Comment les services sociaux construisent-ils les catégories qui définissent et désignent les populations étrangères auprès de qui ils interviennent ?
Avant de tenter d’apporter des éléments de réponse à cette question, deux remarques préalables s’imposent :
- A l’heure où les travailleurs sociaux interrogent leurs pratiques (quelles interventions pour favoriser l’intégration ?[1]), n’est-il pas fondamental de s’interroger sur les représentations que les intervenants sociaux ont des publics diversement appelés « étrangers- immigrés migrants-clandestins ou … beurs » ?
- Il apparait d’ailleurs que derrière l’image perçue de l’étranger du point de vue de l’emploi (le travailleur immigré), du point de vue du statut juridique (le résident, le clandestin) de la nationalité ou de la perception de son appartenance culturelle, (le jeune « entre deux cultures »), c’est plus profondément le rapport que la société française entretient avec l’immigration en général qui détermine la nature des vocables utilisés pour parler de ces populations.[2]
La manière dont les travailleurs sociaux nomment et caractérisent ces publics sera ici abordée à travers l’étude des modes de désignation des populations que le S S A E[3] utilise dans quelques documents écrits. (Ce n’est donc que dans cette perspective qu’il faut prendre en compte ce type de construction de catégories).
Ainsi, nous tenterons de repérer comment une classification s’effectue parmi les populations qui font l’objet des interventions du service, depuis l’après-guerre, jusqu’à une période plus récente.
Pour aller au-delà d’une description, qui montrerait l’évolution, ou les « allers-retours » dans les termes utilisés pour nommer et caractériser les « clients », en dehors du contexte socio-économique, politique et culturel qui contribue à la construction des catégories de « clientèle », nous articulerons à ce mode de classement quelques données précisant les conjonctures migratoires qui ont marqué l’histoire de l’immigration en France.
Le SSAE : Origine et champ d’activité
Afin de situer brièvement l’origine du SSAE, rappelons le caractère confessionnel à l’origine de la création de ce service : rassemblées en conférences, en 1914, les J.W.M.C.A. (Jeunesses chrétiennes), émettent le désir de répondre « à la situation dramatique vécue en Europe par les femmes et les enfants des émigrants »[4]
C’est donc dans un contexte de guerre et d’après-guerre (le service d’aide aux émigrants naîtra en 1926), de déplacements nombreux d’hommes et de familles, qu’est né ce service social. (L’association a le statut créé par la loi de 1901, et sera reconnue d’utilité publique en 1932).
A cette époque (1921-1945) le service développe une action en faveur des familles dispersées par la guerre et les événements politiques en Europe, une activité d’aide à la régularisation des étrangers selon la réglementation en vigueur, et montre un intérêt décisif aux migrations politiques (exemple : les polonais).
UN CRITERE DE CLASSEMENT
La nationalité et l’origine socio-politique des migrations
A la fin des années 1930, les étrangers lorsqu’ils sont singularisés le sont par leur nationalité et l’origine socio-politique des conditions qui les ont conduits à s’expatrier.
Si les étrangers en France en 1936 sont à 87% européens ce sont les Arméniens, Ies Américains du Nord, les Russes qui seront davantage mentionnés en 1933 dans les rapports d’activité du S S A E.
En 1937 et 1939, ce sont les Polonais, les migrants juifs, les réfugiés Espagnols qui seront le plus souvent cités. Ces derniers constitueront 8,08% des cas traités par le SSAE alors qu’ils forment 11,6 % des étrangers en France.
Les réfugiés de l’Est ; Tchéquoslovaques, Russes, Allemands, sont plus souvent évoqués par le SSAE, que les Italiens par exemple, qui pourtant représentent 32% des étrangers en 1936.
En fait les objectifs originels du S S A E conduisent celui-ci à connaître et à prendre en compte le contexte politique des pays des migrants et à y être sensibilisé. Ce sont donc les migrations à caractère politique qui seront perçues comme les « plus douloureuses » celle qui nécessitent un accueil particulier, voire privilégié et des actions spécifiques qui ne cesseront de se développer.
L’APPORT ECONOMIQUE DU TRAVAILLEUR ETRANGER
Au début des années 1950, le S S A E « comme par le passé » privilégie l’action sociale en faveur des réfugiés, et une nette distinction est réalisée : la clientèle du SSAE est partagée entre deux catégories : le travailleur étranger et le réfugié.
Le premier est caractérisé par l’appoint à la vie économique française. L’étranger, nommé aussi quelquefois : « immigré- immigrant » est donc considéré comme une main-d’œuvre ponctuelle en France : Il est un immigré « économique » venu en France pour des raisons économiques, trouver un emploi.
Le réfugié, a un statut différent : qui lui est conféré par la loi (statut de réfugié politique)[5] mais aussi par des caractéristiques soulignées par le SSAE.
Le réfugié a besoin d’être rattaché à une collectivité. Il a des difficultés matérielles importantes, que le S S A E explicite largement (logement-bas salaires, etc.) ; et surtout , il se retrouve dans l’impossibilité d’envisager un retour au pays d’origine.
Les nationalités les plus représentées dans la clientèle correspondent à celles qui existent alors en France : Italiens, Polonais, Allemands, Espagnols : parmi eux beaucoup de réfugiés.
A noter que les Espagnols constituant 16,4%de la population étrangère en France, représentent 36,68% de la clientèle du SSAE (groupe essentiellement composé à cette époque de réfugiés politiques).
Ils sont d’après le service social d’aide aux émigrants une population particulièrement en difficulté : « diminués physiquement ». Alors que les Italiens sont considérés comme plus « lucides, réalistes ».
La clientèle du service correspond alors, en termes de nationalité, à la population étrangère en France : Européenne à 72, 2% en 1954.
1956: PRESENCE DE « NOUVEAUX REFUGIES »
Après 1956, les appellations qui différencient le « migrant économique » du réfugié perdurent.
Des faits politiques tel que la nationalisation du Canal de SUEZ, les événements en Hongrie (1956) ont entraîné un flux de populations vers la France (12 000 réfugiés Hongrois-3000 expulsés d’Égypte).
A ces réfugiés, qu’évoque le S S A E s’ajoutent ceux qui arrivent du Maroc et de Tunisie, alors que le discours caractérisant les difficultés ou encore les capacités d’adaptation des uns ou des autres est fondé sur la nationalité :
- Les « Hongrois se sont mis courageusement au travail ».
- Les expulsés d’Égypte rencontreraient des problèmes plus aigus que les autres : déclassement professionnel, déracinement, entrainant une atteinte psychologique importante.
- Les Italiens « débrouillards », s’adaptent facilement en France.
Le service précise par ailleurs « les migrants économiques » sont aussi plus nombreux à venir en France. (La par des étrangers dans la population totale de la France entre 1946 et 1954, passera de 39 848 à 42 781 personnes).
L’association fait le constat que les réfugiés sont relativement mieux installés en France, que les migrants économiques. Ceci est expliqué par « leur désir de se fixer en France »[6]. Tout se passe comme si les réfugiés politiques du fait de leur « expatriation forcée » bénéficiait d’une meilleure « image ». On retrouve ici les principes fondateurs, et l’origine du SSAE : accueillir les populations contraintes à quitter leur pays du fait des guerres, etc.
ANNEES 60 : la nationalité comme principe de distinction
Après 1962, la distinction réfugié-migrant, existe toujours. Mais ces derniers sont l’objet de la plupart des commentaires portant sur les clients reçus par le service.
Ils deviennent une clientèle plus nombreuse. C’est par la nationalité ou le groupe d’âge, que sont distingués les migrants appelés, « travailleurs migrants, émigrants.[7]
Le continent d’origine sert à distinguer les populations et la nature de l’expatriation apparaissent : « les Africains », « les repliés d’Algérie » …, ces derniers formant une catégorie à part.
Plus précisément, certaines nationalités d’après l’association connaissent » plus de difficultés » que d’autres du fait d’un ensemble de caractéristiques qui leur sont propres : « les Africains sont inadaptés au travail en France »… En fait, la singularisation parla nationalité et par le continent d’origine est fondamentale pour le service. Celui-ci se défend d’établir une hiérarchie parmi la population étrangère : pourtant, il semble qu’il ait à l’égard d’une fraction de cette population une perception assez négative.
Ainsi en est-il des Yougoslaves « souvent clandestins »: « les yougoslaves sont instables, peu intéressés à améliorer leur techniques de travail. »[8]
IMMIGRATION NOUVELLE, IMMIGRATION ANCIENNE
Au delà des caractéristiques diverses attribuées à chaque nationalité, les immigrations « plus récentes » qui marquent les conjonctures migratoires dans les années 1960, considérées comme « nouvelles », font l’objet des remarques suivantes : « ce sont celles qui posent les plus grands problèmes d’adaptation » ; mais pour certaines nationalités, les « difficultés persisteront, alors que d’autres seront « rapidement assimilés », indique le S S A E.[9]
1974 : L’ÉTRANGER DEVIENT L’ÉMIGRÉ
Au début des années 70 , deux faits sont marquants :
Il est de moins en moins question de réfugié, lorsqu’est évoquée la population cliente du S SA E; d’ailleurs la part des étrangers originaires d’Europe (d’où provenaient beaucoup de réfugiés ) dans la totalité de la population étrangère , passe de 88,% en 1946 à 60, 7% en 1975 pour ne représenter que 47, 6% en 1982)
Les « migrants économiques », de 14 viennent les « émigrés. Les travailleurs émigrés, les familles émigrées ». Ce sont des vocables issus des mots migration-émigration qui sont le plus souvent utilisés pour désigner la population alors que le terme « étranger » apparait moins fréquemment dans les écrits du service.
Ce dernier permettait par le passé au SSAE de différencier parmi sa clientèle les réfugiés des « autres » . Or depuis le début des années 1960, et ce de manière continue, la part des réfugiés politiques s’est transformée pour ne devenir qu’une faible proportion de l’ensemble des personnes touchés par le service.
Alors que durant les années 1960 « les entrées de migrants font un bond quantitatif qui s’accompagne d’un renouveau des nationalités d’origine »[10], la part des étrangers en France, est définie par le service, à travers un mode de désignation qui indique qu’au-delà du fait que celle-ci soit de nationalité étrangère, cette population provient d’une « immigration ».
La perception de ces populations est signifiée à travers la place que celle-ci occupe dans un espace économique -« le travailleur émigré »[11].
En fait, moins que la nationalité, c’est l’augmentation de leur nombre parmi la clientèle du S S A E entre 1969 et 1974, qui parait être l’indicateur déterminant dans la manière dont l’association caractérise les « émigrés » auprès de qui elle intervient.
(Les statistiques indiquent une augmentation de la présence de la population étrangère en France en 1975 : 6,54% contre 5,28% en 1968).
D’ÉMIGRÉ A IMMIGRÉ
Durant la fin des années 1970 (de 1975 à 1978), c’est en parti à travers le terme « immigré », que seront nommées les populations étrangères.
Correspondant à l’évolution de la structure familiale des étrangers en France (« la part des étrangers de moins de 25 ans dans la population française est passée de 6,6% en 1975 à 7,5% en 1992 et l’accroissement du nombre des familles dans un contexte de crise a ravivé les polémiques sur la cohabitation inter-ethnique et sur le fameux » seuil de tolérance[12]« ), le S S A E évoquera de manière significative la « présence parmi sa clientèle d’une « deuxième génération ».
Ces quelques repères permettent de comprendre que les appellations qui définissent « la clientèle formée par les étrangers » sont au moins en partie déterminées par la nature même des conjonctures migratoires. Nul doute que la nature de la législation qui réglemente le droit au séjour et au travail des étrangers, participe à la construction de ces catégories (qui parle encore de travailleur immigré quelques années après la suspension de l’immigration en 1974 et à notre époque où chacun clame haut et fort que la France ne peut plus accueillir de nouveaux « immigrés »?), mais ceci est une autre histoire …
Faiza MAHJOUB GUELAMINE, Formatrice à l’IRTS de Montrouge
[1] Voir « Femme immigrée, d’une rive à l’autre », in PEPS n° 40 juill/ sept 1992.
[2] Voir l’article de F. GASPARD : « Assimiler.,.;’ in HOMMES ET MIGRATION, mai 1992,
[3] Le Service Social d’Aide aux Emigrants.
[4] HACKETTE A. M., « le SSAE », in droit social n°1 janvier 1977.
[5] Statut défini par l’article 1 de la convention de Genève 28/7/51.
[6] Il faut signaler l’existence de la Charte des réfugiés signée en 1954, développant l’attribution d’aides légales, de pension pour les « vieillards réfugiés ».
[7] Le terme « migrant » invoque la durée du séjour des étrangers, qui sont considérés en France pour « un temps ». Le participe présent utilisé illustre ce que A. SAVED appelle » l’illusion d’une présence nécessairement provisoire … », in « l’immigration ou les paradoxes de l’altérité », éditions universitaires DEBOECK université, 1991.
[8] Il peut être significatif de relever la nature du discours qui caractérise les étrangers qui n’obtiennent pas, ou moins facilement que d’autres, un titre de séjour. L’image des « clandestins », dans les propos que tiennent le pouvoir politiques, les médias, induit forcement des connotations négatives.
[9] On retrouve ici les références au classement établi par la thèse de MAUCO, reprise par les pouvoirs publics en 1938, classant les étrangers à travers une perception qui vise à définir « apriori » des catégories assimilables et d’autres inassimilables : voir l’ouvrage de P. WEIL La France et ses étrangers, coll, CALMAN-LEVY, édition FONDATION ST SIMON 1991.
[10] Voir l’ouvrage de TRIPIER, M., L’immigration dans la classe ouvrière en France, Coll. CIEMI L’HARMATTAN, 1990.
[11] Voir ici l’introduction de l’ouvrage d’A. SAVED, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, p.18. (….) Cette présence est totalement justiciable de la raison ou de l’alibi qui est à son principe et qui est ici le travail, auquel elle est ou devrait être, en bonne logique, totalement subordonnée.
[12] Voir Maryse TRIPIER, Les immigrés dans la classe …, op. cit