Sixième film du caustique réalisateur Spike Lee, « Malcolm X » représente une entreprise lourde à gérer, tant du point de vue du symbole que de la complexité du personnage mis en scène. C’est la première fois que Lee travaille sur un film dont le scénario ne soit pas une fiction tirée de son imagination.
C’est à partir de l’autobiographie de Malcolm X écrite en 1964 par Alex Haley (auteur de « Racines, la saga d’une famille afro-américaine »), adaptée par l’écrivain James Baldwin et revue dans son dernier tiers par le scénariste-dramaturge Arnold Perl, que s’articule lé film.
Plusieurs réalisateurs blancs pressentis par Hollywood ont déjà dû renoncer à ce projet malgré le recours à cinq scénaristes différents : Calder Willigham (collaborateur de Kubrick), Joseph Walker Mamet (pour Sidney Lumet), David Bradley et Charles Fuller pour Norman Jewison. Ce dernier abandonnera le projet face à un Spike Lee talentueux et entreprenant. Cette détermination trouvera son écho dans les potins des journaux américains avides de rapporter les 1 000 détails croustillants de cette aventure.
La Warner n’accorde que 20 millions de dollars. Largo International chargée de la distribution à l’étranger met, elle, 8 millions sur la table, alors que l’équipe de production Lee/Worth estime le coût du film à 40 millions. Finalement, Spike Lee renoncera au deux tiers de son salaire de départ ($5 millions) et fera appel à la générosité de célébrités noires pour boucler le dépassement du budget : Bill Cosby, Oprah Winfrey, Janet Jackson, Prince, Tracy Chapman, Earvin « Magic » Johson.
Le film est émaillé de tensions et de pressions. Certaines venant parfois de là où on l’attendait guère. Ainsi l’écrivain-poète Africain-Américain Amiri Baraka de son nom d’emprunt Américain Leroi Jones dit : « Spike Lee est un petit bourgeois ». Conséquence il ne peut faire passer les messages de Malcolm X. Même son de cloche chez Kwame Touré alias Stockely Carmichael ex-Président de la S.N.C.C. (Comité de coordination des Étudiants Non Violents) dont en 1961 le mot d’ordre était : « Pouvoir pour le peuple noir » puis en 1966: « Black power »(1). Cet ancien Premier Ministre du « Black Panther Party of Self-défense » déclare par exemple dans le magazine « Jeune Afrique » « Spike Lee est incapable de faire un film sur Malcolm X. Il peut, en revanche, faire un bon film sur Malcolm Little, sur la vie sexuelle de celui-ci, sur ses crimes, en somme surtout ce qui est vulgaire, mais jamais -je le répète- il ne peut faire un film sur Malcolm X ». Pour lui, « seul un révolutionnaire Africain peut filmer Malcolm X » (2). Il vit depuis 1969 en Guinée.
On comprendra cette controverse dans la mesure où la complexité de la vie de Malcolm X encourage chacun à s’approprier la période qui l’intéresse. D’où la difficulté pour n’importe quel réalisateur de proposer un film qui satisfasse les innombrables exigences.
Au delà de l’intérêt historique médiatique à la fois suscité et orchestré par Spike Lee, le résultat commercial est positif : 14,5 millions sont engrangés/gagnés durant la première semaine d’exploitation. Le public américain fait montre de son intérêt pour une de ses figures nationales après « Dracula » et « Maman j’ai raté l’avion n° 2 ».
Exploitation encore de la part des grands médias français sur le dos du réalisateur noir et d’une vague « black » (mystification /idolatration / intérêt démesuré pour tout ce qui
fait référence aux noirs d’Amérique et à leur société), dont les Etats-Unis et une partie de l’Europe semblent curieusement se délecter depuis l’avènement/la portée aux nues médiatique de la culture hip-hop. Bizarre, vous avec dit bizarre ? Quand « l’élite journalistique contrôle la diffusion des messages sur l’espace public on l’appelle « médiacratie » (3).
Nous savons que Spike Lee est proche des rappers. Notamment ceux du groupe Public Enemy dont il a employé la musique pour le générique de son film « Do The Right Thing » et tourné le clip « Fight The Power ». Lors de leur premier grand concert au Zénith en 198**, ce groupe a été présenté par la presse française comme un groupe extrémiste, anti-black et antisémite. A propos de ce film, Spike Lee « bénéficiera » du même traitement de la part de ces mêmes médias français et américains, « travaillant » à le discréditer aux yeux du public en diffusant des « infos » visant à modeler son état d’esprit. Plusieurs magazines français mobiliseront des équipes de journalistes pour traiter le film de M Lee…(4).
Malcolm X disait de la presse : Si vous n’y prenez pas garde, les journaux vous feront haïr les opprimés et aimer les oppresseurs » (5). A l’allure où vont les choses, un débat sur la déontologie dans la presse s’avère peut être nécessaire. Comme l’a dit Y. Roucaute : La « logique » journalistique du reportage ne ramène donc pas nécessairement du savoir. Mais tandis que le bavardage du commentateur vise surtout à dissimuler son incompétence, le reportage positiviste tend, par son pseudo-rapport au fait, à « simuler le vraisemblable » (6).
Signalons tout de même l’intérêt que ce film suscite auprès de la communauté noire, qui, à en jugé par les travaux effectués par de nombreux chercheurs, serait en train de se réapproprier et réhabiliter son histoire. Med Hondo (cinéaste mauritanien) a vu son film « Saraouina » retraçant l’épopée coloniale en Afrique, censuré, lors de sa sortie en 1986 pour enfin se voir accorder un visa favorable en 1992. Sur ce film la grande presse est restée silencieuse… (cette fresque magnifique n’est projetée que dans une salle parisienne « Image d’ailleurs »).
La sous représentativité des Africains-Français ou Africains dans les médias où leur quasi inexistence en tant que groupe homogène pouvant donner son point de vue constitue dramatiquement un réel handicap. Or, le fait de penser qu’il n’y a pas de problème noir dans ce pays n’en élude ni l’existen¬ce ni le débat. On traite à profusion des problèmes de l »‘Afro-Américain » mais qu’en est-il ici ? Certains rappers Africain-Français se sont vu proposer de « métisser » leur groupe pour mieux passer dans le milieu du show-biz. Avant de prétendre donner des leçons au grand frère Charly qui doit encore faire du chemin ?
Damien MABIALA
- James Forman : « La libération viendra d’une chose Noire », Ed. François Maspéro, 1986, p. 142.
- Jeune Afrique du 7 au 13 janvier 1993.
- Yves Roucaute, « Splendeur et misères des journalistes », Ed. Calmann-Levy, 1991, p. 15.
- Libération du 18 novembre 1992 – Actuel janvier 1993 – Revue du cinéma janvier 1993.
- Malcolm X « le pouvoir noir », Ed. F. Maspéro 1966, p. 132.
- Yves Roucaute, op, cité p. 314.