No 41 – L’Allemagne, politique et travailleur social

Kamila Benayada et Rémi Hess sont anthropologues. Ils ont passés beaucoup de temps ces dernières années en « terre germanique ». En septembre dernier, notamment, ils ont été choisis par le CNRS pour bénéficier d’une bourse de la Fondation Robert Bosch qui leur a permis de rencontrer durant un mois des équipes de chercheurs en Sciences Humaines d’universités ou de laboratoires allemands. Ils nous proposent ici une réflexion sur le nouveau contexte social qu’entraine la réunification allemande.

Rémi Hess : Depuis juin 1991, j’ai découvert l’Allemagne de l’est. Auparavant, je travaillais exclusivement avec l’Ouest dans le cadre de l’Office franco-allemand pour la jeunesse où j’avais développé des recherches sur de nombreux thèmes. J’avoue que la semaine que j’ai passée en juin1991 dans la région de Berlin avec des responsables de mouvements de jeunesse et des travailleurs sociaux de l’ex-RDA m’a décidé à apprendre l’Allemand et à m’investir sur ce terrain. Pourquoi ? Parce que j’ai eu l’impression que la réunification se faisait de telle manière qu’elle allait entraîner des problèmes inouïs aux niveaux économique, social et humain qui auraient, à long terme, des conséquences pour toute l’Europe.

Kamila Benayada : L’intégration économique n’était pas évidente. Les deux économies n’avaient jamais été conçues comme complémentaires. L’Est travaillait pour l’URSS, le Comecon. Avec des logiques qui étaient propres à cet ensemble. L’Ouest n’avait pratiquement besoin de rien dans l’industrie lourde est-allemande qui était en perte de vitesse et de toute manière totalement décalée au niveau de la productivité industrielle tant au niveau quantitatif que qualitatif. C’est l’opposition entre l’image de la Mercedes et de la Trabant. C’est sur le plan agricole qu’existaient les échanges. C’est sur ce terrain que l’intégration est la plus facile même si les méthodes de production sont vraiment différentes…

Rémi : Cette opposition économique pouvait donner lieu à plusieurs scénarios d’intégration. Celui qui a été choisi a été le plus dur pour l’Est. L’Ouest est parti de l’idée qu’il fallait dissoudre tout le système institutionnel de l’est. C’est la première fois dans l’Histoire de l’humanité qu’un pays vote son auto-dissolution au sens où toutes les institutions antérieures disparaissent et sont remplacées par d’autres venant d’ailleurs. Cela a pu arriver suite à une défaite guerrière, mais une telle auto-négation n’est jamais survenue en temps de paix.

Kamila : C’est tout le système de référence que l’on a dans la tête, la transversalité, qui doit se dissoudre, qui devient obsolète, pour des générations entières…

C’est une expérience humaine incroyable. Mais on peut se demander si ce mouvement n’avait pas déjà été vécu au moment de l’instauration du communisme qui avait rapidement rendu obsolète toutes les valeurs et les visions du monde antérieures.

Rémi : Oui, tu as raison. D’ailleurs les questions concrètes de la propriété foncière analysent bien cette question. Car encore avant en 1933, ils avaient déjà été obligés de changer de vision du monde. Une maison appartenant à une famille juive en 1930 qui en avait été expulsée en 1933, réquisitionnée en 1950 par les communistes, à qui appartient-elle aujourd’hui ? Voilà le type de questions que les gens se posent concrètement à Leipzig par exemple où tout est bloqué parce que l’on ne peut pas faire des travaux dans un endroit dont on ignore qui est propriétaire !

Kamila : Les changements, les passages du nazisme, au communisme, à la démocratie occidentale… représentent une faiblesse au niveau de la structure identitaire. Mais en même temps, on peut se demander si l’identité allemande n’est pas justement dans cette liquidation régulière des systèmes de valeurs et leur remplacement intégral par un autre système.

Rémi : Oui. Mais en même temps, à chaque fois cela passe par la liquidation sociale d’une ou deux générations.

Te souviens-tu que l’on a entendu un professeur allemand affirmer qu’il fallait accepter que tous les allemands de l’Est de plus de vingt-cinq ans étaient foutus, qu’il n’y avait rien à en tirer, qu’il fallait leur concevoir un statut d’assistés, qu’ils sont totalement irrécupérables ?

Kamila : Oui. L’ironie est que ce sont les allemands de l’Est qui ont choisi la dissolution de leur État et qui font les frais de ce choix. Quand il s’agissait de choix individuels avant la chute du mur, l’économie ouest allemande était capable de les intégrer immédiatement dans la division sociale du travail. On ne se posait absolument pas la question de savoir s’ils avaient été déformés par une éducation marxiste.

Rémi : On touche là la liaison entre politique et travail social. Il n’y aura jamais assez de travailleurs sociaux pour intervenir sur ces populations socialement disqualifiées. Personnellement, c’est là que je vois la place de la France et des français. Personnellement, je n’avais pas d’amis est-allemands. Mais depuis la chute du mur, j’en ai. Je les ai découverts comme des gens « normaux ».

Pour moi, mon amitié pour les allemands de l’Ouest n’est pas niée par le fait que je rencontre des gens de l’Est. Sur le plan professionnel, les sociologues de la jeunesse, des bandes, des banlieues m’apparaissent comme ayant fait des études qui sont toujours intéressantes. Les travailleurs sociaux qui s’occupaient des loubards est-allemands sont aussi compétents pour intervenir qu’avant la chute du mur.

Ils sont aussi opérationnels qu’un travailleurs social français. Du coup, je me demande si le déblocage ne pourrait pas venir de France. Par exemple, on manque d’instituteurs pour enseigner l’Allemand en primaire. Pourquoi ne pas recruter tous les instits Est-Allemands licenciés sur critères plus ou moins politiques ? Nous, on se moque qu’un instituteur soit communiste ou non. Le marxisme a pris un tel coup dans l’aile qu’il ne représente pas un danger pour les valeurs de l’Ouest. Mais dans la tradition allemande, celui qui a perdu doit payer. Je trouve tout cela rétro, très dix-neuvième.

Kamila : Il y a des tas de trucs dans ce que tu dis. L’idée que c’est la France, les français qui collectivement pourraient exercer la fonction d’aide, de travailleur social collectif vis-à-vis des l’Allemagne et des Allemands est marrante. C’est une façon de déplacer sur le macrosocial des pratiques interindividuelles qui n’est pas courante. La France a une très bonne image en Allemagne de l’Ouest parce qu’elle a permis à l’Allemagne de retrouver dans la société internationale une place honorable, mais l’intervention dans les affaires allemandes serait très mal vécue.

Rémi : Oui, mais le type d’intervention que je préconise serait plutôt celle du socianalyste qui n’intervient qu’à la demande. Pour résoudre des problèmes concrets, précis qui se posent sur le terrain. Si le Ministère de l’éducation recrute 1500 instits de l’Est, il n’intervient pas dans les affaires allemandes. Il joue seulement sur les nouvelles possibilités de l’ouverture des frontières européennes et de la libre circulation des travailleurs. En plus il supprime 1500 chômeurs dans les statistiques allemandes.

Kamila : Oui, mais le choix est ciblé. Dans ce cas, il y a politisation du choix. En choisissant des Est-Allemands, le gouvernement français montrerait qu’il est contre la politique de marginalisation du gouvernement de Bonn et ce choix ciblé serait dans les faits une intervention dans les affaires allemandes. Cette initiative ne résoudrait pas la question de l’intégration sur place des allemands de l’Est dans la nouvelle Allemagne. C’est la priorité pour eux. Ils ne se préoccupent pas vraiment de l’Europe. Ils veulent d’abord être Allemands.

Rémi : D’accord. Mais en même temps, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Je suis sur que l’on trouverait des gens qui feraient le voyage, même provisoire, histoire de se refaire une virginité politique qui leur permettrait ensuite de revenir en Allemagne en ayant une dimension personnelle internationale qui ne serait pas inintéressante pour la construction européenne.

Kamila: Il faudrait une banalisation de l’Allemagne de l’Est qui pourrait se faire par des échanges entre les lander de l’Est et la France. Mais là il faudrait aussi que se mouvement soit relayer par d’autres pays que la France.

Rémi : Oui. Cela me semble extrêmement important de concevoir le social sur le plan d’une politique européenne. Car je suis persuadé que le type de proposition que je fais serait accepté par Bonn qui doit bien prendre conscience, après deux ans d’expérimentation, des problèmes que pose la marginalisation de 10 ou 12 millions d’habitants. La crise politique qui est latente du fait que la virulence des groupes d’extrême droite à l’Est ennuie autant le droite que la gauche ouest allemande. Il faut donner à Bonn des idées pour sortir de cette impasse, ne serait-ce qu’au niveau des informations télévisées. A la télé, on ne parle plus que des demandeurs d’asile et des mouvements qui leur sont hostiles. Ce n’est pas enthousiasmant pour aller de (.’avant.

Kamila : Oui. Que veux-tu dire par enthousiasmant ? Enthousiasmant pour qui ? Pour les allemands de l’Est, se faire montrer du doigt comme néo-nazis, c’est plus que gênants, mais cela fait partie de la politique ouest allemande qui veut affirmer son appartenance à la démocratie et qui rejette toutes les survivances de nazisme dans les esprits ou les pratiques sociales. La dénazification est dans la Grundgesetz (loi fondamentale, la constitution). Pour les allemands de l’Ouest, c’est important d’en parler, mais cela devient un peu lourd. Cela prend la forme du déni. Les néo-nazis que l’on montre sont toujours de l’Est comme si l’on voulait montrer l’échec du communisme à éliminer ce type de « pathologie sociale ». D’une part montrer l’échec du communisme et d’autre part cela peut servir comme justification de la marginalisation sociale des Allemands de l’Est alors qu’en fait c’est tout ce discours, cette idéologie qui induit les révoltes.

Rémi : En tant que Français, habitant Paris ou la province, on peut trouver tout cela bien lointain. En fait, c’est à nos portes. L’Europe se fait. On a beau avoir une petite partie de la France qui se cache les yeux à propos de l’Europe, l’intégration européenne est en cours et les problèmes allemands sont nos problèmes. Ne pas s’y intéresser, c’est passer à côté de la chance de pouvoir être actif dans un processus qui aura des conséquences à long terme pour tout le monde.

Kamila : Oui. Il y a aussi cette question de l’intégration des Allemands de l’Est qui ont un statut de population immigrée. Leur statut nous concerne. Ce qui est intéressant chez les Allemands de l’Est, c’est que bien qu’ils apparaissent à ceux de l’Ouest comme moins intégrables que les Turcs, ils sont, pour nous tout de même allemands.

Rémi : Pour un Français qui s’intéresse à l’Allemagne, on ne voit que le fait qu’ils parlent allemand, qu’ils connaissent Goethe, qu’ils écoutent du Beethoven, qu’ils jouent du piano ou s’intègrent dans n’importe quel chœur sans problème…c’est-à-dire qu’ils sont porteurs, comme groupe, des vieilles valeurs « bourgeoises » allemandes, bien plus que ceux de l’Ouest qui sont passés à l’américanisme du fait de la destruction de leurs villes, par exemple. Rien qu’au niveau architectural, l’Est a gardé des villes et des villages avec des maisons du Moyen-Âge. C’est un patrimoine allemand, européen qui ne peut pas être nié. A la limite, pour un français les gens de l’Est sont plus allemands que ceux de l’Ouest qui sont entrés dans une culture internationaliste (ils parlent anglais à l’Ouest alors qu’à l’Est ils étaient obligés de parler Russe. Cela leur a évité d’être contaminés parla culture de l’Hamburger). Tout cela doit être pensé. C’est la complexité du réel. En tant qu’observateurs extérieurs, nous sommes bien placés pour voir des choses qu’ils ne voient pas eux, trop près qu’ils sont des choses, des conflits, des clivages idéologiques qu’ils jugent comme centraux alors que du point de vue de l’historicité ce n’est pas grand chose…

Kamila : Ce que tu racontes concerne le Français informé, pas le Français moyen. A mon avis, le « Français moyen » voit plutôt l’Allemand de l’Est comme un sportif dopé que comme un artiste romantique. Mais sur le fond je suis d’accord avec toi que les Allemands de l’Est représentent une réserve de sens pour la culture allemande qui n’est pas près de s’épuiser. Leur souffrance ne va d’ailleurs que renforcer cette tendance à retourner aux racines de leur Culture. Faute d’avenir, ils vont réinvestir le passé, la culture. Les néo-nazis le font, mais dans leur quête régressive-progressive, ils ne vont pas suffisamment loin.

Kamila Benayada et Remi Hess

No 41 – Travail social et prévention à Rimini (Italie)

L’équipe d’intervention de Rimini a pris contact avec PEPS pour proposer des échanges d’expériences. Elle a adressé à PEPS un texte dans lequel elle présente ses activités de prévention et d’enseignement.
Rimini est une ville de la région Emilia Romagna. Le territoire dans lequel nous intervenons compte environ 250 000 habitants.
L’économie est fondée essentiellement sur l’industrie touristique qui, en été, transforme la ville en une métropole d’environ un million d’habitants.
Le chiffre actuel de toxicodépendants à l’ héroïne est estimé autour de 3000.
Au début des années 1980, dans la ville de Rimini, étant considérée comme « Ille heureuse », on pensait que la crise économique et sociale du pays ne se reflétait pas dans la communauté locale et que les drogués n’existaient pas, chez nous mais seulement dans d’autres sites plus dégradés.
Il a été nécessaire de produire un changement dans le sens commun pour rompre ce stéréotype et faire émerger à la conscience une réalité refoulée.
Notre équipe a travaillé pour créer une mobilisation dans la ville. Il y eut des assemblées qui se sont tenues dans les quartiers et les écoles.
Dans ces assemblées, il est apparu évident :

  • qu’il existait des toxicomanes à Rimini ;
  • qu’on ne résoudrait pas le problème en les mettant en prison ;
  • qu’il fallait lutter contre la Mafia du grand trafic ;
  • qu’il fallait multiplier les possibilités thérapeutiques.

Le 22 novembre 1980, il y eut une grande manifestation urbaine d’environ 5000 personnes sur cette plateforme.
Cela a été le point de départ sur lequel nous avons articulé un processus thérapeutique qui se base sur un ambulatoire, un centre de jour et une communauté thérapeutique.
Ces activités sont gérées en collaboration avec la « coopérative Centofiori », née à la suite de la manifestation.
L’intervention de prévention a impliqué des « comités de quartiers » et la « formation des volontaires » qui se sont occupés des problèmes de l’adolescence.
Ensuite, nous avons activé un « projet adolescence » et « projet Rue », ce dernier en collaboration avec une institution qui s’occupe de la formation professionnelle des jeunes : L’ENAI P-Centre Zavatta.
Ces activités nécessitaient une formation de travailleurs sociaux qui comme nous l’avons constaté, pouvait intéresser un vaste ensemble d’utilisateurs d’idée plus vaste.
Pour cela, avec l’institut de psychologie sociale et analytique de Venise dirigé par le professeur A. BAULEO, nous avons fondé « l’école de Prévention » J. BLEGER.
Cette école entend fournir les éléments pour mener des interventions de prévention dans différents milieux et développer la capacité critique dans l’analyse des processus institutionnels.
Outre les cours biannuels, l’école organise des séminaires d’approfondissement. Cette année, les séminaires auront comme thème : « Prévention et Institution ».
Nous invitons au séminaire du 30 avril l’association PEPS à nous faire partager ses propres réflexions sur ce thème.

Dr. L. Montecchi ; (Directeur de l’école de prévention J. Bleger) ; Dr. S. Semprini (Responsable du service toxicodépendant USL 40) ; Dr. M. Ferrari (Responsable de prévention SERT USL 40) ; Ing. U. Rinaldi (Coordinateur didactique ENAIP-Centre Zavatta) ; M. W. MUSSoni (Président de coopérative Centofiori)