No 41 – Sommaire / Edito – Les figures de l’insertion

Les figures de l’insertion

Sommaire

DOSSIER LES FIGURES DE L’INSERTION

  • Les apports successif de l’immigration par Raymond CURIE
  • Les figures de l’étranger par Jorge de la BARRE
  • De l’ « étranger » à l’immigré » par Faïza MAHJOUB
  • Développement de foyers et foyers de développement par D. CUBERLO et J. L. DUMONT
  • Les immigrés, le travail social, et les législatives de 93…. par Mehdi FARZAD
  • Le foyer d’Alfortville communique par Comission de la Vie Associative
  • L’insertion périphérique, l’effet Al Capone par Gérard LEBLANC
  • Travail social, travail scolaire, quels rapports ? par Pierre MONTECCHIO
  • Intégration et retour par T. CAPECCHI,B.CHAILLOUX, J. L. DUMONT
  • Les immigrés vieillissent en foyer. Qui le sait, qui s’en soucie, qui s’en occupe ? par Xavier VANDROME

L’écriture professionnelle

  • Ce qu’écrire peut vouloir dire… par Eric AUGER
  • La formation des travailleurs sociaux : écrire pour mémoire ? par Laurence MILLET
  • L’inscription des pratiques sociales par J. L. DUMONT

Travail social à l’étranger

  • L’Allemagne : Politique et travail social par Kamila BENAYADA et Rémi HESS
  • Rencontre du Hip Hop et du travail social, une expérience italienne par Georges LAPASSADE
  • Travail social et prévention à Rimini (Italie) par collectif de prévention

Relation éducative

  • Un éducateur pour la FAC ? par Mustapha AIT LARBI

Art et culture

  • Sipke met le X par Damien MABIALA
  • L’extrémisme culturel par Jorge de la BARRE
  • Actualité des livres

Edito

QUESTIONS SUR LES MOTS
A trop parler d’intégration, sait-on encore de quoi l’on parle ? Y a t-il en effet un terme plus galvaudé que celui-ci ? Et si l’on abordait simplement l’intégration comme un modèle idéal, indiquant les différentes modalités de participation des individus à la vie sociale ?
A ce titre, nous pourrions parler de l’entreprise ou de l’école comme facteurs d’intégration ; cette dernière restant alors un processus en évolution constante, et jamais acquis définitivement.
Mais alors, qu’en est-il de l’insertion ? Se montre t-elle plus limpide ?
L’insertion semble désigner un ensemble de prises en charges, ponctuelles et localisées, organisée autour de dispositifs divers repérables dans le temps et dans l’espace, dans des domaines particuliers (le « scolaire », le « professionnel », le « social », …).
Dans ce sens, l’insertion ne se cantonne t-elle pas aujourd’hui à un traitement ponctuel, dont l’efficacité est discutable ?
En retour cependant, le glissement vers des logiques d’assistance favorise chez les usagers stratégies et conduites adaptatives. Mais ses effets invalident et aliènent la démarche d’insertion. En perdant son but, celle-ci ne perd-elle pas aussi son sens ?
Face à cette confusion généralisée, et contre les politiques marketing d’insertion, nous préférons renvoyer à ce processus inachevé qu’est l’intégration. A l’heure des remaniements politiques et des coupes budgétaires à venir, elle seule peut nous permettre de poser les vraies questions sur les paroles et les pratiques de l’insertion. Car loin de lui être opposée, elle en est le prolongement.
Et si l’on reparlait d’intégration ?

Eric Auger, Jorge de la Barre, Jean-Luc Dumont, Faiza Mahjoub Guelamine

Nota : Cette réflexion ne propose pas de modèles mais souhaite questionner les mots que nous employons quotidiennement.

No 41 – L’inscription des pratiques sociales

L’écriture professionnelle comme expression autochtone et instrument de formation dans champ du travail social

L’ECRITURE EST TOUT D’ABORD UN TRAVAIL SUR SOI…

L’écriture traduit un projet. En écrivant on s’inscrit quelque part, on se projette. Les lignes directrices du texte s’enracinent dans un projet de vie. (1) Écrire est un effort pour coïncider avec soi-même, devenir soi, faire émerger des possibles ; R. Barthes traduit ce fait en disant que l’écriture « (…) n’exprime pas mais simplement fait exister (2)

Les travailleurs sociaux doivent effectuer un tel travail et non s’enfermer dans une action dont le sens risque finalement de leur échapper, une action que d’autres se chargeront d’évaluer de l’extérieur (politiques, psychologues, sociologues, et autres ethnologues du social). Produire du sens en s’exprimant à l’écrit sur sa pratique, au lieu de recevoir ce sens par l’intermédiaire d’un texte qui s’impose parce qu’il « fait autorité », c’est se servir de l’écriture comme d’un miroir devant lequel on peut reprendre confiance. (3)

…MAIS SURTOUT UNE PRATIQUE SOCIALE…

Le travail sur soi de l’écriture prépare aussi le travail en direction de l’autre, c’est donc une démarche qui implique immédiatement le TS dans un dialogue. En attestant durablement de la réalité de sa pratique, en l’inscrivant à travers une production permettant l’échange avec d’autres praticiens et les usagers, le travailleur social valide par là-même un travail personnel, le transmet et peut contribuer à une communication ascendante dont ses supérieurs hiérarchiques ont tant besoin.

…ET UNE STRATEGIE POSSIBLE POUR ETRE RECONNU ET CONSTRUIRE SON IDENTITE PROFESSIONNELLE

L’écriture, une condition pour affirmer une identité professionnelle (exercer un métier et en objectiver apparaît donc comme une démarche qualifiante possible pour la reconnaissance d’une pratique professionnelle ; en saisissant, capitalisant et formalisant l’expérience, il en exprime le sens pratique.

La représentation qui désigne celui qui écrit comme « autorisé » à le faire et comme devant être distingué de ceux qui méconnaissent les codes de la langue officielle (ceux qui ne maîtrisent qu’un parler populaire), est très forte et prégnante. L’enjeu, ici, ce n’est pas le discours savant pour lui-même, mais le sens des pratiques et codes sociaux qu’il commande et, du même coup, le fait de savoir ou non se situer, s’insérer dans un contexte social.

MODEECRITORAL
CATEGORIE SOCIO-PROFpsychologues,
sociologues, politiques
économistes dominants
Travailleurs sociaux
(dominés)
FONCTIONassistance idéologique (discours, modélisation)assistance sociale
(accompagnement)
CAPITAL CULTURELculture dominante (imposition idéologique)culture dominée
(reproduction de
modèles)
POUVOIR
SYMBOLIQUE
pouvoir de produire du
sens
aliénation et dépendance (sens reçu)
PRATIQUEScience
(Théorisation)
Techniques
(intervention sociale)
INVESTISSEMENTDistanceimplication
POSITIONspéculation sur
l’exclusion
TS avec les exclus
On voit, à l’aide de ce tableau que la position par rapport au pouvoir change selon que l’on se situe à l’écrit ou à l’oral

FAIRE ECRIRE LES USAGERS

Quant au travailleur social il a, de fait, un rôle d’écrivain public, il aide souvent les usagers à rédiger des formulaires administratifs, pourquoi n’irait-il pas plus loin en passant de l’animation des lieux de paroles à la création d’ateliers d’écriture ? (6)

L’accès à l’écriture est une démarche d’autoformation pour les TS (toutes catégories confondues et dans la perspective d’actions en transversalité) autant que pour les usagers. L’objectif : sortir de l’espace d’exclusion dans lequel ils se trouvent confinés les uns comme les autres. En s’autorisant à écrire, travailleurs sociaux et usagers s’engageraient dans la voie de la créativité et de l’innovation, seule valable dans le champ du social aujourd’hui, pour faire aboutir leurs revendications (7). S’ils restent à l’oral, leurs tentatives pour faire changer la profession resteront lettre morte.

Écrire et faire écrire : une pratique dont l’idée peut être exploitée dans un dispositif de formation aux professions du travail social. Il semble justement que la rédaction d’un mémoire soit pour nombre d’étudiants des ITS un véritable supplice (8) en ce qu’elle est perçue comme un devoir scolaire (avec sa connotation négative) et non comme un acte qui fait déjà partie d’une pratique professionnelle.

De plus, l’accès à l’écriture est accès au pouvoir(9), c’est donc une démarche essentielle, action sociale par excellence pour n’être pas dominé et exclus. C’est la stratégie d’un certain nombre de travailleurs sociaux consistant en une course aux diplômes -étages d’une fusée dont on ne voit plus la tête- pour échapper, en réalité, à la pratique, parce que, souvent, on ne la supporte plus.

Écrire pour ne plus pratiquer, est-ce possible ? Si cela « marche » c’est que l’on dissocie une même réalité en deux aspects qui la déforment : d’une part la pratique auprès des usagers, le travail « en relation », c’est là que les TS sont représentés « à l’oral » et d’autre part la conception, l’organisation générale, l’administration du travail social qui n’existe, de fait, que par la pratique, qui est une pratique, mais qui ne se donne, pudiquement, à voir qu’à l’écrit. Pratiques d’écriture et pratiques sociales devraient être reliées pour que disparaisse une inadmissible fracture.

CE OUI SE TRAME

Écrire, produire un texte, c’est aussi produire une texture sociale, un réseau à travers lequel une communication est facilitée. C’est, pour les travailleurs sociaux, une démarche d’autonomisation et de changement dans la mesure où précisément l’écriture est immédiatement possibilité d’action critique institutionnelle au sein même de la profession, ce que redoute parfois la hiérarchie qui adopte sur ce point une position plus qu’ambigüe : « On nous encourage vivement à écrire, nous confie une assistante sociale polyvalente de secteur, mais lorsqu’on s’exécute, que l’on donne un texte, il est mis au rancart ».

Cette démarche pour faire du travail social autrement ne peut que s’inscrire dans une trame qui est celle du projet professionnel (10) des praticiens. Encore faut-il qu’il puisse être reconnu, mais quand il le sera, la question de l’écriture se posera différemment car le rapport à l’écriture (dont nous proposons une illustration dans le tableau ci-dessous), sera également autre.

J.L. DUMONT

  1. C’est pourquoi lorsqu’on écrit, l’on s’y met ou, en d’autres termes, le désir d’écrire rend nécessaire la saisie du sens de son projet de vie sauf à voir les mots se dérober et ne plus avoir le sens qu’on veut leur donner, car les mots s’inscrivent dans la ligne directrice de notre projet, cf la notion de « mot significatif’ in : J.L. Dumont et M.C. Saint PE, Méthode du profil expérientiel, Lausanne, Far ed, 1990.
  2. R. Barthes, L’empire des signes, Flammarion, coll. Champs, 1970, p.106.
  3. cf l’entretien avec Laurence où elle exprime bien d’une part que les duifficulté d’écriture mettent en question la formtation professionnelle, les raisons d’un engagement professionnel possible
  4. cf JL Dumont, PEPS, n° 38, p. 6
  5. cf E.Auger qui établit cette distinction (PEPS, n°38, p.27)
  6. cf atelier d’écriture au foyer d’Alfortville, in : Le foyer communique, dans ce numéro, pp
  7. C’est en ce sens que M. Farzad, dans son édito, PEPS, n°38 sur les actions (grèves) menées par les TS, se posait la question : « Pourquoi les TS n’écrivent-ils pas ? »
  8. cf interview de Laurence Millet dans ce numéro et le petit poème de B. Marinoni, intitulé « Le mémoire ».
  9. Voir le tableau ci-dessous
  10. lequel n’est pas toujours très clair pour les usagers, comme pour praticiens eux-mêmes

No 41 – Développement de foyers, foyers de développement

Les résidents maliens d’un foyer Soundiata a Alfortville créent une association pour gérer une série de projets avec les acteurs locaux et l’Etat. Ils négocient leur rôle de partenaires à part entière dans la conduite de ces projets et dans l’espace urbain où s’inscrit leur existence quotidienne[1].

L’origine d’une démarche

En juin 90, le précédent directeur constate que « …le foyer, par sa situation et sa population croissante génère des éléments qui ne ressemblent plus aux migrants traditionnellement accueillis ».

Les habitants du foyer d’Alfortville sont, à cette époque, confrontés à un problème relativement nouveau : la présence de squatters et trafiquants de drogue sur leur lieu de résidence. Il s’agit d’un groupe de jeunes récemment arrivés en France qui se trouvent dans une situation marginale (difficultés quanta la régularisation de leur séjour, chômage, manque de logement). En outre ces jeunes n’ont pas les mêmes points de repère que leurs aînés. Avoir des lieux où pouvoir exprimer leur différence, à distance de leur communauté sans rompre pour autant avec elle, est pour eux une nécessité vitale (cela semblait être une des raisons du squat de la salle de télévision du sous-sol).

Dans un deuxième temps, des personnes n’ayant aucun lien familial avec les résidents se sont jointes à ce groupe de jeunes. Parmi eux, des sortants de prison, des expulsés d’autres foyers et squats parisiens à la recherche d’un lieu d’habitation.

La plupart des résidents refoulaient les trafiquants vers la selle du sous- sol. D’une part ces personnes, considérées comme indésirables, n’étaient pas admises dans les chambres, d’autre part la communauté ne parvenait pas à rompre radicalement avec elles en leur interdisant l’entrée du foyer. Dépassés par les évènements, les résidents n’étaient plus capables d’assurer une régulation sociale au sein de l’institution. Des cloisonnements entre originaires des différents villages représentés, des replis individuels et très peu d’échanges sur les nouveaux problèmes rencontrés, par crainte de débordements, en furent les symptômes.

Une image qui se détériore, un désir de s’en sortir

Simultanément, l’image du foyer dans la ville s’est détériorée. Le foyer était devenu un lieu désigné comme menaçant, stigmatisé par les habitants du quartier proche, voire par la population alfortvillaise.

Les résidents ont très fortement ressenti cette image négative, renvoyée par la ville et par la presse locale[2]. Ils ont signalé, à plusieurs reprises, cette situation à la SOUNDIATA et attendaient de cet organisme et des forces de police, qu’ils procèdent à l’expulsion des personnes indésirables. La SOUNDIATA, quant à elle, s’est heurtée à d’importantes lenteurs administratives.

Entre juin et juillet 90, des interventions du commissariat d’Alfortville et de la brigade des stupéfiants du Val de Marne ont lieu, suivies de garde à vue et d’emprisonnement pour certains. La salle de télévision est aussitôt murée par la SOUNDIATA.

Ces actions ont paru apporter le calme souhaité, donnant aux résidents une lueur d’espoir et rétablissant, en partie, la confiance envers l’organisme gestionnaire et les forces de police, mais elles ne constituaient, en fait, qu’une réponse fragile à la situation. En effet, les interventions de la police ne permettaient qu’une évolution provisoire et ne pouvaient résoudre, elles seules, tous les problèmes.

De plus, entre les mois d’août et de novembre 90, la situation redevient difficile : des squatters et trafiquants de drogue recommencent au foyer une escalade de violence (agression d’un agent d’entretien, vols, actes de vandalisme, occupation du logement de fonction désaffecté).

Il fallait donc mener une action en profondeur permettant de trouver des solutions durables et pour y parvenir, faire un d’abord un bilan de la situation.

Nécessité d’un diagnostic social au foyer

L’objectif consistait à identifier la réalité socioculturelle des populations hébergées avec leurs difficultés de vie et leurs richesses[3], puis à mettre en valeur ces dernières en les mobilisant autour d’actions concrètes.

A cet effet, les résidents du foyer devaient être impliqués dans toute étude, conception et réalisation de projets les concernant, en tenant compte et en associant au maximum les réseaux sociaux existants dans le foyer : « L’insertion et le développement d’un foyer ne se réalisent pas en vase clos : la pratique partenariale est essentielle comme ferment et catalyseur (…) L’insertion et le développement demandent l’action participative et innovante des bénéficiaires ; ils en sont collectivement capables (…) leur champ d’action est habituellement plus large que celui des partenaires officiels : il recouvre les « frères » (surnuméraires), les familles et le village natal »[4].

Afin de préparer la mise en place d’un nouveau dispositif, des rencontres ont lieu, à plusieurs reprises, entre le Comité des délégués, le Conseil des Sages et le directeur du foyer (octobre-décembre 90). A la suite de ces réunions de réflexion, les participants décident, ensemble, de créer deux groupes de travail :

  • une Commission de sécurité
  • une Commission de réflexion sur la vie associative

Des représentants de regroupements communautaires et d’associations villageoises du foyer sont désignés parles résidents pour faire partie de ces groupes. Les premières réunions de la commission de réflexion se succèdent et permettent la réalisation du diagnostic social entre janvier et mai 91[5].

C’était souligner, par là-même, la nécessité de mener une action sociale de type collectif, celle-ci pouvant s’appuyer sur un dispositif permettant un travail de prévention et d’animation au sein du foyer

Dispositif d’action sociale dans le foyer Ce dispositif devait également associer les résidents et assurer la mise en place d’une action sociale selon trois axes :

  • sécurité des personnes et des locaux
  • amélioration du climat interne
  • promotion de l’image du foyer dans la ville

II s’agissait en même temps de rétablir une régulation sociale interne et d’assurer l’intégration du foyer au niveau local, rompant ainsi avec une sorte d’extraterritorialité accrue depuis la fin des années 70. Il ne fallait pas oublier non plus que si les problèmes de toxicomanie et de délinquance étaient apparus, c’était aussi à cause d’une augmentation des handicaps sociaux (chômage, manque de logement, exclusion, perte d’identité…) pour une fraction de la population résidente. La démarche avait comme référence ce qu’on appelle aujourd’hui dans le domaine du travail social, les interventions sociales d’intérêt collectif et le développement social[6], elle se fondait sur les principes suivants :

  • Ne pas réduire l’action sociale à l’amélioration du confort et du cadre bâti, même si ces améliorations sont nécessaires
  • Pas de réponses toutes faites : plutôt que d’apporter des réponses à des besoins signalés, évaluer les problèmes des gens concernés, mais aussi leurs ressources en termes de savoirs de savoir-faire et de savoir-être. C’est seulement en favorisant les capacités d’expression, d’initiative, d’organisation d’une population, qu’une intervention sociale peut, nous semble-t-il, s’inscrire dans un processus de changement.
  • Rompre avec toute logique réparatrice ayant l’intention d’imposer des modèles préconstruits [7].
  • Partir des dynamismes propres aux résidents et provoquer progressivement des ouvertures, notamment au niveau local (associations, travailleurs sociaux, municipalité) cherchant à créer ou retrouver des liens entre les personnes et à opérer des décloisonnements au niveau institutionnel.
  • Trouver des points d’articulation entre le domaine de l’intégration en France et celui du développement dans le pays d’origine. Ces deux domaines apparaissent complémentaires pour la revitalisation des réseaux de solidarités.

Résoudre des problèmes internes

Par la suite, la Commission de réflexion se transforme progressivement en « Commission de la Vie Associative » (juin 91) et réalise plusieurs animations à l’intérieur du foyer. A partir d’octobre, celle-ci décide d’élargir ses activités à l’extérieur du cercle des ressortissants maliens : participation au Forum des associations d’Alfortville, Journée Tiers Monde. En 92, la C.V.A., conjointement avec le Conseil des Sages et le Comité des Délégués, provoque une, mobilisation encore plus large du foyer.

Cette mobilisation, réalisée en collaboration avec l’organisme gestionnaire, des associations locales, le commissariat, le service des ilotiers et la municipalité d’Alfortville, permet enfin la résolution des problèmes liés à la drogue (mai-juin 92)[8].

Opérations « foyer portes ouvertes »

La C.V.A. s’approprie la totalité du diagnostic et met en place, avec l’appui d’un réseau partenarial, un dispositif provoquant la constitution d’autres commissions et groupes de résidents : atelier d’écriture, troupe de musique, équipe de football, commission santé, tout en dynamisant leurs actions.

En juillet 92, une première journée portes ouvertes a lieu sous l’appellation : « Regards croisés sur les réalités ». Plus de 80 invités y ont participé (associations locales, travailleurs sociaux, dirigeants d’associations, gestionnaires de foyers, chef de projet D.S.U. d’Alfortville, représentants de la municipalité, du département, du clergé local, du Ministère des Affaires sociales et de l’Intégration, du service d’ilotiers).

Le but de cette opération était de faire connaître les aspects occultés de la vie sociale et culturelle des habitants du foyer, pour améliorer leur image et retisser des liens avec les autres alfortvillais.

De multiples contacts se poursuivent avec des réprésentants de la municipalité, des associations locales, des travailleurs sociaux.

En octobre 92, a lieu une deuxième grande action d’ouverture : « le Mali si lointain et pourtant si proche », cette fois dans une salle municipale. Cette journée est organisée par la C.V.A. en partenariat avec les associations locales et la participation active de la municipalité. Environ 200 personnes, pour la plupart des alfortvillais, y assistent.

Pour l’intégration du foyer dans les politiques sociales urbaines

Ce processus aboutit, en décembre 1992, à l’élaboration d’un programme d’actions et à la création d’une association franco-malienne de développement[9] qui inscrit ses projets dans le cadre du développement social urbain local et dans la perspective des récentes politiques des organismes gestionnaires de foyer (convention C.I.V.-U.N.A.F.O.)

Directeur de foyer : des fonctions différentes pour une autre gestion sociale des foyers

Le travail social -autre que celui d’offrir un toit- a donc toujours été aussi l’une des missions des directeurs de foyers[10]. De plus, comme on peut le constater dans toute forme d’hébergement à caractère social, les problèmes des résidents se répercutent directement sur la gestion de l’habitat (accroissement d’impayés individuels, abandon du bâti, vandalisme, etc.).

C’est pourquoi, un document officiel de la Soundiata stipule que si le directeur du foyer assume des tâches administratives, comptables, techniques liées au bâti, au suivi du personnel d’entretien et de ménage, il a également des fonctions d’animateur au sein de l’établissement[11] :

« Relation avec les résidents

  • information générale auprès des résidents sur l’organisation de la vie du foyer et de l’environnement.
  • organisation de réunions avec les délégués du foyer et les résidents

Actions culturelles :

  • assurer et faire assurer la réponse en matière d’assistance médicale, sociale, administrative
  • proposer et accueillir des activités d’animation dans le foyer »

Malheureusement le directeur de foyer, dans la plupart des associations gestionnaires, est souvent débordé par des tâches administratives et ne peut, en conséquence, consacrer suffisamment de temps au social. Il apparaît donc nécessaire de réviser les fonctions du directeur de foyer, dans la mesure où -à Alfortville comme ailleurs-la situation réclame des formes d’intervention allant au-delà de l’aide individuelle (remplir des formulaires, donner des informations, orienter au coup par coup) et des contacts intermittents avec les représentants des résidents.

La mission du directeur de foyer peut se résumer selon deux axes principaux :

  • conduire des expériences pilotes pour mettre en cohérence réalités du terrain, actions menées et l’esprit du discours institutionnel, afin de contribuer à la réalisation du « projet social de l’association »[12].
  • développer des échanges entre gestionnaires et résidents dans la perspective d’une action en partenariat. D’où la nécessité de responsabiliser les résidents en leur permettant de participer à cette gestion en se constituant en commissions ayant un rôle social dans le foyer (pour la vie associative, la sécurité, la santé…).

Ces deux axes sont fortement liés l’un à l’autre et impliquent, nous l’avons déjà indiqué, une redéfinition des fonctions du directeur de foyer plutôt conçu comme un animateur et un « médiateur culturel »[13].

Daniel Curbelo et J.L. Dumont.


[1] Éléments d’informations sur le foyer d’Alfortville, rapport de Xavier Souillard, 1990.

[2] cf l’article du Parisien libéré, édition du Val de Marne, 13 mai 1992.

[3] Le diagnostic a été réalisé par un ensemble d’acteurs locaux avec les moyens suivants :

  • Construction d’une grille d’entretien semi-directif
  • Mise en place d’un groupe de travail : »la commission de réflexion sur la vie associative »
  • Animation et enregistrement de réunions de ce groupe, analyse, restitution d’informations et analyse postérieure (une dizaine de réunions) -cinq interviews (individus et petits groupes) auprès de membres d’associations du foyer
  • Une quinzaine d’interviews exploratoires auprès de dirigeants d’associations villageoises et culturelles africaines d’autres foyers ont servi à mûrir la réflexion
  • Des échanges officieux avec des collègues directeurs de foyer et avec des assistantes sociales et membres d’associations locales ont aussi fourni de précieux renseignements.

[4] M. Fievet (chargé de mission, UNAFO) : Actions dans un foyer-dortoir d’lle de France, rapport surie foyer d’Alfortville, juillet 92.

[5] cf Daniel Curbelo et Commission de réflexion sur la vie associative, « Exploration- diagnostic et bases pour un programme d’actions « Alfortville, Juin 91.

[6] Ce type de démarche est reconnue dans les opérations de DSQ, DSU, ainsi que dans le cadre de l’action réalisée par des services sociaux tels que CCAS, SSAE, Centres sociaux, mais on ne tonnait pas ce genre d’intervention au sein des foyers de travailleurs migrants ; il faudrait inventer la notion de « développement social des foyers » intégrable dans celle de DSU.

[7] cf D. Curbelo, J.L. Dumont, Travail social en interface, PEPS n° 39, avril-juin 1992, pp. 37-42.

[8] cf chapitre « Bilan des actions réalisées », in : Rapport sur le foyer Soundiata d’Alfortville, jan. 93, pp.38, 39 .

[9] Voir le rôle central qu’elle joue (schéma du « dispositif global, in Rapport, op.cit, p.95)

[10] L’article n°2, précisant les objectifs de l’association Soundiata, stipule : « Aider les travailleurs immigrés Africains durant leur séjour en France en s’efforçant de répondre à leurs besoins les plus urgents en matière de travail, logement, santé, alphabétisation, promotion sociale et humaine ».

[11] cf. l’article de Xavier Vandrôme : « Vieillir immigré en foyer », qui abonde dans notre sens : « PEPS, n° 41, mars 1994.

[12] « Le Conseil d’Administration de la Soundiata a souhaité que le point soit fait sur l’ensemble des activités sociales qui se déroulent dans les foyers(…) L’objectif est d’engager une réflexion sur le projet social de l’association en complément de l’aide prioritaire que reste le logement des isolés en Région parisienne », Note de service à l’encadrement du 8/6/1988.

[13] « Le rôle du directeur de foyer se situe de plus en plus dans celui de la médiation entre les résidents et l’environnement de proximité à partir et avec des personnalités et des organisations locales repérées et connues »: M. Fievet, op.cit.

No 41 – Entre intégration et retour

L’accompagnement social des étrangers en France, quelle alternative, quelles méthodes ?

« Tout homme ou femme sur cette terre peut se sentir immigré, car il a quitté des lieux, des gens, des sensations, un monde, celui de son enfance, qu’il ne retrouvera plus jamais » Joseph Brodsky, poète russe devenu citoyen américain

Le retour des immigrés dans leur société d’origine est- il pensable ? Mais ne signifie-t-il pas, dans ce cas, échec de l’intégration dans le pays d’accueil ? Les deux termes sont-ils irréductibles, ou bien faut-il les comprendre l’un et l’autre comme les deux faces d’une même réalité ? Ce qui nous inciterait plutôt à élaborer une conception autre de l’accompagnement social des étrangers résidant en France ?

Le développement de l’immigration familiale et l’arrivée progressive, sur le marché du travail, des épouses et enfants de migrants ont consolidé, ces dix dernières années, la tendance à la stabilisation et à l’autonomisation du phénomène : installation permanente de communautés, bien qu’elles aient été durement touchées par la crise (1) et malgré les pressions du pouvoir politique et de l’opinion publique (licenciements, incitations au retour depuis 77, expulsions jusqu’en 81 et après 85, restriction des groupements familiaux en 84, etc.). Ces mesures pour lutter contre la stabilisation de l’immigration ainsi que la vague de xénophobie enregistrée depuis quelques années, ont visé tout particulièrement les étrangers originaires des pays du Maghreb et de l’Afrique Noire dont les effectifs augmentent, cependant, régulièrement. (2)

UNE INTEGRATION PROBLEMATIQUE

Le nombre d’ouvrages et d’articles traitant, ces vingt dernières années, des populations immigrées en France et des difficultés qu’elles rencontrent (pour trouver du travail, un logement, avoir une scolarité normale etc.) est impressionnant à tel point que l’on doit se demander si cet apport considérable d’informations a permis d’y voir plus clair et de mettre en œuvre des solutions adéquates. On ne peut, malheureusement, que faire le constat suivant : malgré l’effort de sensibilisation auprès de la population d’accueil, les difficultés demeurent et s’aggravent même. les informations diffusées ont paradoxalement eu pour effet d’offrir à l’opinion publique les immigrés comme problème, enfermant ceux-ci dans un cercle vicieux (immigration = problème).

L’accoutumance à une telle représentation généralisante des faits est rapide parce que pratique et l’on finit par vivre avec ce « problème » vide de sens et, en quelque sorte, banalisé.

En outre, la politisation du « problème immigré » a contribué à donner à celui-ci un contenu en le liant à la réalité du chômage, de l’insécurité, de la « crise » en général et en posant la question de savoir jusqu’à quel « seuil » les immigrés étaient tolérables en France. Une conséquence en a été le renforcement de leur exclusion en les caractérisant soit comme relevant d’une gestion à part et d’une assistance spécifique en marge des solidarités sociales, soit comme une menace pour la société française (son économie, ses valeurs).

Entre l’euphémisme (3) qui évacue les véritables questions (de droit particulièrement) et la caricature qui les désigne comme indésirables et de trop dans notre société, les immigrés se voient pratiquement contester, aujourd’hui, la possibilité d’une réelle intégration (incitations au retour, tracasseries

UN ETAT DE PRECARITE PERMANENT

S’il convient de souligner ces faits comme graves, il est d’autant plus nécessaire d’en rechercher le sens : le « problème » est-il là où l’on veut le situer, est-il celui des immigrés en France ou, dans la perspective inverse, celui de la France ? Comme l’écrit A. Sayad : « Alors que chaque société croit traiter des autres et de leurs problèmes (…), alors qu’elle feint de « sortir d’elle-même », elle ne se pose en réalité que les problèmes qui sont les siens. » (4)

Ainsi, le repli communautaire peut ainsi être expliqué à la fois comme un mécanisme de défense des immigrés contre leur propre angoisse au terme d’un itinéraire qui ne les a menés nulle part(5) et contre les agressions dont ils sont l’objet de la part d’une fraction de la population française.

L’ambiguïté de la situation immigrée doit être également décrite comme l’effet d’une « illusion collective » entretenue par tous « d’un état qui n’est ni provisoire ni permanent, ou, ce qui revient au même, d’un état qui n’est admis, tantôt comme provisoire (en droit) qu’à la condition que ce provisoire puisse durer indéfiniment et, tantôt, comme définitif (en fait) qu’à la condition que ce « définitif’ ne soit jamais énoncé comme tel ». (6)

Cette double contradiction, a été, de fait, intériorisée comme un modèle d’adaptation (ou d’inadaptation, par exemple, la question du logement aujourd’hui) offrant du moins un équilibre précaire, peu tolérable, mais chronique. Cette contradiction, l’immigré l’a faite sienne et la rationalise. Comment pourrait-il, d’ailleurs, faire autrement puisque le paradoxe de son existence même est de ne pas avoir de place et pourtant d’être là ? L’état d’alternance, dans lequel les immigrés se trouvent, ne leur offre, de prime abord, qu’une issue : la consolidation de relations communautaires sur la base d’une reconstitution de leur culture originale. Cette stratégie, outre qu’elle leur garantit une certaine sécurité matérielle et affective, apparaît aussi, parfois, comme une tentative pour réaliser (de façon fantasmatique) ce retour impossible à l’intérieur d’un espace marginalisé et, de ce fait, également en rupture avec la société d’origine.

QUELLE ISSUE ?

Que dire alors quand s’élabore, se décide un projet de retour au pays ? Quelles sont les causes de ce projet ? une réussite économique permettant de revenir avec un statut social valorisé, une sécurité matérielle et financière ou l’échec d’une intégration qui engage une personne à partir ?

Partir vivre ailleurs correspond au désir de mieux vivre et, pour justifier ce choix, il faut réussir, (on connait l’immigré en vacances chargé de cadeaux et donnant l’illusion d’avoir réussi.). L’acte d’émigrer équivaut aussi à une critique formulée à l’égard du pays d’origine. L’émigré cherche autre part ce qu’il ne peut trouver chez lui ; il part à la conquête d’un mieux réel ou idéalisé. La façon dont il va être accueilli, sa capacité d’adaptation, l’image positive ou négative qui lui est renvoyé (incompréhension, racisme, etc.) va donc jouer sur la durée et la réussite de son implantation

D’autres éléments rentrent aussi en ligne de compte : l’âge, le sexe du migrant, sa situation familiale, le temps d’immigration, les liens maintenus là-bas (concrétisés par les allers-retours et le sentiment qu’on a toujours une place au pays).

Ce qui est sûr, c’est que le retour reste une éventualité permanente, car l’attachement à la société d’origine est fort et les conditions de vie difficiles qui leur sont faites amènent les immigrés à désirer ce retour, même s’il s’avère irréalisable. Dans de nombreux cas, cette perspective est évoquée dans un avenir plus ou moins lointain et incertain : « quand les enfants auront terminé leurs études » ou bien « à la retraite ». On peut se demander avec H. Le Masne, au sujet des immigrés Algériens,  » s’ils ont voulu véritablement formuler des projets de retour, au sens précis du terme, ou simplement exprimer leur aspiration à regagner le Pays »(7)

Raisonner à partir de ces deux extrêmes n’est pas suffisant, il faut considérer les itinéraires individuels, les attitudes à l’égard du pays d’origine et du pays d’accueil des personnes se situant dans une problématique de retour, sans oublier le contexte économique et socioculturel dans lequel cette problématique s’inscrit. En effet, le départ du pays d’origine implique que l’on quitte une communauté, des parents, une place reconnue. Ce départ est souvent accompagné de culpabilité par rapport à ceux qui sont restés, aux proches. Le maintien des liens en particulier avec la famille, le besoin de l’aider financièrement. Le rôle de soutien n’efface pas toujours ce sentiment d’avoir « abandonné » les siens. Un projet de retour, s’il se réalise doit s’inscrire dans un cycle, une étape de vie.: deux femmes projettent le retour à la retraite du mari ou du couple : « Nous attendons notre retraite pour repartir dans notre village où nous avons construit une très belle maison »(8).

LES OBSTACLES AU RETOUR

En outre, le développement du sous-développement des pays du Tiers-Monde (qui subit actuellement les contrecoups de la crise des nations industrialisées dont leur économie est dépendante) suscite -selon la logique même du développement inégal-des migrations vers l’Europe. Ces pays « de la périphérie » se trouvent également dans l’incapacité d’assumer le retour en nombre de leurs migrants faute d’infrastructures locales créatrices d’emplois. Par ailleurs, le niveau peu élevé de qualification professionnelle auquel ils ont été maintenus, ne permet pas aux travailleurs immigrés de se réinsérer convenablement dans leur société d’origine : c’est le cas des Algériens qui devront, s’ils rentrent, retrouver un emploi, un logement dans une ville (de paysans, ils sont devenus citadins).

Ils ont également pris « l’habitude de la France », habitudes de consommation et d’une certaine liberté », gain appréciable par rapport à la tradition vécue comme contraignante et à laquelle ils pensent échapper « ici ». En réalité, les choses sont plus complexes : leur souci de liberté s’accommode souvent de la reproduction, au sein de leur communauté, des règles les plus rigides de cette tradition, cependant qu’ils regrettent que le pays n’y soit plus conforme, qu’il ait « évolué ». Eux aussi ont changé et ce décalage leur fait apparaître un éventuel retour comme une seconde émigration, une épreuve qu’ils préfèrent éviter. Le retour demanderait une nouvelle adaptation. Les difficultés à se réintégrer vont-elles les mettre dans un statut d’étrangère dans leur propre pays ce qui ne peut-être que douloureux, car cela peut aller jusqu’à se sentir nulle part.

Enfin, il y a les enfants qui ont grandi « ici » et dont la scolarisation constitue un espoir de reconnaissance sociale en France (9) elles ne peuvent envisager le retour qu’une fois l’éducation des enfants terminée. Là encore on est dans un cycle :  » Tous mes enfants et petits-enfants sont ici, comment les laisser ? » (10) Pour un Malien qui nous raconte qu’à l’inverse ses enfants sont « là-bas », retourner signifierait renoncer au développement de son village (voire de sa région) qu’il finance grâce à son salaire d’immigré. C’est l’avenir de tous ces enfants qui est en jeu et son « sacrifice » est le prix à. Payer (11).

La migration comporte la confrontation et l’acquisition de nouvelles libertés, particulièrement en ce qui concerne les femmes. Trois femmes interrogées nous ont parlé de leur autonomie aujourd’hui. Ces acquis qu’elles tiennent à conserver, elles les perdraient en cas de retour : « si je retournais, j’aurais d’énormes difficultés d’adaptation, on me regarderait et on me jugerait parce que j’ai trop changée (…) Je ne pourrai pas m’habituer la mentalité de mon village »(12), ou bien : « Ici je travaille, je gagne ma vie pour moi et mes enfants, au pays, c’est la famille qui déciderait tout »(13), ou encore ce sentiment de culpabilité dont nous avons parlé, mais au second degré, celui qui cumule l’angoisse d’être parti et celle de revenir: « A plusieurs reprises, je me suis dit, « je vais revenir ! », mais je n’ai pas pu, celui qui part est toujours coupable de quelque chose »(14)

Pour certains le retour est totalement exclu. Arrivée en France comme réfugiée politique et malgré les changements survenus dans son pays, une femme hongroise nous déclare : « Je ne peux vivre en Hongrie, il y a trop de mauvais souvenirs ».

QUESTIONS SUR LES ROLES REELS OU POSSIBLE DES TRAVAILLEURS SOCIAUX DANS LE CHAMP DE L’IMMIGRATION

Le travail social a-t-il aujourd’hui les moyens d’intervenir dans le champ de l’immigration ? (suppression du travail social dans les foyers en 1982, position un peu extérieure du SSAE par rapport au terrain, etc.). En outre, certaines communautés ont eux-mêmes leurs systèmes de régulation et d’entraide (Africains, Asiatiques) et, de ce fait, contact et dialogue ne sont pas immédiatement réalisables. A cela s’ajoute une méfiance à l’égard des travailleurs sociaux parfois perçus comme agents de contrôle.

Cette représentation est souvent due la position institutionnelle des TS (agents de l’État), mais également au fait que les travailleurs sociaux proposent le retour comme la seule solution possible en raison d’une situation qu’ils jugent peu tolérable pour l’immigré lui-même et peut-être aussi pour eux…(pas d’emploi, logement précaire, accumulation des handicaps, rejet par la population etc.). Ils ignorent -en voulant seulement être opérationnels et « rendre service »- qu’un retour serait peut-être encore plus douloureux pour l’intéressé. Mais il faut surtout souligner que leur institution ne leur donne pas les moyens d’accompagner d’éventuels retours de façon cohérente et sensée.

Dans ces conditions la question se pose aussi de savoir comment se positionnent à l’égard de la répression policière. C’est le problème des TS devant les sans-papiers ou d’autres situations mal définies où il existe un vide juridique. Peuvent-ils, doivent-il aller jusqu’à l’illégalité pour être à même de proposer des solutions acceptables ? (15)

Il semble en tout cas manifeste que l’action sociale doive développer son effort pour qu’un sens puisse être retrouvé ; cela consiste, ici, à permettre aux immigrés de construire une identité nouvelle et de se faire reconnaître dans cet effort, ce qui correspond, d’ailleurs, à une définition récente et officielle de l’intégration (16) Pour cela, un travail réel sur les projets personnels ou collectifs des usagers nous semble nécessaire (17).

Il n’y a, en effet, véritablement de retour que comme projet construit avec accompagnement social, ce qui ne peut effectivement se réaliser que dans un développement à l’échelle locale en France (quartier, immeuble, foyer) et dans la société d’origine (quartier, village). Il s’agit de suivre, en appui personnalisé, la réinsertion économique et sociale de la personne ou du groupe (18) ; à ce titre, on pourrait avancer que l’action sociale doit de plus en plus quitter le Centre ou le bureau pour se porter sur le terrain.

C’est de ce type de retour dont il faut parler plus précisément et à la réalisation duquel il faut investir davantage, quitte à mener des campagnes de sensibilisation et alerter les autorités publiques sur l’intérêt (social, mais aussi économique) d’une telle opération. Le retour éventuel d’immigrés ne peut être conçu et décidé que par eux comme projet, ce qui implique qu’il se constitue au sein d’un réseau de partenaires (dont les travailleurs sociaux). C’est en ce sens qu’il peut être dit fiable et faisable et que l’action sociale peut se montrer, à travers lui, efficace

Un retour qui a un « sens » puisqu’en créant de nouvelles structures, il change les données du problème. Ce qui démontre qu’il n’y a de retour possible que si l’intégration est réalisée au préalable. Si on est sans repère, en recherche d’identité, sans lien, non seulement on ne peut concevoir et produire un projet cohérent, mais on risque fort, en outre, d’échouer dans sa réintégration au pays et de se retrouver perdu ; dans un espace hors du social. Le retour n’est jamais un moyen de régler une situation impossible, il est une fin, il doit donc avoir un sens.

Cette problématique de l’immigration interroge, comme révélateur (19), la profession elle-même, ses pratiques à l’égard des immigrés comme dans d’autres secteurs de la vie sociale. Conduire l’intégration c’est créer du lien social ; sur ce terrain, un défi est lancé aujourd’hui aux travailleurs sociaux, leur responsabilité devant l’usager est engagée, leur professionnalité est en jeu.

Tecla CAPECCHI Béatrice CHAILLOUX, Assistantes sociales
Jean-Luc DUMONT, sociologue

  1. De 1975 à 1982, le taux de chômage des étrangers passe de 4,6 à 14% alors que celui du chômage national varie de 3,2 à 8,7% (source : INSEE).
  2. L’exemple algérien est significatif pour montrer que les réductions d’emplois sont sélectivement opérées, non seulement par secteurs, mais surtout selon l’origine culturelle et la nationalité du migrant : le recensement de 82 indique que, depuis 1975, la population algérienne en France s’est accrue de 1%, tandis que, dans le même temps, le nombre des actifs ayant un emploi régresse de 19%. Par contre, la population portugaise baisse de 1,2% avec une augmentation de 2% des actifs ayant un emploi.
  3. Consistant, par exemple, à remplacer « les Arabes » par les « Maghrébins » ; le premier terme apparaissant comme une violence (le peuple ainsi désigné étant souvent confondu avec une « race »). Mais le second terme ne constitue-t-il pas lui aussi une violence puisque, sous un semblant de neutralité et de pudeur, il refuse à des hommes toute appartenance à une communauté nationale ?
  4. A. Sayad : Les usages sociaux de la culture des immigrés, Paris, CIEMM, 1978, p.2.
  5. « Quand j’ai compris qu’en ayant choisi de venir ici, je m’étais laissé prendre à un piège, j’ai commencé à mordre mes doigts jusqu’à l’os, à serrer mes poings dans mes poches et parfois en les ouvrant il y avait des traces d’ongles sur mes paumes ; à ronger ma chair, à sucer mon sang, à perdre des kilos ; à ne souhaiter plus rien, ne vouloir plus rien. Salive ou grain de sel, c’est la même chose. Plus aucun sentiment, plus rien , plus rien. Un corps, une tête, en résonance, en vibrations, des douleurs, souffrances sans but. » Bouziane Zaid : « Ici ou là-bas », in : L’immigration maghrébine en France, Les temps modernes, n° 452-453-454, mars-avril-mai, 1984,p. 1793.
  6. A. Sayad : Qu’est-ce qu’un immigré ? Peuples méditerranéens, n°7, avril-juin 1979, pp. 3-4.
  7. H. Le Masne : Le retour des immigrés algériens, O.P.U., CIEM, Alger-Paris, 1982.
  8. Espagnole, 45 ans, mariée, sans profession.
  9. Espoir souvent déçu du fait de la marginalisation de ces enfants à l’école (et de l’échec qui s’ensuit fréquemment) et plus encore, du fossé que l’école creuse entre parents et enfants.
  10. Hongroise, 56 ans, mariée, sans profession.
  11. « Lorsqu’on a commencé il faut toujours lutter jusqu’à notre dernier jour de vie, parce que tous ces projet qu’on avait mis en place, moi je vois pas le retour aujourd’hui. On a un centre de santé grâce à nous, les ressortissants, on a une banque céréales ,on a un magasin coopératif, on a des forages qui font vivre le village et tout ça est pris en charge par les ressortissants et nous, les ressortissants, on s’est bien mis dans notre tête qu’il faut toujours continuer et avoir des solutions qui pourront soutenir les projets. On ne désire pas retourner avant de trouver les solutions qui peuvent soutenir les projets commencés là-bas, sinon tout ça sera zéro, c’est comme si on foutait tout en l’air. Alors, nous, notre idée c’est de développer le village pour une continuité pour nos enfants pour qu’eux, peut-être ils restent sur place et vivre là-bas au lieu d’aller faire l’émigration comme nous. Mais pour nous, le retour, on sait bien si on retourne tout ça se cassera la gueule. Pour le moment, on voit pas le retour, pour être rassuré, il faudra qu’on continue à tirer la ceinture ici.(Malien, 40 ans, responsable d’une association de développement villageois).
  12. Portugaise, 30 ans, mariée, gardienne d’immeuble.
  13. Malienne, 25 ans, divorcée, femme de ménage.
  14. D’origine italienne, 41 ans, mariée, Assistante sociale.
  15. Nous renvoyons sur ce point le lecteur à notre article intitulé Histoires ‘de vies, mémoire du social, PEPS, n°38 et à la question que nous posons (p. 6) sur la marginalité des TS, en référence à l’ouvrage de V. GUIENNE, Le travail social piégé ? L’Harmattan, 1990
  16. Définition adoptée par le Haut conseil à l’intégration, La Documentation française, 1991. citée in J.L. Dumont et D. Curbelo « Travail social en interface » PEPS n°39, avril-juin 1992, pp.37-41
  17. Cf, dans ce numéro les articles sur l’expérience du foyer d’Alfortville.
  18. Ce qui impliquerait une formation à l’émergence des projets et la constitution d’équipes pour effectuer des missions dans le pays d’origine
  19. Le « problème de l’immigration » n’est pas le seul sur lequel on pourrait interpeller les TS ; d’autres catégories d’usagers requièrent une attention particulière, aujourd’hui où les questions du chômage, de la marginalité, de la délinquance, etc. doivent être abordées autrement que bureaucratiquement ou policièrement. Ici le travail (de développement) social peut avoir un rôle considérable à jouer.

No 39 – Sommaire / Edito

Sommaire

Dossier

  • Avant propos

MEMOIRE

  • Les apports successifs de l’immigration, de l’ethnie à la nation par Raymond CURIE
  • De la savane à la ville, les migrations en Afrique, par Jorge de la BARRE
  • Rapports de domination, des anciennes galères aux nouveaux galériens, par Hugues BAZIN

REGARD

  • Lettre Persane par Mchdi FARZAD
  • Arrêt sur image, immigration et racisme dans le cinéma par Guy JOUANNET
  • La communauté Zaïroise, une particularité par Damien MABIALA

PRATIQUE

  • Travail social en interface, projets des associations villageoises africaines en France par Daniel CURBELO
  • Rencontre avec des enfants Kurdes, Culture de résistance et action collective par Sylvie FEVRIER
  • Les couleurs de l’Ecole, accompagnement social et scolaire d’un groupe d’enfants par Cheikh Oumar BA et Jean,Marc OISEL

Rubrique

ACTUALITE SOCIALE

  • Los Angeles, la rue rend la justice par Damien MABIALA
  • Un toit, un droit !, expulsion de familles africaines par Jorge de la BARRE

TRAVAIL SOCIAL A L’ETRANGER

  • Récit de voyage au Brésil par Michel TALEGHAN

DEVELOPPEMENT URBAIN

  • Prenons en acte, Forum Les Cultures de la Rue
  • Intelligences de banlieues, un collectif associatif par Mustapha BOUDJEMAÏ

RELATION EDUCATIVE

  • Espoirs et limites des Etats Généraux des Educateurs par Jean Pierre VIVIER

ACTION SOCIALE

  • De la crise, dans le travail social par Jean Jacques DELUCHEY

Edito

« Immigration », dans quel sens ?

Encore un dossier sur l’immigration st-il question de se livrer à un exercice
intellectuel, d’élaborer un discours, après tant d’autres, sur un «sujet intéressant» souvent exploité par les médias, ou bien s’agit-il de produire des outils. susciter des actions afin de transformer une situation impossible?
A quoi sert, en effet, de parler des gens si, en même temps, on leur refuse le droit de cité à Paris, Vincennes, et en d’autres lieux où les étrangers originaires d’Afrique, en particulier, n’ont pas leur place ? Il en est d’ailleurs du logement comme de l’école, de l’emploi, de la citoyenneté…
Et comment aussi ressaisir l’immigration dans ses différentes figures ? Ce terme a tous les sens que le pouvoir trouve avantageux de lui donner (étrangers, résidents en foyers, sans papiers…). là où des enjeux économiques ou politiques sont présents. «L’immigré» n’est alors qu’un mot et un prétexte. Mais un peuple n’est-il pas le produit de mouvements successifs de populations venant d’ailleurs ? Sa culture ne représente-t-elle pas. pour l’essentiel, une mémoire qu’il a construite. façonnée peu à peu ? En parlant d’immigrés, nous prenons nos distances par rapport à un groupe d’hommes et de femmes qui nous ressemblent, comme si nous avions un peu honte d’une part de nous-mêmes. Il faut pourtant en convenir : nous sommes tous des immigrés…
On associe souvent immigration à une nécessaire intégration, mais là encore la question du sens se pose. Si l’on entend par intégrer, rendre conforme à un modèle assimilateur, c’est une imposition idéologique, une violence faite à des personnes. Si, à l’inverse, intégration signifie que des étrangers ont des projets sur une terre d’accueil comme ils en ont également chez eux et que ces projets peuvent être reconnus comme porteurs de valeurs novatrices, alors l’intégration est synonyme d’alternative, échange et changement en ce qu’elle relève d’une logique d’action créatrice.
La présence des «immigrés» fait peur. Cependant, car elle nous renvoie à nous-mêmes, à notre mémoire de colonisateurs, voire d’esclavagistes. Elle, ébranle nos certitudes. Un débat s’impose sur cette question et sur d’autres interrogations. notamment celle relative au travail social dans le champ de l’immigration : quelles sont les attitudes et les pratiques des T.S. ? Nous espérons que ce débat ait lieu à PEPS pour définir le contenu du dernier dossier sur ce thème, en octobre 1992.
Il faut penser les immigrés autrement et, pour cela en parler, mieux : leur donner la parole.
Alors ils seront peut-être perçus et nommés autrement ou. tout simplement. on ne les nommera plus. Parler de l’immigration pour ne plus avoir à en parler, voilà l’idéal !

Jean Luc Dumont