La branche espagnole de l’entreprise suédoise IKEA a mis en ligne le 10 décembre 2014 une vidéo publicitaire intitulée La otra carta (1) et se présentant comme une expérience conduite avec 10 familles. Durant cette expérience, il aurait été demandé aux enfants d’écrire deux lettres listant leurs souhaits pour Noël, l’une adressée au Père Noël, et l’autre à leurs parents respectifs.
I) De l’authenticité de l’ »expérience »
La publicité débute par les mots suivants: « Pourquoi persistons-nous à ne pas donner à nos enfants les cadeaux qu’ils souhaitent vraiment avoir pour Noël? ». Et on peut lire immédiatement après: « 10 familles. Une expérience ».
Le ton est donc donné dès le début: il ne s’agit pas là d’une publicité mais d’une expérience filmée. La question posée serait donc celle à laquelle auraient tenté de répondre les « chercheurs », et les dix familles seraient, elles, les sujets de l’expérience. Or, si l’on est d’emblée surpris par l’identité du « laboratoire de recherches » (IKEA), ainsi que par son activité de prédilection (commerce de détail dans le mobilier), on éprouve également quelque difficulté à tenir ce spot publicitaire pour une « expérience » digne de ce nom.
D’abord, les indications sur le protocole expérimental suivi sont maigres: hormis la participation de dix familles à l’expérience, et les questions de l’expérimentatrice aux enfants et parents, on ne sait pour ainsi dire rien. Comment l’expérience a-t-elle été préparée? Comment en a-ton choisi les sujets? Ont-ils été triés sur le volet, ou bien a-t-on choisi les dix premières familles volontaires? Qu’a-t-on dit en amont aux familles pour la leur présenter? Comment l’équipe expérimentale s’est-elle assurée que les enfants ne s’influencent pas entre eux (puisque nous les voyons assis deux par deux côte-à-côte dans la vidéo)? Nous pouvons nous en tenir là, mais la liste est longue des informations que nous aurions aimé avoir et qui ne sont pas divulguées. Et rien ne porte à croire dans ce que nous voyons dans la vidéo qu’un protocole expérimental quel qu’il soit fut respecté lors du tournage.
II) De l’interprétation des « résultats »
Nous pourrions penser qu’il importe peu que l’ »expérience » en soit bien une ou pas, autrement dit qu’il s’agisse d’un documentaire ou bien d’une fiction, dès lors que le message porté par la vidéo est considéré comme un message positif.C’est là qu’il convient de se demander ce que nous enseigne -ou tente de nous enseigner- ce spot publicitaire.
On découvre donc des enfants qui semblent n’être ni matures ni adultes ni responsables puisque non contents de croire au Père Noël, ils croient en leurs parents dans la mesure où ils préfèrent leur envoyer une lettre à eux plutôt qu’au Père Noël alors que cette dernière aurait à la limite davantage de chances d’aboutir.
En effet, combien d’années cela fait-il que ces parents consacrent à leur travail et à leurs achats le temps qu’ils pourraient consacrer à leurs enfants? Avaient-ils vraiment besoin de tourner dans un spot publicitaire d’IKEA pour le réaliser? Est-il vraisemblable qu’ils renoncent à leur mode de vie productiviste et consumériste lorsqu’à la lumière de ce qu’ils ont « appris », la première chose qu’ils font est de signer un document de droit à l’image pour qu’une entreprise capitaliste puisse utiliser la leur pour redorer la sienne afin, cela va sans dire, de vendre davantage de marchandises?
A la lumière de ces résultats, qu’avons-nous appris?
6- Que les parents soient émus par les mots de leurs enfants montre qu’ils y sont attachés, ce qui ne semble que modérément surprenant. Cela pourrait aussi traduire un sentiment de honte quant à leurs choix passés, lequel apparaîtrait comme justifié au vu des enjeux, à savoir le sacrifice de ses propres enfants pour de l’argent, et la substitution à une présence personnelle effective une présence par le biais de biens de consommation interposés.
Au terme de l’étude de ces conclusions expérimentales, il faut bien reconnaître que nous n’apprenons pour ainsi dire rien. Nous n’avions en effet pas attendu IKEA pour constater que nous vivons dans une société travailliste, productiviste, et consumériste, où la production et la consommation de marchandises tiennent une place centrale, où le temps nous est confisqué par le capital, et où les enfants, parmi beaucoup d’autres, en font les frais.
III) De l’identité du « laboratoire de recherches »
A ce stade, il est intéressant de s’interroger sur l’identité véritable du « laboratoire de recherches »: qui est donc cet IKEA qui nous fait la leçon en croyant nous apprendre en 2014 des choses si communément admises?
Dans ses 345 magasins répartis dans 42 pays, l’entreprise, qui emploie 139 000 personnes, a réalisé en 2014 un chiffre d’affaires de 28,7 milliards d’euros, et un bénéfice net de 3,3 milliards d’euros en 2013 (2). Son catalogue papier est édité à 212 millions d’exemplaires dans 29 langues, ce qui le place au rang de deuxième publication la plus lue au monde après la Bible (3)!
Il semble que, tout comme la »petite entreprise » que chantait Alain Bashung en 1994, IKEA « ne [connaîsse] pas la crise » (4)!
IKEA n’est donc en fait pas tout-à-fait un « laboratoire de recherches » mais plutôt une entreprise capitaliste, aussi riche qu’efficace, et dont la richesse se fonde sur l’exploitation du travail humain de ses 139 000 salariés, ainsi que sur la création de besoins chez les consommateurs pour les conduire à acheter à l’autre bout de la chaîne.
Ou disons du moins que si IKEA est un « laboratoire de recherches », il est spécialisé dans la recherche de profits plutôt que de vérités scientifiques.
Si les conditions de l’ »expérience » peuvent laisser le spectateur dubitatif, le message du spot publicitaire La otra carta d’IKEA paraît en revanche clair: il s’agit ni plus ni moins d’une invitation et incitation à moins consommer, et à passer davantage de temps avec ses proches -en l’occurrence, ses enfants-.
Au-delà de l’évident conflit d’intérêt entre le « laboratoire de recherche » et l’objet de sa « recherche », disons plutôt entre le pourvoyeur du message et le contenu de ce dernier, comment comprendre la stratégie d’IKEA? Quel sens cela a-t-il pour un temple de la consommation de se faire le chantre de l’anti-consommation?
IV) Du but poursuivi par les « expérimentateurs »
Après tout, si le but poursuivi est louable, que nous importe l’identité du « laboratoire »?
Si une multinationale capitaliste est prête à nous informer dans notre intérêt -et contre le sien- dans le but affiché de nous désaliéner des marchandises, c’est-à-dire d’elle-même, ne devrions-nous pas suivre ses conseils et saluer au passage son initiative?
Encore faudrait-il être certain d’avoir correctement identifié l’objectif poursuivi par cette dernière.
Car dans une logique même de survie de l’entreprise, inciter la population à consommer moins relève du suicide commercial lorsque c’est précisément de sa consommation effrénée que l’entreprise vit -et grassement!-.
Alors, que cherche IKEA en diffusant ce spot publicitaire?
La seconde hypothèse, qui d’ailleurs peut être complémentaire de la première, est liée à l’image de la marque. L’entreprise soigne en effet beaucoup son image, en vantant notamment un management « cool », proche du salarié, avec tutoiement généralisé, parité hommes-femmes, respect mutuel, et entraide dans l’adversité (6).
Mais IKEA va plus loin: nouvelle « stratégie de développement durable People and Planet Positive » avec des objectifs aussi divers que « favoriser un mode de vie plus durable, acquérir une indépendance énergétique à l’horizon 2020 et améliorer le quotidien du plus grand nombre »; partenariats dans les années 1990 avec WWF et Greenpeace; reforestation via Swedwood (filiale d’IKEA); utilisation de panneaux photovoltaïques dans certains centres de distribution; dispositifs d’éco-mobilité (location de véhicules Hertz, bornes Autolib’, navettes gratuites depuis les centre-villes de Strasbourg et Thiais) dans le cadre de son engagement pour l’environnement; programme « Donnez une seconde vie à vos meubles » avec reprise des anciens meubles de ses clients en échange d’une carte-cadeau à dépenser dans ses magasins; campagne de solidarité mondiale en partenariat avec le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR), intitulée « Eclairons la vie des réfugiés » pour améliorer les conditions de vie des réfugiés au sein des camps, notamment grâce à un meilleur éclairage et un accès à l’éducation (7); mise à disposition, auprès de municipalités, de cabanes de 17,5 m² (en plastique et matières synthétiques, et sans fenêtres) pour loger les réfugiés, et ce pour la modique somme de 500 euros par cabane (8).
En 2014, IKEA est d’ailleurs classé 19e des « Best Global Green Brands » d’Interbrand, et gagne ainsi 14 places par rapport à 2013 (9), ce qui semble témoigner de l’efficacité de la stratégie de communication de l’entreprise et du soin porté à son image.
La seconde hypothèse pourrait donc se formuler en ces termes: et si ce spot publicitaire avait pour principal but de pousser un peu plus loin l’audace en faisant passer le numéro un mondial de la vente de meubles pour anticonsumériste?
Pour IKEA, les bénéfices seraient en effet multiples.
C’est, dans un premier temps, l’occasion de se démarquer: à l’approche de Noël, au lieu de faire comme la grande majorité des autres multinationales en multipliant les incitations à la consommation à travers leurs publicités, IKEA en prend le contrepied et incite à…moins consommer! Cette posture, à la fois surprenante et provocante de la part d’une entreprise capitaliste, donne à ce spot publicitaire destiné à internet un caractère inhabituel qui le fait du même coup émerger d’entre tous ceux qui sont diffusés quotidiennement à l’approche des fêtes. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela a bien fonctionné: 12 millions de vues dans 40 pays différents, plus de 9 millions de personnes atteintes sur Facebook, plus de 24 millions d’empreintes digitales, et sa conversion en modèle éducatif dans plusieurs écoles (10).
C’est ensuite une opportunité pour IKEA de parachever son image d’entreprise « verte », « cool », et « humaine ». En effet, il est d’autant plus indispensable de faire illusion en soignant sa posture et son discours que nos actes en sont effectivement éloignés voire antagoniques.
IKEA, par exemple, est le troisième plus gros consommateur de bois au monde. En 2012, l’entreprise a utilisé 13,56 millions de m3 de bois (11). On comprend donc mieux pourquoi l’entreprise a tout intérêt à être classée parmi les multinationales les plus « vertes » au monde, et à parler à tout va de « développement durable » et d »indépendance énergétique ». C’est la moindre des choses si elle veut continuer à bénéficier d’une image positive auprès des populations, désormais préoccupées par le désastre écologique en cours.
Autre exemple: IKEA, mis en cause en France en 2012 dans une affaire d’espionnage des salariés ainsi que des clients, s’empresse de faire le ménage dans son personnel et de faire disparaître toute trace (12). Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi IKEA met en avant son management « cool », l’ »entraide dans l’adversité » et le reste: on doit toujours en dire d’autant plus dans un sens qu’il y en a à cacher dans l’autre (13).
De la même manière donc, à l’heure où IKEA est numéro un mondial de l’ameublement, et voit son bénéfice net en augmentation constante malgré la « crise » (14), il semble tout-à-fait opportun pour les dirigeants d’IKEA de discourir sur le temps dont nous dépossède notre course effrénée pour la marchandise et de faire dire à nos enfants que nous ferions mieux de le passer en leur compagnie. Cela leur permet de se dédouaner et de faire porter à d’autres -et davantage qu’à d’autres entreprises, ils la font porter aux consommateurs, donc à leurs clients- la responsabilité qui est la leur au premier chef. C’est l’occasion pour eux de se refaire une réputation à peu de frais, en passant sous silence la publicité constante qu’ils imposent aux populations pour les conduire à acheter toujours plus. En d’autres termes, ils culpabilisent et accusent de leur propre méfait celles et ceux qui en sont en fait les premières victimes.
V) Cas d’école
Cette publicité peut surprendre de prime abord, mais il ne faut pas s’y tromper: elle est la règle plus que l’exception. La manière dont IKEA brouille ici les pistes en affichant un objectif (faire que la population consomme moins) aux antipodes de son objectif réel (faire que la consommation consomme davantage) est caractéristique de l’aptitude du capitalisme à récupérer et instrumentaliser la contestation dont il fait l’objet (15).
Le greenwashing (16) -d’ailleurs pratiqué avec beaucoup de talent par IKEA (17)– en est l’un des avatars les plus en vogue.
La récente conférence de Paris sur le climat (ou COP 21), qui s’est déroulée dans la capitale du 30/11/15 au 11/12/15, réunissait ainsi soit physiquement soit par financement interposé des entreprises parmi les plus polluantes au monde – comme Shell, Total, Vinci, BNP, Engie (ex GDF Suez) ou EDF, Renault Nissan, Suez Environnement, Air France, ERDF, Axa, BNP Paribas, LVMH, PepsiCo, Bouygues, General Electric, Carrefour et bien-sûr IKEA- pour discuter des solutions aux problèmes climatiques, problèmes qu’ils ont donc pour bonne partie eux-mêmes engendrés et continuent d’aggraver actuellement (18).
Mais l’utilisation par les capitalistes de la contestation qui leur est opposée en en faisant une valeur ajoutée destinée à écouler toujours plus de marchandises ne se limite pas au domaine de l’écologie, loin de là.
C’est ainsi que The Coca-Cola Compagny, entreprise vendant en tout 500 marques dans plus de 200 pays (19), qui privatise au Mexique de nombreuses sources d’eau, laissant les populations locales sans accès à l’eau potable (20), cela pour fabriquer son soda dont les effets désastreux sur la santé sont désormais tristement célèbres, s’est racheté une crédibilité auprès de populations susceptibles de la critiquer, en ayant par exemple recours au rappeur Akhenaton pour composer et interpréter la chanson illustrant la campagne publicitaire « Vivre maintenant » diffusée par la marque à partir d’avril 2015 (21).
De la même manière, le groupe Galeries Lafayette, spécialiste de la mode, a fait poser torse-nu sur ses affiches publicitaires Frédéric Beigbeder, auteur du roman 99 francs dénonçant les dérapages cyniques de la publicité dans la société occidentale; sur la photographie, il tient dans sa main le livre La société de consommation du sociologue Jean Baudrillard, référence critique du consumérisme (22).
Plus de 20 millions de personnes à travers le monde possèdent un t-shirt à l’effigie d’Ernesto « Che Guevara », dont l’image est désormais plus célèbre que le parcours politique, et ce pour le plus grand bonheur des marques qui les commercialisent (23).
En mai 2008, pour l’anniversaire des quarante ans des mouvements sociaux de mai 68, les FNAC et autres VIRGIN Megastore étaient jonchés de coffrets-hommages, DVD, CD, livres, et toutes sortes de marchandises commémoratives de cette période où le capitalisme fut violemment pris à parti par les populations (24).
Nul besoin d’en recenser ici tous les cas: les entreprises capitalistes ont depuis longtemps fait du détournement et de la marchandisation de la contestation qui leur est opposée une spécialité. Cela a pour elles le double-avantage de vider de son sens toute critique tout en en dégageant une opportunité commerciale le plus souvent redoutablement rentable.
Conclusion: pourquoi pas?
Ainsi, IKEA, à travers cette campagne publicitaire, ne fait que recycler une veille technique qui a maintes fois fait ses preuves, que ce soit en matière d’image de marque, ou de bénéfices économiques, la fameuse technique du « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ».
Si, au vu de son identité et de son activité, les intentions du « laboratoire de recherche » ne font à présent l’objet d’aucun doute, une question cependant demeure.
Au vu des effets désastreux du consumérisme ambiant et de la publicité marchande qui le promeut sur la population, et quelles que soient par ailleurs les intérêts propres de l’entreprise en diffusant cette campagne publicitaire, que doit-on penser de ses possibles effets?
Et si, bien que ses dirigeants soient mal placés pour nous faire la leçon, c’est précisément d’IKEA que venaient les consignes éducatives et morales adéquates pour une vie meilleure?
Pour le dire autrement encore: après tout qu’importe l’identité du prescripteur si la conduite prescrite est la bonne, et conduit sinon l’ensemble, du moins une partie de celles et ceux qui en auront reçu la prescription à acheter moins et passer davantage de temps auprès de leurs enfants?
Car nous avons beau avoir démasqué l’imposteur et mis au jour ses intentions, la question des éventuels bénéfices que, par quelque effet collatéral , nous pourrions tirer de l’écoute de son message demeure entière. C’est ce que m’a notamment appris une discussion avec un ami, père de jeunes enfants et qui, bien que l’imposture d’IKEA ne lui échappât pas, tendait à considérer qu »à tout prendre, dans le monde de frénésie consumériste qui est le nôtre, il vallait mieux que ce message soit porté par IKEA plutôt que par passé sous silence d’une part, et qu’il vallait mieux que l’arsenal publicitaire d’une multinationale comme celle-ci soit profitable à ce message-là plutôt qu’à un autre. Evidemment, il ne lui avait pas échappé non plus que d’autres, avant IKEA, disaient et écrivaient déjà cela, mais avec quel écho auprès de la population? Avec quelle résonance? Il serait difficile de le mesurer, mais les conversations avec d’autres parents autour de lui n’étaient pas très encourageantes à ce qu’il disait. Ainsi, ce que lui reconnaissait à IKEA, ce n’était pas le mérite de ses intentions prétendument vertueuses, mais les effets positifs collatéraux de la diffusion de masse d’un message que les gens ordinaires peinent à (faire) entendre.
L’objection est solide, mais pour prouver son bien-fondé encore faudrait-il pouvoir mesurer précisément, par-delà la quantification de son audience, les effets qualitatifs de la campagne publicitaire sur les comportements des spectateurs. Or, aucune donnée à ce sujet n’a encore été récoltée à ma connaissance, et il serait imprudent de généraliser à partir d’un ou deux cas quel que fut l’effet qu’eut sur eux la publicité. Car, s’il est évident que le message emporte spontanément l’adhésion massive des parents qui l’entendent -et ce quand bien même ils agiraient de manière parfaitement antagonique jusque-là-, il est beaucoup moins évident qu’au-delà des éventuelles « bonnes résolutions » et autres « professions de foi » cette publicité modifie de manière significative, et sur le long terme, leurs comportements.
Aussi louables soient leurs intentions -contrairement à celles d’IKEA- après visionnage, ils n’en sont pas moins dans la position de l’alcoolique qui décide d’arrêter de boire: ils sont bien décidés à passer dorénavant plus de temps avec leurs enfants…jusqu’au lundi matin où il leur faudra aller travailler et ce jusqu’au vendredi soir, et au samedi après-midi où ils devront aller faire les courses, au cours desquelles ils leur achèteront quelque jouet pour se faire pardonner leur absence hebdomadaire. Il faut en effet bien prendre la mesure du défi: c’est une vie entière d’apprentissage socio-culturel qu’il nous faut déconstruire, et une offensive publicitaire massive et constante qu’il nous faut mettre à distance, ce qui n’est pas rien.
D’autre part, quand bien même la publicité aurait -ce qui, nous l’avons dit, reste à prouver- quelque impact positif sur une partie des spectateurs, quelle en serait la part parmi l’ensemble des effets qu’elle aura eus sur l’ensemble des spectateurs? Comment être sûr que la publicité aura davantage l’effet collatéral que l’effet escompté? Comment être sûr qu’elle sera plus profitable à la population, qu’elle doit désaliéner du règne de la marchandise, qu’à IKEA à qui elle doit, nous l’avons vu, directement ou indirectement ramener des clients? Comment être sûr qu’elle conduira davantage de parents à changer de comportement qu’elle ne conduira de familles chez IKEA? Peut-on penser que si la direction d’IKEA avait de sérieuses raisons d’envisager l’option qui lui serait désavantageuse, elle aurait tout de même investi autant d’argent dans la fabrication et la diffusion de cette campagne publicitaire? Au vu de la nature et du chiffre d’affaires de l’entreprise, rien n’est moins sûr.
En réalisant cette publicité, les dirigeants de l’entreprise IKEA n’ont pas sacrifié leur magot pour une grande cause; ils ont fait un pari, un choix stratégique dont ils ont de bonnes raisons de penser qu’il leur sera plus profitable qu’un autre, et plus profitable qu’à d’autres (leurs clients potentiels en l’occurrence). Avant de pouvoir crier victoire sur l’entreprise et nous considérer comme les vrais bénéficiaires de ce message publicitaire, il faudrait pouvoir s’assurer qu’ils se sont trompés, et ont fait un mauvais calcul.
Or, si nous n’avons pour l’instant aucune donnée sur le nombre de consommateurs ayant diminué leur fréquentation des centres commerciaux après visionnage de cette campagne publicitaire, nous savons par contre que le chiffre d’affaires d’IKEA a fait un bond de 11% en 2015 (25), juste après la diffusion de cette campagne publicitaire donc. Sans naturellement aller jusqu’à mettre cette hausse toute entière sur le compte de ce spot publicitaire, saurions-nous ne voir là que le fruit du hasard?
Notes: