No 41 – Rencontre du hip hop et du travail social

Une expérience italienne

Depuis l’an dernier, à Rimini – une station balnéaire de la côte adriatique italienne – une équipe de psychologues et de travailleurs sociaux travaille, dans le contexte de ses activités de prévention, avec un groupe local du hip hop – « la posse » de Rimini – qui pratique le rap, le graffiti aérosol et la break dance.

A partir de 1983, l’Italie a connu, comme la France et d’autres pays d’Europe, un premier mouvement hip hop dans lequel la break dance occupait le devant de la scène. À ce moment-là, le rap européen, de Rome à Rimini et à Paris, s’exprimait généralement en anglais, tout comme le reggae et le raggamuffin. Si, au niveau des formes culturelles, les deux mouvements, italien et français, présentaient des ressemblances fortes – dans les deux cas, on retrouvait les formes d’expression élaborées aux USA, la base sociale n’était pas la même: en France, le hip hop a pris racine d’abord chez les enfants des immigrés – maghrébins, africains, mais aussi espagnols, italiens et portugais – ainsi que chez les jeunes antillais et il se développe dans les banlieues qu’ils habitent; en Italie, par contre, l’immigration externe était peu importante à ce moment-là, ce sont les jeunes italiens eux-mêmes qui ont adopté et développé les pratiques de ce mouvement.

Et, en Italie comme en France toujours, le hip hop a traversé ensuite, sans disparaître, une phase de reflux suivi d’une renaissance à partir de 1990.

C’est alors que les différences entre le hip hop français et la situation italienne se sont accentuées.

En France, le « retour » du hip hop, ou plutôt de sa visibilité sociale, s’est effectué là où il avait commencé à se développer : dans les banlieues d’abord, et toujours, et surtout chez les jeunes dits « de la deuxième génération » (de l’immigration). En Italie, par contre, une partie, la plus visible, du hip hop, s’est développée dans un contexte plus large de contre-culture dont la base institutionnelle et militante se trouve dans des Centres sociaux occupés et autogérés qui n’ont pas leur équivalent en France. C’est essentiellement dans ces Centres que s’est développé un « rap militant » (j’emprunte cette expression à Fumo LHP, Francesco Adinolfi, et al: « Rap Militante », Decoder, Rivista Internationale Underground, Shake Edizioni Underground, Milano).

LE RAP MILITANT

Le mouvement des Centres sociaux italiens est en grande partie l’héritier d’une tradition politique de luttes sociales : il s’agit d’une ultra-gauche « extra-parlementaire », souvent issue de l’autonomie ouvrière des années 70. Cette tradition n’est pas partout la même, – il y a des différences fortes entre les centres de Rome, de Bologne et de Milan, par exemple -, mais elle présente partout des traits communs. Elle est enfin associée à des degrés divers à une tradition de contre-culture dans laquelle les anarcho-punks italiens ont joué un rôle essentiel.

Onda Rossa posse – du nom d’une radio locale militante où ce groupe avait assuré des émissions – était le nom du groupe de rap qui, à partir de 1990 surtout, a en quelque manière – selon une remarque d’Alberto Piccinini – « donné le ton ». Les membres principaux de l’ex- Onda Rossa sont ou ont été, pour la plupart, étudiants à l’université tout en étant des militants de l’ultra-gauche italienne et des centres sociaux. Ils ont joué un rôle important, au cours de l’hiver 1990, dans le mouvement étudiant dit de la pantera.

LE RAP ZULU

Revenons maintenant à Rimini où l’un des travailleurs sociaux de la prévention rencontre, en mars 1992, à partir d’un premier contact avec un graffiti artiste, la « posse » locale de hip hop qui réunit des groupes de quartiers : au total, quarante jeunes environ, parmi lesquels des rappeurs, des danseurs, des « graffiteurs » et leurs amis qui vont être invités à participer aux activités d’ un centre socio-éducatif – le Centre Via – géré par l’ équipe de prévention. On y met à leur disposition à temps partiel des salles pour les répétitions de rap et de break dance et pour la réalisation de fresques à la bombe aérosol.

Le mode de fonctionnement et de gestion du Centro Via n’est pas celui des Centres sociaux autogérés mais il semble convenir à ce moment-là aux jeunes du hip hop local qui, s’ils ont quelques rapports assez lointains avec un Centre social de Bologne aujourd’hui fermé, sont d’une toute autre orientation.

On sait que le hip hop américain a pris naissance dans une lutte contre la toxicomanie et le deal des bandes comme le raconte notamment la saga de la Zulu Nation. D’ailleurs, l’idéologie des B. Boys de Rimini telle qu’on peut la saisir dans les entretiens et les récits de vie que nous avons pu recueillir reste très proche de celle qui a marqué en Europe les débuts du hip hop il y a maintenant dix ans: c’est une idéologie « zulu » de « B. Boys scouts », pourrait-on dire (sans vouloir y mettre de nuance péjorative): une morale de la santé sportive, du peace and love qui veut, comme disait Bambaataa, transformer l’énergie négative des bandes en énergie positive.

Cette idéologie a très certainement facilité, du moins dans un premier temps, la collaboration entre la posse de Rimini et le Centre Via : Outre la participation aux activités du Centre, elle a abouti à des actions de rue faites en commun et à la publication, en commun également, d’une fanzine intitulé Colori . (On imagine mal, par contre, des rappeurs militants s’engageant dans une entreprise similaire).

Le rap et la culture hip-hop d’Italie ont donc été marqués par un processus de dualisation qui a conduit, on vient de le voir, à deux pratiques du rap : une pratique militante, d’une part, et une pratique zulu, c’est à dire plus conforme aux orientations du vieux hip hop, d’autre part.

Un tel processus, que nous n’avons pas retrouvé ailleurs, n’est pas un cas unique en Italie où une dualisation analogue s’était déjà produite, il y a maintenant une décennie, dans le mouvement punk.

LES CENTRES ET LA « DUALISATION » ITALIENNE DU MOUVEMENT PUNK

Dans Posse italiane, Alba Solaro montre comment les anarcho-punks du groupe VIRUS (de Milan) ont joué un rôle décisif dans la formation et l’orientation actuelle des Centres. Ces anarcho-punks italiens avaient déjà fait l’objet d’une présentation dans un autre ouvrage collectif intitulé Bande. Cet ouvrage était l’aboutissement d’une enquête ethnosociologique menée par les sociologues du Centre d’Etudes et de Recherches sur la marginalité et la déviance auprès des « groupes spectaculaires » – Rockabilies, Mods et Punks – de Milan.

Mais si les anarcho-punks de Virus étaient très actifs sur le devant de la scène contre-culturelle et politique de l’époque, cela ne signifiait pas que le courant punk italien se limitait à sa version anarcho-punk.

Il y avait aussi, dans le même temps et la même ville – et/ailleurs, bien sûr – un mouvement juvénile punk. Or, si la notion de contre-culture telle qu’elle est utilisée par Alba Solaro dans sa présentation des Centres sociaux peut servir à l’étiquetage des mouvements culturels qui s’y développent, il faut peut-être trouver une autre étiquette pour désigner ce punk ado dans sa différence avec celui des Centres. La notion de sub-culture pourrait alors servir à désigner cette culture punk qui s’était d’abord développée en Grande-Bretagne où, comme plus tard à Milan, les punks étaient souvent d’origine ouvrière, étant eux-mêmes des jeunes ouvriers et employés.

ENQUÊTES ITALIENNES

L’étude ethnosociologique du groupe de Rimini a été le point de départ de recherches consacrées au rap zulu d’Italie.

En juin 92, à l’occasion d’un séminaire à l’université de Rome, Sandra de Juli présentait un document vidéo concernant le hip hop de Rimini. Des jeunes rappeurs et graffeurs participaient à ce séminaire de l’université, où ils ont pris la parole pour décrire leurs activités.

Ils n’appartenaient pas au « hip hop » des Centres, s’en démarquaient explicitement, n’étaient pas étudiants mais dans l’ensemble lycéens ou collégiens et plus jeunes par conséquent que les rappeurs militants.

On pouvait mesurer là le chemin parcouru : alors qu’en février 90, dans cette université romaine de la Sapientia, le seul thème mis à l’étude pour le séminaire du hip hop était celui des Centres, cette fois, deux ans plus tard, on s’occupe aussi de « l’autre hip hop ».

Le rap zulu version italienne a commencé alors à faire l’objet d’enquêtes : à Rimini, Leonardo Montecchi a continué ses recherches sur la posse locale; à Bologne, Sandra de Juli et Roberto ont engagé avec d’autres une recherche sur un groupe important de jeunes graffiti artistes; à Rome et Ostia, Roberto de Angelis a lui aussi enquêté parmi les groupes et les bandes de l’autre hip hop. Nous avons eu enfin l’occasion de rencontrer la posse d’Ancona, une ville balnéaire proche de Rimini où le hip hop présente les mêmes caractères toujours.

Au vu des premiers résultats, on peut déjà esquisser quelques traits essentiels de ce courant en les distinguant des pratiques du rap et du hip hop des Centres :

  • c’est un rap et un hip hop d’adolescents alors que chez les rappeurs militants la moyenne d’âge est plus élevée ;
  • il se situe en général dans la tradition du premier hip hop alors que le lien avec cette tradition est beaucoup moins marqué dans les Centres ;
  • les jeunes du « rap zulu » sont souvent issus de milieux populaires (mais il y a d’assez nombreuses exceptions) alors que les rappeurs militants sont plutôt issus des classes moyennes ;
  • les rappeurs zulu fréquentent souvent des écoles professionnelles (assez semblables à nos LP) alors que la contre-culture des Centres est davantage associée aux universités ;
  • ceux du hip hop « anonyme » adoptent les signes distinctifs et déjà traditionnels de la culture hip hop (les vêtements, par exemple) ce que ne font pas ceux des Centres ;
  • « l’immigration » interne » (parents venus du Sud de l’Italie à la recherche d’emplois, est pour une part importante, la « base sociale » de ce courant alors que ce trait est moins visible dans les Centres ;
  • les thèmes politiques développés dans le hip hop zulu : la lutte contre le racisme en général, les droits de l’homme, le refus de la guerre, s’ils sont engagés et si l’on peut même les considérer comme expression d’un certains militantisme (tout en constituant en même temps des thèmes obligés) ne sont pas pour autant l’expression du « radicalisme » politique qui caractérise souvent, par contre, rap militant.

Georges Lapassade

Bibliographie

  • S. Cristante, A. Di Cerbo e G. Spinucci (a cura di).La rivolta dello stile, Franco Angeli Editore, Milano, 1983.
  • L. Caioli, A.R. Calabro, M. Fabroni, C. Leccardi, S. Tabboni, R. Venturi: Bande: un modo di dire. Rockabilies, Mods, Punks, Milan, Eidizione Unicopli, 1986.
  • Alba Solaro, Franco Pacoda, Carlo Branzaglia: Posse, Editions Tosca, 1992.
  • Piero Fumarola/Georges Lapassade: « Rap Copy », Studi e Ricerche, Istituto di psicologia e sociologia, Universita degli studi di Lecce, n°13, 1992.
  • Franco Bollardi (sous la direction de): Hip hop, Bologna, 1992.
  • CyberpunkAntologia., Shake Edizioni Underground, Milano, 1992.
  • Fumo LHP, Francesco Adinolfi, et al: « Rap Militante », Decoder, Rivista Internationale Underground, Shake Edizioni Underground, Milano.
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