bazin, Conférence Dialoguée aux 4èmes journées d’étude « Pour des lieux ouverts utopistes et Formateurs », Jeunes en TTTrans – EHESP – Le 4bis, Rennes 11-13/12/2019 (1)

Recherche-action et tiers espaces

Je vais vous parler de recherche-action et en même temps des questions qu’on pose à travers la recherche-action par exemple : pourquoi la jeunesse est aussi importante ? Ce n’est pas parce que les gens sont jeunes, mais aussi parce qu’ils sont révélateurs de quelque chose. Comme on dit en sociologie, ils dévoilent quelque chose des rapports sociaux, des rapports de domination, des rapports au territoire, des rapports économiques, des rapports au travail tout simplement parce que, et c’est une qualité pour moi, ils ne sont pas « terminés ».

C’est le propre de l’humain de n’être pas terminé, d’être toujours dans un processus, mais après on l’oublie quand on devient adulte, on devient très sérieux et une fois qu’on est installé, c’est terminé. C’est un peu le paradoxe qu’on a vu ce matin, cette fonction de dévoilement, on n’a pas envie de la voir. Ce n’est pas par hasard qu’on s’est posé la question ce matin : mais où sont les jeunes ? Et quand on leur donne une place, on est assez dérangé, on dit « taisez-vous » ? C’est ce qu’on appelle en psychologie sociale, l’injonction paradoxale : participez, mais surtout ne prenez pas le pouvoir. C’est un peu le cas des jeunes, mais pas seulement, il y a aussi des catégories de population, je pense évidemment aux pauvres, ou aux gens déclassés, ceux qu’on retrouve aux ronds-points des gilets jaunes. Tous ces gens-là qui souvent occupent l’espace public, on n’a qu’une envie, c’est les éjecter de l’espace public. Ils ont une fonction de dévoilement de ce qui ne marche pas, des questions de ce qui fait société aujourd’hui auxquelles on n’a pas envie forcement de répondre parce qu’il y a des enjeux de pouvoir, des enjeux économiques qui ont été un peu effleurés ce matin, je ne trouve pas assez. Car effectivement, derrière cette question des « tiers lieux », il y a aussi une forme paradoxale. Ça peut être symptomatique d’une nouvelle économie, celle de la « disruption » : en fait, la conversion d’un capitalisme industriel à un capitalisme cognitif, d’une forme d’exploitation à une autre forme d’exploitation beaucoup plus souple, beaucoup plus malléable, plus managériale, entrepreneuriale. Ce sont des injonctions auxquelles est soumise notamment l’éducation populaire. Tous ceux qui avaient une fonction d’émancipation dans les années d’après-guerre, sur un temps libéré du monde du travail se retrouvent aujourd’hui dans des injonctions de donner des indicateurs de productivité (un temps soumis à la logique économique). Derrière cette notion de tiers lieux, il y a aussi des nouvelles parts de marché : la marchandisation de champs qui jusque-là échappaient à la concurrence et la performance.

C’est le cas du secteur associatif et plus généralement ce qu’on appelle le « tiers secteur » devenu aujourd’hui « économie sociale et solidaire ». Justement ce « tiers » a du mal à exister en pensée et en action entre économie privée et publique, organisation émergente et institution. Il est complètement compressé ce tiers espace de l’existence et de l’expérience. Or c’est là que majoritairement se retrouvent les jeunes dans un balancier entre situations subies (précarité) et choisies (mode de vie). Ce tiers renvoie alors à l’aménagement d’espace où on puisse penser et agir librement et autrement, développer une analyse critique, une alternative. Hors, on nous dit depuis la fin des années 70 début 80 : « il n’y a pas d’alternative, le monde que vous vivez, c’est le seul possible » même si ça mène à la catastrophe d’un point de vue écologique. Même si on est dans l’évidence que ça ne marche pas, on ne peut pas penser l’alternative. Donc je pense que s’il y a une fonction cruciale à la fois, sociale, politique et économique du tiers, c’est de dire on crée l’espace qui permet de donner les conditions de penser et d’agir autrement. Cette fonction d’autonomisation est très compliquée parce que l’espace médiatique, symbolique, physique, est complètement saturé d’une certaine forme de pensée et de parole. Ainsi, lorsque nous évoquions la place des jeunes dans l’espace public, j’attirais l’attention sur les terminologies qu’on emploie quand on parle de territoire : « conquête » du territoire, « réappropriation » du territoire « pacification » du territoire,  « résidentialisation » du territoire. Il y a des mots qui paraissent très techniques, mais qui en fait sont des mots de contrôle et de rapport de domination, par rapport auxquels il est très difficile de développer une pensée alternative parce qu’on est face à des logiques sécuritaires économiques qui nous verrouillent la porte. Donc un des enjeux principaux si on veut que les jeunes retrouvent une place dans ces espaces-là, c’est effectivement créer des tiers espaces.

Quels seraient la nature, les critères de ces tiers espaces ?

Le tiers espace est ce qui permet un « aller-retour » qui est un peu à l’opposé d’un « aller-vers » : le problème ce n’est pas d’aller vers les jeunes ou que les jeunes aillent vers les lieux, mais plutôt d’aménager l’aller-retour entre différents espace-temps de l’expérience, entre des situations d’implication et de réflexion, entre moment d’action et de recherche. C’est une logique d’auto-formation permanente. Si on regarde comment la vie humaine est faite, elle n’est jamais linéaire : la ligne droite n’existe qu’en mathématique. Elle est faite d’aller-retour : on fait une expérience, on en tire un savoir, on le réintroduit dans l’expérience, etc. On s’arrête de travailler, on fait une pause, on change de territoire, etc. Ce n’est que ça la vie. Hors l’espace où l’on puisse produire du savoir sur l’aller-retour, il n’existe quasiment pas : vous êtes soit acteurs, soit chercheurs. Soit vous dédiez votre vie à penser la réalité de l’autre, soit vous êtes acteurs et vous êtes uniquement un technicien appliquant des procédures, comme le travailleur social pour la relation d’aide, ou l’agent de développement sur pour le territoire, etc. Donc, il y deux types de savoir, il y a un savoir scientifique qui produit une analyse de la réalité et un savoir technicien en général lié à un corps de métier qui est une ingénierie de projet. Les corps de métiers ont leur efficacité, mais on voit aussi la difficulté quand le métier se professionnalise, par exemple quand l’éducation populaire s’est professionnalisée, quand l’ingénierie de projet devient une réponse en soi alors qu’elle devrait être au service d’un processus de développement personnel et social. Et donc entre ce savoir technicien et ce savoir scientifique, il y aurait un autre savoir que j’appelle pragmatique et démocratique, celui de l’expérience et de sa délibération dans l’espace public. Ce savoir de tous les jours est celui qu’on expérimente en marchant dans la rue, en tâtonnant, en explorant le champ des possibles. Il se construit dans cet aller-retour qui peut être diachronique ou synchronique :

  • Diachronique : aller-retour entre espaces séparés dans le temps de la vie comme les phases d’action (vie professionnelle) et de recherche (vie étudiante)
  • Synchronique : dans un même espace-temps d’expérience : entre dimension individuelle d’analyse et collective d’interaction, où à un moment donné on puisse, alors qu’on n’est dans aucune logique technicienne ou professionnelle, se donner cet espace-temps, ce « luxe » d’un travail réflexif sur sa pratique, sur ce qu’on fait.

Or, aménager les espace-temps de ces allers-retours est quasiment impossible. Vous êtes continuellement assignés à des positions et des postures sans pouvoir négocier ce tiers espace de la réflexivité. Sois-vous êtes dans une logique de recherche soit vous êtes dans une logique d’action, et pas de recherche-action. Agir pour agir ça ne fait pas avancer les choses. Il y a des gens qui font très bien leur travail pendant 50 ans, mais qui ne changent rien. De même, il y a des gens qui réfléchissent qui sont souvent très brillants mais qui ne produisent pas du changement social. L’intérêt c’est donc l’aller-retour entre recherche et action. Et s’il y a un moment propice à l’aller-retour, c’est justement la jeunesse. Mais il ne faut pas arrêter après, lorsqu’on est pris dans ses rôles sociaux, institutionnels. Le tiers espace ne doit pas être renvoyé, cantonné à une marge ou à une minorité, mais être proposé comme processus central de formation-action. Il peut aussi bien être négocié dans des lieux alternatifs qu’institutionnels. C’est notre démarche au laboratoire social, on travaille à la fois dans les ZAD, les squats, dans la rue, avec les récupérateurs vendeurs, les migrants et à la fois on travaille avec des municipalités, des misions gouvernementales et des institutions publiques comme le FONJEP ou l’INJEP, parce qu’on estime qu’il faut faire bouger les lignes partout.

Ce qui permet aussi d’introduire une autre notion, c’est celle de « centralité populaire », c’est-à-dire instaurer aux cœurs de la cité des espaces centraux comme l’ont été les bourses de travail, les maisons du peuple. On a de nouveau besoin de ces espaces d’accueil inconditionnel d’une diversité pour qu’on puisse réfléchir sur ses conditions de travail et d’existence. C’est ce qu’a fait finalement le mouvement des gilets jaunes à travers les ronds-points, ou d’autres contre-espaces comme le mouvement des ZAD : retrouver l’entièreté de l’existence dans une configuration cohérente, gérer en commun les ressources vitales,          permettre une pratique réflexive… Une nouvelle génération se forme à vitesse grand V en ouvrant des espaces réflexifs sur ses conditions de vie. On ne délègue plus aux autres le soin de diriger sa vie, de dire comment on doit la vivre.

Donc il y a ce critère d’aller-retour, nous expérimentons tous des espaces intermédiaires de l’existence qui, bien que centraux dans nos vies, ne rentrent dans aucun CV, car échappant aux logiques techniciennes et professionnelles. Ces allers-retours de la réflexivité, ces tiers espaces et centralités populaires ne peuvent exister sans une tension entre l’autonomie où l’on crée ses propres normes et l’hétéronomie où l’on intègre les normes imposées de l’extérieure.

C’est l’enjeu entre l’instituant et l’institué. L’instituant crée ses propres processus autogérés. Par exemple, dans un squat, on crée les conditions collectives d’organisation de gestion de l’espace, on ne se laisse pas imposer ces normes de l’extérieur de l’habitat et de l’aménagement du territoire. Tout va être l’enjeu de la négociation entre ces espaces autonomes qui ne sont pas marginaux, mais centraux dans les espaces institués, c’est à dire l’émergence de l’espace du politique. Autres conditions liées à l’autonomie : la possibilité de s’auto-missionner et de ne pas se laisser imposer l’injonction technicienne des appels à projets où la commande institutionnelle, répond avant tout au problème de l’institution. Par exemple, quand on développe des projets pour que les jeunes fréquentent des lieux, c’est avant tout le problème des lieux, pas des jeunes. À quel moment les jeunes ont la possibilité de poser leurs propres problématiques ? Ce n’est pas forcément à eux de répondre au problème de l’institution. L’autonomie c’est donc créer les conditions de ce travail réflexif pour répondre à ses propres problèmes.

Cet auto-missionnement a été l’acte fondateur de de notre laboratoire de recherche « LISRA ». On n’attend pas que telle situation fasse l’objet d’une commande institutionnelle, on décide qu’elle constitue en elle-même un laboratoire social et ainsi on légitime un espace qui n’est légitimé nulle part ailleurs. Par exemple quand on travaille avec les récupérateurs de rue, personne ne nous missionne pour ça. On veut les balayer ces gens-là de l’espace publique et donc de l’espace politique. Nous on dit : c’est une économie populaire infra capitaliste qui répond à des besoins sociaux et qui peut poser une alternative écologique. On valide ainsi un labo social. On ne pourrait pas changer ces regards sans notre espace autonome, sans le laboratoire de recherche d’auto missionnement.

Ça permet aussi de sortir de l’injonction paradoxale de « participation ». A chaque fois, qu’on vous demande de participer faites le contraire. Convoquer les gens qui vous demandent de participer ; convoquez-les sur votre proposition, dans votre espace. Si vous êtes dans la rue, convoquez-les dans la rue ; si vous êtes dans une expérimentation sociale, convoquez-les dans l’expérimentation que vous faites. N’allez pas participer aux dispositifs dont vous ne maitrisez pas le sens et processus de production. Car votre démarche libre risque d’être soumise à une logique propriétaire qui capte l’intelligence sociale pour en faire une marchandise.

Une des conditions importantes aussi empruntées aux chercheurs du Sud, c’est le principe de croisement des savoirs et de justice. Il ne peut pas y avoir de justice cognitive sans justice sociale. C’est-à-dire, on ne peut pas accéder au savoir si soi-même on est dans des conditions d’oppression et de domination.

Savoir et émancipation sont liés. Dans les luttes sociales du mouvement ouvrier au 19ème siècle à celui des gilets jaunes, nous voyons que les conditions de transformations sociales et de production de savoirs sont inséparables.

C’est aussi une manière de questionner l’injonction de l’« insertion » (socioprofessionnelle) faite aux jeunes, notamment ceux des zones rurales dépeuplées et des quartiers populaires relégués. Ils sont sommés d’entrer dans des dispositifs d’insertion ou un Service Nation Universel, comme si leurs conditions étaient réduites à cela. Ce n’est pas un problème l’insertion des jeunes, c’est l’insertion des espaces. C’est une question d’autonomisation des espaces où l’on se positionne autrement.

« Comment moi je peux construire quelque chose qui a du sens ? » Par exemple, une économie du commun, du partage où mon travail prend une autre valeur. Cela ne peut se faire que si on travaille en même temps sur les conditions de justice sociale. Ce sont donc des conditions qu’on pourrait poser : quel espace on a envie de créer ensemble ? Quelle est la place d’une recherche-action dans cet espace qui n’est pas simplement une production de savoir externe au processus, mais la manière dont le savoir transforme le processus ; le savoir qu’on tire de ces transformations pour poser des actes dans l’espace public, une parole publique ?

(1) Actes de la journée d’étude :

Pour des lieux ouverts utopistes et Formateurs
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