Parkour-parks ou parkour : il faut choisir

 « Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propre conscience, un voile s’interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le poète », Henri Bergson, Le Rire.

Introduction

Face à l’hostilité exprimée par une partie des pratiquants du parkour devant l’inauguration, il y a peu, du premier parkour-park de France, les promoteurs et défenseurs de ce lieu invoquent la liberté individuelle: il faudrait laisser chacun libre de pratiquer là où bon lui semble, personne n’obligeant les pratiquants à venir s’entraîner sur cette nouvelle « aire de parkour » (1).

Le problème est qu’il ne s’agit pas là d’un simple débat d’opinions relevant de positionnements personnels sans autre incidence sur la pratique; ce qui est en question, c’est le sens même de la pratique, sa définition, son essence, et ce qui est en jeu, son devenir et la qualité de sa transmission. C’est tout du moins ce que je vais tenter de montrer ici.

En effet, pour justifier toute nouveauté dans le parkour, comme les pakour-parks, on cherche systématiquement à modifier, corriger, ou compléter la définition originelle que David Belle en a donnée, laquelle est pourtant très claire. J’analyserai d’abord les enjeux de ces redéfinitions dont le parkour fait constamment l’objet. Derrière ces tentatives de redéfinition se cache en fait une certaine conception du parkour, qui voudrait en faire un sport alors que la définition de David Belle invite selon moi à le concevoir plutôt comme un art. Je tenterai donc de montrer dans un second temps en quoi le parkour est un art, et en quoi cela interdit toute construction de parkour-park. Enfin, je tâcherai d’analyser les conséquences qu’auraient le consentement des pratiquants du parkour à utiliser des parkour-parks. J’invite ainsi chacun à prendre la mesure de ses propres positionnements et pratiques. La question des parkour-parks n’est pas une question secondaire ou inutile, elle révèle au contraire les tensions qui animent aujourd’hui la communauté du parkour.

1) Essence et obsolescence: le parkour est-il dépassé?

Le parkour est né il y a une vingtaine d’années à Lisses, en banlieue parisienne, fondé par David Belle, inspiré par son père, Raymond Belle. Le mot « parkour », dérivé de « parcours », désigne en réalité deux choses bien distinctes: premièrement, un moyen de locomotion basé sur le principe d’efficience et ne faisant usage que du corps humain ainsi que des structures et objets se trouvant sur sa route (finalité de la pratique); deuxièmement, une méthode d’entraînement, incluant des exercices techniques, physiques, et mentaux destinés à rendre possible l’usage de ce moyen de locomotion (moyen pour atteindre cette finalité). Ces deux dimensions sont évidemment intrinsèquement liées puisque l’une est la condition rendant possible l’autre. Aussi sont-elles désignées par le même vocable: parkour. L’efficience, maître mot du parkour, se définit comme l’optimisation des moyens mis en oeuvre pour parvenir à un résultat; autrement dit, c’est la capacité de produire le maximum de résultats avec le minimum d’effort, de dépense. Ce concept combine plusieurs dimensions : vitesse, sécurité, économie d’énergie, capacité d’adaptation, fluidité.

Il y a 8 ans déjà, lorsque je découvris le parkour et commençai à le pratiquer, d’interminables débats occupaient les pages du forum du site Parkour.NET pour savoir si, oui ou non, les acrobaties faisaient -ou pouvaient faire- partie du parkour(2). Il y en avait certes qui, nouveaux venus, posaient la question simplement pour savoir à quoi s’en tenir. Mais il y avait à côté de cela une grande majorité de gens qui n’en débattaient que pour justifier a posteriori la présence d’acrobaties dans la vidéo qu’ils venaient de poster sur le forum, et qu’eux-mêmes avaient décrite comme étant une vidéo de parkour. On avait donc déjà à faire à une tentative de redéfinition du parkour : il semblait qu’il faille à tout prix l’enrichir de nouvelles choses, comme si la définition donnée par David Belle n’était pas suffisamment riche par elle-même, comme s’il lui manquait quelque chose.

C’est à ce même type de dérives définitionnelles que nous avons affaire avec l’inauguration par des membres de la Fédération de Parkour de la première « aire de parkour » de France. En effet, David Belle théorisait le parkour comme « l’art de se déplacer, aussi bien dans le milieu urbain que dans le milieu naturel, [en se servant] en fait de toutes les constructions ou les obstacles qui ne sont pas prévus pour à la base »(3).

Aussi le parkour, selon cette définition, est-il incompatible avec toute structure dédiée. Le parkour est l’effort que fait le pratiquant pour s’adapter à ce qui l’entoure, et non pas l’effort qu’il fait pour adapter ce qui l’entoure à sa volonté. Le parkour est un effort d’imagination, un effort créateur. Le traceur(4) modifie au fil de son apprentissage le regard qu’il porte sur son environnement, et affûte une vision inventive de l’espace, qui fait de la ville un « terrain de jeux », selon les mots du même David Belle. Dire que « le monde est un terrain de jeux »(5), cela signifie que nous disposons du plus vaste terrain jamais conçu, précisément parce qu’il est le fruit de notre imagination et non de notre agencement de l’espace. Nous, traceurs, n’avons pas de prise sur la façon dont l’espace est conçu ni agencé par les architectes et urbanistes, mais nous avons en revanche le choix de l’usage que nous en faisons. Et les usages que nous en inventons n’ont de limites que notre imagination. Aussi le terrain se suffit-il à lui-même, sans qu’il n’y ait besoin d’y ajouter quoi que ce soit, parce que tout est là. Tout est là pour qui sait regarder autour de lui.

Ainsi, apprendre à regarder l’espace de cette manière nouvelle fait partie intégrante du processus du parkour comme méthode d’entraînement. La créativité fonctionne comme n’importe quelle autre faculté: elle s’exerce et se cultive. Plus on fait l’effort d’être créatif, plus la créativité nous devient spontanée. En ce sens, le processus d’apprentissage du parkour requiert un entraînement à l’invention, une capacité à répondre de manière créative et appropriée à de nouvelles situations, à détourner le mobilier urbain existant pour en faire un outil; c’est de tous ces besoins que naît la nécessité pour le traceur d’évoluer dans un espace qu’il n’a pas conçu, où les choses n’ont pas été disposées par lui -ou tout autre traceur- ni pour lui, mais où l’agencement des objets obéit à des lois sur lesquelles il n’a pas prise. Si la créativité me semble primordiale dans le parkour, c’est parce que c’est d’elle que dépend directement la capacité d’être efficient dans le déplacement. En effet, imaginer une réponse nouvelle face à une situation nouvelle, réagir de manière appropriée, adopter le geste adéquat, ajuster et modifier la technique apprise pour la faire correspondre à une configuration particulière, en un mot s’adapter, encore et toujours, c’est sur cela que repose l’efficience. David Belle écrit : « Il y avait plein d’autres endroits où j’aimais aller. Le but était de s’adapter à tout, toujours dans ce souci de « s’il se passe quelque chose, comment on fait? ». Forêt d’arbres ou forêt d’immeubles, il n’y a pas de lieu précis, d’endroit imposé pour faire du Parkour. Par exemple, dans une cité, on peut contourner l’objet architectural pour en faire un outil d’entraînement, pour évoluer dans un sens positif. On arrive à s’adapter à notre manière à cette cité. »(6) En d’autres termes, celui qui dans le parkour ferait du « par coeur » et n’aurait que des réponses préconçues et figées, celui-là, quand bien même sa technique serait irréprochable, s’expose inévitablement à quelques déconvenues dans un environnement dont les situations ainsi que les obstacles changent constamment.

Certains traceurs, défenseurs des parkour-parks, objecteront toutefois qu’il reste possible d’être créatif dans un parkour-park, en recherchant l’originalité, et en y faisant autre chose que ce à quoi a pu penser celui qui a conçu l’espace lorsqu’il en a disposé les différents objets. Il est certes indéniable que la créativité peut s’exercer en tous lieux. Mais arrêtons-nous un instant à cette proposition: imaginer des opportunités nouvelles sur un lieu dédié, conçu par des traceurs, pour les traceurs, précisément pour qu’ils viennent y imaginer des opportunités nouvelles, et tout cela dans le cadre d’une pratique qui doit faire usage de tout ce qui n’est pas conçu pour elle: le paradoxe est tout de même de taille. On pourra toujours tâcher d’être créatif, et de trouver des sauts quelque peu originaux, cela n’aura pas grand rapport pour autant avec le fait de le faire dans un environnement sauvage (sauvage au sens où nous ne l’avons pas nous-mêmes aménagé, et qu’il ne l’a pas été à notre intention). Or, le fait que l’espace n’ait pas été conçu par ni pour nous, nous contraint à y détourner l’usage des structures qui nous entourent et à en modifier la fonction. Je reviendrai sur l’intérêt d’un tel détournement plus tard.(7)

Au regard de la définition théorique qu’en a donné David Belle, concepteur de cette pratique, on ne peut donc pas (par définition) pratiquer le parkour dans un parkour-park. On peut éventuellement y sauter, mais c’est loin d’être tout ce que la pratique du parkour exige. L’exercice à la créativité apparaît comme une dimension de l’entraînement dont le traceur, en quête d’efficience, ne peut faire l’économie. Force est de reconnaître cependant que l’importance que je lui accorde découle d’un présupposé implicite qu’il nous faut donc examiner : le parkour est-il vraiment un art, et le traceur un créateur ?

 2) Sport ou art: la question cruciale

En effet, selon moi le débat que souleva l’inauguration de l' »aire de parkour » de Bondy révèle en creux deux conceptions opposées du parkour. Comme j’ai tenté de le montrer précédemment, le concept d’ « aire de parkour » évacue de la pratique la dimension du détournement de l’existant. Ainsi, pour envisager l’idée que le parkour puisse se pratiquer dans un parkour-park, il faut d’abord le penser comme une activité exclusivement physique(8), qui n’implique pas nécessairement ni l’intellect ni l’imaginaire. Si le parkour est dépourvu de la philosophie qui le sous-tend(9), ainsi que de sa dimension créative (utiliser l’existant d’une façon nouvelle et novatrice), alors il est tout-à-fait envisageable qu’il puisse se pratiquer sur des structures dédiées; mais c’est au prix de ces deux renoncements, et seulement à ce prix que cela devient possible. Or le parkour, tel qu’il nous a été transmis par la première génération de pratiquants et notamment par David Belle, est un tout cohérent où cohabitent trois dimensions: philosophie; imagination; prouesses physiques. Le parkour, c’est tout cela à la fois, et c’est dans la cohérence de cet ensemble que chaque dimension prend son sens, et non indépendamment. Aussi, n’y a-t-il pas de sens à en compartimenter les différents aspects. Mais n’est-ce pas pourtant ce que font nombre de pratiquants en classant le parkour dans la catégorie des sports ?

Le Grand Larousse définit le sport comme « ensemble des exercices physiques se présentant sous formes de jeux individuels ou collectifs donnant généralement lieu à compétition, pratiqués en observant certaines règles précises« (10). Nous pouvons également nous référer à la définition d’une institution sportive, le CNOSF (Comité National Olympique du Sport Français), qui déclarait en 1994: « Pour qu’il y ait sport, il faut qu’il y ait un engagement corporel inscrit dans un affrontement ou une compétition instituée […] Est défini comme « sport », la seule pratique compétitive, licenciée, c’est à dire engagée dans l’institution qui fixe les règles du jeu et définit l’éthique sur laquelle celui-ci doit impérativement reposer »(11). Enfin, nous pouvons convoquer la définition de sociologues, comme Pierre Parlebas, sociologue et théoricien de l’éducation physique contemporaine, pour qui le sport est un « ensemble de situations motrices codifiées sous forme de compétition et institutionnalisées»(12), ou encore Jean-Marie Brohm, sociologue, anthropologue et philosophe, définissant le sport comme «  un système institutionnalisé de pratiques compétitives à dominante physique, délimitées, codifiées, réglées conventionnellement dont l’objectif avoué est, sur la base d’une comparaison de performances, d’exploits, de démonstrations, de prestations physiques, de désigner le meilleur concurrent (le champion) ou d’enregistrer la meilleure performance (record) »(13). Toutes ces définitions réunissent les trois mêmes paramètres comme étant constitutifs de la notion de sport :

1-La pertinence sportive : le sens de l’activité est dans l’engagement moteur.

2-La codification compétitive : la présence de règles permettant d’attribuer la victoire.

3-L’institutionnalisation : présence d’une instance nationale, internationale qui organise les compétitions.

Quelle que soit la définition à laquelle on se réfère, le sport a donc cette particularité d’être un jeu institutionnalisé auquel il ne s’agit pas uniquement de jouer, mais aussi -et surtout- de gagner.

Or, si le parkour remplit certainement la première condition, celle d' »engagement moteur » ou encore d’ « exercice physique », il exclut en revanche par essence toute forme compétitive(14), et ne remplit donc pas le second critère nécessaire à l’obtention du statut de « sport ». Quant au troisième et dernier critère, celui d’une pratique institutionnalisée dont l’institution définit les règles du jeu et organise les compétitions, le parkour pose là encore problème. D’abord, ce dernier critère suppose qu’il y ait des règles, or nous verrons que nous avons, dans le cas du parkour, davantage affaire à des principes philosophiques. Ensuite, cela suppose que ces règles soient conçues en vue de l’organisation de compétitions, or nous venons de voir que le parkour exclut par nature toute compétition. Enfin, au jour d’aujourd’hui aucune institution n’est reconnue par l’ensemble des pratiquants comme les représentant. Il y a bien des associations de pratiquants qui souvent transmettent également la pratique aux débutants, des « fédérations » diverses et variées, chacune reconnue par certains pratiquants et pas par d’autres: certaines, ressemblant davantage à des organisations commerciales, vendent des paires de chaussures prétendument « faites pour le parkour » comme la World Freerunning Parkour Federation (WFPF)(15), d’autres sont des regroupements d’associations comme la Fédération de Parkour (FPK)(16). Le fait est qu’aucune institution, nationale ou internationale, ne fait pour l’instant l’unanimité auprès des pratiquants au sens où elle ferait autorité sur les questions ayant trait à la pratique du parkour. Il n’y a pas dans le parkour d’autorité institutionnelle suprême édictant des règles, et stipulant ce qui est permis ou interdit.

C’est à chacun de faire son propre cheminement intellectuel dans la pratique, de trouver sa propre voie. Cela ne se fait pas pour autant à partir de rien : il y a de nombreux matériaux éducatifs. D’abord, les traces écrites et orales de David Belle(17). Ensuite, les 5 tomes de L’éducation physique virile et morale par la méthode naturelle de Georges Hébert qui, s’ils ne relèvent pas directement du parkour, lui apportent de précieux éclairages: Enfin, il y a des ressources en ligne comme par exemple le blog Power is nothing without control(18) de Chris Rowat, mettant en partage idées d’exercices et training routines ainsi que réflexions critiques au sujet du parkour. Il y a également les archives du site Parkour.net, disponibles sur le site de la Fédération de Parkour, qui renferment autant des articles retraçant l’histoire de la discipline, que des articles pédagogiques sur certaines des techniques utilisées, ou bien encore des articles de réflexion sur le parkour. Tout cela constitue un bagage théorique conséquent qui, certes, nous accompagne le long du chemin, mais ne remplace pas pour autant la nécessité d’une recherche personnelle en tant que pratiquant, son orientation, les choix qu’elle détermine, les enjeux qu’elle pose, les questions qu’elle soulève, et les éléments de réponse qu’on y apporte au fil de l’entraînement. Dépourvu de règles au sens de critères permettant de désigner un « vainqueur », le parkour n’en est pas moins pourvu de principes philosophiques, de « mots d’ordre » transmis par voie orale ou écrite, en premier lieu par son fondateur David Belle: « se servir de tout ce qui n’est pas prévu pour à la base », « toujours aller de l’avant », « être fort pour être utile », « être et durer », etc. C’est ensuite au traceur de trouver comment mettre ces principes en pratique dans la situation qui est la sienne propre. Ce mode de transmission et d’entraînement rompt là encore avec une possible logique compétitive en cela qu’il prive de fait le parkour de critères stables et universels pouvant servir à l’attribution de la victoire lors d’une confrontation entre pratiquants. Sur les trois critères permettant de définir une activité comme sport, le parkour ne respecte en définitive que le premier, celui d’engagement moteur. Et cela sans compter qu’il n’y a rien qui nous permette d’affirmer que le sens de l’activité est dans l’engagement moteur ni que cette dimension motrice prévaut sur les dimensions philosophique et créative de la pratique, quand bien même c’en serait la dimension la plus manifeste.

Pas de règles, pas de compétitions, pas de trophées ni médailles, pas d’homologation ni d’institution faisant autorité, pas de licences, pas de clubs, pas de terrain délimité, pas de tenue réglementaire: quel genre de sport le parkour pourrait-il donc bien être ?

Certes, le parkour conduit à un usage du corps qu’on pourrait être tenté de qualifier, par abus de langage, de « sportif », le corps devenant l’unique outil de déplacement du pratiquant. Mais, s’il y a usage, il n’y a pas nécessairement usure. Au contraire du « sport de la performance » ou « sport-spectacle », le parkour met l’accent sur la conservation et la préservation du corps, ce notamment par une connaissance et une écoute accrues de son propre corps, qui permettent de définir des techniques de réception épargnant les articulations, en sollicitant les muscles appropriés, en calculant les angles de pliage au dessus desquels il y aurait traumatisme articulaire, et en absorbant la force de l’impact à travers un circuit musculaire bien précis, ainsi qu’avec différentes techniques d’absorption du choc, comme la roulade. Le parkour inclut d’ailleurs dans sa méthode d’entraînement des pratiques à usage thérapeutique reconnu comme la quadrupédie et a, pour qui en a compris le sens, davantage la caractéristique de faire prendre soin du corps et de le maintenir en forme et en bonne santé – nécessité absolue de celui qui en fait l’usage quotidien d’outil de déplacement- , que de le négliger, de le malmener, ou de le détruire. Les apparences sont donc trompeuses, puisqu’une pratique telle que le parkour sera souvent qualifiée, par ceux qui y sont étrangers, de « pratique sauvage » ou « dangereuse », de « sport extrême », alors que le sport homologué sert, croit-on, à se « maintenir en forme » et à « garder la santé » (mythe du sportif). Il n’en demeure pas moins que derrière la façade rassurante de l’homologation, la réalité à laquelle est confrontée l’athlète compétiteur est tout autre : pressions, humiliations, menaces, nécessité d’accomplir toujours davantage, de faire toujours mieux, d’être toujours (le) meilleur, et leurs conséquences : blessures, dopage, dépression, état de santé critique conduisant parfois au pire.(19)

Mais si l’on renonce à cette conception sportive du parkour, comment qualifier cette activité si particulière?

En dépit de l’apparence sportive que peut revêtir tout corps en mouvement, que fait le traceur lorsque, précisément par le mouvement de son corps, il dessine à travers la ville des chemins à travers les structures architecturales qui l’environnent? Il crée. Que fait-il lorsqu’il s’adapte à de nouvelles situations, avec de nouveaux obstacles, configurés d’une manière inhabituelle à laquelle aucune des techniques qu’il connaît ne correspond parfaitement? Il invente. Le traceur ne fait pas que reproduire, mais a pour charge de produire constamment du « nouveau », de se renouveler sans cesse pour faire face à l’imprévu: de son aptitude à imaginer et à créer dépend l’efficience de son déplacement. Le pratiquant du parkour se doit d’être un créateur imaginatif, un inventeur hors-pair pour être à même de faire face à la multitude des possibles qu’il rencontre. Or, il convient alors de se demander, pour qualifier ce qu’il fait, quel est l’objet de ses créations: il invente des chemins, dessine avec élégance des itinéraires à travers la ville, crée des mouvements nouveaux ajustés aux situations qu’il rencontre, les dispose et les combine d’une certaine façon. En somme, le traceur est un créateur dont le corps est le pinceau, la ville la toile sur laquelle il peint avec ses propres mouvements, ouvrant des possibles, et questionnant le réel. Mais alors, pourrions-nous dire que le traceur est un artiste ?Encore faudrait-il montrer spécifiquement en quoi il y a œuvre d’art lorsqu’un pratiquant du parkour s’entraîne.

Ainsi, la première question à se poser pourrait être celle de la visibilité de l’oeuvre. Comment l’observateur(20) peut-il la voir ? L’art peut prendre des formes diverses. Il en est une, l’art éphémère, qui se définit comme toute « forme artistique, présente surtout dans l’art contemporain (mais pas exclusivement) et qui joue non pas sur la pérennité de l’œuvre d’art, ce qui est la règle générale, mais sur la brièveté, son caractère provisoire et souvent la mise en scène de l’artiste lui-même dans l’œuvre »(21). Aussi, d’une part l’oeuvre d’art peut-elle ne pas être visible en permanence mais au contraire le temps d’un instant, et disparaître le suivant ; cela ne lui enlève en rien sa dimension artistique. D’autre part, l’oeuvre peut consister dans la mise en scène de l’artiste lui-même, sans impliquer qu’un objet tiers soit nécessairement produit par l’artiste. Selon ces modalités, le déplacement du traceur dans l’espace peut donc bien être considéré comme une œuvre d’art, ayant entre autres caractéristiques de ne durer qu’un temps et de mettre en scène l’artiste lui-même.

Une seconde question pourrait être celle du beau. En effet, la conception traditionnelle de l’art, largement remise en cause par l’art contemporain, attribue comme critère principal à l’art la beauté. Il conviendrait alors de montrer en quoi les œuvres produites par le traceur sont belles. La première objection qui nous vient à l’esprit est que le parkour s’occupe d’efficience, et non de beauté esthétique. Cet argument se fonde sur le présupposé théorique suivant: il n’y a de dimension esthétique qu’intentionnelle. En d’autres termes, le beau ne peut être atteint que par celui qui le recherche. Or le traceur ne recherche pas la beauté mais l’efficacité du mouvement. Faisons un détour par les animaux non-humains afin d’examiner la pertinence de cet argument. Pourquoi un chat saute-t-il ou grimpe-t-il aux arbres? Nous pourrions bien trouver la réponse à cette question dans ces quelques mots: « Il ne faut pas chercher à faire le mouvement pour qu’il soit beau. C’est à force que tu aies de l’aisance, le mouvement devient beau. Comme un singe, ou un puma qui va passer une rivière, on se dit: « C’est joli ». Mais lui, quand il saute la rivière, il ne se dit pas: « J’essaie d’être joli ». Il essaie d’être le plus juste […] possible »(22). Notons qu’à deux reprises d’ailleurs dans cette même interview David Belle qualifie le parkour d' »art ». Nous avons en effet de bonnes raisons de croire par exemple que le chat qui saute ne cherche pas à ce que son mouvement soit « beau », simplement parce qu’il est peu probable que le chat maîtrise et utilise le concept de beau, à priori en inadéquation avec ses préoccupations vitales. Là où nous voyons nous de la grâce et de la beauté, il est pour lui plutôt question de justesse: justesse du mouvement, de la puissance musculaire mobilisée, détermination précise du point d’atterrissage, réactivité. C’est la parfaite mise en adéquation entre d’une part ses capacités corporelles, d’autre part son projet (attraper un rongeur ou un oiseau), et enfin avec la configuration précise dans laquelle il se trouve à ce moment-là, qui suscite chez son observateur humain le sentiment de beauté. C’est dans cette même situation que le pratiquant du parkour se trouve: il cherche lui la justesse, et c’est de sa capacité à l’atteindre que dépend le sentiment de beauté chez ses observateurs potentiels. Il semble donc qu’on puisse bien atteindre le beau -et avec cela s’adresser aux sens des observateurs- sans nécessairement le chercher. Or, les pratiquants en font l’expérience : de nombreux témoignages d’observateurs occasionnels semblent le confirmer. Beauté, réenchantement des zones sinistrées de l’urbanisme des années soixante, dimension chorégraphique, ballet avec les obstacles, danse avec les murs : tels sont les mots et expressions utilisés par des passants pour évoquer ce qu’ils voient.

Mais les traceurs ne rencontrent pas non plus que des réactions positives. En effet, parce qu’il investit l’espace public dont il fait un usage tout-à-fait inhabituel, il arrive fréquemment que le parkour dérange. Il dérange parce qu’il surprend, parce qu’il s’invite sans qu’on l’ait convié, parce qu’il bouscule les habitudes, parce qu’il détourne le mobilier urbain et joue avec, parce qu’il prend d’autres chemins que les chemins usuels, parce qu’il introduit de la nouveauté dans les usages et du mouvement dans l’espace, parce qu’il évoque l’animalité par ces corps qui se meuvent dans la ville. En faisant tout cela, le parkour donne à voir l’urbanité sous un jour nouveau, il renvoie une image de l’espace commun qui ne correspond pas aux représentations que ses usagers en ont. En d’autres termes, le regard décalé que le traceur porte sur la ville amène à son tour un décalage sur la manière dont elle apparaît à ses autres usagers. Or, c’est là une autre fonction -ou tout du moins une qualité- que l’on pourrait attribuer à l’art en général : donner à voir ou à percevoir le réel d’une façon nouvelle mais aussi plus profonde, créer un décalage dans le point de vue de l’observateur susceptible d’éclairer ce qu’il observe. Le philosophe Henri Bergson écrit à ce sujet : « Il y a, en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes »(23). Le traceur, par le biais de ses œuvres, fait certes voir l’urbanisme et l’architecture des villes, mais il fait également voir une réalité bien moins manifeste : l’espace public. C’est par l’usage détourné qu’il en fait que le pratiquant du parkour met en exergue l’espace public dans lequel il crée, parce qu’en remettant en cause les codes et conventions qui y ont cours, il les rend visibles. Bergson nous dit encore : « L’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité »(24). N’est-ce pas précisément cela que fait le parkour dans l’espace urbain ?

Pour résumer, nous pouvons dire que le parkour inclut certes un usage physique et intense du corps humain, mais pas uniquement. Envisager que le parkour puisse se pratiquer sur une structure dédiée implique qu’on le réduise à sa dimension physique, en laissant de côté ses dimensions intellectuelle et imaginative, autrement dit, qu’on en fasse un sport. Or, nous avons vu qu’il ne remplissait pas deux des trois conditions à l’obtention du statut de sport. Si le parkour ne consistait que dans le fait de sauter, le plus loin possible par exemple, alors seulement il pourrait se pratiquer sur un parkour-park -ou encore sur un stade d’athlétisme, et nous pourrions baptiser cette activité le « saut en longueur » par exemple-. Mais aussitôt que l’on considère que les dimensions intellectuelle et philosophique, ainsi que sensible et imaginative, en sont constitutives -et cela pas moins que ne l’est la maîtrise des différentes techniques de saut utilisées-, la pratique passe inévitablement du statut de sport à celui d’art, excluant du même coup la compétition et les parkour-parks de son champ d’activités.

3) Les conséquences du consentement

On pourrait penser que le problème n’en est pas un, que chacun étant libre de ses agissements, ceux qui conçoivent le parkour comme un sport pourront aller s’entraîner sur l’aire de parkour de Bondy à leur guise, et que rien n’empêche ceux qui le conçoivent comme un art de le pratiquer à leur manière.

Il faut toutefois prendre conscience du rapport de force qui oppose ces deux conceptions antagonistes du parkour pour comprendre ce qui se joue là. Ce n’est pas dans ces termes –art contre sport– que le conflit s’exprime explicitement, mais c’est bien de cela qu’il s’agit, notamment dans le débat qui oppose pro et anti-parkour-parks. L’enjeu est toujours celui d’une conception du parkour, d’une façon de le penser, laquelle aboutit en conséquence à une façon de le pratiquer: si l’on conçoit le parkour comme art alors on ne peut pas admettre ni compétitions ni parkour-parks, si en revanche on le conçoit comme sport alors on n’a aucune raison d’y voir quelque inconvénient que ce soit. Or, il faut bien avoir à l’esprit que dans un rapport de forces il ne peut y avoir d’éternelle égalité: il y a toujours une force qui l’emporte sur l’autre. Dans le cas présent, la conception sportive du parkour semble de fait majoritaire et dominante de nos jours. A l’inverse, la conception à partir de laquelle le parkour fut fondé est aujourd’hui minoritaire -pour ne pas dire qu’elle est le fait d’exceptions-. La conception artistique du parkour recule ainsi de jour en jour et menace de disparaître dans l’oubli si personne ne se soucie plus de la défendre et de la transmettre. A travers cela, c’est l’héritage d’une vingtaine d’années, de recherche et d’entraînement, de pensée et de création, qui risque d’être perdu. Car le parkour pensé comme sport ne conserve de son ancêtre que l’apparence (les sauts et performances physiques) tout en évacuant ses dimensions philosophique, intellectuelle, et créative. Dès lors, que restera-t-il du parkour? Probablement des compétitions et des shows, des performances et des records, des publicités et des sponsors ; il ne restera probablement rien d’autre que du spectacle.

Les débats qui eurent lieu, sur les réseaux sociaux notamment, à propos de l’inauguration de l’aire de parkour de Bondy, mirent d’ailleurs en lumière cette inversion conceptuelle dans le cours des choses: les rares traceurs qui avaient le malheur de critiquer cette aire de parkour et d’en remettre en cause le bien-fondé se voyaient immédiatement qualifiés d' »extrémistes » par leurs adversaires. Aujourd’hui, défendre une approche non-sportive du parkour, et de ce fait critiquer les compétitions et les parkour-parks, c’est donc être extrémiste. Il y a pourtant encore quelques années, adopter une telle attitude eut simplement relevé du statut de « puriste ». Et encore quelques années auparavant, lorsque j’ai débuté, cela relevait du statut de « traceur », ni plus ni moins -de pratiquant, qui pense et défend la pratique qui est la sienne contre son travestissement-. Le glissement sémantique s’opère lentement, insidieusement.

Au regard de tout cela, déclarer qu’on est favorables à l’installation de parkour-parks, ou encore qu’on s’en moque et qu’on est bien partout pour pratiquer le parkour, cela revient finalement au même: c’est accepter et favoriser le triomphe d’une conception sportive du parkour sur toute autre. Ne pas prendre parti, c’est déjà prendre parti en disant qu’on ne prend pas parti ; en ce sens, l’apparente neutralité revient en fait à favoriser le camp dominant et la conception du parkour qu’il défend. Désapprouver, en revanche, c’est penser que l’enjeu est suffisamment important pour manifester les raisons de son mécontentement et alerter de ce fait l’opinion publique parmi les pratiquants. Si j’utilise le terme d’ « opinion publique », c’est qu’il me semble que la question relève ici moins d’une addition de choix individuels que d’un positionnement politique. En effet, en donnant notre bénédiction -ou à défaut notre soutien tacite- à la construction de ce type de lieux, nous prenons de fait une part de responsabilité dans de possibles dérives à venir.

Nous incitons, par exemple, les institutions, municipales notamment, à renouveler l’expérience en sollicitant des traceurs peu scrupuleux pour qu’ils leur dessinent des lieux circonscrits et « sécurisés » où confiner la jeunesse désoeuvrée plutôt que de la laisser sillonner dangereusement les rues de la ville. L’institution peut ainsi redorer son blason à peu de frais, en donnant l’impression qu’elle se soucie de la population qui vit sur son territoire, et qu’avec le parkour elle est même au fait des dernières tendances en vogue chez la jeunesse. Les élus de la ville de Bondy peuvent désormais se pavaner, se vantant de ce nouvel équipement qu’ils ont construit « pour » les jeunes, en balayant du même coup d’un revers de la main les vraies questions sociales sur leur territoire.

Le traceur qui a conçu cette aire de parkour(25) s’est en effet défendu des critiques qui furent émises à ce sujet en précisant qu’il s’agissait là d’une commande de la ville de Bondy via un appel d’offres, commande qui elle-même entendait « répondre aux besoins des populations locales ». Afin de le vérifier, je me suis rendu sur place avec un ami, lui aussi traceur, au coeur de la cité de La Noue Caillet où l’aire de parkour a été construite, et nous avons questionné les quelques habitants du quartier que nous avons rencontrés. Pas un, jeune ou moins jeune, n’avait la moindre idée de ce à quoi pouvait servir ce « truc qu’ils ont construit ». Ils ne connaissaient d’ailleurs ni le terme « parkour », ni « parkour-park », ni « aire de parkour ». « Répondre aux besoins des populations locales », disait la ville de Bondy? Force est de constater que les « populations locales » semblent en tous cas ne pas bien voir auxquels de leurs besoins la construction de cette aire de parkour entend répondre. Est-ce bien utile de préciser que malgré ce que la mairie de Bondy peut raconter(26), je n’ai pas vu une seule personne, de quelque âge que ce soit, faire quelque usage que ce soit de l’aire Parkour Roule durant toutes les journées que j’ai passées à proximité ? Les populations locales manquent manifestement de discernement, et ne le comprennent pas toujours lorsqu’on « répond » à leurs « besoins ».

En participant à de telles opérations, qui n’ont d’autre but que d’assurer le maintien au pouvoir des élus qui les supervisent, non seulement nous nous rendons complices du mépris institutionnel envers celles et ceux qui peuplent ces territoires, mais en plus nous aidons l’institution à vider la pratique du parkour de son contenu potentiellement subversif.

Si la pratique est subversive, c’est précisément parce qu’elle prend place dans l’espace public et non sur des structures dédiées, qu’elle le fait d’une façon nouvelle, qui ne prend ni la forme de compétitions ni de spectacle, et qu’elle y fait des choses nouvelles, en utilisant par exemple un banc pour sauter plutôt que pour s’asseoir. De ce point de vue, le parkour procède d’une réappropriation créative et novatrice de l’espace public, qui, par son renouvellement des usages et sa remise en cause des habitudes, lui redonne une consistance en interrogeant ses usagers sur cette notion, et notamment sur sa nature et sa fonction. En cela, le parkour est politique, non pas dans le sens où il conduirait à voter pour untel ou untel, mais plutôt dans celui où il réinvestit l’espace de la cité (polis) d’une manière nouvelle, et en fait un usage qui conduit autant le pratiquant que les usagers qu’il rencontre à se poser des questions. L’intérêt du parkour, c’est qu’il pose problème. Et s’il pose problème, c’est justement parce qu’il s’invite dans l’espace du commun, dans la rue, dans la ville, et qu’il y détourne le mobilier urbain à des fins créatives. C’est aussi tout cela qui fait du parkour un art: le fait qu’il revisite la ville et la donne à penser, qu’il interroge la notion d’espace public dans une société où les intérêts privés et les processus de marchandisation en envahissent les moindres recoins, qu’il interpelle ses usagers anesthésiés en innovant, en détournant l’objet architectural. Il déroute et dérange. Ce sont là aussi, à mon sens tout du moins, les fonctions de l’art.

Si le parkour se pratiquait dans des salles de sport ou des gymnases, ou encore sur des lieux dédiés construits à son intention tels les parkour-parks et autres « aires de parkour », s’il désertait l’espace public et laissait ses usagers « tranquilles », alors il répondrait positivement à l’injonction qui lui est faite par la société de se conformer à ses normes, de rentrer dans ses cases, et perdrait pour ainsi dire tout pouvoir de subversion, c’est-à-dire de renversement des habitudes et de transformation sociale. Or, de nos jours, les villes sont conçues comme des temples de la consommation, dont les espaces de circulation servent presque exclusivement à se rendre du domicile au travail, du travail à l’hypermarché, et de l’hypermarché au domicile. Aussi, les pratiquants du parkour, en s’y arrêtant, en allant à contresens, en changeant de niveaux par rapport au sol, en utilisant tout ce qui s’y trouve pour se déplacer et s’entraîner, amènent une part de jeu et de créativité dans des espaces à l’origine utilitaires et entièrement normés. C’est d’ailleurs ce qui explique que les pratiquants se heurtent parfois à des réactions si vives(27) de la part des autres usagers de l’espace. Dès lors, pratiquer le parkour sur un lieu dédié, c’est renoncer non seulement à sa dimension artistique, mais aussi à sa dimension politique; c’est faire du parkour -qui est à l’origine un outil d’émancipation individuelle- un simple sport, un loisir, tel que les prodigue la société de consommation pour occuper -et contrôler- les masses(28). C’est, autrement dit, faire du parkour le contraire de ce qu’il était, du moins pour celui qui l’a conçu.

Hélas, si les pratiquants du parkour laissent la ville de Bondy installer un parkour-park sans opposition aucune, les institutions pourraient l’interpréter comme un accord de principe pour renouveler l’expérience, sachant que cela leur permet d’une part d’encadrer la pratique en lui ôtant sa dimension subversive, et d’autre part d’encadrer la jeunesse des villes en l’enfermant dans des parcs de loisirs. Si les pratiquants se taisent, ils leur donnent tacitement leur bénédiction. Et l’on risque de voir fleurir un peu partout des parkour-parks et autres aires de loisirs. Or ce n’est une solution ni pour les traceurs, ni pour les jeunes de la ville, et ça n’est bénéfique ni aux uns ni aux autres. Les premiers voient leur pratique vidée de son sens, et les seconds se voient sommés d’aller se divertir dans des aires de loisirs, or nous sommes en droit de douter que ce soit là leur besoin premier au vu du contenu des quelques discussions que nous avons eues avec certains d’entre eux.

J’émettrai pour ma part l’hypothèse, et j’en assume l’entière subjectivité, qu’une transformation sociale leur -et nous- serait plus profitable que du divertissement. Or, il semble qu’il faille déranger l’ordre établi pour le conduire à se modifier. A cet égard, des jeunes pratiquant sagement leur « sport » dans une aire de loisirs ne dérangent personne. Ils sont comme des enfants en bas-âge dans un bac à sable ou des adolescents dans un skate-park: ils peuvent bien faire ce qu’ils veulent dans le périmètre qui leur est imparti, pourvu qu’ils n’en débordent pas. Et c’est bien là l’enjeu: il faut déborder, gêner, si l’on escompte quelque transformation que ce soit. Et c’est aussi cette gêne, ce dérangement qu’occasionnent le parkour qui en font l’intérêt. Ses dimensions philosophique et artistique en font une pratique viscéralement politique. De ce point de vue, le parkour n’est plus seulement une méthode de « développement personnel » comme se plaisent à le qualifier certains de ses pratiquants, mais un véritable outil de transformation sociale.

En attendant, il y a fort à parier que si des parkour-parks sont construits un peu partout en France, l’attitude des usagers de l’espace public qui consiste aujourd’hui déjà majoritairement à en chasser les pratiquants risque à la fois de se généraliser et de se radicaliser. Lorsque de nos jours certains nous disent que « ce n’est pas fait pour ça, qu’on n’a qu’à aller faire ça dans un gymnase ou sur un terrain dédié », nous pouvons leur répondre qu’il n’y a pas de terrains ni de structures dédiés, que le parkour se pratique dehors et partout. Nous pouvons ajouter que le parkour ne peut par définition pas se pratiquer dans un lieu dédié puisqu’il doit faire usage de toutes les structures qui ne sont à la base pas prévues pour lui. Mais si demain chaque municipalité fait construire son parkour-park, alors les usagers hostiles à la pratique du parkour dans l’espace public auront un argument de poids: ils diront vrai désormais lorsqu’ils prétendront qu' »il y a des lieux pour ça », et conséquemment auront d’une certaine façon raison de réclamer des pratiquants qu’ils y aillent. Nous pourrons toujours refuser de partir -comme nous le faisons déjà- mais ils seront probablement d’autant plus virulents qu’ils sauront désormais qu’il existe un lieu construit à notre intention, et que par ailleurs ce dernier l’aura été avec l’argent du contribuable, donc avec le leur. Ignorants de la philosophie qui sous-tend la pratique du parkour, ils auront donc à priori de bonnes raisons d’être en colère. Comme pour les skateurs, impitoyablement chassés de l’espace public depuis l’apparition des skate-parks -et malgré la résistance de certains-, la situation menace de mettre en péril la pratique même.

Pour finir, en consentant à l’utilisation de parkour-parks nous inciterions inévitablement les plus jeunes et les moins expérimentés à se tourner d’abord -et parfois exclusivement- vers ce genre de structures pour pratiquer. En effet, si des lieux de ce type venaient à se multiplier, ils disposeraient d’un niveau de visibilité accru, apparaissant notamment dans les vidéos des pratiquants, ainsi les débutants pourraient être conduits à penser que le parkour-park est le lieu du parkour, et que c’est dans ces lieux -et uniquement dans ces lieux, ou en tous cas préférentiellement dans ces lieux- qu’il leur faut s’entraîner. Peut-être penseront-ils que c’est plus adapté, plus sécurisé, puisque c’est fait pour. Or, non seulement, ce n’est pas plus adapté puisque c’est inadapté (nous avons montré précédemment pourquoi), mais en plus ça n’est en rien plus sécurisé, et le fait de le croire pourrait induire les jeunes pratiquants en erreur et provoquer des accidents. Effectivement, la sécurité est envisagée dans le parkour sous la forme d’un accompagnement des débutants et des plus jeunes par des traceurs plus expérimentés, et la transmission par ces derniers de principes à respecter et de précautions à prendre. Ainsi, l’une des premières distinctions conceptuelles à enseigner au nouveau pratiquant est la distinction entre risque et danger : le risque est la possibilité d’échouer lorsqu’on tente quelque chose, et le danger la nature d’une situation dans laquelle on encourt de graves blessures, voire la mort. Le pratiquant apprend donc à prendre des risques dans des situations sans danger, afin d’apprendre les différentes techniques de base notamment, et à l’inverse à sauter dans des situations véritablement dangereuses uniquement si le risque d’échec est nul. Le pratiquant apprend également à décomposer les sauts en un certain nombre d’étapes, ce qui lui permet d’y aller progressivement, et de franchir les étapes vers la réussite du saut une à une plutôt que d’un coup. Il acquiert également différents outils de mesure des distances qu’il peut sauter pour chaque technique, il a ainsi de la possibilité de procéder aux vérifications nécessaires avant de se lancer. Il apprend aussi à tester systématiquement les obstacles dont il s’apprête à faire usage : le matériau dont ils sont faits, son accroche, sa solidité, sa capacité à supporter l’atterrissage d’un corps humain, l’éventuelle présence de bouts de verre ou d’objets saillants, etc. Pour tous types de sauts, les nouveaux pratiquants doivent également apprendre qu’ils disposent d’ « éducatifs »(29), c’est-à-dire de sauts du même type mais dans des conditions moins dangereuses, ou de taille plus petite, voire les deux. Enfin, le pratiquant apprend au fil du temps à connaître son propre corps, ses possibilités ainsi que ses limites, et dispose donc d’une capacité d’auto-évaluation considérablement accrue, ce qui minimise corrélativement les risques d’erreurs d’appréciation. Tout cela est pour le traceur le fruit d’un apprentissage, et n’est lié en aucune façon à la nature du lieu où l’on pratique. Un parkour-park, quel que soit le matériau dans lequel il est construit et les normes de sécurité auxquelles il répond, n’évitera pas l’accident à celui qui, ignorant ces principes, sautera de manière imprudente et inconsidérée.

Mais au-delà même de la sécurité, le débutant ne s’entraînant que sur un parkour-park pensera, du fait de la similitude des techniques utilisées, qu’il pratique le parkour, alors que -nous l’avons vu- ce ne sera pas véritablement le cas. Cela pourrait bien mener à la naissance d’une génération nouvelle de pratiquants, tous persuadés de faire du parkour alors qu’aucun d’entre eux n’aura la moindre idée de ce que cela signifie ni de ce en quoi l’entraînement au parkour consiste véritablement.

Conclusion

Comme nous avons tenté de le montrer précédemment, le parkour n’est pas un sport. C’est un art, un moyen de locomotion, une méthode d’entraînement, et une discipline philosophique. De par son essence comme de par sa fonction, le parkour n’a pas -et ne peut pas avoir– de lieu dédié. Le monde est un terrain de jeux, dont l’imagination seule fixe les limites.

Si David Belle utilise cette expression, c’est probablement qu’il a éprouvé combien le défrichage urbain, combien l’inventivité situationnelle, combien la capacité de s’adapter à un environnement donné et de s’y frayer un chemin, combien tout cela compte dans le cadre d’une « méthode d’entraînement » qui se veut préparatoire à tout type d’éventualité. Or, il semble que ce soit là la base même du parkour: « C’est une arme qu’on aiguise: on s’entraîne, et si un jour il y a un problème, on sait qu’on peut s’en servir »(30). Pour s’en servir, encore faut-il l’avoir « aiguisée », autrement dit l’avoir mise à l’épreuve de différents lieux et situations, avec différents revêtements et structures, agencés de différentes manières, dans différentes conditions météorologiques, ainsi que de luminosité, et d’adhérence, différents niveaux de fatigue corporelle, etc.

Les parkour-parks, outils sur mesure généralement conçus par et pour les pratiquants du parkour, relèguent au second plan une partie de ces altérations nécessaires du cadre idéal d’entraînement, et évacuent tout bonnement la nécessité d’apprendre à s’adapter à ce qui n’a pas été conçu pour nous.

Si le parkour-park peut, dans certains cas, répondre à des problématiques locales (comme par exemple une période hivernale particulièrement rude en Russie), son usage ne saurait être généralisé à tous pays et tous types de lieux sans occasionner de graves dégâts dans la transmission et la pratique du parkour. La richesse de l’architecture et la clémence du climat en France par exemple, rendent ce type de lieux tout à fait dispensables pour la pratique. D’autant plus dispensables qu’ils lui seraient nuisibles.

Le parkour-park n’est un potentiel terrain de jeux que pour celui qui manque d’imagination; à celui qui, imaginatif, a comme terrain de jeux le monde, le parkour-park est une prison. Tout est question de point de vue, et s’explique donc en partie par la position qu’occupe celui qui commente les choses qu’il observe. Et c’est précisément ce changement de point de vue que le parkour entend opérer chez celui qui le pratique: non point seulement regarder le monde depuis d’autres positions, mais aussi et surtout le regarder différemment.

Naïm B.

1. C’est ainsi que la Fédération de Parkour (FPK) l’appelle dans l’article promotionnel qu’elle lui a consacré sur son site web: http://www.fedeparkour.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=126:bondy&catid=36:newssite&Itemid=61

2. Voir article qui précise la distinction entre parkour et freerunning ici : http://www.fedeparkour.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=110:parkournet-difference-parkour-et-free-running&catid=42:article&Itemid=98

3. Voir la présentation complète ici: http://www.youtube.com/watch?v=pST2mC3oTTY

4. Traceur : pratiquant du parkour

5.  Voir interview complète ici: http://www.youtube.com/watch?v=XWneBIz6ATg

6. p.63, Parkour de David Belle, Editions Intervista, 2009.

7. Voir pages 8, 9, 11 et 12 de cet article.

8. Voir le 1er article de la Charte de la Fédération de Parkour (FPK) ici : http://www.fedeparkour.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=46&Itemid=54

9. Pour mieux appréhender cette philosophie, se référer à Parkour, David Belle, Intervista, 2009.

10. http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/sport/74327

11. http://www.staps.univ-avignon.fr/S1/UE3/Sociologie/SociologieS1.pdf

12. Pierre Parlebas , Contribution à un lexique commenté en science de l’action motrice, INSEP, 1981.

13. Jean-Maire Brohm, Sociologie politique du sport, P.U.N., 1992.

14. http://recherche-action.fr/l1consolable/2013/02/04/manifeste/

Il me paraît utile de préciser que ce manifeste a été lu et approuvé par David Belle, fondateur du parkour, qui a déclaré publiquement s’y associer sans réserve.

15. http://wfpf.com/

16. http://www.fedeparkour.fr/

17. Traces écrites : Parkour de David Belle, Editions Intervista, 2009.

 Traces orales : http://www.youtube.com/watch?v=r1UPZf1zd0c

http://www.youtube.com/watch?v=rlWNR2pU624

http://www.youtube.com/watch?v=DN6_b6dLbVY

http://www.youtube.com/watch?v=-jpkM97k9xg

http://www.youtube.com/watch?v=cXTldQKLRh4

http://www.youtube.com/watch?v=Qylo_5_Jpm0

http://www.youtube.com/watch?v=_v7rLfV8lUA

http://www.youtube.com/watch?v=mEbJBJDS9vk

http://www.youtube.com/watch?v=ijDdrtI2aJI

http://www.youtube.com/watch?v=Gdyp5l9cNGs

18. http://blane-parkour.blogspot.fr/

19. Lire à ce sujet l’interview « Compétition : la vraie toxicomanie » de Jean-Marie Brohm : http://1libertaire.free.fr/Brohm08.html

20. Il me semble dans le cas du parkour plus pertinent de parler d’observateur que de spectateur, au sens où le pratiquant ne cherche pas à se donner en spectacle, mais simplement à s’entraîner.

21. http://fr.wikipedia.org/wiki/Art_éphémère

22. Interview de David Belle par Mathieu Kassovitz disponible en ligne: http://www.youtube.com/watch?v=rlWNR2pU624

23. La Pensée et le Mouvant, Henri Bergson, p.148, PUF Quadrige, 2009 (réédition).

24. Le Rire, Henri Bergson, p.117, PUF Quadrige, 2012 (réédition).

25. Thomas Bencteux, via RECREATION URBAINE, entreprise de « création de mobiliers et d’espaces sports et loisirs ». A noter que Thomas Bencteux est par ailleurs vice-président de la Fédération de Parkour, laquelle a assuré la promotion de l’aire de parkour de Bondy par différents moyens : elle en a assuré l’inauguration, elle héberge sur son compte Youtube la vidéo qui a été tournée à cette occasion (vidéo incluant d’ailleurs le logo de la FPK), elle a fait un article promotionnel à ce sujet sur son site web, qu’elle a également publié sur les réseaux sociaux.
Pour voir la vidéo: http://www.youtube.com/watch?v=xoLQqDae068
Pour lire l’article promotionnel:http://www.fedeparkour.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=126:bondy&catid=36:newssite&Itemid=61

26. « Le parkour Roule, […] skate-park d’un nouveau genre, […] fait déjà le bonheur des plus jeunes dans des conditions vraiment optimales », http://renovation-urbaine.ville-bondy.fr/fileadmin/user_upload/Renovation_urbaine/Bondy_demain/BondyDemain21.pdf

27. Cela va de l’agression verbale, voire même parfois physique, aux applaudissements et autres témoignages d’enthousiasme.

28. « La théorie critique du sport est fondée sur trois axes principaux :

1) Le sport n’est pas simplement du sport, c’est un moyen de gouvernement, un moyen de pression vis-à-vis de l’opinion publique et une manière d’encadrement idéologique des populations et d’une partie de la jeunesse, et ceci dans tous les pays du monde, dans les pays totalitaires comme dans les pays dits démocratiques. On a pu s’en apercevoir au cours de ces grands évènements politiques qu’ont constitué les jeux olympiques de Moscou, les championnats du monde de football en Argentine et, plus récemment, en France.

2) Le sport est devenu un secteur d’accumulation de richesse, d’argent, et donc de capital. Le sport draine des sommes considérables, je dirais même, qu’aujourd’hui, c’est la vitrine la plus spectaculaire de la société marchande mondialisée. Le sport est devenu une marchandise-clé de cette société.

3) Dernier point, l’aspect proprement idéologique. Le sport constitue un corps politique, un lieu d’investissement idéologique sur les gestes, les mouvements. On le voit par exemple pour les sports de combat. C’est aussi une valorisation idéologique de l’effort à travers l’ascèse, l’entraînement, le renoncement, le sportif étant présenté comme un modèle idéologique. Par ailleurs, le sport institue un ordre corporel fondé sur la gestion des pulsions sexuelles, des pulsions agressives, dans la mesure où, paraît-il, le sport serait un apaiseur social, un intégrateur social, réduirait la violence, permettrait la fraternité, tout ce discours qui me semble un fatras invraisemblable d’illusions et de mystifications. Nous avons donc radiographié le sport à partir de ses trois angles : politique, économique, idéologique. », Jean-Marie Brohm, interviewé par Michel Gandilhon dans « Compétition : la vraie toxicomanie » : http://1libertaire.free.fr/Brohm08.html

29. http://www.youtube.com/watch?v=ijDdrtI2aJI

30. http://www.youtube.com/watch?v=r1UPZf1zd0c

Fiche-expérimentation: pratiques créatives des espaces

Outillage conceptuel:

1.espace: étendue. Contrairement au lieu, qui est un point figé dans la géométrie spatiale, un endroit désigné, indiqué, limité, circonscrit, l’espace, lui, est mobile, friable, modifiable, habitable, déplaçable. On peut le faire surgir, l’investir, le ré-agencer, le changer. Bref, l’espace est étendue, et l’étendue est mouvement.Et c’est en comprenant cela qu’on en comprend la dimension politique. Finalement, un lieu est un lieu, il est ce qu’il est; mais l’espace, lui, est ce qu’on en fait. Et c’est cela qui en fait l’intérêt. Car si l’espace est mouvement, on peut non seulement y bouger, mais aussi le bouger, le faire bouger. L’espace est en quelque sorte ouvert à toute proposition. Encore faut-il proposer quelque chose.

2.espace public: ensemble des espaces de passage et de rassemblement qui sont à l’usage de tous, l’espace public a pour vocation « d’être le forum où s’expose un problème qui interroge la collectivité ». C’est un espace d’expression et d’échanges entre les individus, espace dans lequel la public-ité (au sens étymologique du terme (état de ce qui est rendu public)) venait originellement créer l’espace de l’agir politique.

3.parkour (ou art du déplacement): pratique consistant, en théorie, à se déplacer d’un point A à un point B, et ce en recherchant avant tout l’efficacité dans le franchissement des obstacles. Cette efficacité combine la rapidité, l’économie d’énergie et la prudence.Le parkour, pratique artistique et athlétique en même temps que moyen de locomotion, consiste à transformer les structures du décor du milieu urbain ou naturel en obstacles à franchir, avec pour seul outil le corps humain. Le traceur (pratiquant du parkour) tente d’inventer des chemins, en passant par des endroits par lesquels personne ne passe habituellement.Il détermine les obstacles à franchir par des mouvements qui se veulent utiles, efficaces, rapides et simples.Il recherche avant tout la fluidité dans le déplacement et dans la combinaison de ces mouvements, ainsi qu’une adéquation du corps avec l’espace dans lequel il évolue, la justesse dans les mouvements qu’il effectue, et la pertinence du mode de déplacement adopté par rapport à une configuration donnée.

4.déambulation: action d’aller au hasard, de se promener sans but précis, selon sa fantaisie. Le parkour, par exemple, dans bien des cas, est une pratique déambulatoire, sans but ni raison.

5. pratique: façon d’agir; méthode, procédé, moyen, manière de faire certaines choses.

6. situation: ensemble de circonstances. Situation est ici employé au sens situationniste du terme, c’est-à-dire au sens où Guy Debord, fondateur de l’Internationale Situationniste, l’entendait, notamment dans son “Rapport sur la construction de situations”.”Notre idée centrale est celle de la construction de situations, c’est-à-dire la construction concrète d’ambiances momentanées de la vie, et leur transformation en une qualité passionnelle supérieure.Nous devons mettre au point une intervention ordonnée sur les facteurs complexes de deux grandes composantes en perpétuelle interaction: le décor matériel de la vie; les comportements qu’il entraîne et qui le bouleversent.” “Nous devons tenter de construire des situations, c’est-à-dire des ambiances collectives, un ensemble d’impressions déterminant la qualité d’un moment.” (Guy Debord).

Avant-propos : Qu’est-ce-qu’une pratique créative de l’espace?

Il y a plusieurs types d’espaces. Finis, indéfinis, ouverts, fermés, grands, petits.Bref, l’espace est en quelque sorte la dénomination donnée à une espèce d’objets davantage qu’à un objet particulier. Pour que l’on puisse parler d’objet particulier, il faut savoir à quel type d’espace on a à faire. Or, en partant de soi, nous pourrions dire qu’il y a deux types d’espaces: les espaces à l’usage de l’homme, et ceux qui lui sont étrangers.

Quel que soit le type d’espace que l’homme traverse, à partir du moment où il en fait usage, l’homme qualifie l’espace : espace commercial, espace public, espace santé, espace culturel, etc. Il le nomme. Mais il ne se contente pas de lui donner un nom, il lui attribue alors une finalité, il détermine ce à quoi l’espace en question va servir. Et, en fonction de cette finalité, il en codifie l’utilisation, et soumet l’espace à un certain nombre de lois, destinées à en règlementer et en faciliter l’usage.

Ainsi, les usagers de l’espace se conformeront-ils à ce code, et tâcheront-ils d’en faire usage selon les lois édictées.Traverser sur un passage piéton par exemple, plutôt qu’en diagonale au milieu d’un carrefour. Et, de ce point de vue, il est difficile d’en remettre en cause la pertinence.

Toutefois, ces lois ne régissent-elles pas l’ensemble des paramètres inhérents à l’espace de façon exhaustive, peut-être simplement parce qu’elles sont dans l’incapacité de tout prévoir.Rien ne dit par exemple qu’il ne faut pas se rouler par terre sur le trottoir, ou encore prendre les escalators à quattre pattes en équilibre sur la rampe, ou se déplacer en faisant des bonds. En théorie, on en a donc le droit. On peut le faire. Mais en pratique, cela peut être fort différent. Non seulement la police (qui sert au maintien de l’ordre public) peut se poser des questions, donc vous poser des questions, voire vous embarquer selon les cas. Car l’ordre public est une chose pour le moins trouble, et il est difficile de dire lorsqu’il est en danger. Mais, surtout, les usagers de l’espace, les passants, les commerçants, les gens habitant à proximité, vont vous demander des comptes. Pas systématiquement, mais cela arrive. Plus souvent qu’on ne le croit. Et d’ailleurs, si vous ne me croyez pas, je vous invite à essayer.

Alors, pourquoi vous demandent-ils des comptes, alors qu’il ne sont pas en charge du maintien de l’ordre public? Eh bien, ils le font probablement parce que la façon dont vous agissez alors n’est pas conforme aux habitudes qui régissent l’espace dans lequel vous évoluez, aux usages en vigueur. C’est-à-dire que vous n’agissez pas de façon contraire à la loi, puisqu’il n’y a rien d’écrit qui incrimine ce type de conduites; en revanche, vous agissez de façon contraire à l’usage. Vous faites un usage inhabituel de l’espace que vous partagez avec d’autres. En d’autres mots, vous bousculez les habitudes. Il n’y a rien d’écrit à ce sujet dans le Code Pénal, mais en fait, c’est ce qu’il y a de pire. L’habitude est le produit de l’uniformité des comportements adoptés dans un espace donné d’une part, et de leur inscription dans le temps d’autre part.

Une citation qui l’illustre parfaitement, tirée d’une comédie grand public que vous connaissez sûrement:

Cléopâtre : Amonbofis, il faut changer l’eau des crocodiles, c’est une infection !
Amonbofils : Bah pourtant j’ai installé le système d’évacuation des eaux usées comme on fait tout le temps !
Cléopâtre : C’est bien ça le problème avec vous Amonbofis, vous faites toujours comme on fait tout le temps !
Amonbofils : Bah, on a tout le temps fait comme ça…

Bousculer les habitudes, c’est la condition même de toute créativité. Or, quel que soit l’espace dont on bouscule les habitudes, les us et coutumes comme on a coutume –justement- de dire, les usagers de l’espace réagissent, et dans une part non négligeable, défendent l’espac qui est leur par le conformisme, c’est-à-dire par une conformité sans limites aux usages en vigueur. Aux usgaes qui sont là “depuis toujours”. Enfin, toujours, c’est un peu beaucoup, mais disons depuis longtemps.

Avoir une pratique créative d’un espace, c’est donc en avoir une pratique telle qu’elle en malmène de fait les habitudes, des habitudes tant ancrées dans les comportements des usagers, qu’elles se substituent aux différents codes qui y sont en vigueur (Code de la route, Code Pénal, Code civil, etc…) pour, à leur tour, en règlementer l’usage.

Entre pratique réfléchie et réflexion pratique

Je pratique le parkour depuis maintenant bientôt 6 ans. Ce n’est pas par désir de transformation sociale que j’ai commencé à pratiquer, mais par coup de foudre. J’eus la révélation après avoir visionné deux vidéos récupérées par un ami sur Internet. La fluidité, la créativité, l’efficience, et la beauté esthétique de ce que j’avais vu m’avaient définitivement et instantanément convaincu: j’allais faire du parkour. Et si, en pratiquant, j’ai rapidement eu conscience de la transformation du regard que je portais sur l’espace – sur l’espace urbain notamment- que le parkour opérait en moi, j’ai, en revanche mis beaucoup plus de temps à en ressentir, à travers la transformation du regard que les autres portaient sur moi, la dimension politique ainsi que le pouvoir subversif.

J’ai mis longtemps à mettre en corrélation les réactions des passants auxquelles je faisais face quotidiennement dans l’espace public, et la signification que cela pouvait avoir à partir du moment où il était évident que le parkour en était la source directe. Toujours est-il qu’au bout de quelques années, petit-à-petit, c’est venu. J’ai alors commencé à sérieusement me questionner sur les raisons d’une telle agressivité (chasse perpétuelle aux pratiquants, insultes, menaces, menaces de mort parfois, recours quasi-systématique aux forces de l’ordre…) ainsi que sur le fait que les gens se trouvent aussitôt dans le registre de la violence, sans possibilité d’échange ou de discussion “normale”.

J’ai fini par écrire un article, intitulé “Parkour: l’art de subvertir le rapport à l’espace public”, que j’ai ensuite mis en ligne, et fait circuler pour alimenter ma réflexion. Les réactions ne se firent pas trop attendre, et comme, à ce moment-là, j’avais rencontré Hugues BAZIN et “sa” recherche-action, et m’étais engagé dans le réseau “Espaces Populaires de Création Culturelle”, j’ai pris plusieurs fois la parole en public à ce sujet, lors de journées Interstices (dispositifs expérimentaux initiés par ce même réseau) notamment.

Les débats qui en ont émergé m’ont encore alimenté dans mon questionnement, de sorte que j’ai par la suite décidé de faire un film documentaire qui questionnerait le concept d’espace public au regard de cette pratique particulière qu’est le parkour, film qui est actuellement en cours de tournage.

Le processus réflexif que le film a mis en route m’a poussé à généraliser le propos en parlant notament de “pratiques créatives des espaces”. Force est de constater qu’investir l’espace public par sa pratique d’une part, en être systématiquement chassé d’autre part, les danseurs hip-hop, les skateurs, les riders de BMX, tous connaissent. Mais qu’est-ce-qui, parmi ces différentes pratiques des espaces, les rend toutes suspectes aux gens traversant ces mêmes espaces?

Finalement, il se peut bien que, comme je le disais dans mon avant-propos, ce soit le fait même d’avoir une pratique créative des espaces normés qui pose problème, où bousculer les habitudes spatiales, c’est quelque part, semble-t-il, mettre en danger l’ordre public. Si plus rien ne va de soi, alors plus rien ne va.

Or, ces pratiques, pour certaines d’entre elles en tous cas (je pense notamment au parkour) trouvent leurs fondements mêmes bâtis sur l’idée du détournement de l’usage des choses. Faire de la métropole un terrain de jeu, faire de ses murs des obstacles à franchir, de ses barrières des surfaces d’aterrissage. C’est là le sens même de cette pratique: se déplacer “avec tout ce qui n’est pas prévu pour à la base”, selon les mots de David Belle, fondateur du parkour, lequel parkour ne peut par définition donc pas se pratiquer dans l’enceinte d’un gymnase, ce serait un non-sens par rapport à l’essence même de cette pratique. Mais il ne peut pas non plus être confiné à un “parkour-park”, comme les skateurs tendent à le devenir aux nombreux skate-parks qui inondent les villes un peu partout. Puisque le détournement est l’objectif, à partir du moment où l’on dispose d’un terrain et d’un matériel dédiés, la pratique se meurt, elle n’a plus de sens.

Mais est-ce parce qu’une pratique est haïe qu’elle est subversive? Le simple fait de faire un usage inhabituel du mobilier urbain et de la ville suffit-il à faire surgir un questionnement, voire à opérer un renversement dans le rapport qu’ont les gens à cet espace? Rien de moins sûr. Peut-être cela ne suscite-t-il que la haine, sans possibilité d’un échange et d’un enrichissement mutuel entre pratiquants et passants.

Le problème de la prise de conscience qui accompagne celui qui a une pratique créative des espaces, c’est qu’arrivé à un moment il ne sait plus si c’est la pratique qu’il a de l’espace qui, en elle-même est subversive, ou si c’est la vivacité des réactions auxquelles il fait face qui le conduit à penser qu’elle l’est.

Se pose alors la question de savoir si, au fond, il s’agit d’une forme d’intervention dans l’espace public (laquelle implique une intentionnalité politique), ou d’une pratique déambulatoire dans l’espace (laquelle implique au contraire la gratuité de l’acte, l’inutilité revendiquée, l’absence d’intentionnalité). Je me trouve aujourd’hui pris de manière contradictoire entre ces deux postures, précisément à cause du processus réflexif que ma pratique de l’espace a fait naître en moi. Je ne sais plus bien si faire du parkour suffit à interroger le rapport qu’on a à l’espace public, si le simple fait de pratiquer n’est pas simplement voué, selon les personnes rencontrées, à la consécration, ou à la condamnation, à l’approbation ou à la désapprobation, à l’acceptation ou au refus. Sans chercher plus loin. C’est cela, ce doute, ce questionnement auquel je n’ai pour l’instant pas trouvé de réponse, qui m’a amené à planifier de nouvelles expérimentations faisant usage de ces pratiques créatives des espaces, mais ne consistant pas dans ces pratiques elles-mêmes. En d’autres termes, je cherche comment incorporer ces pratiques déambulatoires à la fabrication de situations subversives dans l’espace public, de situations de nature à interroger les gens sur le rapport qu’ils entretiennent à cet espace. Petit à petit, des idées me viennent. Ce qui ne m’empêche pas de continuer à pratiquer le parkour de façon strictement gratuite, sans chercher quoi que ce soit d’autre que l’authentique plaisir de déambuler, la recherche perpétuelle de la créativité, la sensation de fluidité, la jouissance de ce contact si particulier avec les murs et autres textures de l’architecture urbaine.

Bref, le parkour m’est un plaisir et un jeu, en même temps qu’un outil de subversion, un outil politique, et un objet de réflexion et d’étude.

Ce sont là simplement différentes façons d’appréhender une même pratique. Une pratique créative des espaces.

Transformation sociale et pratique des espaces

L’espace est une étendue. Finie ou indéfinie. Céleste ou terrestre. Pleine ou vide. En tous cas, l’espace n’est pas un lieu. Pas un point figé dans la géométrie spatiale, pas un endroit désigné, indiqué, limité, circonscrit, l’espace est partout. Il est mobile, friable, modifiable, habitable, déplaçable. On peut le faire surgir, l’investir, le ré-agencer, le changer. Bref, l’espace est étendue, et l’étendue est mouvement.

Et c’est en comprenant cela qu’on en comprend la dimension politique. Finalement, un lieu est un lieu, il est ce qu’il est; mais l’espace, lui, est ce qu’on en fait. Et c’est cela qui en fait l’intérêt. Car si l’espace est mouvement, on peut non seulement y bouger, mais aussi le bouger, le faire bouger. L’espace est en quelque sorte ouvert à toute proposition. Encore faut-il proposer quelque chose.

C’est dans ce sens que va cette première proposition d’expérimentation.

Il s’agirait d’abord d’occuper l’espace. Car si l’espace est partout, il est donc toujours . Et ça n’est pas parce qu’il est en conséquence sans cesse traversé, qu’il est pour autant occupé. La traversée n’indique qu’un mouvement spatial, géographique; l’occupation implique une dimension d’auto-saisissement, une prise de possession. Il ne s’agit pas de traverser l’espace, mais de l’habiter, de s’en saisir, de le remplir. L’origine étymologique d’ « occuper » met d’ailleurs bien en évidence l’enjeu politique de l’occupation: occupare signifie en latin « prendre avant les autres ».En effet, puisque l’espace se trouve être ce qu’on en fait, on peut donc en faire tout et n’importe quoi. C’est pourquoi il est si important d’en faire quelque chose. D’y faire quelque chose. Quelque chose d’autre que le simple fait de le traverser. Car si nous n’en faisons rien, il y a cela dit toujours quelqu’un d’autre qui s’y emploiera. Et il suffit, pour privatiser un espace public et faire de l’espace commun un lieu réglementé strictement réservé à la publicité marchande, -il suffit pour cela dis-je- que les gens s’en fichent. Il suffit de ne pas s’en occuper -ou de ne pas l’occuper-. Il suffit que nous nous fichions de l’espace public pour qu’il cesse d’exister, car d’autres auront vite fait d’en faire autre chose, et vice-versa: si le public réinvestit en masse l’espace et l’occupe, il redevient public. C’est là tout le pouvoir de l’espace, et tout son problème aussi. Sa nature malléable rend sa fonction tributaire de ce qu’on en fait et de ce qu’on y fait. L’espace peut très bien voir sa fonction réduite à un lieu de passage. Heureusement, les services de communication des entreprises le savent et il en est tout autrement.

Occuper l’espace est une chose, mais il faut également savoir quoi y faire. Car comme nous l’avons noté, on peut par définition tout (ou presque tout) y faire, et si occuper l’espace est le préliminaire inévitable à tout processus de transformation sociale, l’occupation seule demeure insuffisante à la transformation; c’est la nature de ce qu’on y fait et la façon dont on le fait qui en sont les conditions.

En effet, l’occupation de l’espace peut vite tourner au spectacle, lequel n’a pour effet que de divertir les passants potentiels. De les divertir sans pour autant les faire réfléchir, de les étonner sans les questionner. Or à partir du moment où le but recherché n’est plus de divertir, mais de subvertir -car pour qu’il y ait transformation sociale, il faut bien qu’il y ait un renversement qui s’opère quelque part-, l’approche n’est plus spectaculaire mais situationnelle. Il s’agit, comme le préconisait Guy Debord, de construire des situations. Des situations à même de questionner les gens sur l’espace qu’ils traversent, sur le rapport qu’ils ont à cet espace, ainsi que sur leur mode d’exister. En somme, il faut poser le(s) problème(s) sur la place publique, il faut poser problème. Car tant qu’on ne dérange rien ni personne, alors il n’y a aucune raison que quelque chose change, chacun étant bien trop affairé à ses soucis propres. Une pratique créative de l’espace implique de l’aborder différemment. Il faut y faire autre chose que ce qu’on y fait d’habitude, et faire cette autre chose selon des usages nouveaux, afin -précisément- de rompre l’habitude, d’en défaire l’évidence, de la soumettre à examen, de la mettre à l’épreuve. La créativité doit se faire l’ennemi juré de l’habitude. Elle doit la traquer dans ses moindres recoins. C’est pourquoi il faut veiller à ne tomber sous le coup d’aucune catégorie préexistante. Il faut être en permanence en dehors de toute catégorie.

Les catégories sont les labels et appellations en tous genres qui régissent l’intervention dans l’espace. « Arts de rue », « manifestations », « cultures urbaines », « sports extrêmes », « happenings », « théâtre de rue ». Et la pire de toutes, « performance ». Celle-là peut englober à elle seule à peu près toute forme d’intervention dans l’espace public. C’est dans ce type de cases qu’il faut veiller à être impossible à ranger. A partir du moment où les gens nous identifient comme prenant part à tel ou tel type d’intervention, il n’y plus possibilité de soulever quelque questionnement que ce soit en eux. Tout est joué. Ils savent à quoi ils ont à faire, c’est un « happening »; ils en ont déjà vu à la télé, ce sont des protestataires qui protestent, mais des moins ennuyeux que ceux qui manifestent: ils savent se donner en spectacle! Aussitôt que l’on vous circonscrit à une catégorie, il vous est impossible d’en sortir, et tout échange ultérieur est voué à se faire dans le cadre bien défini de cette catégorie. Autrement dit, la subversion n’est plus possible. L’aversion ou l’amusement des passants sont alors ce que vous pouvez espérer de mieux.

Pour qu’il y ait subversion, il faut être insaisissable, non pas incompréhensible, mais impossible à circonscrire à une catégorie d’appréhension de la situation présente. Il faut que la situation puisse se comprendre d’elle-même, générer du sens à partir de ce qui se passe, et non de ce qui a été entendu ou vu préalablement. La manière d’intervenir dans l’espace doit absolument ne renvoyer à aucun code, à rien qui permette de la sectoriser, de l’ « assimiler à ». Tous les éléments pour la comprendre sont à l’intérieur. Il n’y a pas de mode d’emploi. Il n’y a pas une, mais plusieurs façons de la com-prendre, de la prendre avec soi, littéralement. De se l’approprier.

Par ailleurs, il faut veiller, à chaque intervention de ce type, à n’être pas là où l’on nous attend, à surprendre, à ne pas se cantonner à un mode d’expression ou à une façon de faire. Que l’on nous traite d’artistes, et nous deviendrons terroristes. Aussitôt qu’une appellation se systématise et se généralise parmi la foule, il y a danger. Il faut changer, bouger, susciter le doute, la surprise, voire l’incompréhension dans un premier temps, il faut anéantir les certitudes quant à la nature de l’intervention ainsi qu’à l’identité de l’intervenant. Garder une part de mystère.

Il semble également important d’éviter tout didactisme. A une démarche explicative ou pédagogique, nous préfèrerons une démarche interrogative, qui suscite le questionnement plutôt que l’approbation ou la réprobation. Il n’y a pas une, mais une infinité d’approches de la situation en cours, une infinité de façons de la comprendre, une infinité d’interprétations possibles. Celui qui intervient veillera ainsi à ne pas, par le forme même qu’il donne à son intervention, empêcher cette diversité de s’exprimer. Faire croire aux gens qu’il n’y a qu’une seule façon de comprendre ce que l’on fait, ne nuit pas seulement à la qualité de l’échange lors de l’intervention, mais aussi au débat public qu’elle est susceptible de faire naître. C’est en compromettre la naissance même. La radicalité ou la profondeur du renversement opéré ne sont pas mises en cause par l’absence de didactisme dans l’approche situationnelle. Au contraire. L’espace public étant ce qu’il est, à savoir un espace transitoire régi par une infinité de codes et d’usages préétablis, moins on est didactiques, plus on est subversifs.

C’est lors de la situation que le sens se construit, collectivement. Car pour qu’il y ait transformation sociale, il faut qu’il y ait construction de sens à partir de la situation, sans quoi nous faisons de l’animation. En ce sens, c’est au centre de la transformation qu’il faut que le public soit, et pas au centre de loisirs. Nous ne cherchons pas à amuser la galerie, mais à produire de la connaissance, en postulant que cette dernière peut émerger, qui plus est de manière bien plus riche, d’une situation sociale réelle, plutôt que d’un séminaire universitaire quelconque.

Sur la nature de l’intervention, je ne donnerai volontairement pas d’exemples trop précis. D’une part, afin de ne pas fausser la compréhension intuitive que chacun peut avoir de ce type de démarche, afin de ne pas impulser une direction plutôt qu’une autre. D’autre part -et les deux motifs se rejoignent-, parce qu’il y a une infinité de façons d’intervenir de manière créative dans l’espace public, ces dernières n’ayant de limites que l’imagination de leurs auteurs. On peut, par définition, tout faire; encore faut-il savoir comment, et pourquoi. Car après tout, un type déguisé en téléphone portable qui distribue des tracts pour le compte de je ne sais quel opérateur de téléphonie mobile, lui aussi intervient dans l’espace public. Certains trouveront même à son intervention une dimension créative.

En fait, investir l’espace public est désormais une chose commune, un usage convenu, une habitude. Ceux-là même qui le privatisent n’ont que ça à la bouche: « investir l’espace public », « être au contact des gens ». On peut parfois même se demander s’il n’y a pas un peu de sincérité dans la démarche, si, au fond, l’intention de l’entreprise n’est pas louable. Mais alors la question se pose de savoir au nom de quoi, au juste, on veut l’investir? De quelle façon et pour quelle(s) raison(s) veut-on être au contact des gens?

Comme je le disais précédemment, investir l’espace public est sans doute une bonne idée…pour peu que l’on sache ce que l’on veut y faire. Et pour cela, nul doute qu’il faille se poser la question de savoir ce que l’on veut en faire. Les réponses à la première dépendent directement de ce que l’on répondra à la seconde.

De fait, un certain nombre de pratiques déjà existantes semblent potentiellement capables de questionner le rapport à l’espace public en ce sens qu’elles en défient les codes, en changent les usages, en bousculent les habitudes. Et dans la perspective d’interventions collectives dans l’espace public, il n’est pas exclus d’en faire usage et de les croiser. Danse, parkour, skate, bmx… L’ennui est que si ces diverses disciplines refusent l’usage habituel qui est fait de l’espace commun, elles en suggèrent de nouveaux, qui hélas ont vite fait, notamment après étiquetage médiatique, d’être identifiés en tant que tels et d’obéir à une certaine conformité. Le problème qui se pose alors est de préparer l’intervention de sorte à décaler à nouveau les usages, et être hors de portée de toute labellisation potentielle. Il ne s’agit pas d’exclure les pratiques elles-mêmes, qui, comme je le disais, sont à même d’opérer un renversement, mais bien d’en affiner les modalités d’intervention de façon à échapper à l’ « art de rue » et aux « cultures urbaines ». Il faut pour cela déployer la pratique dans une situation à laquelle elle-même est étrangère, dans laquelle elle ne trouve pas ses propres aises, où elle n’a pas ses petites habitudes. C’est seulement alors que le pouvoir de subversion se fait sentir.

On n’a plus à faire à un rendez-vous de traceurs ou à une performance de danse, mais à une entière situation, dont l’étrangeté conduit au questionnement de ceux qui y sont confrontés, et où les pratiques déployées ne se donnent pas à voir en tant que telles mais comme éléments de la situation dans son ensemble.

On peut, par exemple, imaginer que le pratiquant évolue dans un espace, public ou privé à accès public (espace appartenant à quelqu’un mais auquel chacun peut accéder), qui d’une part n’est pas son terrain de prédilection, et d’autre part est un espace utilitaire dont la finalité est établie, et dont l’utilité est la plus éloignée possible de ce type de pratiques. Des traceurs envahissant une laverie libre-service, traversant un centre commercial ou une gare SNCF, déambulant dans un aéroport, une station-essence ou une grande surface. En effet, le décalage entre la finalité du lieu investi – finalité connue de tous-, et l’usage qui en est fait par certains dans cette situation est sujet à faire surgir un questionnement.

On peut par ailleurs imaginer que les intervenants ou pratiquants adoptent, dans le cadre de leur intervention ou de leur pratique, une attitude particulière, de nature à interroger les gens. Le parkour, par exemple, puise de fait grand nombre de ses techniques de franchissement et de déplacement chez les singes, les félins et les lémuriens. Les traceurs, qui renvoient donc déjà, de par leur posture, leur gestuelle, et leur mode de déplacement, à l’animalité, pourraient très bien adopter volontairement une attitude pleinement animale: systématisme de la quadrupédie lors des déplacements (sauf lors des sauts); implication totale dans ce que l’on est train de faire (chasse impitoyable à la distance critique et au retour sur soi); communication par regards, par postures (suppression de la parole, quelle que soit la situation (vigiles coursant les pratiquants, questions, menaces). Il faut cependant veiller, dans ce cas précis, à ne pas tomber dans le registre parodique en singeant tout bonnement les bêtes. Car alors, c’est dans la catégorie « cirque » ou « numéro de clowns » que l’intervention sera rangée. Il faut pour cela être tout à ce que l’on fait, et éviter à tout prix toute distance critique. J’ajouterais que la gestuelle du traceur imite suffisamment celle du singe ou du félin pour ne pas qu’il y ait besoin, en plus, de faire des grimaces en se grattant sous les aisselles. Une chose me semble également importante: fusse-t-elle animale ou non, une fois adoptée, l’attitude choisie ne doit plus nous quitter, de l’entrée dans le lieu, jusqu’à sa sortie, sans quoi l’intervention passerait instantanément du statut de situation à celui de pitrerie.

Enfin, l’apparence étant la premier pan de connaissance que l’on donne de nous-mêmes, rien n’interdit de jouer sur la tenue. Sans donner dans le bal costumé, on peut très bien porter des tenues emblématiques, qui accentuent l’effet de contraste (entre l’usage habituel fait de l’espace occupé et l’usage qu’on en fait alors) en nous assimilant à la foule sur un plan vestimentaire, ou, au contraire, en nous en distinguant d’une manière prononcée à même de générer du sens. On pourrait, par exemple, imaginer que les pratiquants déambulent à quatre pattes dans un centre commercial, en costard-cravatte (assimilation à la foule), ou en bleu de travail (distinction prononcée, mettant en évidence le lien entre consommation et travail). De même, dans un aéroport, on pourrait opérer en tenue de stewards et d’hôtesses de l’air, ou au contraire tous en djellabas et avec de fausses barbes.

Bien évidemment, les trois techniques que je viens de mentionner, permettant un décalage de la pratique hors de sa situation habituelle, peuvent (et ont tout intérêt à) être associées. Plus le décalage est grand, plus il y a construction d’une véritable situation en tant que telle.

Le passant n’assiste plus à une accumulation de démonstrations de performances individuelles, mais à une situation expérimentale collective à laquelle il peut prendre part. Il faut à ce propos que la situation n’exclut pas le regardeur, mais qu’elle suggère au contraire qu’il en fait partie, le faisant ainsi passer du statut de spectateur à celui d’acteur, ce qui est également une condition à toute transformation sociale, laquelle n’aura jamais le visage d’une performance d’artistes ou d’initiés cabotinant devant une assistance de badauds béats. Aussi faut-il préalablement se mettre d’accord sur ce que l’on recherche: amuser la galerie, ou transformer la société.

Naïm BORNAZ

Parkour: la paresse, malgré l’apparence

Préambule – sport et effort

C’est entendu, le sport, c’est dur.

Ce lieu commun est à la fois le refrain des paresseux qui s’en préservent, et des sportifs qui s’y emploient. Les uns et les autres, tous sont d’accord sur une chose: faire du sport, c’est « se dépenser » (dépenser soi), c’est-à-dire dépenser tout ce dont on dispose en soi ; autrement dit c’est se vider de ses forces, s’efforcer de s’épuiser en puisant jusqu’à la dernière ressource ; ne s’arrêter qu’une fois vide de toute énergie, qu’une fois exténué; le sport, c’est le fait de se « tuer à l’effort » comme on se tuerait au travail.

C’est, pour ainsi dire, la religion de l’effort, religion où la paresse, péché capital selon le Catéchisme de l’Eglise Catholique, est rachetée à travers la souffrance que l’on s’inflige par l’effort. L’effort (action de s’efforcer(1)) est d’ailleurs précisément ce que le travail (du latin tripalium, « instrument de torture à trois pieux ») désigne: « l’effort, l’application nécessaire pour faire quelque chose », la souffrance que l’on doit endurer pour parvenir à faire quelque chose de bien (« Le travail est ce qui lie un effort où l’on peut s’épuiser (voire une souffrance) à un résultat positif ») (2). La tradition chrétienne n’est sûrement pas sans rapport avec cette conception du bien auquel seule la souffrance peut conduire, et où la rédemption passe nécessairement par le consentement à cette souffrance.

En effet, Jésus de Nazareth (3) ne s’est-il pas fait le payeur par substitution des péchés de l’humanité toute entière? N’est-il pas mort pour notre salut?

C’est en tous cas ce que L’Enseignement Chrétien affirme, et ce depuis la naissance même de la Chrétienté – peut-être pour la bonne et simple raison que c’est là le fondement de cette religion – .

Où se trouve la rédemption? Dans la souffrance (remède prescrit), dans la torture (4) (mode d’administration), et dans la mort (conséquence), où l’on aura (peut-être) l’ultime avantage d’aller au paradis, à la condition que l’on se soit bien conduit (comprendre : que l’on ait consenti à se faire du mal).

Il est toutefois intéressant de noter qu’à l’origine du mot anglais « sport », ensuite francisé, il y a le mot d’ancien français « desport » signifiant « jeu, amusement, plaisir physique ou spirituel».

Quelle que soit la définition à laquelle on se réfère, le sport renvoie systématiquement aux notions de « jeu » et de « plaisir », et cela avant de renvoyer à des notions plus actuelles comme celles d’ « exercices physiques » ou de « compétition ». En deux époques, certes fort éloignées, un même mot signifie une chose et son contraire. En effet, la notion de « compétition » s’oppose à celle de  « jeu » et celle d’ « exercices physiques » à celle de « plaisir physique ou spirituel ».Lorsqu’on s’exerce, on ne joue plus, et quant à la compétition, elle semble renfermer cette propriété qu’elle rend l’accès au plaisir tributaire du gain ou de la victoire, et non plus de l’acte lui-même. Et si les mêmes activités peuvent être pratiquées des deux façons, il n’en demeure pas moins que le moteur du jeu reste l’amusement, celui de la compétition, la victoire.

« Arrête de t’amuser, joue sérieux ! ». Impossible de passer dans une salle où se déroule une compétition sportive sans entendre ces mots. Les entraîneurs, coachs, et autres supporters n’ont que ça à la bouche lorsqu’ils s’adressent aux joueurs. Pour ceux qui les prononcent comme pour ceux à qui ils sont destinés, ces mots sont anodins, tant leur usage est fréquent, leur message connu, leur contenu appris. Les uns et les autres l’ont parfaitement intériorisé. Mais qu’un non-habitué des salles de sport s’y arrête un moment, qu’il y fasse un peu attention : cette phrase ne formule-t-elle pas ce que toute sociologie du sport saurait mettre au jour sans tarder ? Ne comprend-elle pas dans ses termes le paradoxe du sport : cesser de s’amuser ; jouer sérieusement ?

Ce qu’il faut savoir, pour comprendre l’adresse du regardeur au regardé, c’est que le regardeur n’attend pas de voir le joueur « s’amuser », il n’attend qu’une chose, c’est de le voir gagner. C’est de là qu’il tire tout son plaisir, et c’est là qu’il puise tous ses espoirs, et même au-delà, c’est là, et seulement là, qu’il trouve de l’intérêt au fait de regarder un joueur jouer. Un joueur qui ne ferait que jouer plongerait ses spectateurs dans un ennui sans fin, les poussant bientôt à la démission, à l’abandon de leur position de regardeurs. Car qui s’amuse de voir un autre s’amuser ? Certes personne. En tous cas pas dans le domaine sportif. Le sport a donc cette particularité d’être un jeu auquel il ne s’agit pas de jouer, mais de gagner uniquement. Le jeu n’a plus rien d’un jeu, et tout d’un travail.

Pour percevoir son salaire (pour remporter la victoire), il faut travailleur dur (jouer sérieusement), et cesser de se prélasser (arrêter de s’amuser).

Par ailleurs, le sport évolue dans un cadre comparable, en bien des points, à celui du travail :

  • un système pyramidal, au sport à travers la compétition et les podiums, le classement des joueurs, le classement des clubs ; au travail, à travers la hiérarchie (patron/chefs/sous-chefs/superviseurs/chefs d’équipe/employés), et le miroitement de la promotion au rang supérieur.
  • des pressions continuelles sur l’individu, exercées au sport par les sponsors, les entraîneurs, les coachs, et au travail par les financeurs, les clients, les actionnaires, et les supérieurs.
  • l’appât du gain, victoire ou salaire, c’est ce qui explique, en grande partie tout du moins, l’adhésion des uns des et des autres à un système dont ils perçoivent par ailleurs qu’il les fait souffrir.
  • la nécessité d’adhérer à un système régi par des règles conçues par d’autres, pour nous.
  • la promotion du « goût de l’effort », et l’affirmation selon laquelle « on ne gagne son salaire qu’à la sueur de son front » (sa victoire aussi).
  • la requête (c’est la conséquence du point précédent) d’un investissement sans limites, qui se fait d’ailleurs toujours au détriment de la santé morale et physique de celui qui y consent au mépris des ressources bel et bien limitées dont il dispose.
  • l’incessante promotion sociale dont l’un et l’autre disposent (« Il faut faire du sport, c’est bon (et même indispensable pour la santé », « Le travail, c’est la santé »).
  • la manière dont le corps social (en cela bien éduqué) poursuit ceux qui s’y dérobent, et fait pression sur eux pour qu’ils y aillent (ou y retournent) dans les plus brefs délais.
  • le profit financier qu’il y a à tirer du travail comme du sport (pour les employés et les joueurs, mais bien plus encore pour les patrons et les sponsors), et son indéniable qualité de moteur à tous les étages de la pyramide.
  • l’assignation du participant à un terrain délimité ; l’assignation du travailleur à un bureau ou à un poste.

Comme je l’expliquais précédemment, au sport finalement on travaille. Et au travail, on s’épuise, on s’inflige des souffrances, pour parvenir à un résultat positif. Il n’est donc pas très étonnant, au regard des enjeux, tant financiers (les plus évidents) que de conditionnement mental et de soumission (les plus cachés), que l’appareil social établisse son fonctionnement autour de ces deux notions, et qu’il en promeuve par conséquent sans cesse les bienfaits pour l’individu, notamment dans ces termes : « se faire du mal fait du bien ».Ce n’est qu’une fois convaincu de cela, et du bien-fondé de cette démarche, que ledit individu consentira à y prendre part, et ainsi contribuer lui-même à faire marcher la machine, et à en promouvoir les bienfaits, et ainsi de suite…

Il ne s’agit toutefois ici pas de condamner ou de consacrer, mais de chercher à comprendre les mécanismes qui sous-tendent l’univers social particulier du sport. Or, dans ce cadre, on ne peut que constater la mutation sémantique du signifiant qui, au fil du temps, s’est chargé de ce que le corps social l’a fait signifier. C’est ce dernier qui y a inscrit les notions de compétition, de règles, de victoire, d’effort (d’effort physique plus précisément), de dépassement de soi, et de « jeu pas pour jouer ». L’acception originelle de sport, celle de « jeu », d’ « amusement », et de « plaisir physique ou spirituel » rend toute activité ludique, activité sportive, et non point seulement les activités physiques (c’est ce qui explique peut-être l’origine du « et » du sigle EPS (Education Physique et Sportive (5)) comme on aurait tendance à le penser. Cela induit, en sus, que toute activité physique n’est pas nécessairement du sport ; en effet, si celle-ci ne répond pas aux critères de jeu (au sens de « s’amuser »), d’une part, et de plaisir d’autre part, elle est alors une activité physique non-sportive. Il y a aujourd’hui un gouffre entre cette conception du sport, établie sur l’origine étymologique du mot, et la pratique qui en est faite.

Le sportif des temps présents n’est pas un joueur, mais un gagnant. Or, si les valeurs qu’on lui inculque afin de susciter son adhésion au dogme sportif en vigueur sont en tous cas considérées comme des valeurs positives (santé, mérite, équilibre, discipline, compétitivité, etc…), on peut néanmoins, au regard de l’histoire du mot « sport », redéfinir le sportif moderne non pas par sa capacité, mais par son incapacité. Celui qu’on appelle aujourd’hui « sportif » n’est pas, comme on le laisse entendre, capable du dépassement de soi, mais incapable d’économiser ses forces et de ne pas s’épuiser ; il n’est pas capable de jouer pour gagner, mais incapable de jouer pour jouer ; il n’est pas capable de fournir des efforts, mais incapable de se reposer/de paresser ; il n’est pas capable de jouer selon les règles, mais incapable de jouer sans.

Si la notion commune de sportif associe ce dernier à des capacités positives, et non des incapacités, comme on vient de le voir, c’est aussi et surtout parce que l’adhésion des masses est à ce prix ; il faut expliquer qu’on lui veut du bien, et lui expliquer pourquoi le mal qu’on veut lui faire, et/ou lui faire se faire, pourquoi cela lui fera du bien. Sans cela, toute personne dotée d’un peu de bon sens réfléchirait à deux fois avant de s’exécuter (dans toutes les acceptions du terme).

Mon projet n’étant cependant pas de réformer la langue française, l’on s’en tiendra donc, après cette parenthèse étymologique, au sens actuel ou factuel du mot, et non à son contenu théorique ou historique.

Ainsi, si le sport est sport, il est difficile d’en dire autant du parkour. Pas de règles, pas de compétitions (6), pas de trophées ni médailles ni coupes, pas d’homologation, pas de licences, pas de clubs, pas d’entraîneurs, pas de terrain délimité, pas de structure hiérarchique, pas  de sponsors, pas d’argent à la clé, pas d’argent derrière, pas de plan de carrière, pas de tenue règlementaire, etc. Il semble donc n’avoir aucune des qualités requises à l’obtention du statut de sport. Et les notions de jeu et de plaisir en sont en revanche les bases mêmes. C’est probablement pourquoi on n’utilise pas l’expression « jouer au parkour », qui serait un pléonasme tant le jeu y tient une place importante, tant c’en est en fin de compte l’essence. Et à partir du moment où l’on fait du parkour, on joue, et on ne fait plus rien d’autre. Et cela bien qu’il n’y ait aucun espoir de gagner quelque médaille en retour ; ici, on ne joue que pour jouer, par goût du jeu, par pur plaisir.

Il est, cela dit, indéniable que le parkour conduit à un usage qu’on pourrait être tenté de qualifier de « sportif » du corps, ce dernier devenant l’unique outil de déplacement du pratiquant.

Mais, s’il y a usage, il n’y a pas nécessairement usure. Au contraire du « sport de la performance », le parkour, sport du jeu, met l’accent sur la conservation et la préservation du corps, outil de « jeu » (par opposition à l’outil de travail) – et outil du « je », par opposition à la mise à disposition de l’athlète au service des autres (sponsors, entraîneurs, investisseurs divers) dans le cas du sport – , ce notamment par une connaissance et une écoute accrues de son propre corps, qui permettent de définir des techniques de réception épargnant les articulations en sollicitant les muscles appropriés, en calculant les angles de pliage au dessus desquels il y aurait traumatisme articulaire, et en absorbant la force de l’impact à travers un circuit musculaire bien précis, ainsi qu’avec différentes techniques d’absorption du choc, comme la roulade.

Le parkour inclut d’ailleurs des pratiques à usage thérapeutique reconnu (comme la quadrupédie, dont les vertus thérapeutiques relatives, notamment, aux lombalgies, sont bien connues du monde médical), et a, me semble-t-il, du moins pour qui en a compris le sens, davantage la caractéristique de faire prendre soin du corps et de le maintenir en forme et en bonne santé – nécessité absolue de celui qui en fait l’usage quotidien d’unique outil de déplacement- , que de le négliger, de le malmener, ou de le détruire. Les apparences sont donc trompeuses, puisqu’une pratique telle que le parkour sera souvent qualifiée, par ceux qui y sont étrangers, de « pratique sauvage » ou « dangereuse », de « sport extrême », alors que le sport homologué sert, croit-on, à se maintenir en forme et à garder la santé (mythe du sportif).Il n’en demeure pas moins que derrière la façade rassurante de l’homologation, la réalité à laquelle est confrontée l’athlète est tout autre : pressions, humiliations, menaces, nécessité d’accomplir toujours davantage, de faire toujours mieux, d’être toujours (le) meilleur, et leurs conséquences : dopage, dépression, état de santé critique conduisant parfois au pire.

I. Etre fort par fainéantise

Le parkour, discipline créée en France il y a un peu plus d’une vingtaine d’années, est défini, de manière théorique, comme étant « une pratique sportive consistant à transformer des éléments du décor du milieu urbain en obstacles à franchir, principalement par des sauts, le but étant de se déplacer d’un point à un autre de la manière la plus efficace possible.[…]Le traceur (pratiquant du parkour) essaie de trouver un chemin passant par des endroits que personne n’emprunterait normalement. Il recherche des obstacles à franchir par des mouvements qui se veulent utiles, efficaces, rapides et simples. Les acrobaties ne répondent donc pas à ces qualités d’utilité et d’efficacité » (7).

Pour formuler cela plus simplement, le parkour sert en théorie à raccourcir le chemin de celui qui le pratique, en lui évitant de devoir contourner les obstacles se trouvant sur sa route, et l’amener à emprunter le chemin le plus direct et le plus rapide. Ce faisant, le traceur évite des dépenses d’énergie en contournements inutiles (contournements que le non-pratiquant devra effectuer, puisqu’il contourne bien par incapacité à surmonter l’obstacle, et non par choix, et cela, même si ce code est inscrit en lui de sorte qu’il ne se pose même pas la question, pensant de fait emprunter le chemin le plus rapide).Il y a trois éléments dont le passant lambda ne dispose pas, et dont la non-connaissance favorise l’intériorisation des chemins classiques comme norme – justement -incontournable : tout d’abord, il n’a pas conscience que d’autres chemins que celui qu’il emprunte sont possibles (défaut de perception visuelle et d’imagination créatrice) ; ensuite, il n’a, par conséquent, pas non plus conscience que ces autres chemins sont plus courts et plus directs que celui qu’il emprunte (défaut de rationalisation)  ; enfin, il n’a pas conscience qu’il lui est possible, à lui, de les emprunter (défaut de connaissance de soi, de son corps, et de l’étendue de ses possibilités).Ainsi, si le non-pratiquant ferme les yeux, ce n’est pas par choix mais par conditionnement ; il ne voit pas, mais, surtout, il ne voit pas qu’il ne voit pas, et croit qu’il voit – ce qui l’empêche d’ouvrir les yeux-.

Le traceur, lui, a les yeux ouverts, et a, à cause du parkour et de la modification du regard qu’il entraîne (élargissement du champ de vision doublé d’une transformation du regard qu’on porte sur la ville et le mobilier dont elle est faite), les informations nécessaires à l’examination des différents chemins potentiels. Aussi, il a conscience tant de la multitude des voies, que du temps et de l’énergie qui lui seront nécessaires pour emprunter chacune d’elles, ainsi que de sa capacité ou de son incapacité à le faire. Simplement parce qu’il regarde autour de lui, et qu’il connaît son corps, le traceur a donc un accès privilégié au déplacement, notamment lorsqu’il s’agit d’efficience (« capacité de produire le maximum de résultats avec le minimum d’efforts, de dépense » (8)) et de rapidité.

L’art du déplacement ne préconise en effet pas seulement la rapidité, mais aussi l’économie d’énergie, qui permet notamment de maintenir un niveau de ressources suffisantes pour aller au bout du chemin choisi. C’est cela qui fait que les acrobaties (saltos, etc.), figures strictement esthétiques, inutiles à la progression du traceur sur la voie empruntée, et représentant une dépense d’énergie colossale, en sont exclues. L’énergie dont le traceur dispose n’est pas illimitée, et il le sait. C’est pourquoi, si le traceur doit faire preuve de créativité et d’inventivité face aux obstacles, il doit cependant veiller à ne pas tomber dans le productivisme (« système qui prône le sacrifice de toute autre considération pour maximiser la productivité » (9)) ou le gaspillage (« action de dépenser, consommer avec prodigalité ; perte, dilapidation » (10)).Pas de mouvements, de sauts, ou de rotations inutiles (11) donc, pas d’efforts dénués de sens.

« Dans la mesure où le productivisme privilégie les quantités de biens produites sur la qualité, il peut conduire à un gaspillage et à un épuisement des ressources naturelles » (12). Le traceur se garde bien de dépenser son énergie jusqu’à l’épuisement ; au contraire, il la préserve et l’économise. Il ménage ses forces et sa monture, puisqu’il veut aller loin.

Il ne s’agit donc pas du tout de « tout donner », comme le préconisent nombre d’autres disciplines sportives, mais, au contraire, de fournir le strict minimum requis pour avancer – et d’être en mesure de le fournir jusqu’à destination -. Aussi le parkour est-il moins le produit d’une accumulation d’efforts monumentaux, que celui d’une savante répartition des dépenses énergétiques requises au fil du chemin.

Quelle que soit la façon dont chacun pratique, et le niveau atteint dans sa capacité à s’économiser, il est amusant de penser que c’est la paresse qui préside à la naissance d’une telle discipline. En effet, les passants pensent : « il se dépense, il pousse son corps dans ses retranchements, c’est un sportif ».Alors qu’en fait il s’économise, il va au plus simple et au plus direct, c’est un fainéant !

Il ne faut pas s’y tromper : l’acharnement que le traceur met à parfaire ses mouvements et la fluidité de leur combinaison n’est pas le signe d’un goût prononcé pour l’effort physique, mais bien le témoignage d’un désir intense d’en fournir le moins possible. La volonté du traceur s’entraînant est à la mesure de la paresse l’animant. Il ne fait que mettre en œuvre les moyens pour pouvoir paresser, sachant que mettre en correspondance la paresse à laquelle on aspire, avec son application dans la réalité, est toujours une tâche fort compliquée, demandant un entraînement intensif et régulier, lui-même permettant le développement de techniques spécifiques adéquates. Pour cela (pour augmenter son efficience), il faudra que le traceur fasse preuve d’une volonté et d’une détermination sans pareils – ce qui est toujours le cas d’un fainéant, lorsqu’il s’agit d’en faire le moins possible -.

II. Le nécessaire du traceur

L’entraînement intensif et régulier que requiert l’idéal du paresseux passe par un impératif : il lui faut du temps. Plus le temps passé à s’entraîner afin de parfaire sa technique est important, moins celui passé à l’effort lors d’un déplacement quelconque le sera. En somme, l’aptitude du traceur à minimiser l’effort dépendra du temps consacré à l’entraînement en amont. Il ne s’agit pas de « se tuer au travail », mais de « préparer sa (seule vraie) retraite ».

A l’évidence, l’assimilation des techniques de base, leur mémorisation par le corps, leur automatisation – comme lorsqu’il s’agit d’apprendre à faire du vélo – ne se font pas par magie, mais par apprentissage. Cet apprentissage nécessite une application particulière dans une société où la télé est reine –et le canapé, roi-, et où pullulent automobiles, ascenseurs, et fast-foods. Le corps, dont les ressources sont de fait très peu sollicitées, s’endort et se ramollit. Le parkour opère alors une véritable rééducation du corps humain, non pas par l’effort, mais par la simple activité, par le fait de le tirer de son état léthargique.

Ce vaste programme nécessite un temps considérable, temps que le cadre de vie moderne n’offre pas, essentiellement du fait de son accaparation par le travail.

Il faut savoir que nous passons au grand minimum 8 heures par jour au travail, quel que soit le domaine d’activité. En prenant cette quantité, plus théorique que pratique lorsqu’on sait que la majorité y passe de 10 à 12h, voire davantage, et en partant, en matière d’horaires, de la base 8h-12h/14h-18h, on se rend facilement compte que la journée commence et finit avec le travail. On se lève pour aller travailler (après un éventuel petit café), et on rentre pour aller se coucher (après un éventuel petit cachet).Les temps de repas, de préparation, et de sommeil prenant tout le reste du temps, on peut dire que le temps libre est une utopie, un concept ne renvoyant à rien de concret dans la réalité du quotidien. Et si l’entreprise achète notre force de travail contre un salaire qu’elle estime à la mesure de ce qu’elle (notre force de travail) vaut, c’est de notre côté notre temps que nous monnayons en premier lieu. En d’autres termes, l’entreprise achète du temps avec de l’argent ; l’employé achète de l’argent avec du temps. Rien ne dit toutefois que les deux monnaies soient équivalentes, ni que le taux de change soit juste.

Quoi qu’il en soit, le temps dont dispose le travailleur est largement insuffisant (pour ne pas dire inexistant) pour ce qui est de la pratique d’une discipline telle que le parkour, laquelle requiert bien plus de temps que n’importe quelle activité sportive.

Non seulement l’aptitude à paresser est directement dépendante de l’investissement en temps à l’entraînement, mais, surtout, le parkour se caractérise par un certain nombre de « rituels », indispensables à la pratique, et augmentant considérablement le temps passé à l’entraînement.

Le corps étant totalement étranger à cette façon de le solliciter, le traceur doit tout d’abord le préparer, à travers différents exercices, regroupés sous l’appellation « conditionnement ». Cela comprend aussi bien les exercices musculaires basiques (tels que tractions, pompes, abdos, flexions), pratiqués indifféremment à l’intérieur ou à l’extérieur, et ce quotidiennement, que les exercices plus spécifiques au parkour, comme les « sessions de conditionnement », qui ont lieu, elles, impérativement en extérieur, et où l’on développe des exercices musculaires complexes en relation avec les structures présentes dans l’espace (13). Ces séances sont généralement longues de 2 à 4 heures pendant lesquelles le traceur appréhende l’espace puis développe des exercices, dont la forme finale est liée en partie à la façon dont il veut faire travailler son corps, et aux muscles qu’il souhaite solliciter plus particulièrement, et en partie aux structures qui l’entourent, à leur hauteur, à leurs formes, aux matériaux les composant, etc. De cette façon, non seulement le traceur effectue un travail musculaire complexe et inhabituel, mais, en plus, il met son corps à l’épreuve de l’espace dans lequel il évolue, ce qui constitue sans nul doute une étape décisive dans la préparation à la pratique du parkour en tant que tel. Ces sessions ont lieu une à trois fois par semaine, dans leur version longue, et à chaque début et/ou fin d’entraînement, de manière épisodique et ciblée.

Il faut ajouter à tout cela le temps nécessaire à la recherche des lieux pour s’entraîner. Le parkour se nourrissant du relief dans l’espace, et du mobilier urbain, le traceur est en recherche perpétuelle de foisonnements de murs, de murets, et de barrières en tous genres. En cela, les différents endroits par lesquels il passe sont inégalement dotés, et les plus riches en relief(s) sont les plus à même de satisfaire son besoin de mouvement. Cela implique donc de consacrer parfois jusqu’à des journées entières à la visite de lieux nouveaux, de quartiers et de villes. Aller dans une direction, fouiller le quartier : ne rien trouver ; repartir et aller ailleurs : trouver des choses ; s’amuser avec ; reprendre la marche pour chercher ailleurs, et ainsi de suite…Le traceur opère dans la ville une véritable marche labyrinthique en quête de murs ou d’obstacles avec lesquels « danser ».

Quant à l’entraînement lui-même, il dure en moyenne de 4 à 6h), à la différence de la plupart des « sports » où l’on a davantage à faire à des plages d’1h30/2h. Il est, par ailleurs, précédé d’un long échauffement (30 à 45 minutes), indispensable pour éviter les blessures, musculaires et articulaires notamment, et toujours suivi d’une séance d’étirements (30 minutes environ). La fréquence d’entraînement est très irrégulière, et sujette aux aléas des existences de chacun. Toutefois, si l’on devait établir une moyenne, parler de 4 à 5 séances d’entraînement hebdomadaires me paraît fort raisonnable. Cela n’empêche qu’en définitive, le traceur pratique aussi souvent qu’il en a l’occasion (sa capacité future à mettre en œuvre sa paresse en dépend, ne l’oublions pas), tous les jours s’il le peut. Disposant de l’avantage non négligeable que, dans le cas du parkour, le fait de s’entraîner consiste à jouer (et ce sans que qui que ce soit exerce quelque pression sur nous), la répétition, même poussée à ce stade, n’a rien de rédhibitoire, et la quotidienneté de l’entraînement ne pose aucun problème au traceur. Bien au contraire…C’est bien au jeu que le traceur va, non au travail, et c’est bien au plaisir que jouer le conduit, non à l’ennui.

Une fois disposé à s’entraîner, le traceur ne se fie pas à un mode d’emploi, mais à sa capacité à interroger l’espace. Il lui faut avant tout regarder autour, dessous, dessus, puis inventer ; inventer des techniques de franchissement adaptées à chaque lieu, à chaque structure, imaginer comment les combiner entre elles, comment faire des mouvements un mouvement, du mouvement ; trouver des chemins, ouvrir des voies, en dessiner les itinéraires par son mouvement dans l’espace.

Il ne s’agit pas de venir et de faire. Il faut savoir où aller – avant de venir -, et réfléchir – avant de faire -.Il n’est pas question de reproduction, mais de création, donc de temps. Il faut « avoir le temps de prendre le temps » (14), pour créer.

Une petite parenthèse m’est nécessaire pour expliciter la notion de création telle que je l’entends.

Par création, je n’entends pas l’oeuvre comme étant née d’une aptitude extra-ordinaire dénotant une incontestable supériorité génétique de celui qui la conçoit, ni comme le fruit divin des muses soufflant l’inspiration à l’artiste.

Non, par création, je n’entends que l’action de créer, de tirer du néant (15), de donner l’être, l’existence (16). Créer, c’est faire exister quelque chose – quelque chose qui n’existait pas avant -.

Cela n’advient pas par magie, mais par imagination. A partir des informations mémorisées par le système nerveux, et de la possibilité d’apprentissage qui en découle, les motivations pulsionnelles, dont la forme originelle a été transformée par l’intériorisation des automatismes socio-culturels, permettent « la mise en jeu de l’imaginaire », selon l’expression du professeur Henri Laborit, neurobiologiste. Imaginaire qu’il définit en ces termes : « fonction spécifiquement humaine qui permet à l’Homme, contrairement aux autres espèces animales, d’ajouter de l’information, de transformer le monde qui l’entoure » (17).

Cette parenthèse refermée, revenons à l’entraînement et au temps.

En considérant la moyenne de temps d’entraînement définie plus haut (à savoir 4 à 6h, auxquelles s’ajoutent systématiquement 45 minutes d’échauffement avant, et une demi-heure d’étirements après, ainsi que de longues heures de marche à la recherche d’obstacles, et de longues minutes de réflexion servant à l’invention et à la fabrication des chemins ensuite empruntés), et en la multipliant par la fréquence moyenne définie plus haut (à savoir 4 à 5 fois par semaine), on obtient une moyenne d’environ 40 heures. Tiens donc ! Exactement le même nombre d’heures que la semaine de travail ! Ce n’est pas de chance.

Ajoutons à cela les sessions de conditionnement (exercices musculaires complexes en adéquation avec le mobilier urbain environnant) d’une durée moyenne chacune de 2 à 4h, et d’une fréquence de 1 à 3 fois par semaine, et l’on obtient un total de 46 heures par semaine dédiées au parkour (en moyenne).Ce chiffre exclue les exercices musculaires simples, de type pompes ou tractions, qui représentent environ 15 à 30 minutes par jour.

Au final, on arrive à un peu plus de 50 heures. Quel travailleur dispose de ce temps ?

En somme, le parkour (ou toute autre activité créatrice) nécessite bien trop de temps, pour rendre possible la cohabitation avec un emploi, quel qu’il soit. Et c’est en cela que le parkour pousse à une autre paresse (qui n’est pas sans dénoter un certain courage), la paresse du chômeur. Celle de celui qui pour « se la couler douce » a renoncé à travailler,  à faire (aban)don de sa personne à la collectivité. Celle de celui qui, égoïstement – mais heureusement (18) -, a repris possession de son temps. Celle de celui qui avec cette idée est en paix. Le paresseux, le vrai !

III. L’indiscipline de la discipline

Malgré la discipline (au sens d’obéissance, soumission à un ensemble de règles, écrites ou coutumières (19)) que pourrait paraître requérir une discipline (au sens de champ d’activité (20)) comme le parkour, le fond des choses est fort différent de ce que les apparences suggèrent, et, de fait, c’est bien davantage dans l’indiscipline, que dans la discipline, qu’il se pratique.

L’apparente rigueur prêtée au traceur n’est qu’un leurre résultant de la projection de notre conception du sport (ensemble de règles pré-énoncées, compétition et hiérarchisation, religion de l’effort) sur l’objet particulier qu’est le parkour. Or, si ce dernier emprunte au sport l’usage athlétique qu’il fait du corps, il n’hérite en revanche ni de sa rigidité réglementaire (règles prédéfinies, très strictes, et identiques pour tous), ni de son conservatisme organisationnel (entraînements d’une durée et d’une régularité prédéfinies également, et dont le contenu même fait l’objet d’une systématisation rendant l’ensemble de l’entraînement entièrement prévisible).

Le traceur n’adhère à aucune structure (club, association, ligue, fédération) lui dictant les règles à observer et la voie à suivre lors de l’entraînement. Il fait comme bon lui semble. Autrement dit, il ne se fie qu’à lui -et à lui seul- pour déterminer de la marche à suivre dans sa pratique.

Il n’a besoin ni de license, ni de certificat médical, ni de cotisation d’adhésion à quelque structure que ce soit, ni d’équipement spécifique, ni de terrain ou de structure dédiés. Il fait avec ce qu’il a –envies y compris-, sort quand il veut, s’entraîne comme il veut, le temps qu’il veut, avec qui il veut –souvent seul-.

La license, c’est lui-même qui se la donne toute. De la même façon, c’est lui qui sonde son organisme, qui estime ce que son corps peut. C’est là son seul « certificat » médical. Quant au terrain de jeu, c’est le monde dans son ensemble qui en fait office. Il ne revient donc qu’à lui de choisir où il pratiquera, au fil de ses humeurs et de ses aspirations. En d’autres termes, tout passe par lui, et chaque décision ne revient qu’à lui seul. C’est là une autre particularité du parkour.

Celui qui le pratique n’obéit à aucune règle prédéfinie. Si règles il y a, c’est lui seul qui les invente, et les change à sa guise, en situation, lesquelles règles ont de ce fait l’avantage d’être en adéquation avec ladite situation, précisément parce que c’est à l’intérieur de cette même situation qu’elles prennent naissance. Elles ne sont jamais théorisées ni en amont ni en dehors.

Par ailleurs, le contenu ainsi que la régularité des séances d’entraînement sont davantage le produit de désirs (ceux du traceur), que de règles. Aussi le traceur va-t-il s’entraîner quand il en éprouve l’envie, ni plus, ni moins. Il s’entraînera alors comme il en a envie, s’abandonnant à satisfaire tout « bêtement » ses désirs, sans plus de complications. Il est, sur ce point encore, en rupture, d’une part avec le milieu sportif, où il n’est nullement question de désirs, mais plutôt d’objectifs, ainsi que de moyens à mettre en œuvre pour les atteindre –les objectifs étant qui plus est définis davantage par l’entraîneur et le sponsor que par le joueur lui-même- ; d’autre part, avec la tradition religieuse, judéo-chrétienne notamment, où le désir, moteur de la recherche du plaisir, est, à cause de sa nature même, considéré comme suspect, et où l’assouvissement de ses désirs mène au pire (vol, adultère, meurtre).

Et pourtant, ce qui peut apparaître comme un caprice d’adolescent n’en est pas moins l’essence de la pratique. La conception de la chose en termes de possibles à explorer et de désirs à satisfaire n’est rien d’autre que la manifestation du jeu, là où le sport induirait une conception de la chose en termes d’objectifs à atteindre et de moyens à mettre en oeuvre pour y parvenir.

Le jeu semble en effet emporter une idée spinoziste du désir comme potentiel moyen d’augmenter sa puissance d’être, et non comme manifestation du Diable en l’homme.

Aussi cette nonchalance assumée du traceur, de ne faire que comme il en a envie, n’est-elle pas négociable, puisqu’elle est inhérente à la pratique, et qu’elle en conditionne la possibilité. Contraindre le traceur à tracer sous contraintes –autres que celles que lui-même juge amusant d’inventer lorsqu’il investit l’espace- reviendrait à brider son inventivité et son imagination, et donc restreindre sa capacité à créer, voire à rendre toute création impossible, et limiter la pratique à la reproduction d’un set de mouvements prédéfinis.

Ce n’est pas la prétention mais la recherche de l’exactitude qui conduit à penser le pratiquant du parkour non pas comme un sportif, mais comme un artiste. Le traceur est l’artiste du mouvement, du franchissement d’obstacles. Par la justesse et la fluidité de son déplacement à travers son environnement, il donne d’ailleurs davantage l’impression d’un ballet avec les murs que d’une course d’obstacles, lorsque, sous ses mains, ces derniers semblent passer du statut d’obstacle à celui d’outil, n’étant plus désormais des obstructions à son avancée mais des partenaires de la danse qu’il opère dans l’espace.

Or, l’artiste ne crée pas sur commande ; il ne fait pas œuvre de 14h à 16h les mardi et jeudi.

Il est à l’écoute de ce que sa conscience lui renvoie de ses perceptions sensorielles. Il fait interagir le senti et le ressenti, les fait s’entremêler dans un ballet sans fin, conditionnant la fabrication de son ballet urbain.

Il est indiscipliné non par l’effet d’une intention, mais à cause de la nature de la discipline qu’il pratique. Non par révolte, mais par besoin.

IV. L’entraînement ou la volonté de ne rien faire

Afin de se rendre disponible à ce qu’il fait, le traceur doit se rendre indisponible à tout ce qu’il ne fait pas, donc à toutes les banalités du quotidien. Il n’est pas, lorsqu’il pratique, dans un rapport aux choses qui relève du quotidien, mais bien de l’instant, de l’ici et maintenant.

Pour l’esprit cherchant à faire le vide, les préoccupations habituelles sont autant de pensées parasites dont il lui faut se défaire afin de se faire apte à penser et sentir les choses dans un mode différent du mode de penser et sentir habituellement emprunté.

Il faut donc bien que le pratiquant développe une stratégie visant à lutter contre les incessantes sollicitations extérieures ; il lui faut veiller à ne rien faire d’autre que ce qu’il fait – ce qui n’est nullement trivial, loin de là-.

Prenons un exemple. Lorsque quelqu’un marche dans la rue, il marche certes – et fait donc ce qu’il fait-. Mais il ne fait cependant pas que marcher. Il pense à un tas de choses : à ce qu’il a oublié de faire avant de sortir, à ce qu’il va faire en rentrant, à ce qui l’attend là où il va. Au fond, il a beau être là, devant nous, il est moins que partout ailleurs. Et puis, s’il ne faisait que penser ; mais il observe les gens qu’il croise, regarde les vitrines des magasins, se retourne au passage de jolies créatures, écoute de la musique de l’oreille gauche, et téléphone avec un kit piéton de la droite. Parfois, il lit même en marchant.

Manifestement, l’action de marcher dans la rue ne suffit pas à solliciter toutes les ressources dont il dispose, il a de fait besoin de faire un certain nombre d’autres choses dans le même temps. C’est donc ainsi que chacun fait dans un pareil cas, sans même y penser, le plus spontanément du monde.

En revanche, dans le cas d’un traceur qui s’entraîne, la situation est très différente : l’aptitude à se mouvoir dans l’espace de manière fluide d’une part, et sécurisée d’autre part, et donc à juger à chaque instant de la nature d’un saut (distance, inclinaison, matériau de la plateforme d’où l’on part, matériau de la plateforme où l’on compte se réceptionner (solidité, texture, fait qu’il soit glissant ou non, espace disponible à l’arrivée), éventuelles traces d’humidité, bouts de verre, etc) ainsi que de sa capacité à le faire ou non (détente, savoir-faire technique, expérience, solidité mentale dans le cas d’une situation à risque, état dans lequel se trouve le corps, niveau de fatigue, etc) repose essentiellement sur le niveau de concentration du pratiquant, autrement dit sur sa disponibilité. Il en résulte qu’il lui faut bien-sûr être tout à ce qu’il fait non seulement au moment où il saute (ça va de soi), mais aussi à tous les moments où il ne saute pas, moments où il dispose d’intervalles extrêmement courts pour juger efficacement de sa capacité à exécuter le saut suivant.

C’est dans ces moments-là, où il est plus facile (comparativement aux moments où l’on saute) de relâcher son attention, de se laisser distraire par quelque chose ou quelqu’un, que la moindre erreur peut s’avérer fatale. C’est donc là qu’il faut redoubler de concentration. Cela pourrait apparaître comme un paradoxe, lorsqu’il s’agit de paresse.

Peut-être buttons-nous sur ce point par l’effet d’un préjugé nous conduisant à penser la paresse comme le défaut d’activité, ou comme l’exclusion de toute activité. Or, le contraire de l’activité, c’est bien l’inactivité, et non la paresse. La paresse n’est d’ailleurs pas, étymologiquement parlant, définie comme le défaut de quoi que ce soit. Elle jouit de toute la positivité du concept qu’elle renferme.

Les formes verbales peuvent être un indice du contenu de certains mots. Par exemple, l’activité se décline sous la forme verbale « s’activer ». En revanche, son contraire, l’inactivité, ne se décline pas sous la forme d’un verbe ; on ne « s’inactive » pas. On est inactif. Ceci parce que le terme d’inactivité ne renvoie pas à un concept positif, qui aurait une consistance propre, mais ne se définit que par rapport à un autre concept, celui d’activité, dont il manifeste l’absence. Or, le terme paresse donne bien le verbe « paresser ».Je paresse, tu paresses, il paresse, nous paressons, vous paressez, ils paressent.

Il faut donc bien comprendre la paresse comme un concept plein et entier, qui ne souffre aucun manque de quelque nature que ce soit. La paresse, c’est avant tout le « refus de l’effort » (21). Et par extension, le refus de tout ce qui demande de faire un effort. L’effort, qui décrit l’action de s’efforcer (1), n’est en aucun cas synonyme d’activité, qui définit une « faculté active » ou « puissance d’agir » (22). Et il n’en conditionne pas davantage la réalisation, dans la mesure où l’on peut être en activité, sans faire le moindre effort pour autant.

Il ne faut pas non plus confondre effort et énergie, la seconde définissant une « force en action », alors que le premier en définit l’épuisement.

Cette mise au point sémantique étant faite, il paraît difficile de refuser à la paresse la possibilité de s’inscrire dans l’activité (capacité active). La paresse relève bien d’une capacité, puisqu’on en est capable –ou incapable-. Cela n’exclut pas par ailleurs qu’il faille souvent un apprentissage et un entraînement préalables pour pouvoir paresser véritablement (« paresser, c’est plus dur qu’il n’y paraît » (23)).

Dans le cadre d’un refus de l’effort, la paresse est aussi une « disposition habituelle à ne pas travailler, nonchalance, négligence des choses qui sont de devoir, d’obligation ». En bref, absolument rien qui n’exclut l’activité –à moins qu’on ne la conçoive que comme travail, ce qui est réducteur, donc faux-.

Mais la paresse est aussi définie comme l’« amour du repos, du loisir, tranquillité du corps et de l’esprit ». Cette autre acception confirme ce qu’on a vu précédemment, à savoir que la paresse peut se penser dans l’agir, non comme état, mais comme activité.

Mais pour en revenir au parkour, agir paradoxal qui voit cohabiter chez ceux qui le pratiquent, patience et vitesse, nonchalance et explosivité, paresse et prouesses physiques, il faut bien dire que l’entraînement en lui-même consiste, contre les apparences, en la volonté de ne rien faire. En effet, il s’agit originellement d’en faire le moins possible, et pour en faire le moins possible il faut toujours trouver qu’on en fait trop (afin d’aspirer continuellement à réduire les efforts consentis), et bien avoir en tête qu’il serait possible d’en faire encore moins. Or, en descendant graduellement sur l’échelle des efforts fournis, après peu, gageons qu’il y a très peu, ou presque rien ; mais qu’y-a-t-il donc après très peu ? Qu’y-a-t-il de moins que le moins possible ? Il n’y a assurément rien de moins, que le moins possible. Moins que presque rien, c’est rien. Aussi, rien est-il, sinon un objectif, en tous cas ce qu’on prend pour point de repère, l’horizon vers lequel on tend.

Et puis, faire du parkour, c’est aussi et enfin avoir la volonté de faire quelque chose qui, pour beaucoup, ne rime à rien. Que fait le traceur aux yeux du monde qui le regarde (car le monde le regarde, étant entendu qu’il opère dans l’espace public)? Pas grand-chose, de toute évidence. Il ne travaille pas. Il ne gagne pas d’argent. Il ne rapporte pas d’argent. Autant dire qu’il ne sert à rien.

Il n’est même pas en train de faire un show ou une démonstration, il se donne à voir tout en refusant de se donner en spectacle. Il se moque bien d’être applaudi, et ne rentre pas en conflit avec ses détracteurs dont il se moque éperdument. Il ne demande rien.

Il saute d’un muret à l’autre, escalade un mur, marche en équilibre sur une barre. Il ne fait que faire ce qu’il fait. Et il ne le fait que pour le faire. Et peut-être est-ce précisément parce qu’il est tout à ce qu’il fait, que les passants pensent qu’il ne fait rien.

Ils n’y voient qu’un grand vide, le signe du désoeuvrement croissant d’une jeunesse inutile –ou inutilisable-.

V. Etre fort pour être inutile

C’est pourtant peut-être bien là, dans son inutilité manifeste, que la pratique du parkour se révèle être du plus grand intérêt.

Si le parkour, tel que le théorise son concepteur David Belle, est une méthode d’entraînement servant à préparer celui qui la pratique à faire face à toute situation nécessitant qu’il se déplace de cette manière –par exemple pour fuir, ou pour secourir quelqu’un-, le fait est que ces situations adviennent exceptionnellement, voire jamais, et que beaucoup de traceurs se préparent en quelque sorte constamment à la venue de choses qui n’adviendront jamais. Si bien que l’entraînement, qui en théorie peut être susceptible de servir un jour, est en pratique bien souvent parfaitement inutile. On ne fuit aucun danger plus grand que celui qu’on encoure lorsqu’on saute –on ne fuit en réalité aucun danger-, et on ne secoure personne. On joue. On fait comme si. On ne fait que ça.

De ce point de vue, le parkour renvoie, schématiquement, au « pouce » qu’on lève, lors des parties de « chat » que les enfants jouent dans la cour de récréation de l’école primaire, et qui sert à inaugurer un moment où « ça ne compte plus ». Tout ce qu’on fait lorsqu’on s’entraîne ne compte plus ou compte pour du beurre, on le fait pour rire ou pour du faux. On fait comme s’il était impératif de sauter par-dessus telle ou telle barrière en se réceptionnant sur tel ou tel muret, comme si notre vie s’y jouait. Alors qu’en fait rien ne s’y joue, si ce n’est nous, qui y jouons et nous laissons prendre au jeu. Après notre passage, qui, de fait, ne sert à rien, la rue ressemblera à ce à quoi elle ressemblait avant qu’on y passe. Elle cessera d’être un terrain de jeux pour revêtir son air habituel de rue, faite de places, de murets et de barrières, qu’on voit à peine, ou pas, ou mal.

Mais il suffira qu’on revienne y jouer, y sauter, y grimper, pour qu’elle redevienne à nouveau un terrain de jeux et d’invention, et cesse de n’être qu’une simple voie de passage –même si, d’une certaine façon, nous aussi ne faisons qu’y passer-. De sorte que la rue, comme le mobilier urbain qui la constitue, semblent être tributaires de l’usage qu’on en fait, et cessent d’être ce qu’ils sont primitivement, aussitôt qu’on en fait autre chose. Il ne tient qu’à nous de faire d’une barrière un jouet. Il suffit de faire appel à notre imagination, par la seule force de laquelle nous avons le pouvoir de transformer un espace et de suspendre le temps. Tout cela est parfaitement inutile, mais c’est par contre très important.

L’utile est une notion aussi arbitraire que le beau. Ce qui est utile pour moi n’est pas nécessairement utile pour d’autres, et inversement. Aussi, chacun définit-t-il l’utile selon sa nature propre, mais tous avons tendance à considérer ce qui nous est utile comme utile à tous. Or, il semble qu’il n’y ait pas d’utile en soi, mais seulement de l’utile à quelque chose ou à quelqu’un.

Dans la société capitaliste, l’utile est par exemple associé, dans l’imaginaire collectif, à la notion de rentabilité. La question que l’on se pose lorsqu’on aborde une chose, quelle qu’elle soit, ressemble à « Qu’est-ce que j’y gagne? » plutôt qu’à « En ai-je envie ? ».

L’utile et l’inutile sont devenus des verdicts servant à valider ou à disqualifier des comportements sociaux.

Le travail, par exemple, est utile. Le temps libre, lui, est inutile, il faut l’employer à quelque chose (à quelque chose d’utile).

Le sport est utile. Le jeu est inutile (ce sont les enfants qui jouent ; ils feraient cela dit mieux de travailler).

Avoir de l’argent est utile. Avoir du temps est inutile (on ne peut rien en faire sans argent).

Il existe ainsi une classification, qui s’opère dans l’institution comme dans l’imaginaire collectif, des choses et des activités selon qu’elles sont considérées comme utiles ou inutiles.

Les réactions des passants, pris dans cette logique, à la vue de traceurs, sont parfois violentes. Il est en effet difficile de comprendre comment l’on peut mettre tant d’acharnement à faire rien. Mais peut-être est-ce précisément parce qu’il ne fait rien (en tous cas rien que l’on puisse identifier à quelque chose que l’on connaît) que le traceur enclenche quelque chose (puisqu’il produit par sa pratique des effets notoires dans l’espace où il évolue). Peut-être est-ce parce que le parkour apparaît comme libéré du concept de finalité qu’il affecte de la sorte la réalité de la ville où il met au jour, à travers l’étonnement ou la colère des passants, des questions essentielles : « A qui est la ville, la place publique ? » ; « De quelle façon peut-on en disposer, à quoi sert-elle ? » ; « Qu’est-ce-qu’un espace public? ».

Avec le parkour, la paresse est rendue publique. On ne fait rien, on ne sert à rien, on ne veut rien faire ; mais on fait tout cela sur la place publique. On s’y expose. Ou plutôt en dispose-t-on, cela sans l’avis de quiconque et avec la même nonchalance qui caractérise l’être dans son ensemble. On refuse de faire l’effort de servir à quelque chose, se contentant d’être, tout simplement.

La nonchalance du traceur renvoie le passant à l’idée, lui étant difficilement supportable, de l’absence de finalité de la vie. On est, que pour être, pour persévérer dans notre être (Spinoza). Tout le reste est illusions, raisons qu’on se donne d’être ayant pour but de nous rendre l’existence supportable. Ce qui est ne sert par définition à rien. C’est nous qui attribuons aux choses un usage, une finalité ; aux êtres une mission, une raison d’être.

Derrière sa façade protectrice (« Etre fort pour être utile », selon les mots de David Belle), le parkour jouit en pratique de l’inutilité la plus totale. L’inutile qualifiant toute chose dont l’institution est incapable de l’assigner à une tâche et/ou de l’enfermer dans une case, il y a de quoi se réjouir – et jouir paresseusement du plaisir que le jeu procure à ceux qui, en la publicisant de la sorte, font de la paresse un enjeu politique majeur-.

Naïm BORNAZ.

NOTES

(1) s’efforcer: employer toute sa force à faire quelque chose ; ne pas assez ménager ses forces en faisant quelque chose (source : entrée « s’efforcer » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.(http://fr.wiktionary.org/wiki/s’efforcer))

(2) Entrée « travail » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.    (http://fr.wikipedia.org/wiki/Travail)

(3) nommé Jésus-Christ par les Chrétiens. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Jésus-Christ)

(4) torture dispensée principalement par le tripalium (au travail): « gagner sa vie », cette expression ne dit-elle pas que la vie est quelque chose qui ne nous est pas acquis, mais qu’il nous faut gagner, et si elle reste à gagner, on peut gager qu’elle n’est pas (encore) gagnée, et que pour la gagner ce n’est pas gagné, puisque c’est précisément parce qu’on ne la gagne jamais tout-à-fait qu’on passe sa vie à la gagner?L’expression « perdre sa vie à la gagner » dit-elle autre chose?

(5) La réalité de cet enseignement témoigne toutefois lui aussi de la confusion qui est faite entre « sport » et « activité physique », puisqu’on n’y enseigne rien d’autre que des activités physiques, ainsi que les règles régissant les différents sports homologués, mais certainement pas le goût du jeu ou de l’amusement, et encore moins le « plaisir spirituel ».

(6) Evidemment, cette pratique, comme toute émergence culturelle, est en proie à la même volonté de certains groupes de l’institutionnaliser, de la soumettre à des règles, et d’en faire une pratique conforme aux normes en vigueur, ce notamment afin qu’elle soit validée et reconnue par l’institution en tant que « sport ». Dans le cas du parkour, un groupe anglais, du nom d’Urban Freeflow, a notamment mis en place les premiers Championnats du Monde de Parkour (sponsorisés par Barclaycard, organisme de crédit) – les médias ont alors jubilé à l’unisson qu’enfin « le Freerun semble être devenu un sport à part entière » (Nouvel Obs, Rubrique « Sports Extrêmes », 04.09.2008) – ; a également fait développer un jeu vidéo, « Free Running », sur Playstation 2, avec des personnages à l’effigie des « traceurs » qui en sont à l’origine ; collabore étroitement avec la police anglaise ainsi que les forces armées anglaises pour leur faire profiter des bénéfices que la pratique du parkour peut leur apporter. A titre non exhaustif. Pour plus d’informations sur leurs exploits, rendez vous sur http://www.urbanfreeflow.com/

(7) Entrée « parkour » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Parkour)

(8) Entrée « efficience » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/efficience)

(9) Entrée « productivisme » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/productivisme)

(10) Entrées « gaspillage » et « gaspiller » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/gaspillage) (http://fr.wiktionary.org/wiki/gaspiller)          Entrée « gaspillage » du dictionnaire en ligne Larousse.fr. (http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/gaspillage)

(11) L’inutile étant ici défini comme le défaut d’utilité à l’avancée du traceur, et non comme l’ « inutile » en soi. On pourrait, par opposition, définir l’utile comme étant ce qui fait sens en regard de la voie que le traceur a choisi et des obstacles qu’il lui faut franchir pour continuer à avancer. Il s’agirait ici davantage de ce « qui n’a aucun effet, qui ne remplit pas son but », que de ce « qui ne sert à rien, qui n’apporte rien, qui est superflu ». (source : entrée « inutile » du dictionnaire en ligne Larousse.fr.(http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/inutile))

(12) Entrée « productivisme » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Productivisme)

(13) Cela peut, par exemple, prendre la forme d’une longue série d’exercices multiples sur les structures d’un périmètre réduit, ou, au contraire, consister en une traversée du quartier tout entier sans jamais toucher le sol.

(14) « J’aime avoir le temps de prendre le temps », L’1consolable, in « Consommer Moins ».

(15) Entrée « création » du dictionnaire en ligne Larousse.fr. (http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/création)

(16) Entrée « création » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/création)

(17) Henri Laborit, in « Eloge de la Fuite », édition Folio Essais, p.13.

(18) Lire, à ce sujet, le Manifeste des Chômeurs Heureux, éditions Le Chien Rouge.

(19) Entrée « discipline » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Discipline)

(20) Idem.

(21) Entrée du dictionnaire en ligne Reverso.           (http://dictionnaire.reverso.net/francais-definition/paresse)

(22) Entrée « activité » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/activité)

(23) Denis de Casabianca, in « Pourquoi paresser », édition Aléas.

Parkour : l’art de subvertir le rapport à l’espace public

« Pas plus que la démocratie, l’espace public n’est quelque chose de naturel et qui va de soi. »

Hugues Bazin

Prologue : Au cœur de l’exercice définitionnel

Parkour (ou « art du déplacement ») : pratique sportive consistant à se déplacer d’un point A à un point B, et ce en recherchant avant tout l’efficacité dans le franchissement des obstacles. Cette efficacité combine la rapidité, l’économie d’énergie et la prudence. Le Parkour se pratique aussi bien en milieu naturel qu’en milieu urbain, c’est ensuite au traceur(1) d’imaginer le chemin qu’il va suivre, quels obstacles il va franchir et cela en fonction de ses capacités.

Telle est la définition que l’encyclopédie en ligne Wikipédia donne du Parkour. Le terme ne figure à ce jour dans aucun dictionnaire, bien que la pratique qu’il désigne existe vraisemblablement depuis une vingtaine d’années. Et si l’exercice définitionnel n’a jamais cessé de faire débat au sein de la communauté des traceurs, les « puristes » n’admettront aucune extension à une telle définition, principalement, semble-t-il, par souci de fidélité envers la philosophie à l’origine de cette pratique (aspect philosophique hélas exclu de la définition ci-dessus, qui ne fait état que d’une « pratique sportive », quand il s’agit, à mon sens, davantage d’une pratique philosophique, où il est fait un usage qu’on pourrait considérer comme « sportif » du corps humain). Toutefois, je ne me considère, bien que pratiquant, pas comme « puriste » (je n’en ai pas la légitimité), et ai par conséquent moins à l’esprit le souci d’être fidèle, que celui d’être attentif, moins celui de dire que de questionner, d’observer, et tenter d’analyser les effets que produit la pratique du Parkour, dans l’environnement urbain notamment. Je veux bien, pour ma part, m’en tenir à la définition évoquée ci-dessus, d’autant que c’est la seule définition écrite facilement accessible à ce jour. De toutes façons, comme je viens de le préciser, mon projet consiste moins à (re-)définir le Parkour, qu’à en questionner les effets.

Il semble qu’il y ait deux catégories d’effets. D’abord, il y a les effets prédictibles, qu’ils soient souhaités ou non (surprise des passants, regard des gens s’attardant, sentiment de peur éprouvé par ceux auxquels cette pratique est étrangère, ou, au contraire, stimulation, envie d’en faire autant, tentative de récupération marchande du phénomène par des entreprises…). Ceux-ci, bien qu’ils ne puissent être assimilés à la pratique elle-même, semblent y être inhérents, et en découler naturellement. Ensuite, il y a les effets non prédictibles mais constatés (colère des passants ou des résidents des abords, prise en main et gestion de la situation par les autorités locales (Mairie, etc…), chasse aux pratiquants…), ces derniers étant loin d’être sans intérêt du point de vue d’une étude sociologique du Parkour.

Quelle que soit la finalité originelle du Parkour – fût-ce se déplacer d’un point A à un point B de la manière la plus rapide et la plus efficiente possible, en franchissant les obstacles qui se trouvent sur notre passage -, force est de constater que les effets qu’il provoque sont loin de se limiter à cette finalité supposée, et qu’il affecte l’espace public dont il fait son terrain de jeu et/ou d’entraînement.

I. Un acte politique

Pratiquer le Parkour apparaît dès lors comme un acte politique, bien que certains pratiquants s’en défendent (principalement par le fait d’une acception erronée du terme « politique »), comme si la politique était le mal absolu, et peut-être moins encore le mal qu’il faut combattre, que le mal qu’il ne faut pas faire. Ainsi, si personne ne faisait de politique le monde irait beaucoup mieux, semble-t-il. Hélas, réduire la politique aux échéances électorales et à l’appareil d’état ainsi qu’aux relations mutuelles des divers états n’est pas seulement réducteur, mais fondamentalement faux. La politique, du grec polis (« cité »), se trouve en l’occurrence moins dans le prestige de l’Elysée, du Palais du Luxembourg, et du Palais Bourbon, que dans l’espace public qu’est la rue. La politique n’est ni un bulletin de vote dans une urne, ni un siège à l’Assemblée, c’est « la structure et le fonctionnement, méthodique, théorique, et pratique, d’une communauté, d’une société »(2) ou, selon les mots d’Henri Laborit, biologiste, « une science de l’organisation des structures sociales »(3).

Selon cette acception, l’espace public est certainement le lieu le plus politique qui soit (nous entendons par espace public, « l’ensemble des espaces de passage et de rassemblement qui sont à l’usage de tous »(4).

La rue est le principal lieu de passage et de croisement des uns et des autres, et a l’avantage sur les transports en commun d’être gratuit et sans restriction d’accès. C’est donc, pourrait-on dire, l’espace public par excellence. Or, pour quelle raison majeure les individus traversent-ils cet espace ? On peut affirmer sans crainte de se tromper qu’ils l’empruntent principalement pour aller d’un endroit à un autre. Le déplacement se trouve par conséquent être l’activité la plus commune  et la plus communément observée à l’intérieur de cet espace. Il s’y pratique par différents modes opératoires, parmi lesquels l’individu sélectionne selon des critères tels que la praticité, la rapidité, le coût, la longueur du trajet à effectuer, etc…Il choisira, selon les cas, la marche, à pied, la voiture, les transports en commun (train, métro, bus, tramway), ou le vélo, chaque mode ayant ses codes établis, ses règles fixées, ses normes à respecter. Il y a la chaussée, les trottoirs, les feux, les passages cloutés, les « stop », les passages obligatoires, ceux interdits…Tout cela laisse pour ainsi dire bien peu de place à la créativité. Certes, il y a bien quelques enfants qui, ici et là, imaginent que les briques rouges sont des coulées de lave, les grises des îlots où s’en mettre à l’abri, et sautent inlassablement de l’une à l’autre, grimpent, courent, s’inventent des défis qu’ils relèvent au fur et à mesure qu’ils avancent, et les parents qui derrière crient, grondent, leur promettent la fessée, ou la leur mettent, qui les reprennent constamment et souvent pensent bien faire…

Pour le reste, tout est semblable, uniformisé, les gens avancent aux mêmes rythmes, selon les mêmes codes, en observant les mêmes règles, et tous s’arrêtent ensemble, repartent ensemble, et se ressemblent.

On voit mal, dans ces conditions particulières, comment l’on pourrait prétendre, autrement que par mauvaise foi, que le Parkour ne s’inscrit pas dans cet espace comme un acte profondément politique. Au diable les codes, les règles, les normes, les habitudes, des animaux humains envahissent l’espace public, qui l’utilisent à leur manière, en dehors des voies tracées, des routes communes, suivant leurs propres règles, leurs propres codes, et tracent des chemins qui semblaient ne pas exister l’instant d’avant. Parfois pieds et torse nus, ils avancent à quatre pattes en équilibre sur une barre, sautent d’un muret à une barrière, escaladent un mur qui fait plus de deux fois leur taille en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, courent, s’accrochent, roulent…Ils vont et viennent là où personne jamais ne va, sans quoi ils y vont comme personne jamais n’y va. Comme les enfants, ils courent, sautent, et grimpent ; comme les chats, ils s’agrippent, se hissent, filent et se faufilent…Mais ils ne sont ni des enfants ni des chats.

Ils respectent « la loi » certes, mais ils violent les codes qui régissaient jusque là le déplacement dans l’espace public, en défient les règles, bousculent les habitudes, et, sortant des sentiers battus, et des passages obligatoires, ils inventent leurs propres passages et dessinent leurs propres routes au fil de leurs enjambées. Imaginant en permanence aussi bien de nouveaux obstacles, que de nouvelles façons de les franchir, de nouveaux endroits où aller, que de nouvelles façons d’y accéder, ils ne font pas que détourner l’usage des choses publiques, mais créent en sus de nouveaux espaces, évolutifs et infinis, à l’intérieur de l’espace public.

Evolutifs, parce que le pratiquant affûte son regard au fur et à mesure qu’il progresse dans l’espace urbain, où il relève de nouveaux défis qu’il se lance lui-même par pur esprit de créativité et goût de la performance technique, et où il décèle sans cesse de nouveaux obstacles potentiels, aux possibilités de franchissement multiples – possibilités de franchissement qui d’ailleurs n’ont de limites que son imagination -, mettant ainsi au point de nouveaux itinéraires, renouvelables à l’infini, et dont les repères se trouvent sans cesse déplacés et redéfinis par le traceur.

Infinis, parce que n’ayant pas de contours figés, circonscrits ; ils sont illimités, du fait de leurs perspectives d’évolution au gré de l’imagination du traceur. L’espace ainsi créé n’est pas un espace fini, il est modifiable à souhait, et constamment remodelé par ceux qui daignent s’y atteler.

Le Parkour n’a donc, pour résumer, pas uniquement vocation à faire un nouvel usage, créatif et imaginatif, de l’espace public, mais permet la création, à l’intérieur de cet espace, de nouveaux espaces d’expression, et de création artistique, de nouveaux espaces publics, dont les caractéristiques communes sont les manières peu communes de s’y déplacer qui s’y pratiquent. Contrairement à l’espace originel où naissent ces extensions spatiales, qui lui est normatif au possible, et où la conformité à la norme en vigueur est de rigueur.

Ces espaces étant éphémères et modifiables, – mobiles même pourrait-on dire -, leurs contours sont flous et indéfinis, et ils s’imbriquent dans l’espace dans lequel ils prennent naissance de telle sorte qu’on ne distingue pas les premiers du second, et les traceurs évoluent dans l’espace urbain en y chevauchant en permanence deux espaces qui se confondent.

De cette manière, le commun des utilisateurs de l’espace public primaire, ignorant la pluralité des espaces, ne voient les traceurs évoluer que dans leur espace. Or, cela pose des problèmes multiples.

II. Face à la marchandisation des espaces

D’une part, l’espace public tend de plus en plus à être privatisé, de sorte qu’il se transforme peu à peu en une multitude d’espaces privés, juxtaposés, qui n’ont de commun – au sens de partagé – que les frontières qui les séparent les uns des autres.

L’espace qui, par exemple, se trouve devant la porte ou la vitrine d’un commerce quelconque se voit réquisitionné par celui-ci, au nom du domaine privé ; n’y évolue pas et ne s’y arrête pas qui veut, et les indésirables en seront chassés dans l’instant par le commerçant, qui s’en considèrera – et proclamera – propriétaire, soit parce que, par leur position dans l’espace, ils « empêchent les clients de regarder la vitrine », soit parce qu’ils les « empêchent d’accéder facilement à l’intérieur du magasin », soit tout simplement parce qu’ils les indisposent, ou, pire, qu’ils risquent de les indisposer (l’exclusion de l’espace en question est bien plus souvent préventive que consécutive à la plainte d’un client).

Outre les commerçants, l’immense majorité des individus, conditionnés en cela par le libéralisme ambiant, se comportent dans la rue comme si la trajectoire qu’ils empruntaient dans l’espace leur était potentiellement réservée. Ils ne peuvent donc admettre le fait qu’un autre la croise sans considérer que l’autre n’a pas fait attention, et, qu’en l’occurrence, il « aurait pu faire attention».Il leur vient rarement à l’esprit que, l’espace étant public, d’autres qu’eux empruntent des parties communes à leur trajectoire, et qu’il est bien plus probable que ce soit cela – au-delà de l’éventuel manque d’attention – qui explique que leurs parcours se croisent de la sorte.

Mais cette tendance au sentiment de propriété se cristallise dans les lieux publics contigus à des lieux privés, comme si les seconds débordaient sur les premiers de telle sorte qu’ils les annexent implicitement. Ainsi en va-t-il des commerces s’appropriant une partie plus ou moins grande de l’espace public en contact avec leur devanture, mais également des résidents qui eux s’approprient la partie de l’espace public – là aussi de manière plus ou moins étendue selon les cas, cela va parfois loin -, contiguë à leur pas de porte, à leur hall d’immeuble, aux escaliers qui y conduisent, aux murets qui délimitent leur jardin, etc…- et ils en chassent impitoyablement les « intrus », et autres indésirables -.Autrement dit, les propriétaires privés – ou parfois même les locataires – se sont octroyés, bien au-delà de leur lieu de résidence, au beau milieu de l’espace public, le pouvoir de gérer une partie dudit espace, décidant, selon des critères qu’eux seuls connaissent – et qu’eux seuls valident par conséquent -, ceux qui y sont tolérés de ceux qui en seront chassés. Sous peine d’ « appeler la police ». A cela on peut ajouter que nombre de lieux publics (écoles, mairie, centres sociaux, …) adoptent désormais ce type de comportement, et exercent sur l’espace public environnant le même contrôle que les commerçants ou les propriétaires privés.

Ce phénomène va croissant, et le privé – ou à défaut le privatisé -, gagne, dans l’espace, du terrain sur le public. Comme celle du désert, son avancée va bon train, d’autant qu’aucun outil n’est pour l’instant mis à la disposition du public pour défendre son territoire. Car il s’agit bien de « luttes d’espaces », ou luttes pour l’espace, dont l’enjeu est d’en déposséder l’autre afin de le posséder soi. En somme, rien de nouveau dans la famille des mammifères – dont l’humain fait partie-.

D’autre part, l’espace public, qui comme toute chose traverse l’ère du capitalisme, et de sa course au profit, devient majoritairement un espace « marchand » (l’espace ne sert qu’à acheter et/ou à vendre) et est lui-même en proie à une constante marchandisation (l’espace lui-même est transformé en marchandise).Il faut bien distinguer le premier phénomène du second, car ce sont deux choses différentes, bien qu’elles aillent de pair.

« Mars 2005, dans le métro parisien le regard est arrêté par un graffiti au feutre sur une affiche publicitaire murale : « Publicité, espace public, profit privé, libérez nos murs ! », « et nos esprits » rajoute un autre intervenant dans un feutre d’une autre couleur. Des personnes s’arrêtent et ne regardent pas la pub, mais le graffiti avec un sourire approbateur. »(5)

De fait, l’espace public, qui, au départ, a pour vocation « d’être le forum où s’expose un problème qui interroge la collectivité », d’être un lieu d’expression et d’échanges entre les individus, se voit transformé en une gigantesque vitrine marchande, où la publicité commerciale a pris la place de la public-ité(6) originelle, celle dont le rôle était de « créer l’espace de l’agir politique », où « l’information-communication dans l’espace public comme support de connaissance et de débat est réduite à une communication d’entreprise à des fins marchandes », où il ne « peut s’[…]exercer aucune pratique du jugement »(7).

Puisque l’espace est un lieu stratégique (notamment le lieu de stratégies qui consistent à en prendre le contrôle), il n’est pas surprenant que l’entreprise capitaliste cherche constamment à se l’approprier de la sorte. Ce qui pourrait, en revanche, davantage surprendre, c’est le manque de ferveur avec lequel le public défend l’espace qui était sien, la nonchalance, à l’allure presque fataliste, avec laquelle il s’en laisse déposséder, et peut-être aussi le cruel manque d’inventivité du peu de moyens mis en œuvre pour lutter. De tout cela, il résulte que l’espace fait de plus en plus de place au marchand, et de moins en moins à ce qui ne l’est pas. Lorsqu’il n’est pas occupé par des commerces ou, comme on l’a vu précédemment, annexé par ceux-ci – c’est-à-dire lorsqu’il ne sert pas à acheter ou à vendre -, il sert essentiellement de lieu transitoire aux individus se rendant dans un espace commercial ou bien, à défaut, se rendant au travail afin de gagner de l’argent qui pourra ensuite être dépensé dans l’un de ces lieux.

Par ailleurs, l’espace, lorsqu’on l’aborde comme une chose physique, ne peut échapper lui-même à la volonté des uns de vendre tout ce qu’ils voient, et devient de ce fait l’objet de processus de marchandisation constants, de mises à prix, de recherches du profit, d’élévation des droits d’entrée…L’espace, auparavant public, aujourd’hui se monnaye, se vend, s’achète. Il coûte cher, et « prendre de l’espace », qu’on ne nous aurait pas octroyé via une transaction commerciale – réelle, ou symbolique-, peut aussi coûter très cher en termes de représailles.

III. Rapport changeant à l’espace public

L’intérêt du Parkour, au vu d’une telle situation, est que ceux qui le pratiquent se saisissent d’une partie, toujours changeante, de l’espace public, pour laquelle ils ne demandent aucune permission et n’avertissent personne ; ils s’en saisissent spontanément, et en disposent et l’utilisent comme si tout cela était naturel ou allant de soi (il est certes vrai que cela devrait aller de soi…).Mais au-delà du fait qu’ils s’en saisissent sans en demander l’autorisation, ils ne paieront ensuite jamais pour cet espace qu’ils utilisent comme  – et quand – bon leur semble. Ils ne tiendront pas compte des processus de marchandisation incessants dont cet espace fait l’objet, et feront tout simplement comme s’ils n’existaient pas, comme si les règles, aussi bien celles définissant l’accès à l’espace ainsi que le prix dont on doit s’acquitter pour en disposer que celles en réglementant l’utilisation, comme si toutes ces règles restaient à inventer. Sur la place publique. En situation.

De plus, ils utilisent cet espace, acquis par des voies peu communes, d’une manière pas plus commune, et n’en font, dans tous les cas de figure, aucun usage commercial, remettant, de fait, en cause les dispositions inhérentes à la réglementation marchande des espaces. Ils ne payent pas pour l’utiliser ; ils ne l’utilisent pas pour le vendre – ni pour y vendre autre chose – ; ils n’y produisent rien – en tous cas rien dont on peut espérer tirer un profit commercial – ; ils n’y travaillent pas et n’y recherchent pas de travail ; ils n’y font pas transiter de l’argent. L’espace occupé est occupé gratuitement, et cela dans les trois acceptions du terme : il est occupé par des individus qui n’ont pas payé pour en disposer ; les individus qui l’occupent y font ce qu’ils y font de manière gratuite, pour rien, sans rétribution ; et pour finir, ils le font sans raison, sans fondement, sans motif apparent, excluant ainsi de cette pratique toute finalité à vocation utilitariste. Et si la vue des pratiquants indispose un certain nombre d’individus qui, dans l’espace public, y sont à un moment ou à un autre, confrontés, c’est en grande partie parce que le Parkour instaure ce rapport non-marchand et gratuit à l’espace.

IV. Finalité théorique du Parkour

En effet, il me semble utile de discerner la finalité théorique du Parkour, avancée par ceux qui en sont à l’origine, David Belle notamment, de la façon dont il est pratiqué. En d’autres termes, discerner ce à quoi pourrait un jour servir l’entraînement, de ce en quoi il consiste.

Il se trouve que, si le but recherché par la pratique qui selon les mots de David Belle est « une méthode d’entraînement, de préparation physique aux obstacles », semble être de prévenir, par un entraînement complet et rigoureux aux franchissements d’obstacles, et par le développement d’une capacité à l’adaptation à des environnements divers et variés (milieux urbain comme naturel, de jour comme de nuit, par temps sec comme par temps pluvieux, mais aussi sous la neige, dans le désert, par des conditions de chaud ou de froid extrêmes, parfois pieds et torse nus, etc…) la plus exhaustive possible, – de prévenir donc – tout cas de figure dans lequel une telle préparation physique et mentale pourrait se montrer utile ( nécessité de fuir, personne en danger à secourir, urgence du déplacement effectué…), et permettre à celui qui la pratique de faire face à n’importe quelle situation où il serait requis de se déplacer de manière rapide, efficace et sécurisée, il n’en demeure pas moins que l’entraînement ne consiste précisément pas à faire face à de telles éventualités, mais à en préparer la venue. Or, puisque l’urgence reste, dès lors, du domaine de l’imaginaire – comme pour les enfants qui imaginent que les briques sont des coulées de lave -, on a, par conséquent, droit à l’erreur, dans la mesure où rien ne nous met effectivement en fuite, où nul n’encourt un grave danger, attendant qu’on le secoure de toute urgence – et où les briques ne sont pas des coulées de lave -.Ainsi, le traceur s’entraînant fait « comme si ».Il invente des schémas complexes répondant à la vitale nécessité de fictions que lui-même imagine. En des termes plus concrets, il invente des chemins, dont il invente la nécessité de les emprunter, par rapport à une situation qui pourrait advenir, autrement dit elle aussi inventée. On peut alors affirmer, si la conjecture est conforme à la définition que Kant en donne, à savoir qu’elle est « un exercice concédé à l’imagination, accompagnée de la raison, pour le délassement et la santé de l’esprit », que le traceur, continuellement, forme des conjectures. Juste pour voir comment on ferait si…Il soumet le monde à des déformations dans le but de changer le regard qu’il porte dessus. Par ce biais, refusant l’évidence, il questionne l’espace et les structures qui le forment, et il remet en question l’usage à en faire, la vocation de telles structures (un muret, une barrière, une bordure, un mur, un banc, une poubelle…), et, outre cela, l’unicité de leur utilité, suggérant, par les variations d’utilisation qu’il leur fait subir, une possible pluralité des usages. Et, le moins que l’on puisse dire – il n’y a pour cela qu’à observer les réactions des individus alors rencontrés -, c’est que cela – l’idée que les usages d’une même chose puissent être multiples d’une part, et qu’ils puissent être différents de l’usage que l’on en fait habituellement d’autre part – ne va pas de soi. Les « Ce n’est pas fait pour ça ! » fusent de toutes parts.

V. L’art du voyage

Dans cette situation – celle où le traceur s’entraîne -, les déplacements, qui ne répondent à aucun besoin concret et immédiat de se déplacer, se suffisent à eux-mêmes. Le pratiquant se déplace pour se déplacer, pour être en mouvement ; il ne se déplace en réalité pas pour aller d’un endroit à un autre. Et s’il s’avère qu’il va d’un endroit à un autre – puisqu’il se déplace tout de même -, il ne le fait pour rien d’autre que pour le faire. Aucune raison que le commun des passants considèrerait comme valable ne le lui commande. A l’endroit où il va, il n’a rien de particulier à faire, que d’en repartir, pour se rendre à un nouvel endroit. Le déplacement passe alors du statut de moyen à celui de fin en soi. Il n’est plus le moyen d’atteindre un but, mais le but lui-même. Une telle façon de procéder est vécue comme une insulte à l’utilitarisme ambiant. Il ne faudra donc pas s’étonner que l’utilitarisme ambiant le lui rende en l’insultant en retour (je fais ici référence aux propos régulièrement tenus aux traceurs s’entraînant dans l’espace public).Que certains se déplacent ainsi par jeu n’amuse pas tout le monde. Parce qu’en jouant ainsi – cela n’empêcha pas, au contraire ! -, on ne remet pas seulement en cause la normalisation des modes de déplacement qui sont communément rencontrés à l’intérieur de l’espace public, ainsi que les voies leur étant affectées ; mais on remet en cause les rapports que l’on entretient à l’espace public, et non point seulement l’usage qu’on en fait, mais également la fonction qu’on lui attribue ; on remet en cause la privatisation et la marchandisation dont il fait l’objet ; on en remet en cause le prix, ainsi que le fait qu’il en ait un ; on remet en cause les règles qui y sont en vigueur, ainsi que les codes qui le régissent ; on remet en cause l’unicité de l’espace, ainsi que l’impossibilité d’évoluer simultanément dans deux espaces différents (ou dans deux dimensions différentes de l’espace) ; on remet en cause l’usage à faire des structures constitutives de l’espace public, mais également la vocation à caractère unique de l’usage qu’on pourrait en faire ; on remet en cause la manière d’utiliser le corps comme outil de déplacement ; on remet en cause le rapport à son corps, à sa structure biologique…Et cette liste, pour sûr, n’est pas exhaustive. Jouer n’est donc certes pas si anodin, et le Parkour apparaît dès lors, au-delà d’un moyen de se déplacer, comme un outil de réappropriation et de questionnement de l’espace public, d’une richesse et d’une puissance rares.

Naïm BORNAZ.

NOTES:

1. Traceur : pratiquant du Parkour

2. Entrée « politique » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire.

3. Henri Laborit, « Eloge de la Fuite », p.67, collection Folio Essais.

4. Entrée « espace public » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.

5. Hugues Bazin [2005], L’art d’intervenir dans l’espace public, www.recherche-action.fr

6. Publicité : [Du latin médiéval publicitatem composé de « public » et du suffixe « -ité » qui                                     indique un état; étymologiquement ce mot signifie « état de ce qui est public »] qualité de ce qui est rendu public. (source : encyclopédie en ligne Wikipédia)

7. Hugues Bazin [2005], op. cit.