TEXTE ET CONTEXTE EN RECHERCHE-ACTION
Voici la troisième livraison du débat où nous mettons « la Recherche – action en questions »….
J.-L.D – Dans le cadre d’une recherche-action, l’action peut-elle être réduite aux changements sociaux qu’elle induit, ou bien s’agit-il aussi – et surtout – de produire des connaissances en passant par l’épreuve de l’écriture ? Autrement dit la RA se donne-t-elle pour objectif de transformer un contexte ou de produire un texte ?
Quelle que soit la réponse que l’on donne, ce questionnement nous amène à penser que l’action relève d’une stratégie de changement comme, par exemple, la pédagogie sociale telle que L. OTT nous la présente, pas très éloignée de l’action politique ou l’accompagnement à l’écriture dont nous avons déjà parlé[1]. Ces pratiques relèvent à la fois de l’action sur le terrain (travail d’écriture, d’animation de groupe, etc..) et de la recherche des connaissances produites par les effets de l’action (la construction d’un texte, les représentations d’un groupe, le changement social, etc.) mais surtout par l’expérience vécue et intériorisée de l’action elle-même. Nous pouvons donc avancer qu’une pratique est un processus de transformation dont l’élément déterminant n’est pas seulement l’objet produit ni ce à partir de quoi ou au moyen de quoi il est produit mais le travail de transformation lui-même. Ainsi la pratique en recherche-action serait donc, un savoir expérientiel, une théorie en acte dans le mouvement même de la connaissance et de la production.
J.-F.M – Pour moi, tu définis ainsi toute action, mais cela ne suffit pas à spécifier une action intégrant de la recherche parce que la recherche suppose aussi un type très spécifique d’action : l’explicitation de ce que l’on fait, l’analyse de ce que l’on constate, le travail réflexif. Nous sommes d’accord pour dire que c’est le moment, plus exactement même la situation (au sens de Dewey[2]) du moment du travail de transformation qui importe. Ceci invite à considérer les termes distinguant recherche et action en prenant en compte leurs réciproques contaminations : car l’action est toujours de la pensée en acte alors même que la recherche est toujours une pratique. Finalement, la division du travail a d’abord comme effet d’occulter la dimension « pensée » de l’action et la dimension « active » de la recherche ; elles sont réciproquement inconscientes de leur pleine réalité. L’ethnométhodologie s’est donnée pour objet de dévoiler la part de méthode –donc de pensée- toujours présente dans les actes les plus anodins de la vie quotidienne.
J.L. J’irai même plus loin en soulignant qu’elle affirme que l’acteur est tout aussi bien -si ce n’est mieux- placé que le chercheur pour parler de sa situation au plan économique social et culturel, puisqu’il la construit, en quelque sorte (Garfinkel 1984).
J.-F.M- Construire la situation est un processus continuel d’adaptation auquel nous participons tous et pour commencer à y comprendre quelque chose, il faut effectivement en parler. Et c’est sans doute la première difficulté à affronter : nous sommes tous bien d’accord pour « faire parler les autres », mais nous connaissons bien les dangers d’une véritable prise de parole sur ce que nous faisons nous-mêmes, pour l’éviter. C’est tout le problème de ce que René Lourau a théorisé avec le concept d’analyse de l’implication[3].
En ce qui concerne les relations de l’action et de la pensée, nous disposons de nombreux travaux qui soulignent leur imbrication : Marcel Mauss a bien montré que nous mettons en œuvre des « techniques du corps » qui sont le fruit d’apprentissages assurés par l’éducation. Bien sûr, lorsque, analysant la constitution de la société de cour, Norbert Elias use du concept d’habitus (que Pierre Bourdieu reprendra ultérieurement dans son approche marxisante), il contribue à dévoiler cette étroite association existant entre les comportements corporels et le projet qui les fonde culturellement. Ces savoirs incorporés ont une dimension sociale, collective, indéniable, et ils s’inscrivent dans le processus d’individuation de tout un chacun. Ils nous permettent l’agir ensemble
JLD – Processus d’individuation ou de socialisation ?
JFM- c’est bien la piste de l’individuation (« psychique et collective », pour renvoyer à Simondon[4]) dont je parle. Cette voie me semble plus prometteuse que celles de certaines théories sociologiques.
JLD – Par ailleurs, je ne suis pas trop d’accord avec ce portrait que tu fais de la sociologie de P. Bourdieu. Comme beaucoup d’autres chercheurs en sciences sociales, il s’est inspiré de l’œuvre de Marx, de façon originale et il faudrait sans doute montrer dans quel sens et comment il rejoint aussi, de façon cohérente, l’interactionnisme symbolique. Il serait aussi nécessaire de dire que de nombreux auteurs ont utilisé le concept d’habitus (dont Aristote, Max Weber, 1921 et d’autres…), ce qui permettrait de mieux situer dans le temps la contribution de Bourdieu et son impact sur la sociologie aujourd’hui, mais est-ce notre sujet ?
J.-F.M- Ce n’est pas le sujet, tu as raison. On y reviendra sans doute. Pour reprendre le fil de ce que je voulais dire : le chercheur vit le même clivage de la recherche et de l’action dans ses rapports à son champ professionnel spécifique et ce, aussi et surtout, pour ce qui nous occupe, lorsqu’il est, mains dans le cambouis de la recherche, à toutes les étapes du processus… en particulier, celle de l’écriture. Claude Lévi Strauss avait déjà montré combien l’anthropologue doit savoir faire feu de tout bois en collectant les matériaux les plus hétéroclites. Georges Lapassade, en le citant, trente ans plus tard, a commencé à vendre la mèche en notant que, si cette réalité est maintenant de l’ordre de l’évidence « du côté de la réflexion épistémologique », elle reste taboue dès lors « qu’on se propose de décrire concrètement comment on mène une recherche »[5]. Il donne la clé de ce tabou qu’il explique pouvoir enfreindre, sa « carrière n’étant plus à faire », transgression qui consiste à livrer quelques-unes des conditions réelles dans lesquelles il a mené ses dernières recherches.
Proclamer que, dans la RA, « tout le monde est à la fois acteur et chercheur » s’appuie sur une potentialité que combat le cloisonnement des compétences dans les champs institués par la division du travail. C’est par la confrontation de ces compétences que l’on peut avancer : « l’acteur » use effectivement de savoir-faire issus d’une expérience dont il est largement l’héritier et qu’il peut élucider ; le chercheur est engagé dans une pratique professionnelle –celle de la recherche, justement- qu’il doit reconnaître comme telle pour qu’il y ait en fait élucidation réciproque des pratiques. J’ai pu le constater à l’occasion du début de RA socianalytique menée au CHRS de Limoges : la mise en place du dispositif d’entretiens avec les résidents a permis d’ébaucher une co-évaluation des techniques mises en œuvre par le professionnel et le chercheur.
Plus concrètement : l’acteur et le chercheur sont reconnus compétents dans la sphère que la division du travail et des rôles sociaux leur assigne et ce n’est qu’en mettant en question les frontières de leur champ respectif de compétence qu’ils peuvent coopérer positivement.
J.L.D. Je voudrais savoir ce que tu entends par « élucidation ». Est-ce une prise de conscience, un dévoilement, au sens psychanalytique du terme, des acteurs et des chercheurs de leur position « pratique » dans un ensemble social et, du coup, leur capacité à être des « praticiens réflexifs » ou bien la seule reconnaissance des places assignées aux uns et aux autres par la division sociale du travail ?
J.-F.M- Si je ne me trompe « élucider » signifie « mettre en lumière », ce qui me semble pouvoir intégrer un double mouvement d’explication et de compréhension. Je pense que la reconnaissance des places assignées est indispensable mais insuffisante : la place que tu m’as souvent dit accorder au projet constitue un élément déterminant de l’élucidation que j’appelle de mes vœux. J’ai lu récemment des textes très stimulants de Michel Fabre qui, adossé aux apports de Dewey, s’est interrogé sur la question de la problématisation : « qu’est-ce que problématiser ? »[6] demande-t-il. Cette question, très importante pour ce qui nous occupe puisqu’elle suppose celle du « qui problématise » (l’acteur ou le chercheur ? je réponds : idéalement, les deux dans l’interférence de leurs champs respectifs de pensée et d’action), le renvoie à celle que tu soulèves. Il compare les différentes approches d’analyse des pratiques proposées aux enseignants. Au passage, il rappelle que, chez Dewey, « toute pratique est la solution à un problème » et que c’est ce problème qu’il s’agit de « rendre intelligible ». Il constate qu’il y a bien, comme tu le dis, deux pistes possibles d’analyse des pratiques : l’une vise « l’explication », l’autre invite à un travail sur l’ « inconscient pratique ». Je pense que ces deux approches peuvent ensuite privilégier deux orientations différentes : l’une cherchant à cerner d’abord le « pourquoi » des pratiques (orientation qui, pour Fabre, renforce la tendance à l’autojustification), l’autre le « comment ». Je ne suis pas certain qu’on puisse vraiment abandonner une orientation pour l’autre mais en percevoir les effets me parait essentiel.
JLD- Une autre question me taraude : s’agit-il pour les acteurs de « coopérer positivement » ou d’imaginer des stratégies dont l’enjeu principal est le pouvoir sur l’autre ? Pour ce qui me concerne, toute mon expérience en ce domaine va dans le sens de la thèse de l’analyse stratégique développée, notamment, par M. Crozier[7] que ce soit le travail avec les TS pour les aider à se réapproprier leur expérience (exploitée par les chercheurs[8]), ou les habitants d’une cité de l’Est lyonnais en lutte contre les gestionnaires[9] , idem pour les migrants en foyers en région parisienne[10]…La reconnaissance ne s’acquière-t-elle pas qu’au terme d’une lutte ? C’est ce que nous apprend aussi la dialectique du maître et de l’esclave (Hegel). C’est peut-être cette tension existant entre acteur et chercheur (a fortiori chez un même individu) qui est le moteur de la production de savoirs, de solutions inédites
Notes
[1] « Ecriture collective et recherche-action », texte publié sur le site du LISRA, le 8 décembre 2014
[2] John Dewey, Logique (la théorie de l’enquête) , Paris, PUF, 2006 (ed. originale 1938)
[3] René Lourau, Journal de recherche. Matériaux d’une théorie de l’implication,Méridiens Klincksiek, 1988 ; Actes manqués de la recherche, PUF, 1994, Implication et transduction, Anthropos, 1996.
[4] Gilbert Simondon, L’individuation psychique et collective, Aubier, 1989
[5] « de la multiréférentialité comme « bricolage », Pratiques de formation, 1993, pp. 115-133.
[6] Michel Fabre, « qu’est-ce que problématiser ? L’apport de J. Dewey » Perspectives en éducation, 2006 (p.15-20) ; « Problématisation et émancipation » et « analyse des pratiques et problématisation » in L’interrogation philosophique (2011), p. 181-204 et 299-211.
[7] L’acteur et le système, éd. du seuil, 1977.
[8] JL Dumont : « Pour une réappropriation, par les travailleurs sociaux, du sens de leur expérience professionnelle », Revue PEPS, n° 37, 1991.
[9] Collectif « Groupe du Mardi » : Vivre aux Minguettes, des habitants parlent et agissent, Mario Mella Edition, Lyon, 2005.
[10] Collectif « Commission de la vie associative » : « Le foyer d’Alfortville communique », Revue PEPS, n° 41, 1993
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