No 41 – Sommaire / Edito – Les figures de l’insertion

Les figures de l’insertion

Sommaire

DOSSIER LES FIGURES DE L’INSERTION

  • Les apports successif de l’immigration par Raymond CURIE
  • Les figures de l’étranger par Jorge de la BARRE
  • De l’ « étranger » à l’immigré » par Faïza MAHJOUB
  • Développement de foyers et foyers de développement par D. CUBERLO et J. L. DUMONT
  • Les immigrés, le travail social, et les législatives de 93…. par Mehdi FARZAD
  • Le foyer d’Alfortville communique par Comission de la Vie Associative
  • L’insertion périphérique, l’effet Al Capone par Gérard LEBLANC
  • Travail social, travail scolaire, quels rapports ? par Pierre MONTECCHIO
  • Intégration et retour par T. CAPECCHI,B.CHAILLOUX, J. L. DUMONT
  • Les immigrés vieillissent en foyer. Qui le sait, qui s’en soucie, qui s’en occupe ? par Xavier VANDROME

L’écriture professionnelle

  • Ce qu’écrire peut vouloir dire… par Eric AUGER
  • La formation des travailleurs sociaux : écrire pour mémoire ? par Laurence MILLET
  • L’inscription des pratiques sociales par J. L. DUMONT

Travail social à l’étranger

  • L’Allemagne : Politique et travail social par Kamila BENAYADA et Rémi HESS
  • Rencontre du Hip Hop et du travail social, une expérience italienne par Georges LAPASSADE
  • Travail social et prévention à Rimini (Italie) par collectif de prévention

Relation éducative

  • Un éducateur pour la FAC ? par Mustapha AIT LARBI

Art et culture

  • Sipke met le X par Damien MABIALA
  • L’extrémisme culturel par Jorge de la BARRE
  • Actualité des livres

Edito

QUESTIONS SUR LES MOTS
A trop parler d’intégration, sait-on encore de quoi l’on parle ? Y a t-il en effet un terme plus galvaudé que celui-ci ? Et si l’on abordait simplement l’intégration comme un modèle idéal, indiquant les différentes modalités de participation des individus à la vie sociale ?
A ce titre, nous pourrions parler de l’entreprise ou de l’école comme facteurs d’intégration ; cette dernière restant alors un processus en évolution constante, et jamais acquis définitivement.
Mais alors, qu’en est-il de l’insertion ? Se montre t-elle plus limpide ?
L’insertion semble désigner un ensemble de prises en charges, ponctuelles et localisées, organisée autour de dispositifs divers repérables dans le temps et dans l’espace, dans des domaines particuliers (le « scolaire », le « professionnel », le « social », …).
Dans ce sens, l’insertion ne se cantonne t-elle pas aujourd’hui à un traitement ponctuel, dont l’efficacité est discutable ?
En retour cependant, le glissement vers des logiques d’assistance favorise chez les usagers stratégies et conduites adaptatives. Mais ses effets invalident et aliènent la démarche d’insertion. En perdant son but, celle-ci ne perd-elle pas aussi son sens ?
Face à cette confusion généralisée, et contre les politiques marketing d’insertion, nous préférons renvoyer à ce processus inachevé qu’est l’intégration. A l’heure des remaniements politiques et des coupes budgétaires à venir, elle seule peut nous permettre de poser les vraies questions sur les paroles et les pratiques de l’insertion. Car loin de lui être opposée, elle en est le prolongement.
Et si l’on reparlait d’intégration ?

Eric Auger, Jorge de la Barre, Jean-Luc Dumont, Faiza Mahjoub Guelamine

Nota : Cette réflexion ne propose pas de modèles mais souhaite questionner les mots que nous employons quotidiennement.

No 41 – Développement de foyers, foyers de développement

Les résidents maliens d’un foyer Soundiata a Alfortville créent une association pour gérer une série de projets avec les acteurs locaux et l’Etat. Ils négocient leur rôle de partenaires à part entière dans la conduite de ces projets et dans l’espace urbain où s’inscrit leur existence quotidienne[1].

L’origine d’une démarche

En juin 90, le précédent directeur constate que « …le foyer, par sa situation et sa population croissante génère des éléments qui ne ressemblent plus aux migrants traditionnellement accueillis ».

Les habitants du foyer d’Alfortville sont, à cette époque, confrontés à un problème relativement nouveau : la présence de squatters et trafiquants de drogue sur leur lieu de résidence. Il s’agit d’un groupe de jeunes récemment arrivés en France qui se trouvent dans une situation marginale (difficultés quanta la régularisation de leur séjour, chômage, manque de logement). En outre ces jeunes n’ont pas les mêmes points de repère que leurs aînés. Avoir des lieux où pouvoir exprimer leur différence, à distance de leur communauté sans rompre pour autant avec elle, est pour eux une nécessité vitale (cela semblait être une des raisons du squat de la salle de télévision du sous-sol).

Dans un deuxième temps, des personnes n’ayant aucun lien familial avec les résidents se sont jointes à ce groupe de jeunes. Parmi eux, des sortants de prison, des expulsés d’autres foyers et squats parisiens à la recherche d’un lieu d’habitation.

La plupart des résidents refoulaient les trafiquants vers la selle du sous- sol. D’une part ces personnes, considérées comme indésirables, n’étaient pas admises dans les chambres, d’autre part la communauté ne parvenait pas à rompre radicalement avec elles en leur interdisant l’entrée du foyer. Dépassés par les évènements, les résidents n’étaient plus capables d’assurer une régulation sociale au sein de l’institution. Des cloisonnements entre originaires des différents villages représentés, des replis individuels et très peu d’échanges sur les nouveaux problèmes rencontrés, par crainte de débordements, en furent les symptômes.

Une image qui se détériore, un désir de s’en sortir

Simultanément, l’image du foyer dans la ville s’est détériorée. Le foyer était devenu un lieu désigné comme menaçant, stigmatisé par les habitants du quartier proche, voire par la population alfortvillaise.

Les résidents ont très fortement ressenti cette image négative, renvoyée par la ville et par la presse locale[2]. Ils ont signalé, à plusieurs reprises, cette situation à la SOUNDIATA et attendaient de cet organisme et des forces de police, qu’ils procèdent à l’expulsion des personnes indésirables. La SOUNDIATA, quant à elle, s’est heurtée à d’importantes lenteurs administratives.

Entre juin et juillet 90, des interventions du commissariat d’Alfortville et de la brigade des stupéfiants du Val de Marne ont lieu, suivies de garde à vue et d’emprisonnement pour certains. La salle de télévision est aussitôt murée par la SOUNDIATA.

Ces actions ont paru apporter le calme souhaité, donnant aux résidents une lueur d’espoir et rétablissant, en partie, la confiance envers l’organisme gestionnaire et les forces de police, mais elles ne constituaient, en fait, qu’une réponse fragile à la situation. En effet, les interventions de la police ne permettaient qu’une évolution provisoire et ne pouvaient résoudre, elles seules, tous les problèmes.

De plus, entre les mois d’août et de novembre 90, la situation redevient difficile : des squatters et trafiquants de drogue recommencent au foyer une escalade de violence (agression d’un agent d’entretien, vols, actes de vandalisme, occupation du logement de fonction désaffecté).

Il fallait donc mener une action en profondeur permettant de trouver des solutions durables et pour y parvenir, faire un d’abord un bilan de la situation.

Nécessité d’un diagnostic social au foyer

L’objectif consistait à identifier la réalité socioculturelle des populations hébergées avec leurs difficultés de vie et leurs richesses[3], puis à mettre en valeur ces dernières en les mobilisant autour d’actions concrètes.

A cet effet, les résidents du foyer devaient être impliqués dans toute étude, conception et réalisation de projets les concernant, en tenant compte et en associant au maximum les réseaux sociaux existants dans le foyer : « L’insertion et le développement d’un foyer ne se réalisent pas en vase clos : la pratique partenariale est essentielle comme ferment et catalyseur (…) L’insertion et le développement demandent l’action participative et innovante des bénéficiaires ; ils en sont collectivement capables (…) leur champ d’action est habituellement plus large que celui des partenaires officiels : il recouvre les « frères » (surnuméraires), les familles et le village natal »[4].

Afin de préparer la mise en place d’un nouveau dispositif, des rencontres ont lieu, à plusieurs reprises, entre le Comité des délégués, le Conseil des Sages et le directeur du foyer (octobre-décembre 90). A la suite de ces réunions de réflexion, les participants décident, ensemble, de créer deux groupes de travail :

  • une Commission de sécurité
  • une Commission de réflexion sur la vie associative

Des représentants de regroupements communautaires et d’associations villageoises du foyer sont désignés parles résidents pour faire partie de ces groupes. Les premières réunions de la commission de réflexion se succèdent et permettent la réalisation du diagnostic social entre janvier et mai 91[5].

C’était souligner, par là-même, la nécessité de mener une action sociale de type collectif, celle-ci pouvant s’appuyer sur un dispositif permettant un travail de prévention et d’animation au sein du foyer

Dispositif d’action sociale dans le foyer Ce dispositif devait également associer les résidents et assurer la mise en place d’une action sociale selon trois axes :

  • sécurité des personnes et des locaux
  • amélioration du climat interne
  • promotion de l’image du foyer dans la ville

II s’agissait en même temps de rétablir une régulation sociale interne et d’assurer l’intégration du foyer au niveau local, rompant ainsi avec une sorte d’extraterritorialité accrue depuis la fin des années 70. Il ne fallait pas oublier non plus que si les problèmes de toxicomanie et de délinquance étaient apparus, c’était aussi à cause d’une augmentation des handicaps sociaux (chômage, manque de logement, exclusion, perte d’identité…) pour une fraction de la population résidente. La démarche avait comme référence ce qu’on appelle aujourd’hui dans le domaine du travail social, les interventions sociales d’intérêt collectif et le développement social[6], elle se fondait sur les principes suivants :

  • Ne pas réduire l’action sociale à l’amélioration du confort et du cadre bâti, même si ces améliorations sont nécessaires
  • Pas de réponses toutes faites : plutôt que d’apporter des réponses à des besoins signalés, évaluer les problèmes des gens concernés, mais aussi leurs ressources en termes de savoirs de savoir-faire et de savoir-être. C’est seulement en favorisant les capacités d’expression, d’initiative, d’organisation d’une population, qu’une intervention sociale peut, nous semble-t-il, s’inscrire dans un processus de changement.
  • Rompre avec toute logique réparatrice ayant l’intention d’imposer des modèles préconstruits [7].
  • Partir des dynamismes propres aux résidents et provoquer progressivement des ouvertures, notamment au niveau local (associations, travailleurs sociaux, municipalité) cherchant à créer ou retrouver des liens entre les personnes et à opérer des décloisonnements au niveau institutionnel.
  • Trouver des points d’articulation entre le domaine de l’intégration en France et celui du développement dans le pays d’origine. Ces deux domaines apparaissent complémentaires pour la revitalisation des réseaux de solidarités.

Résoudre des problèmes internes

Par la suite, la Commission de réflexion se transforme progressivement en « Commission de la Vie Associative » (juin 91) et réalise plusieurs animations à l’intérieur du foyer. A partir d’octobre, celle-ci décide d’élargir ses activités à l’extérieur du cercle des ressortissants maliens : participation au Forum des associations d’Alfortville, Journée Tiers Monde. En 92, la C.V.A., conjointement avec le Conseil des Sages et le Comité des Délégués, provoque une, mobilisation encore plus large du foyer.

Cette mobilisation, réalisée en collaboration avec l’organisme gestionnaire, des associations locales, le commissariat, le service des ilotiers et la municipalité d’Alfortville, permet enfin la résolution des problèmes liés à la drogue (mai-juin 92)[8].

Opérations « foyer portes ouvertes »

La C.V.A. s’approprie la totalité du diagnostic et met en place, avec l’appui d’un réseau partenarial, un dispositif provoquant la constitution d’autres commissions et groupes de résidents : atelier d’écriture, troupe de musique, équipe de football, commission santé, tout en dynamisant leurs actions.

En juillet 92, une première journée portes ouvertes a lieu sous l’appellation : « Regards croisés sur les réalités ». Plus de 80 invités y ont participé (associations locales, travailleurs sociaux, dirigeants d’associations, gestionnaires de foyers, chef de projet D.S.U. d’Alfortville, représentants de la municipalité, du département, du clergé local, du Ministère des Affaires sociales et de l’Intégration, du service d’ilotiers).

Le but de cette opération était de faire connaître les aspects occultés de la vie sociale et culturelle des habitants du foyer, pour améliorer leur image et retisser des liens avec les autres alfortvillais.

De multiples contacts se poursuivent avec des réprésentants de la municipalité, des associations locales, des travailleurs sociaux.

En octobre 92, a lieu une deuxième grande action d’ouverture : « le Mali si lointain et pourtant si proche », cette fois dans une salle municipale. Cette journée est organisée par la C.V.A. en partenariat avec les associations locales et la participation active de la municipalité. Environ 200 personnes, pour la plupart des alfortvillais, y assistent.

Pour l’intégration du foyer dans les politiques sociales urbaines

Ce processus aboutit, en décembre 1992, à l’élaboration d’un programme d’actions et à la création d’une association franco-malienne de développement[9] qui inscrit ses projets dans le cadre du développement social urbain local et dans la perspective des récentes politiques des organismes gestionnaires de foyer (convention C.I.V.-U.N.A.F.O.)

Directeur de foyer : des fonctions différentes pour une autre gestion sociale des foyers

Le travail social -autre que celui d’offrir un toit- a donc toujours été aussi l’une des missions des directeurs de foyers[10]. De plus, comme on peut le constater dans toute forme d’hébergement à caractère social, les problèmes des résidents se répercutent directement sur la gestion de l’habitat (accroissement d’impayés individuels, abandon du bâti, vandalisme, etc.).

C’est pourquoi, un document officiel de la Soundiata stipule que si le directeur du foyer assume des tâches administratives, comptables, techniques liées au bâti, au suivi du personnel d’entretien et de ménage, il a également des fonctions d’animateur au sein de l’établissement[11] :

« Relation avec les résidents

  • information générale auprès des résidents sur l’organisation de la vie du foyer et de l’environnement.
  • organisation de réunions avec les délégués du foyer et les résidents

Actions culturelles :

  • assurer et faire assurer la réponse en matière d’assistance médicale, sociale, administrative
  • proposer et accueillir des activités d’animation dans le foyer »

Malheureusement le directeur de foyer, dans la plupart des associations gestionnaires, est souvent débordé par des tâches administratives et ne peut, en conséquence, consacrer suffisamment de temps au social. Il apparaît donc nécessaire de réviser les fonctions du directeur de foyer, dans la mesure où -à Alfortville comme ailleurs-la situation réclame des formes d’intervention allant au-delà de l’aide individuelle (remplir des formulaires, donner des informations, orienter au coup par coup) et des contacts intermittents avec les représentants des résidents.

La mission du directeur de foyer peut se résumer selon deux axes principaux :

  • conduire des expériences pilotes pour mettre en cohérence réalités du terrain, actions menées et l’esprit du discours institutionnel, afin de contribuer à la réalisation du « projet social de l’association »[12].
  • développer des échanges entre gestionnaires et résidents dans la perspective d’une action en partenariat. D’où la nécessité de responsabiliser les résidents en leur permettant de participer à cette gestion en se constituant en commissions ayant un rôle social dans le foyer (pour la vie associative, la sécurité, la santé…).

Ces deux axes sont fortement liés l’un à l’autre et impliquent, nous l’avons déjà indiqué, une redéfinition des fonctions du directeur de foyer plutôt conçu comme un animateur et un « médiateur culturel »[13].

Daniel Curbelo et J.L. Dumont.


[1] Éléments d’informations sur le foyer d’Alfortville, rapport de Xavier Souillard, 1990.

[2] cf l’article du Parisien libéré, édition du Val de Marne, 13 mai 1992.

[3] Le diagnostic a été réalisé par un ensemble d’acteurs locaux avec les moyens suivants :

  • Construction d’une grille d’entretien semi-directif
  • Mise en place d’un groupe de travail : »la commission de réflexion sur la vie associative »
  • Animation et enregistrement de réunions de ce groupe, analyse, restitution d’informations et analyse postérieure (une dizaine de réunions) -cinq interviews (individus et petits groupes) auprès de membres d’associations du foyer
  • Une quinzaine d’interviews exploratoires auprès de dirigeants d’associations villageoises et culturelles africaines d’autres foyers ont servi à mûrir la réflexion
  • Des échanges officieux avec des collègues directeurs de foyer et avec des assistantes sociales et membres d’associations locales ont aussi fourni de précieux renseignements.

[4] M. Fievet (chargé de mission, UNAFO) : Actions dans un foyer-dortoir d’lle de France, rapport surie foyer d’Alfortville, juillet 92.

[5] cf Daniel Curbelo et Commission de réflexion sur la vie associative, « Exploration- diagnostic et bases pour un programme d’actions « Alfortville, Juin 91.

[6] Ce type de démarche est reconnue dans les opérations de DSQ, DSU, ainsi que dans le cadre de l’action réalisée par des services sociaux tels que CCAS, SSAE, Centres sociaux, mais on ne tonnait pas ce genre d’intervention au sein des foyers de travailleurs migrants ; il faudrait inventer la notion de « développement social des foyers » intégrable dans celle de DSU.

[7] cf D. Curbelo, J.L. Dumont, Travail social en interface, PEPS n° 39, avril-juin 1992, pp. 37-42.

[8] cf chapitre « Bilan des actions réalisées », in : Rapport sur le foyer Soundiata d’Alfortville, jan. 93, pp.38, 39 .

[9] Voir le rôle central qu’elle joue (schéma du « dispositif global, in Rapport, op.cit, p.95)

[10] L’article n°2, précisant les objectifs de l’association Soundiata, stipule : « Aider les travailleurs immigrés Africains durant leur séjour en France en s’efforçant de répondre à leurs besoins les plus urgents en matière de travail, logement, santé, alphabétisation, promotion sociale et humaine ».

[11] cf. l’article de Xavier Vandrôme : « Vieillir immigré en foyer », qui abonde dans notre sens : « PEPS, n° 41, mars 1994.

[12] « Le Conseil d’Administration de la Soundiata a souhaité que le point soit fait sur l’ensemble des activités sociales qui se déroulent dans les foyers(…) L’objectif est d’engager une réflexion sur le projet social de l’association en complément de l’aide prioritaire que reste le logement des isolés en Région parisienne », Note de service à l’encadrement du 8/6/1988.

[13] « Le rôle du directeur de foyer se situe de plus en plus dans celui de la médiation entre les résidents et l’environnement de proximité à partir et avec des personnalités et des organisations locales repérées et connues »: M. Fievet, op.cit.

No 41 – L’insertion périphérique, l’effet Al Capone

En février 1993, la police interpelle clans les cités des Francs-Moisins à Saint Denis et des 4000 à La Courneuve d’importants dealers de drogue qui, tout en achetant des immeubles et des entreprises, continuaient à toucher le RMI! Voila une expression forte, et apparemment paradoxale, de ce détournement des institutions d’insertion qui est en fait une des stratégies de l’insertion marginale, ou périphérique.

Erving GOFFMAN, dans Asiles, désignait sous les termes d’adaptation primaire et d’adaptation secondaire les stratégies de survie des « aliénés » dans un espace totalitaire.

Insertion primaire et insertion secondaire

Dans le même ordre d’idées, à propos de ceux à qui l’organisation sociale libérale moderne ne permet pas d’obtenir « normalement » leur part du gâteau, on pourrait parler d’insertion primaire pour désigner l’accommodation (1) pure et simple aux règles du jeu imposées, et d’insertion secondaire quand les intéressés construisent leur propre place en marge des normes établies, utilisant tous les moyens pour se procurer les instruments de leur subsistance.

Ils le font sans tenir aucun compte des grands principes qui fondent l’État et la société civile, sinon pour essayer de ne pas « se faire prendre ». Dans la première catégorie – insertion primaire – on classera les « bons » assistés, ceux qui vivent du chômage, des allocations diverses, des secours, du R.M.I., de la COTOREP (2), de la Sécurité Sociale etc., en s’efforçant de limiter leurs besoins aux (maigres, mais sûres) ressources ainsi obtenues.

Dans la seconde – insertion secondaire – se retrouveraient les dealers, les trafiquants, les « casseurs », les prostitués, les souteneurs, les clandestins, les clochards etc., bref, tous ceux dont les activités, quand elles sont découvertes, sont inventoriées à la rubrique « délinquance ».

L’insertion mixte

Cette classification sommaire ne suffit plus pourtant à répertorier l’ensemble des stratégies actuellement repérables dans la société de plus en plus vaste des « exclus » de la modernité. Une troisième catégorie au moins est nécessaire. Je l’appellerai provisoirement, faute d’avoir trouvé un terme plus approprié, insertion mixte (3) ; elle est en effet intermédiaire entre les deux premières, mais elle les dépasse largement en intelligence et en pertinence.

Il ne s’agit pas, en fait, de quelque chose de nouveau. Toujours ont existé des individus, des groupes, ayant su avoir la fois « pignon sur rue » leur procurant statut social, voire notoriété, et des activités aussi occultes qu’illégales assurant l’essentiel de leurs revenus.

L’Italie en est actuellement l’illustration la plus éloquente : toutes les catégories sociales y sont aujourd’hui éclaboussées par le « scandale » (lequel consiste à avoir affirmé officiellement, preuves à l’appui, ce que tout le monde savait ou soupçonnait depuis bien longtemps), y compris la sacro-sainte Eglise catholique et romaine.

Des pratiques généralisées

Ce qui donne à la fois une autre dimension et un intérêt sociologique certain, aujourd’hui, à ce concept, c’est qu’il est à la fois généralisé à des fractions importantes de populations (en particulier, chez les « jeunes » des quartiers dits défavorisés) et accompagné par des mesures sociales qui l’organisent et le pérennisent.

Qui peut croire, en effet, que l’on peut de nos jours se sentir « citoyen » à part entière dans des statuts tels que « érémiste », « stagiste » ou autre « céfiste » (4), malgré les aménagements divers qui les accompagnent, quand on sait pertinemment que, pour son cas personnel, ils n’ont pratiquement aucune chance de déboucher sur une véritable « situation » stable et correctement rémunérée ? Les promoteurs de ces mesures, qui ne sont pas forcément des imbéciles, savent donc, au moins les plus lucides, qu’elles servent en fait, dans bien des cas, de couvertures à des activités souvent plus lucratives, mais beaucoup moins avouables, même si elles ne sont pas forcément répréhensibles au plan de l’équité.

A côté de ces « gros poissons » comme les grands dealers des cités et d’ailleurs, combien de « menu fretin »?

Combien de jeunes adultes en pleine possession de leurs moyens physiques et mentaux, mais tellement persuadés – à tort ou à raison – de la fatalité de leur exclusion des voies « normales » de la réussite sociale, se résignent, puis s’habituent, à compléter par les expédients les plus divers le statut bricolé et bancal auquel la société des nantis les assigne ? Et qui l’ignore, parmi les décideurs de la chose publique ? De l’assistante sociale de secteur qui tient à jour son fichier de « nounous » non agréées, mais bien pratiques, à la municipalité qui fournit du travail au noir des jeunes pour leur permettre de se payer des vacances « légalement », en passant par les pourvoyeurs de travail plus ou moins clandestin à domicile, qui peut se vanter de n’être pas, « quelque part », complice ?

Enquêtes

Avec des étudiants de licence et de maîtrise et des éducateurs en formation à l’ école de Ville-Evrard où je suis formateur, nous avons commencé à répertorier, à partir d’observations plus ou moins « participantes », ce qu’on pourrait appeler des « ethnométhodes »(5) d’insertion périphérique, essentiellement de jeunes qui ne sont plus inscrits dans des dynamiques de formation, qui ne sont pas non plus intégrés au monde du travail salarié, et qui vivent pourtant, parfois même assez « confortablement », dans tous les quartiers dits « chauds » (6) de l’agglomération parisienne.

Il ne m’est pas possible ici, pour des raisons autant déontologiques que techniques, de citer précisément, ni nos sources, ni les exemples précis et nominatifs que nous avons recensés. C’est parce qu’ils étaient confidentiels et garantis de le rester que nous avons pu obtenir tous ces renseignements.

De même, il n’est pas question de dresser un inventaire exhaustif et quantifié de toutes les pratiques sociales ainsi repérées et de toutes les catégories de population concernées. Il s’agit seulement, à partir d’un certain nombre d’exemples significatifs, d’essayer de repérer les logiques, parfois fort élaborées, qui sous-tendent les actes posés.

Quelques illustrations de l’effet Al Capone

Voici quelques illustrations de l’effet Al Capone :

  • La jeune lycéenne qui butine sa pitance, ses fringues et son sommeil de famille accueillante en copine de rencontre;
  • Un réseau de jeunes qui ont mis tout leur quartier sous surveillance, à l’affût de la « bonne occase » comme l’arbuste de valeur déplanté dès que posé dans un jardin public ou un square, et revendu sur le champ à un propriétaire de résidence secondaire ;
  • La dépouille d’une voiture équipée d’une chaîne hi-fi dernier cri, dont on a appris à neutraliser l’alarme et à court-circuiter la « puce » protectrice ;
  • L’islamiste clandestin depuis deux ans, qui n’hésite pas à se dire menacé… par le F.I.S! pour obtenir un statut de réfugié politique, essayant de profiter de la conjoncture politique ;
  • Les « navettes » très lucratives qui transportent personnes et marchandises entre France et Portugal, en jouant sur le « flou » des deux législations pour éviter toute taxation ;
  • Le jeune qui utilise des stages rémunérés plus ou moins « bidons » comme lieu de revente d’objets d’origine douteuse etc.

A partir de ces exemples, on peut dégager un certain nombre de constantes, de comportements construits qui reviennent toujours, plus ou moins mélangés, plus ou moins alternés, dans une infinité de combinaisons toujours renouvelées.

Tout cela révèle une extraordinaire créativité et une grande « intelligence » de l’environnement.

Le problème de la publication des résultats d’une telle recherche, c’est qu’elle risque d’ être « récupérée » par les censeurs intégristes et bien-pensants de toutes obédiences pour réclamer le renforcement de la répression, laquelle ne peut déboucher que sur une invisibilité plus grande encore, sans changer quoi que ce soit au fond du problème, parce que, d’une part, les tribunaux sont saturés et les prisons surchargées, et d’autre part, il s’agit, pour les auteurs de ces pratiques , d’une question de survie. Comme ils n’ont souvent plus rien à perdre, on ne peut pas les dissuader par la seule violence répressive, serait-elle pudiquement qualifiée de « préventive ». Pour illustrer cela, je pense à ce jeune beur qui utilise de manière volontariste de courts séjours « au trou » pour élargir son réseau et se renseigner sur les « coups ».

Pour des recherches futures

Si l’on ne peut pas faire remonter la rivière à sa source, il est souvent possible, cependant, de la canaliser, de l’orienter, de l’utiliser positivement dans sa force même. Il serait urgent, à mon avis, de mandater des chercheurs pour effectuer des « plongeons » dans ce monde plus ou moins opaque, un peu comme J. FAVRET-SAADA chez les « jeteurs de sorts » de la Sarthe profonde. Et des travailleurs sociaux, particulièrement outillés pour établir le contact, seraient sans doute les plus qualifiés pour réaliser ce travail ethnographique, à condition d’être, au moins pendant la durée de leur observation participante, relevés de tout mandat normatif auprès des populations-cibles. Peut-être pourrait-on alors mobiliser cette créativité, ces savoirs sociaux évidents, qui ne peuvent pour le moment s’investir que dans la « négativité » sociale (au sens institutionnaliste du concept), vers des formes « instituantes »          d’une insertion à construire par et avec les individus et groupes concernés. Ne serait-ce pas plus intelligent que d’attendre désespérément la fin d’un tunnel qui n’existe pas, de tout miser sur une hypothétique « relance » de la croissance, dont on sait pourtant fort bien qu’elle ne peut se traduire que par le renforcement de la fracture sociale entre les citoyens « intégrés » et tous les autres ?

Dans un numéro spécial de « Libération » du milieu des années 80 consacré à « la crise » et parrainé par Yvo LIVI, alias Yves MONTAND, ce dernier écrivait à peu près ceci : « Toutes les crises du capitalisme ont débouché sur un progrès. Celle-ci est sans issue. Tous les espoirs sont permis ».

Gérard LEBLANC

Sociologue-éducateur Formateur de travailleurs sociaux à l’AFORTAS-CEMEA Chargé de cours à Paris VIII.

  1. Sur les concepts d’accommodation et d’intégration, je renvoie à ce qu’en dit P. FREIRE dans sa « Pédagogie des opprimés ».
  2. Commission d’Orientation et de Reclassement professionnel, chargée d’attribuer l’aide aux handicapés adultes.
  3. Merci au passage à Georges Lapassade, qui manifeste beaucoup de constance à m’éclairer de ses conseils. G. Lapassade a décrit l’effet « Al Capone » dans la bureaucratie à l’Université ; « effet Cardan, effet Al Capone, effet Rizzi » in, Pour 1974. Voir aussi R. Hess et A. savoye, l’Analyse institutionnelle, coll. Que sais-je? 1993, P. 79 : « Effet Lapasade ».
  4. Erémiste: bénéficiaire du Revenu Minimum d’ Insertion Stagiste habitué des stages plus ou moins rémunérés. d’ « insertion », de « qualification », de « remise à niveau » etc. Céfiste: titulaire d’un Crédit de Formation Individualisé
  5. Pour ce concept, se référer aux travaux d’A. COULON sur l’ethnométhodologie.
  6. Voir P. Bernard et E. lnciyon, « La cité de la drogue », Le monde du mardi 2 mars 1993.