Sous les tentatives de communismes immédiats

Sous les tentatives de communismes immédiats

Une analyse institutionnelle supervisée par Varvalia Lodenko

« Devant nous s’étend la terre des pauvres, dont les richesses appartiennent exclusivement aux riches, une planète de terre écorchée, de forêts saignées à cendre, une planète d’ordures, un champ d’ordures, des océans que seuls les riches traversent, des déserts pollués par les jouets et les erreurs des riches, nous avons devant nous les villes dont les multinationales mafieuses possèdent les clés, les cirques dont les riches contrôlent les pitres, les télévisions conçues pour leur distraction et notre assoupissement, nous avons devant nous leurs grands hommes juchés sur une grandeur qui est toujours un tonneau de sanglante sueur que les pauvres ont versée ou verseront, nous avons devant nous les brillantes vedettes et les célébrités doctorales dont pas une des opinions émises, dont pas une des dissidences spectaculaires n’entre en contradiction avec la stratégie à long terme des riches, nous avons devant nous leurs valeurs démocratiques conçues pour leur propre renouvellement éternel et pour notre éternelle torpeur, nous avons devant nous les machines démocratiques qui leur obéissent au doigt et à l’œil et interdisent aux pauvres toute victoire significative, nous avons devant nous les cibles qu’ils nous désignent pour nos haines, toujours d’une façon subtile, avec une intelligence qui dépasse notre entendement de pauvres et avec un art du double langage qui annihile notre culture de pauvres, nous avons devant nous leur lutte contre la pauvreté, leurs programmes d’assistance aux industries des pauvres, leurs programmes d’urgence et de sauvetage, nous avons devant nous leurs distributions gratuites de dollars pour que nous restions pauvres et eux riches, leurs théories économiques méprisantes et leur morale de l’effort et leur promesse pour plus tard d’une richesse universelle, pour dans vingt générations ou dans vingt mille ans, nous avons devant nous leurs organisations omniprésentes et leurs agents d’influence, leur propagandistes spontanés, leurs innombrables médias, leurs chefs de famille scrupuleusement attachés aux principes les plus lumineux de la justice sociale, pour peu que leurs enfants aient une place garantie du bon côté de la balance, nous avons devant nous un cynisme tellement bien huilé que le seul fait d’y faire allusion, même pas d’en démontrer les mécanismes, mais d’y faire simplement allusion, renvoie dans une marginalité indistincte, proche de la folie et loin de tout tambour et de tout soutien, je suis devant cela, en terrain découvert, exposée aux insultes et criminalisée à cause de mon discours, nous sommes en face de cela qui devrait donner naissance à une tempête généralisée, à un mouvement jusqu’au-boutiste et impitoyable, dix décennies au moins de réorganisation impitoyable et de reconstruction selon nos règles, loin de toutes les logiques religieuses ou financières des riches et en dehors de leurs philosophies politiques et sans prendre garde aux clameurs de leurs ultimes chiens de garde, nous sommes devant cela depuis des centaines d’années, et nous n’avons aujourd’hui pas compris comment faire pour que l’idée de l’insurrection égalitaire visite en même temps, à la même date, les milliards de pauvres qu’elle n’a pas visités encore, et pour qu’elle s’y enracine et pour qu’enfin elle y fleurisse. Trouvons donc comment faire, et faisons-le. » Discours de Varvalia Lodenko, un Des Anges Mineurs de Volodine.

Chez Volodine, rares sont les passages sans ironie à propos du communisme. Une ironie légère qui floconne au dessus d’un monde lugubre et qui se joue de l’égalitarisme, du féminisme ou de l’univers concentrationnaire du communisme soviétique, sans les condamner ouvertement. Volodine présente les expériences communistes et leurs croyances comme si brutes et si froides – uniquement incarnées par des mort-vivants tri-centenaires – qu’elles en paraissent un peu ridicules. Ce discours de Varvalia Lodenko, pourtant elle-même cramée à l’os par les radiations depuis des siècles, est par l’ardeur au premier degré assez atypique du travail de Volodine. Comme une proclamation vivace qui perce le règne du doute et de la dérision. Un des rares passages où l’on dirait que l’auteur lui-même y croit. Et s’il n’y croit pas, tant pis, laissons-nous tomber dans le panneau, car rarement une phrase aussi longue et aussi belle que celle-ci ne s’est retrouvée dans un livre aussi noir. Une seule raillerie se glisse éventuellement sous la conclusion « Trouvons donc comment faire, et faisons-le. », par le contraste entre l’infini de la tâche et l’expéditif de l’injonction.

C’est de là que nous devons partir. Nous, c’est-à-dire certains de ceux qui se retrouvent à éprouver, tant bien que mal, des tentatives de communismes immédiats.

L’écart entre le discours de Varvalia (donné devant quelques brebis accompagnées d’une poignée de vieillardes) et notre quotidien tient au fait que nous sommes bien obligés de considérer immédiatement, sans tourner la page ni poireauter pendant plusieurs siècles, le « faisons-le ». Aussi mort-vivants que nous soyons, nous n’allons pas laisser filer notre existence à attendre que les élections, l’assemblée, la république, l’Etat, les aménageurs bétonniers et leurs collègues gestionnaires, les grands penseurs télévisuels ou même l’avant-garde révolutionnaire viennent arranger pour nous notre quotidien. L’immédiateté n’est pas uniquement une question temporelle d’impatience, elle requiert aussi de ne plus s’encombrer d’intermédiaires.

Mais la disposition dans laquelle nous nous trouvons est certainement moins évidente que celle de Varvalia Lodenko. Déjà, parce qu’immergés dans la pagaille des idées du moment, nous donnons l’air de chipoter sur la moindre nuance, alors qu’il s’agit de s’extraire du verbiage poisseux du pouvoir. Pour bricoler une voie juste, il nous arrive d’articuler des idées dont la nuance est décisive. Habités d’une profonde quête contre les dominations, nous refusons qu’un représentant la mène à notre place et nous détestons tout régime ou système égalitaires. Émerveillés par les possibilités de l’immédiateté et du présent, nous tentons de résister à la dictature de l’urgence des temps actuels. Obsédés par l’effondrement contemporain et les voies exaltantes qui s’y ouvrent, nous n’avons aucune illusion au sujet du grand soir et nous sommes dévastés de voir des camarades tomber dans la bataille. Nous expérimentons l’autonomie, mais nous savons que les liens avec l’ordre établi qui nous a vus naître sont encore tenaces en nous.

Nous avançons sur une ligne de crête friable qui se dévoile en cheminant. Assurer notre démarche demande de trouver un tempo qui nous est propre et de savoir s’envoler quand tout finit par s’effondrer. Et ça s’écroule à vue d’œil, déjà, mais ça peut durer infiniment comme ça. Car cette dégringolade n’est pas un événement futur dont il faudrait anticiper les méfaits, c’est un quotidien éreintant, rien d’autre qu’une modalité de fonctionnement extravagante et spectaculaire de l’ordre en place. Lors de nos tentatives qui sont bien de ce monde, c’est-à-dire dans les interstices de son régime orageux, il faut se garder de suivre le rythme des écroulements successifs, ceux de l’économie, de l’Etat, du service public, des anciennes solidarités nationales… Nous cherchons notre constance et notre consistance aussi. C’est une histoire de rythme, celui de notre recherche et celui de nos actions qui, pour s’emballer vers la transe, doivent se synchroniser en dehors de la grille temporelle souveraine d’un régime agité. Étrangement, ces tentatives révèlent en nous la grande stabilité intériorisée de cette société qui pourtant semble, de l’extérieur, s’écrouler immanquablement. Éprouver des communismes trahit la persistance des normes, régimes et polices que l’on incarne alors que plus personne n’y croit et n’en veut. C’est aussi de là que provient la rage de Varvalia Lodenko, de l’éternelle continuité d’un monde déjà mort.

L’immédiateté de la fougue contre l’éternité de l’ordre, donc. Mais pourquoi le communisme ? Surtout que celui décrit dans les livres de Volodine – le communisme de la troisième ou de la dix-millième Union Soviétique – est relativement irradié, disons-le comme ça.

« La question communiste ne revient pas : elle ne nous a jamais quittés. C’est l’homme occidental lui-même qui la porte partout, en portant partout sa folie d’appropriation. « Communisme » est le nom du possible qui s’ouvre chaque fois et en tout lieu où l’appropriation échoue – sur une grève sauvage, une planète ravagée ou un féminisme extatique. C’est dire si le sentiment de désastre qui nous hante naît d’abord de la difficulté que nous éprouvons à trouver le passage, à forger le langage, à embrasser le dénuement d’où nous parviendrons à saisir une tout autre possibilité d’existence. C’est dire si le communisme est peu affaire d’hypothèse ou d’Idée, mais une question terriblement pratique, essentiellement locale, parfaitement sensible ». Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme.

Ce qui émerge sur tous les fronts, vers chez nous, mais chez vous sûrement aussi, ce sont des organes de mise en commun des savoirs, des sensations, du matériel, des visions, de l’argent, des gestes et des actions. Il s’agit d’abandons volontaires de propriétés foncières, argentées, techniques et idéologiques personnelles dont les groupes se saisissent pour les faire pousser ailleurs et autrement plus éclatantes. Dans les détails, ces initiatives se présentent sous la forme d’ateliers d’autonomisation (de la mécanique à la philosophie…), de caisses communes et de grèves, de productions vivrières collectives, de maisons retapées pour l’installation des migrants, de groupes autonomes d’entraide psychologique, de chantiers de charpentes entre amis… Puis le mélange subtil de tout ça aussi. La liste est longue et en les nommant ainsi à la suite et uniquement en tant qu’objets pratiques, nous courrons le risque de faire disparaître la substance de ce que l’on vit vraiment. D’autant plus que les « ateliers DIY », les « hacker spaces » et «  l’économie solidaire » sont devenus des labels qu’une start-up branchée pourrait utiliser pour son appel de fonds sur Twitter. L’apparat de la subversion est un faire-valoir qui rapporte, et ce serait bien ennuyeux que nos termes se confondent avec ceux des supermarchés. Voilà pourquoi nous appellerons plutôt tentatives de communismes immédiats les chemins que l’on essaye de se frayer dans le néant chaotique et communicant de l’époque. Notre utilisation du communisme irritera plus d’un social-démocrate – et ce serait vraiment s’abaisser que de lui expliquer en quoi tout ce que nous faisons diffère du communisme radioactif de l’Urss et du Parti. Au-delà du plaisir gratuit de secouer l’inconséquence sensationnelle de la pensée politique actuelle, dire LES communismes c’est donner de l’épaisseur et du sens à ce que l’on fait et qui va à l’encontre d’un monde où le commun est méticuleusement chassé.

Ces tentatives sont aussi communistes car il s’agit bien d’échapper à toute forme de domination. C’est-à-dire d’évacuer l’ordre propriétaire, sa milice gouvernementale et policière, sa culture de la concurrence et ses camps de travail – et tous ces cadres économiques dans lesquels nous ne voulons plus penser – pour tenter, selon des modalités sensibles au foisonnement de nos expériences, d’agréger nos moyens et rendre possible la vie qui jusqu’alors n’éclatait pas à la face du monde, faute de commun. En précipitant vers le commun tout ce qui est communisable, en mêlant à l’acte l’élaboration de notre propre langue pour que l’époque communicante ne nous pense pas à notre place, en organisant un contre service public qui anticipe la sortie du régime actuel, nous cultivons un terrain de jeu duquel tout peut se déchaîner. C’est depuis ce terrain commun que jaillissent de terre ces plans que les gens fomentent dans leur tête depuis tant d’années.

« La question est de savoir si nous préférons l’éventualité d’un danger inconnu à la certitude de la douleur présente. C’est-à-dire si nous voulons continuer à vivre et parler en accord (dissident certes, mais toujours en accord) avec ce qui s’est fait jusqu’ici, ou si nous voulons interroger la petite part de notre désir que la culture n’a pas encore infestée de son pesant bourbier, essayer – au nom d’un bonheur inédit – un chemin différent. » Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme.

Oui nous fuyons et nous tentons de prendre un chemin différent. Peut-être moins au nom d’un bonheur inédit, qu’en vertu d’une implacable nécessité de fuir qui dans l’action s’avère bouleversante, avec une part de joie, mais une part seulement. Une grande dose de mélancolie, plus certainement. Ce que nous cherchons, ce ne sont pas des mots qui séduisent, comme venus d’un autre monde perché et qui, d’en haut, nous appellerait. Ce ne sont pas des slogans à scander pour mobiliser les foules ici bas – bien que nous en usions jusqu’à l’ennui. Nous voulons plutôt défricher des routes sauvages qui dans leur emballement nous laissent le temps d’élaborer des manières justes de décrire ce qui nous délivre et nous fait déjà rêver dans nos réalités. Cela dit, le pesant bourbier de la culture dominante ne va pas rester sur le pas de la porte quand nous lui demandons. On risque de le trimballer partout à trop s’en croire détachés. C’est pourquoi nous cherchons dans la fuite des façons de débusquer ce qui dans nos groupes, nos logiques et nos pratiques, persiste de l’institué. Nos tentatives semblent difficilement supporter le poids des habitus, d’où la nécessité d’une pratique sensible du délestage.

En soi, le mouvement de la fuite comprend tous les termes de l’ambivalence qui court sur nos chemins. L’action de fuir un monde et sa culture, pour enfin vivre, n’est jamais séparée de la longue macération sociale dans laquelle nous avons baigné avant de nous en exfiltrer par des pores que nous avons dû nous-mêmes forer.

Désigner nos tentatives de communistes est une manière de reconnaître, en des termes proches de la sociologie issue d’un certain marxisme, la présence de faits sociaux et la reproduction sociale. C’est une façon de ne pas faire semblant d’exister en dehors de toute hiérarchie et de relations de pouvoir, libres de toute détermination et de toute institution.




Se délester du travail, penser nos tendances travailleuses




Varvalia Lodenko fractura la serrure à la carabine et entra dans la chambre. Des poules caquetèrent, elles s’envolèrent au milieu d’une pluie de terre et de plumes et d’ustensiles et de bouteilles de plastique, car une étagère s’était rompue dans la pagaille, dans l’action, dans la pénombre lunaire, et déversait son contenu près du lit, où était étendu le dernier mafieux du capitalisme. La chambre empestait la volaille et la gangrène. Le dernier mafieux allongea le bras, alluma la lampe de chevet. Il avait la figure défaite, une expression de fatalisme anxieux se recomposa peu à peu sur son visage, ses lèvres se tordirent sur un mot inexistant. Sous la menace, il se débarrassa de la couverture et se plaça sur le flanc. Huit jours plus tôt, Varvalia Lodenko l’avait blessé au-dessus du genou, ce qui avait permis de le suivre à la trace jusqu’à sa tanière.

Il y a toutefois dans nos groupes des questions qui ne pourront pas se régler à coup de fusil, même si l’odeur de volaille et de gangrène nous est bien familière. Le mafieux capitaliste est l’une de ces figures théâtrales que l’on a apprise à jouer pour de vrai, pendant toute notre enfance, en famille et à l’école, pendant nos premières années au turbin, à l’usine et au bureau. La traque sera donc intestinale. L’habitus primaire du mafieux capitaliste s’est si bien incorporé en nous qu’on le croirait congénital, telle une maladie incurable qui nous poursuit jusque dans nos tentatives. L’école est redoutable pour cela. Combien de fois nous a-t-elle dit que, pour réussir plus tard, il fallait s’appliquer, apprendre, respecter l’autorité et ses règlements, et travailler, déjà. Nous avons tendance à balayer d’un revers de la main les effets profonds de cette école de l’ordre concurrentiel, ce sas avant le camp de travail.

« Le camp ne présente que des avantages pour la population qui s’y trouve rassemblée, et c’est pourquoi une large majorité des malheureux qui vivent encore à l’extérieur du camp essaie à tout prix d’y accéder, rêve en permanence du camp, et décousue reste leur argumentation en faveur des modes d’existence […] à l’extérieur des barbelés… » Matthias Boyol, non loin d’un Terminus radieux de Volodine.

Le camp de travail soviétique fermé ou celui aux apparences ouvertes et libres du capital, ont en commun d’insinuer efficacement en nous bon nombre d’habitus, dont celui du travailleur. Au point qu’il devient évident de dédier notre existence à la production, quand bien même elle serait pour le compte d’un autre indésirable. Le travail est un fait social total, généré et protégé par le corps social qui le défend bec et ongles. Et effectivement, le contre-argumentaire en est coriace à élaborer et à incarner.

Mafieux capitalistes, travailleurs des camps, nous pourrions ajouter à cette liste gênante d’habitus propres au théâtre économique, les personnages du manager – ce guide suprême de nos désirs de réalisation de soi –, celle du producteur dévoué et loyal, même « bio » si ça se trouve.

Dire qu’il est indispensable de s’échapper de ce théâtre-là est un euphémisme. Mais dire qu’il ne nous poursuit pas depuis l’intérieur serait une erreur. Il induit nos modes de vie, nos manières d’être en groupe, il vient parasiter le commun stellaire que nous tissons ensemble.

Nous n’avons pas de méthode universelle pour nous débarrasser de l’institué, notamment de notre rapport au travail. Nous n’avons pas non plus de technique exorciste pour détricoter les mailles de nos habitus primaires qui se sont entremêlées, au gré de l’expérience, dans les trames plus conscientes de croyances dissonantes. Nous sommes seulement devant cette nécessité impérieuse de mettre en chantier tous les faits sociaux qui nous criblent de leurs filiations sociales. Et ce chantier pourrait commencer par nos croyances immédiates. Sans leur opposer une prétendue rationalité quelconque, qui leur serait supérieure, mais plutôt en admettant qu’elles forment des tendances qui nous mobilisent jusqu’au sang. Commençons ici par mettre en culture les premières branches afin qu’un jour nous puissions vivre leur bourgeonnement et leur hybridation.

Par exemple, il y a dans nos groupes une tendance forte et affirmée qui vise l’abolition du travail. Cette tendance abolitionniste se fonde sur une définition proche de celle que Lordon nous a jeté à la figure de manière péremptoire, un jour de janvier 2018 à la Bourse du Travail : « J’appelle travail, l’activité humaine ressaisie dans les rapports sociaux du capitalisme. Point. » Il a dit « point ». Et malgré la clôture abrupte de la formule, beaucoup d’entre nous utilisent ces mots et cette analyse pour nommer ce qu’ils ressentent comme allant de travers, depuis le début, entre eux et le travail. La pratique, les gestes, le vécu, et tout ce qui vibre entre l’ordre humain et les humains vient trouver dans ce raisonnement une signification littérale. L’idée de l’abolition du travail comme chemin à explorer dans le faire du quotidien devient rapidement un leitmotiv, une grille d’analyse, un filtre à tout, des lunettes, une seconde peau. Il faut dire que l’argumentaire est bien rodé.

« Le travail n’a rien à voir avec le fait que les hommes transforment la nature et sont en relation les uns avec les autres de manière active. Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, ils construiront des maisons, confectionneront des vêtements […], jardineront, joueront de la musique, etc. Ce fait est banal et va de soi. Ce qui ne va pas de soi, c’est que l’activité humaine tout court, la simple « dépense de force de travail », sans aucun souci de son contenu, tout à fait indépendante des besoins et de la volonté des intéressés, soit érigée en principe abstrait qui régit les rapports sociaux ». Groupe Krisis, Manifeste contre le travail.

Pour cette tendance idéologique là, le travail et le capital ne sont pas opposés, au contraire, ils font partie de la même machine, irrationnelle et aliénante. Donc selon cette tendance la lutte des classes et les mouvements ouvriers confortent le capitalisme et la domination, dans la mesure où leurs revendications ne portent que sur l’amélioration des composantes propres au capitalisme, c’est-à-dire les salaires, les retraites, la création d’emplois… Le groupe Krisis affirme que la gauche politique a « mythifié le travail en l’érigeant en contre-principe du capital. Pour elle, ce n’était pas le travail qui était scandaleux, mais seulement son exploitation par le capital […]. C’est pourquoi le programme de tous les partis ouvriers a toujours été de libérer le travail, non de se libérer du travail ». La veine abolitionniste laisse périr le capital et le travail avec toutes les versions comptables et économiques de la vie, pour mieux se consacrer à une manière inédite et non marchande de faire du lien entre humains, et de faire, tout court.

Il faut bien comprendre que ces concepts là, aussi froids et décharnés qu’ils paraissent ici, prennent corps dans l’activité de ceux qui s’en réclament. Ils viennent changer la perception du geste, la manière de se représenter l’activité du groupe et de s’y tenir, la façon de prendre la parole et de sentir les relations, la lecture des événements qui surviennent et le rapport au quotidien. Tout le contenu des systèmes de croyances en est chamboulé. C’est une sorte de contre-habitus qui vient se lover autour du premier – celui du travailleur des camps ou du mafieux capitaliste – et qui lui est tout de même assez corrosif.

L’abolitionnisme du travail n’est pas à ériger en une nouvelle catégorie sociale en soi, mais simplement à penser comme une tendance opérationnelle dans nos organes. D’ailleurs, jusqu’ici nous parlons davantage de tendances que de personnes. Les tendances traversent, imprègnent, mettent en mouvement nos groupes. Alors que les personnes, elles, abritent dans leur constellation idéologique nébuleuse une foule de concepts hybridés dont aucune case ne saurait rendre compte, fort heureusement. Et si l’on part de ces courants qui nous irriguent, nous voyons bien qu’ils viennent s’éclater contre des chicanes et des barrages qui s’élèvent de partout. C’est le cas des tendances abolitionnistes, entravées de tous les côtés. Par affinité, les gens tout à fait terrestres, qui les incarnent, s’en trouvent personnellement empêchés, car trop porteurs d’une tendance dont il semble communément admis qu’elle est à combattre.

Comment peuvent-ils éprouver la destruction nette du travail quand celui-ci structure encore si pleinement l’environnement et quelques uns des autres camarades ? Il faut modifier l’environnement, et convaincre les camarades, ou bien l’inverse. Mais comme rien n’est mécanique dans nos groupes très attachés à l’organique et à la conjugaison sensible des sensibilités, on ne transforme personne au nom de commodités idéologiques. Or, contre ceux qui veulent dépasser le travail, le champ de force économique oppose déjà, en plus du désaccord de camarades, la pression de « gagner sa vie », synchronisée avec le chantage de la famille, de pôle emploi et de la police. Donc même dans nos groupes, la tendance abolitionniste du travail peut se sentir fragilisée, au point de devoir trouver en elle, et elle seule, les ressources pour vivre la fin du travail. Le résultat de l’opération n’est pas systématiquement un renoncement à l’abolition ou un écartèlement digne d’un supplice moyenâgeux. La conséquence est bien plus mélancolique que cela, dans le groupe entier et dans la tête de chacun. Ca ressemble à une perte de goût – qui va et qui vient – pour la tentative, car enserrée dans trop d’ambivalences et de forces contradictoires dont certaines, les plus cruelles, sont en surplomb. Ca prend l’allure d’un désespoir chancelant qui danse avec la ferveur, une langueur chronique qui joue avec le robinet de l’extase. Nous nous livrons à des retraits cycliques dans des arrière-mondes sublimes ou sublimement noirs, à des recherches esthétiques pour exprimer tout ce que les mots ne peuvent plus dire. C’est aussi pour cela, qu’en matière de communisme, nous lisons davantage Volodine que Marx.

Dans nos tentatives il est devenu coutumier de se moquer des plus réfractaires au travail qui « œuvrent » ou sont « actifs » à raison de 80 heures par semaine au service du groupe. Ils sont si saturés de responsabilités et d’objectifs intenables qu’ils rôdent toujours à la lisière d’un burn-out digne d’un employé du Crédit Agricole. Remplacer dans le langage le terme de travail par celui « d’activité », et « travailler » par « faire » ou « œuvrer », ne suffit pas en substance à ne pas travailler, au sens abolitionniste. Car le choix de faire ou non, de participer à une activité ou non, de produire ou non, est toujours soumis à des formes euphémisées de coercition, qui sans communes mesures avec celles d’une multinationale, et sans se référer à un règlement intérieur, un organigramme ou un carnet de commande, restent les composantes persistantes d’un régime de contraintes. Nos propres « causes » opèrent parfois comme des forces en surplomb, certes bien plus désirables que de devoir gagner sa vie avec de l’argent et un statut social, mais pas moins cruelles et déterminantes dès lors qu’on les embrasse.

« Il a été dit qu’il y avait dans le sillage de cette femme une longue traîne de sang capitaliste […] Après le passage de Varvalia Lodenko, on était donc enfin de nouveau à l’aise pour vivoter fraternellement et bâtir sans honte de nouvelles ruines, ou, du moins, pour habiter sans honte les débris de tout. »

L’abolitionnisme du travail nous laisse errer mentalement parmi les débris d’une époque dont on fait table rase selon des croyances autant fraternelles que ruineuses. Ceci dit, nous construisons beaucoup et nous avons la phobie du sang. Sur le chantier d’une cabane en bois entre camarades, derrière les marmites du mois d’août dans lesquelles cuisent les confitures de l’année, autour d’une discussion qui vise à sortir notre argent des banques pour le mettre dans une caisse commune, les fidèles lecteurs du manifeste contre le travail et abolitionnistes mélancoliques partagent l’espace, la cause, les outils, l’air et tout ce qui fait nos liens communs que l’on ne saurait nommer ici, avec des partisans du travail libéré, ou de la gauche ouvrière – pour la dire en des termes abolitionnistes. Plutôt qu’une traîne de sang, il y a derrière nous l’épreuve permanente de cohabitations précautionneuses.

On pourrait tout à fait se dire à ce stade que nous refusons de distinguer les tendances partisanes qui nous habitent, et que nous cherchons plutôt à penser leur commun qui nous arrache de toutes sortes de tendances, ce commun transcendant qui constituerait Notre Parti. Mais comme ces tendances produisent des effets notables dans les groupes, précisément du fait de leur distinction et de leur obstination, nous devons nous coltiner la compréhension de ce qui les anime. Non pas pour penser leur synthèse moribonde, mais leur agencement fulgurant.

Ce qui finalement va contre l’agencement, c’est la persistance de cette logique qui tend à placer d’un côté les idéologies venues « d’en haut », c’est-à-dire d’un ciel désincarné en vertu duquel on prendrait toujours des positions doctrinaires hors sol, et de l’autre la pratique et le vécu « d’en bas », qui seraient source de vérités absolues, pures et sacrées. Or ce que nous expérimentons semble bien loin de cette binarité-là. Pourquoi s’épuiser à séparer un prétendu ciel d’idées politiciennes d’une soi-disant terre de savoirs empiriques ? Alors que nos faits et gestes, nos pratiques et nos liens, nos convictions et tendances poussent sur le même terrain de jeu et s’entremêlent dans nos situations. Nos tendances n’ont rien d’idéologique au sens d’un détachement du réel. Elles sont une des raisons d’être de nos gestes, autant qu’elles en sont les fruits. Elles nous mobilisent, aussi livresques et théoriques quelles soient.

Dans notre constellation de tendances, il y a évidemment celle décriée par l’abolitionnisme du travail, celle du travail libéré et libérateur. Elle prend corps, entre autres, dans le réseau salariat et les lectures de Friot. D’une manière beaucoup plus immédiate et à notre portée, elle s’expérimente dans les coopératives intégrales Toulousaine et Catalane. Ces formes de communes gardent de cette société l’argent, le marché et le travail, mais les organisent de telle manière qu’un nouveau plan d’auto-administration du territoire apparaît pour libérer l’agir et le temps des gens qui y participent. Ces tentatives-là dessinent un plan auto-gestionnaire qui vient recouvrir et déborder les circonscriptions administratives légales, pour constituer la cartographie populaire d’un terrain où les gens ont prise sur leur quotidien et les lieux qu’ils habitent. Nous ne parlerons pas ici des versions libérales à visée de contrôle social du revenu universel, de base ou citoyen. Cette arnaque-là, cette réforme, on est tous d’accord pour la réduire à néant.

La tendance du travail libéré est en partie abolitionniste au sens où elle compte éradiquer le travail abstrait (la vente de la force de travail à autrui, donc l’emploi), mais conserve le travail concret, c’est-à-dire l’activité qu’elle continue sciemment d’appeler travail et qu’elle souhaite libérer des institutions du capitalisme. Dans la culture du réseau salariat, on sent bien que le remplacement du terme travail par « activité » ou « œuvre » est perçu comme un tour de passe-passe des libertaires pour s’arranger avec leur conscience et pour masquer l’inévitable lien entre la nature et l’humain, que serait le travail. D’ailleurs dans ce réseau, le travail n’est pas ce tripalium instrument de torture par essence laborieux et aliénant. Il est surtout « travel », c’est-à-dire un voyage, comme le temps suspendu d’une réalisation de soi et de notre commun sur terre, et un « trabajo » en tant que tension qui se dirige vers un but mais qui connaît une résistance. De la même manière chez Friot, le marché n’a pas toujours été une institution capitaliste, il était aussi une forme d’émancipation des plus asservis aux prélèvements censitaires des seigneurs. Même contre-lecture pour l’argent qui ne serait pas un souci en soi s’il en restait à sa fonction d’échange, le problème c’est le crédit qui le produit, le banquier qui le capitalise, les politiques qui l’organisent. Les luttes sociales n’ont pas été trahisons du prolétariat, mais victoires communes contre la mainmise du capital sur la classe salariale. Il en découle un souhait de « poursuivre la pratique communiste du travail déjà-là » dans la sécurité sociale, les retraites, l’intermittence du spectacle et le fonctionnariat, qui sont des expériences éprouvées hors de la maîtrise du capital. Dans cette forme de révolution, il faut garder de ce monde les institutions déjà non-capitalistes. C’est donc une version complètement différente de l’histoire qui est proposée, pourtant aussi communiste que celle de l’abolitionnisme du travail.

« Sortir le travail du carcan capitaliste est la condition d’une souveraineté populaire sur la production sans laquelle il est impossible de construire pour chacun un projet de vie. […] A la place de la pratique capitaliste de la valeur qui ôte toute responsabilité économique aux personnes, tout en les culpabilisant et les sanctionnant à l’envi, sa pratique communiste par des personnes libres et égales en droits économiques sortira enfin de l’arbitraire les obligations et sanctions. » Bernard Friot, Vaincre Macron.

L’anarchisme littéraire, qui n’est pas à un classicisme près, renvoie machinalement bouler les attirances pour ce versant des tendances communistes qui laisse place à une certaine idée de système, de citoyenneté, de droit, d’économie, et d’égalité. Autrement dit d’universel, avec ce qu’il porte de colonisateur, d’ethnocentré et de liberticide aux yeux de la branche anarchiste. Il faut bien admettre que remplacer les sanctions et obligations arbitraires par des sanctions et obligations citoyennes ne fait pas rêver une seconde. L’ironie de Volodine ne dirait pas mieux, si elle disait quelque chose. Mais peut-être que nous pouvons lire cette proposition autrement qu’avec des lunettes libertaires. Ce que nous dit Friot, aux entournures, c’est que peu importe le régime et que même sous le régime du non-régime, persisteront des obligations et des sanctions. C’est-à-dire un assemblage institutionnel. Nous y reviendrons.

Cette tendance du travail libéré confère à l’Etat un rôle stratégique, quand bien même elle appellerait à son dépérissement. Et si ce n’est pas de l’Etat tel qu’on le connaît en tant que monstre froid sécuritaire au service du capital, la tendance poursuit l’institution de régulations supra-locales, telles que les coopératives ouvrières, les caisses de retraite et de santé autogérées. Cette tendance n’a pas de mal à se dire de « gauche », mais s’il lui arrive de fréquenter les urnes, c’est toujours en se pinçant les lèvres. Elle est aussi très critique envers les mots d’ordre réformistes de la CGT ou du PCF, car elle ne croit pas à une répartition plus égalitaire des richesses, mais à la fin de la propriété capitaliste et du pouvoir du capital d’employer la force de travail de la classe salariale. Visée radicale que les syndicats et les partis trop connivents du pouvoir ne savent pas assumer. Visée révolutionnaire que l‘abolitionnisme ne fait souvent pas l’effort de distinguer dans la tendance du travail libéré. Il est vrai que la nuance est subtile, car même si la CGT et le PC n’ont en pratique plus aucune force subversive, la tendance du travail libéré continue de leur attribuer un rôle historique majeur dans l’organisation de la classe salariale. Et si le syndicat et le Parti ne sont plus en capacité d’honorer ce rôle, ce n’est en aucun cas sur ces ambulances-là qu’il faut tirer. Notamment du fait qu’au sein même de ces organisations aux apparences de mort-vivant volodinien, il y a encore des franges révolutionnaires vivaces, organisées, puissantes, en lutte avec leur direction sociale-démocrate. Le réseau salariat lui-même vise à inspirer cette classe salariale selon ses propres termes, pour ne pas perdre de sa vigueur dans la bureaucratie et les petits compromis des cols blancs du PC et de la CGT.

Voilà pourquoi, quand en manifestation, le service d’ordre de la CGT aide la police à briser le cortège autonome, les abolitionnistes y voient une confirmation de la traîtrise profonde de la gauche ouvrière, là où la tendance du travail libéré voit simplement une corruption de la frange réformiste du syndicat, devenue contre-révolutionnaire au contact de la classe dirigeante. Une frange dont il faut se débarrasser, sans abandonner le principe du Parti et du syndicat. Imaginez simplement comment se déroule une préparation de manifestation, toutes tendances confondues. Imaginez le bilan commun après les faits. Imaginez l’état dudit « commun »…

Pourtant, les tendances abolitionnistes tout autant que celles du travail libéré se basent sur les mêmes écrits de Marx (les fameux Manuscrits de 1844), pour en conclure des acceptions viscéralement opposées. C’en est presque drôle. On aurait pu croire à une chamaillerie de rats de bibliothèque. Mais quand on est sur le chantier de charpente à 8 m de haut, que la panne faîtière de 50 kg et 6 m de long est tenue à un bout par un funambule abolitionniste et à l’autre par un équilibriste du travail libéré, étrangement, il n’y a pas l’ombre d’une chamaillerie. La distinction s’évapore dans la nécessité de l’ouvrage. Au départ du moins. Et tant mieux, car dans les chantiers entre nous, il n’y a ni casques ni cordes ni mousquetons… Mais dans le temps, tout se brouille.

Ce serait une illusion de croire que cet état de transcendance et de dépassement des tendances par le commun et l’épaisseur charnelle de la vie effacent à tout jamais les tendances du travail et, par rebond, du rapport à l’Etat, aux organismes sociaux, à l’école, à l’argent, à la propriété… Car au delà du chantier commun entre amis, à force de réunions, d’écrits, de prises de position (verbales ou non, dans le groupe mais aussi publiques et au nom de tous), d’élaborations prolifères de tentatives manifestes et d’expériences communes face à l’ennemi commun (la police, les politiciens, les patrons…), les tendances réapparaissent au point de créer dans nos groupes une impossibilité de faire ensemble. C’est précisément au moment d’éprouver le commun que les tendances surgissent, et dévoilent des filiations distinctes que l’affinité jusqu’alors masquait. Notre commun est extrêmement vulnérable aux tendances. Il les alimente au moins autant qu’il les dissipe. Jusqu’à ce que l’affinité à son tour vacille.

« C’était un sacré rêve, quand même. Les stations orbitales, l’immortalité, quitter les caves, rogner les tours – dégager de la planète, en fait. Et lancer les usines de décontamination air-terre-eau, tous les chantiers écologiques, on ne parlait que de ça. Ressortir les vieux ADN des labos, et relâcher des Lapins et des Oiseaux. Libérer la Terre, s’installer là-haut et La regarder refleurir pendant des siècles. On y a cru. Pourtant, la défonce était mauvaise, à l’époque, n’est-ce-pas ? Mais on y a cru. Dans le noir, nous n’avions pas grand-chose d’autre à faire. » Deletion, manager crapuleux et céleste du groupe de Marquis, Outrage et Rébellion, Catherine Dufour.

Nous venons seulement d’extraire deux de ces tendances du noir. Il faudrait maintenant imaginer leur multitude fourmillante, leurs imbrications et leur incarnation plus ou moins consciente dans une même tête. Se dire qu’elles ne s’expriment jamais comme telles. Qu’elles s’échappent à chaque fois que l’on tente de les débusquer. Pourtant ce sont elles qui tirent les ficelles en dernier ressort. Le fait de les expliciter ici, dans nos groupes et dans l’action de nos tentatives de communismes immédiats, c’est pour mieux s’en délester. Nos tendances fonctionnent comme des écrans qui nous empêchent de voir ce qui nous attend derrière. Elles bouchent complètement l’horizon, même si elles nous donnent la sensation de nous guider. Tout devient impossible quand on ne jure plus que par elles et qu’on les mécanise, qu’on tente de les appliquer comme dans le texte. Elles renvoient chacun à sa case froide et dure, elles crispent les positions. Voilà tout le jeu le plus appauvri des tendances. Les expliciter ici et en partie, c’est une manière de les faire dialoguer, pour qu’elles détendent leurs voiles et nous laissent regarder derrière. Penser leurs agencements fulgurants et leur compréhension mutuelle nous permettrait d’en faire un bagage léger, dont on pourrait sortir l’artillerie lourde qu’il contient dans nos luttes communes. Ce sont des armes pour penser l’ennemi loin de ses termes à lui. Mais ces tendances deviennent aussi nos ennemis intérieurs quand elles fonctionnent comme des bibles ou des programmes. Il nous revient de les articuler pour qu’au sein du commun elles laissent de la place à ce qui pourrait advenir et n’est encore écrit par personne.

Il ne faudrait pas qu’en dernier recours tout ce que nous ayons en commun ne soit plus qu’un burn-out généralisé et un amour perdu. Pour ça, les institutions capitalistes étaient largement suffisantes.




Se délester de l’institution, penser nos tendances institutionnelles




Que tout ceci ne nous empêche pas de prendre parti. Notre vitalité se déploie aussi dans l’être partisan. A la nuance près qu’un partisan à la logique binaire, qui cherche à appliquer un programme unique, une esthétique monochrome, une morale exclusive, tient davantage du parfait automate que ce monde attend de nous, que de l’agencement fulgurant qui ferait enfin tomber le rideau de l’impossible et du réalisme. Notre partisanerie est celle de l’enchevêtrement des contestations et des désertions contre la rationalité douteuse et la discipline morbide de notre temps. Toutefois nous ne tenons qu’à un fil, à épaissir par la manifestation de la multitude qui nous habite. Car les institutions du capitalisme (et ses habitus) ont pour elles la force des choses, l’allant de soi, la rationalité, l’évidence et la sécularité. Si nous les croyons absentes de nos tentatives, c’est que leur retour fracassant est proche.

« Les vraies difficultés ne survinrent que plus tard, avec l’apparition d’abord d’une surdemande sur certaines femmes et certains garçons qui occasionnaient tirage au sort et donc jalousies. Puis les « surdemandés » exigèrent des contreparties à leur « surtravail » et l’économie grignota petit à petit sur l’échange : les dominants se mirent à payer les soumis et les soumis à faire monter les enchères. L’argent s’infiltra entre les corps et gaina les verges. Un véritable marché de l’offre et de la demande se mit en place. Le déséquilibre s’amplifia. C’est sur cette errance prostitutive que la mafia allait bientôt faire une entrée fracassante ». A propos de la chute de la cité de Gomorrhe, lieu de pratiques et de plaisirs autrement inconcevables, situé dans la Zone du Dehors d’Alain Damasio.

La surdemande et le surtravail sont un avant-goût de la loi banale qui guette les milliards de pauvres de Varvelia Lodenko. Une loi instituée qui colonise les tentatives de communismes immédiats. Nos habitus marchands plus ou moins ensevelis sous des couches de convictions contestataires se trouvent en permanence aimantés vers la surface par le marché du monde. Nous sommes des jouets en ferraille mus par des champs sociaux dont le magnétisme nous devance. Nous n’avons pas de mal à identifier cet envoûtement, néanmoins nous rechignons à dire l’équivalent se jouant à notre mesure. Nos propres institutions ont comme les autres leur allant de soi et leur évidence, que le temps de l’insurrection n’aura que temporairement sublimé.

Dès que nous voulons opposer une présence au monde, là où son rythme impossible fait de nous des absents de nous-mêmes, nous fabriquons des institutions. Mettez deux révolutionnaires ensemble, ils édifierons des institutions. C’est-à-dire de l’impersonnel, du permanent, du stabilisé, qui finissent par fonder un ordre supérieur, qui lui même tend à se reproduire. Et ce n’est pas grave. L’impersonnel s’avère tout à fait vivant, voire exaltant. Oui, la singularité de nos êtres nous fait vibrer. Mais pas moins que nos singularités d’agencement, c’est-à-dire celles de nos groupes, qui avec le temps se ritualisent et sculptent nos silhouettes. L’institué chez nous prend notamment la forme de ce que nous donnons à voir à l’extérieur : nos livres et nos actions, nos mots d’ordres et nos fêtes, nos banderoles et nos fumigènes. Et comme le veulent toutes les composantes de l’institué, à la fin c’est elles qui nous écrivent.

« Varvalia Lodenko n’a pas agi toujours dans une solitude écrasante. Quand nous étions prévenus de son arrivée quelque part, nous nous arrangions pour l’accueillir avec une fanfare, une banderole et du pemmican, et aussi de l’alcool de lait, quand nous avions pu nous en procurer. »

Dire que nos groupes sont des institutions est une pilule bien amère à avaler pour ceux qui n’ont que la destitution à la bouche. Évidemment, il faut destituer le monde, en se détournant de lui pour de bon, en désertant son ossuaire, comme le suggérait ce fameux tag du printemps 2016. Mais ce printemps fut instituant pour notre camp, il a permis d’organiser nos propres forces contre celles de l’ordre établi, ce modèle total et envahissant de l’institué. Il nous a permis de nous penser dans notre transversalité, contre un régime écrasant, plutôt que par notre atomisation ordinaire. Depuis, ces « forces organisées » se sont solidifiées, et dans plein d’endroits elles l’étaient déjà depuis longtemps. Elles sont devenues présentes, plutôt qu’absentes. Mais le présent, si adulé dans nos milieux, recouvre bien d’autres dimensions que le simple fait d’exister enfin, à un endroit et à une époque. Le présent est aussi ce qui s’installe, s’implante, se constitue et rassemble, donc s’institue. « Organiser nos forces, maintenant » est une pirouette chevaleresque du langage pour ne pas parler des institutions dont nous posons sans cesse les jalons, sous couvert de destitution et de présentisme.

L’institué n’est pas le seul apanage du capital. Dans nos groupes-institutions, nous établissons nos règles, elles sont le fruit réifié de nos tendances, et elles sont d’autant plus pernicieuses qu’elles sont dissimulées par la grande morale anti-autoritaire dont on se réclame. Notre méfiance de la domination est d’une telle évidence que l’on accepte, en faisant mine de regarder ailleurs, que se ritualise la douce valse tyrannique des charismes, des savants, des éloquents et des premiers arrivés. Constater l’efficacité de l’institué dans nos groupes a un goût très amer. Déjà pour ceux qui débarquent en croyant participer à une expérience révolutionnaire hors normes, et qui réalisent que leur intégration au mouvement exige de se taire, d’apprendre, de suivre le tempo commun et d’entrer dans le rang. Comme à l’école. Se socialiser en suivant les normes en vigueur, aussi informelles et implicites soient-elles. Contre tout écart malvenu des sanctions se font sentir. Les mots et comportements sauvages hors de la ligne seront recadrés par les tenants de la ligne, officiellement par le verbe, ou implicitement par un regard noir, un manque d’écoute, l’ignorance, une mesure discrète d’isolement… Comme dans la cour. Le constat est aussi violent pour ceux du groupe qui établissent malgré eux les normes et les sanctions, et qui se détestent dans ce rôle-là – car nos communismes ressemblaient à autre chose sur le papier. Toutefois les législateurs-malgré-eux ont de fortes raisons de tenir la ligne, prendre soin du feu et choyer l’âme. Ils savent que ce qu’ils ont édifié leur a demandé du temps, de la sueur, du tâtonnement, d’engager une complexité sensible et politique qui n’est pas donnée au premier venu. Ils perçoivent la nécessité de transmettre et d’accueillir, et tentent de préserver le cœur de la cause dans le même élan. La transmission est rarement une action explicite de passation de savoirs, avec une date, des horaires et un powerpoint. C’est souvent un imbroglio de signes exemplaires montrant le chemin, mêlés de signes désapprobateurs qui sanctionnent. Les dispositifs de récompenses et de sanctions s’aguerrissent avec le temps, dans nos milieux comme ailleurs. Les dominants dans nos groupes comprennent intuitivement qu’en lâchant la bride et en reconnaissant l’autre dans sa légitimité à désapprouver les règles du jeu, ils n’en ressortent que plus respectés, écoutés et suivis. Leurs stratégies d’absence, pour que puisse se dire la cause sans leur regard en surplomb, rendent leur présence minimale d’autant plus puissante et déterminante. Dans nos groupes, le pouvoir de ceux qui sont partis est immense.

« De toute façon, je vais vous envoyer une cassette où Varvalia Lodenko explique ce qu’il faut faire quand il n’y a plus rien à faire. »

Nous nous croyions poussière d’étoiles mais nous nous révélons débris institutionnels. Nous nous croyions ontologiquement singuliers, nous nous découvrons socialement imprégnés. Nous avons grandi dans un bain de sens que nos insurrections auront du mal à destituer. Et le jour d’après l’insurrection ne sera qu’un florilège d’institutions.

L’institution est considérée comme ce qu’il y a de plus rebutant pour nous. Elle représente tout le contraire du mouvement. Elle s’oppose systématiquement aux flux que nous voulons libérer, et symbolise trop bien ceux que nous voulons bloquer. Mais peut-être que nous nous en faisons une fausse idée. L’institution est un phénomène bien plus vaste que l’Etat, l’Assemblée Nationale, l’école ou l’hôpital. Elle déborde largement l’organisation agonisante enfermée entre quatre murs physiques. Elle est nos murs intérieurs, nos groupes, nos organismes, nos croyances, nos errances et nos régimes. Nous sommes contre la loi, alors nous en écrivons des tas sans jamais le dire.

Nos rencontres sont des arènes dans lesquelles se déroule une baston euphémisée pour la gouvernance de nos groupes sans gouvernance. Ce sont des shows, dans lesquels ceux qui savent présenter leurs lectures du drame avec humour récoltent des points d’audience. Ceux qui réussissent une démonstration intelligible d’intelligence convainquent. Ceux qui font preuve d’une éloquence aussi simple que brillante conduisent. Ceux qui sont aptes à penser l’esthétique, sans jamais abandonner la cause, séduisent. Autrement dit, ceux qui inspirent la vie, gagnent. Et il gagnent en retour le droit de la définir légitimement.

Dans nos groupes nous opposons systématiquement nos singularités et nos transversalités à l’universel. Mais il faut bien admettre qu’en faisant cela par principe, ou par habitude, nous réintroduisons de l’universalité. Maintenant, la tâche qui nous incombe, c’est de faire tomber le masque de l’universalité sous-jacente. C’est de se doter des analyseurs qui révèlent les pouvoirs implicites. Il faut que nous soyons dérangés par nos propres pratiques destitutives de nos groupes-institutions. Tant que l’on se sent à l’aise, c’est que l’on n’a encore rien touché de nos ordres établis.

Spinoza proposait contre le pouvoir absolu de l’Etat, « le droit de guerre de la multitude comme droit de résistance à la domination ». Cette guerre nous paraît évidente contre les institutions du capital. Mais cette évidence ne doit pas nous empêcher de penser la bataille de nos multitudes dans nos propres institutions communistes et immédiates. La bataille à mener est un conflit de recherches, un choc des études. Un croisement contradictoire d’observations et de récits de vies. C’est une bataille de parcours humains qui partagent un terrain d’expériences mais qui en ont déduit des acceptions différentes et en éprouvent des périmètres distincts. Ce terrain d’expérience mouvant doit devenir explicitement notre terrain de recherche. Pour cela, il nous faut ouvrir l’espace pour provoquer les rencontres entre les expériences, loin du tempo agité du moment. Et cette entrée en recherche doit nous lancer dans une confrontation dialectique des représentations que l’on se fait du monde, d’ici, du commun, du groupe, pour mieux les maîtriser et les mettre en mouvement. Il n’y a que dans le mouvement que l’on peut saisir l’état des choses, car tant qu’elles ne bougent pas on ne voit rien.

La radicalité c’est ce travail de composition et d’agencements de nos tendances, de nos recherches, de nos pratiques, qui nous emmène ailleurs. Agencer c’est rompre avec les compromis mollassons, l’addition fade, et la dilution de la viralité de la cause dans un pâle résumé ou dans la parole des chefs éloquents. La radicalité c’est de ne plus être sujet à la capture, depuis l’autour ou depuis l’intérieur. La radicalité revient à déranger l’âme, la cause, le feu – peu importe les termes – pour faire émerger une compréhension commune de leur composition. Notre commun est autant la récolte vivrière du jour posée sur une table, que l’effort partagé de retrousser les intériorités de nos actions et de nos histoires pour qu’elles s’agencent enfin. Et ne nous fatiguons pas trop dans les dimensions psychologiques et affectives. Le soi, le sujet et l’égo sont des arnaques de l’époque pour nous empêcher d’ériger du commun et des institutions instituantes. La révolution ne sera jamais faite par un tutoriel de développement personnel.

La vitalité intentionnelle de nos agencements nous évitera de perdre du temps à produire et reproduire inconsciemment l’ordre établi et les ordres stabilisés de nos groupes. Notre époque insensée est celle du jour de l’effondrement toujours repoussé, du profit maximisé jusqu’à la dernière goutte de sève et de sang, de la vénalité universelle qui se répand jusque dans le dernier geste. A cette époque, le monde exulte de nous voir lambiner dans ce que nous croyons être des déchirements affectifs, alors qu’ils ne sont que la conséquence de nos tendances non-dites et de nos institutions refoulées. Ainsi est retardée l’émergence des bascules multiples auxquelles nous appelons, et ce monde jubile de nous voir patauger dans nos habitus bien ancrés en sécurité sous la couche de nos croyances dissonantes.

Il va falloir sérieusement se pencher de près sur le feu.

« Varvalia Lodenko se pencha au-dessus du feu. Elle y rajouta une brindille. 

Elle avait l’air ratatinée et minuscule, et pourtant, si tout se déroulait comme prévu, c’était d’elle qu’allait jaillir l’étincelle qui remettrait le feu à la plaine. »













Texte à paraître dans le numéro 2 de la revue Agencements, aux Editions du Commun







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Sanglogenèse

 

Tout ce qui est discernable est inoffensif. Ce qui rend la haine inopérante, dès lors qu’on la désigne comme telle, c’est sa lisibilité. Aussi n’y a-t-il de menace réelle qui n’excède le seuil de nos codifications. Point d’anomalie où nos analystes conservent intactes leur bagou et leur verve : le fil opiniâtre de leurs cantiques entérine le silence apaisé qui veille sur le cours des choses. Comme des mère accoucheuses au chevet des forces bâtardes qui campent et transpirent dans l’ombre, leurs bourdons monocordes viennent polir et lécher les plaies jusqu’à ce que, mises à nu dans la lueur écarlate du grand jour, elles cèdent à leur tentation d’apparaître et se livrent enfin.

Ce qui se laisse apprivoiser par le verbe n’engendre que des catastrophes raisonnées. Qu’aucune sorte de révolte n’envisage d’aboutir sans engendrer quelque crispation dans les chasses gardées du Commentaire. Qu’un râle inquisiteur tente d’y semer le trouble : ses allégations demeureront lettre morte si elles n’arrachent un sursaut à ses prédicateurs. Ce qu’elle ne s’approprie en le re-formulant, la Sainte-Parole le bannit du Réel en le privant de ses termes : rien n’y figure qui ne soit désirable, rien n’y apparaît qui n’y soit consenti. Ainsi les allures chancelantes sont-elles neutralisées dans l’œuf par cette disposition du pouvoir positif d’avoir toujours quelque chose à en dire. Si bien que les figures grimaçantes qui se tortillent sous les néons de l’Histoire, dépossédées de leurs farces et de leurs caprices, n’intimident plus que ceux qui, en mal de quelque vertige commun, consentent encore à jouer en connaissance de cause.

Il faut bien dire que nos barbares et nos illuminés n’ont plus tout à fait le monopole de leurs excentricités lorsque que BFM News monnaie des mugs et des porte-clés à leur effigie. Tributaires des tendances estivales du chaos, ils composent généralement tant bien que mal avec les modalités qui leurs sont transmises. Intercalés entre deux talk-shows, leurs frissons au rabais et l’émoi studieux qu’ils suscitent les élèvent tout juste au rang de saltimbanques rageurs … Mais que doit-on attendre, au juste, d’un monstre de notoriété publique ? Un coming out insurrectionnel, un best of de ses meilleurs burnouts, un interview-suicide en prime time ?

[…]

Il ne faut pas croire qu’il soit si aisé de se détruire. Le désespoir, comme la béatitude, possède ses protocoles et ses règles de bienséance. Celui qui aspire à percer doit faire preuve de circonspection lorsqu’il joue sa place aux tribunes de l’outrage et de l’infamie. Mais inégaux face au désastre, nous n’avons, certes, pas tous les mêmes aptitudes pour convulser avec tact. Combien, croyant honorer leurs impotences avec discipline ont vu leurs chutes passées sous silence pour n’avoir su correctement rationner leur bile… A qui souhaite voir exposées ses gerçures et ses tares, il ne suffit pas de se montrer volontaire, encore faut-il savoir astreindre ses velléités à la déontologie de l’échec. L’Actualité n’a que faire des contorsions farceuses et des déboires indécis : l’Événement et son message, code binaire, idée lisse, doivent s’acheminer jusqu’à la conscience sans heurts ni accrocs, sans quoi, au grand concert du carnage universel, il risquerait d’épuiser l’auditoire. Le propre du Mal, c’est d’aller de soi ; seul un enfant-prophète redouterait les actes d’un croquemitaine tiraillé.

Pas plus intégré que le sociopathe ou le cancéreux : celui-ci fait figure d’enfant modèle lorsqu’il se consume en grande pompe sur les places maculées de nos psychodrames médiatiques. À lui-seul il incarne un modèle de faillite, puisque dans la déchéance et l’inanition, il ne manque jamais de faire bonne figure. Ses déboires et ses irrévérences, on les lui pardonne volontiers, puisqu’il le fait bien. Et pour autant que ses postures nous consternent, nous ne cessons de l’aimer pour ce qu’il accomplit car les démarcations qu’il imprime au monde à son propre prix sont garantes de l’ordre des choses qui nous tient ensemble. Dans le sort pathétique du martyr sacrifié, dans son silence et sa souffrance absurde résonnent les ressorts de la Communauté, recueillie, unifiée autour de ses plaies. Il est évident que nous ne saurions nous montrer regardants à l’égard de ce qui nous transit : dans l’urgence de frémir, qui n’a jamais pris le visage d’un Ben Laden pour celui de quelque Christ vengeur ? L’important n’étant pas tant de haïr ou d’aimer que de reconnaître comme sien, peu importe ce que disent nos icônes tant que la possibilité nous est laissée de communier autour de leurs farces. Tout ce que l’on veut voir apparaître, c’est une violence aboutie à haïr sans réserves, un territoire limpide, où, bercé par les évidences de la Guerre, on puisse, le temps d’une marche silencieuse ou d’un flash-info, s’oublier dans la haine.

[…]

Il n’y a que dans l’atrophie du verbe que s’initie la promesse de l’effondrement. Blackout, amnésie, trauma, la vie reprend ses droits où le souvenir se fait terne, où la mâchoire se crispe. Le réveil d’une puissance négatrice aurait seule sa chance dans un monde où, mis pied du mur par une suite d’événements capricieux, les philosophes, en mal de mots, deviendraient bègues ou neurasthéniques. Il s’agirait alors de se saisir d’un instant de flottement pour abréger d’une traite les digressions futiles qu’ils nous imposent sans scrupule… en leur assénant des moues et des rictus indéchiffrables, concis et sournois comme des coups de poignard dans la langue.

Quand IKEA somme les consommateurs de moins consommer

consommationIntroduction: pourquoi?

La branche espagnole de l’entreprise suédoise IKEA a mis en ligne le 10 décembre 2014 une vidéo publicitaire intitulée La otra carta (1) et se présentant comme une expérience conduite avec 10 familles. Durant cette expérience, il aurait été demandé aux enfants d’écrire deux lettres listant leurs souhaits pour Noël, l’une adressée au Père Noël, et l’autre à leurs parents respectifs.

 Il serait ressorti de cette « expérience » que la totalité des dix enfants, qui sans exception réclamèrent au Père Noël différents produits de consommation (un jeu, une guitare, une console de jeux, un piano), demandèrent tout autre chose à leurs parents: ils leur demandèrent de passer davantage de temps avec eux. La totalité des dix enfants auraient d’autre part, après qu’on leur a demandé laquelle des deux lettres ils souhaiteraient envoyer s’il ne fallait en choisir qu’une, choisi d’envoyer la lettre destinée à leurs parents plutôt qu’au Père Noël.
La vidéo montre les différentes étapes de l’ »expérience » ainsi que les réactions des parents en découvrant les lettres que leurs enfants leur auraient adressées: tous semblent très émus, plusieurs d’entre eux se mettent à pleurer. Et puis à la question « Cela vous surprend-t-il que vos enfants vous fassent une telle demande? », des parents répondent que non, qu’au fond cela ne les surprend pas, que leurs enfants ont trop de jouets tout le temps, d’autres se lancent même dans une analyse de la manière dont l’hyperconsommation peut en fait servir à combler un vide affectif -et effectif-. Tous semblent reconnaître immédiatement le tort qu’ils auraient eu de n’avoir pas su passer assez de temps auprès de leurs enfants, estiment que si ces derniers l’écrivent c’est qu’ils en ont réellement besoin, et que ce qu’ils ont de mieux à leur offrir, au fond, c’est eux-mêmes.
Plusieurs questions viennent alors à l’esprit: cette « expérience » en est-elle bien une, ou bien s’agit-il d’une fiction où les acteurs, parents et enfants, font et disent ce qu’un script rédigé par l’entreprise commande? Comment une telle unanimité dans les choix et les réactions des sujets de l’ »expérience » est-elle possible? Comment la totalité des parents peuvent-ils si vite revenir sur des habitudes longuement acquises, reconnaître leurs torts, et estimer que leurs jeunes enfants ont raison? Surtout, dans quel but la direction d’IKEA Espagne a-t-elle choisi de réaliser cette publicité, et qu’a-t-elle a gagner à sa diffusion?

I) De l’authenticité de l’ »expérience »

La publicité débute par les mots suivants: « Pourquoi persistons-nous à ne pas donner à nos enfants les cadeaux qu’ils souhaitent vraiment avoir pour Noël? ». Et on peut lire immédiatement après: « 10 familles. Une expérience ».

Le ton est donc donné dès le début: il ne s’agit pas là d’une publicité mais d’une expérience filmée. La question posée serait donc celle à laquelle auraient tenté de répondre les « chercheurs », et les dix familles seraient, elles, les sujets de l’expérience. Or, si l’on est d’emblée surpris par l’identité du « laboratoire de recherches » (IKEA), ainsi que par son activité de prédilection (commerce de détail dans le mobilier), on éprouve également quelque difficulté à tenir ce spot publicitaire pour une « expérience » digne de ce nom.

D’abord, les indications sur le protocole expérimental suivi sont maigres: hormis la participation de dix familles à l’expérience, et les questions de l’expérimentatrice aux enfants et parents, on ne sait pour ainsi dire rien. Comment l’expérience a-t-elle été préparée? Comment en a-ton choisi les sujets? Ont-ils été triés sur le volet, ou bien a-t-on choisi les dix premières familles volontaires? Qu’a-t-on dit en amont aux familles pour la leur présenter? Comment l’équipe expérimentale s’est-elle assurée que les enfants ne s’influencent pas entre eux (puisque nous les voyons assis deux par deux côte-à-côte dans la vidéo)? Nous pouvons nous en tenir là, mais la liste est longue des informations que nous aurions aimé avoir et qui ne sont pas divulguées. Et rien ne porte à croire dans ce que nous voyons dans la vidéo qu’un protocole expérimental quel qu’il soit fut respecté lors du tournage.

II) De l’interprétation des « résultats »

Nous pourrions penser qu’il importe peu que l’ »expérience » en soit bien une ou pas, autrement dit qu’il s’agisse d’un documentaire ou bien d’une fiction, dès lors que le message porté par la vidéo est considéré comme un message positif.C’est là qu’il convient de se demander ce que nous enseigne -ou tente de nous enseigner- ce spot publicitaire.

Des résultats de la dite expérience, plusieurs faits ressortent:
1- Les enfants croient au Père Noël.
2- Les enfants veulent des jouets et des instruments de musique.
3- Les enfants ne demandent pas la même chose à leurs parents qu’au Père Noël.
4- Les enfants considèrent que leurs parents ne passent pas assez de temps avec eux et souhaiteraient qu’ils en passent davantage.
5- Les enfants, s’ils devaient choisir de n’envoyer qu’une seule des deux lettres, enverraient celle à leurs parents plutôt que celle au Père Noël.
6- Les parents sont émus par les mots de leurs enfants.

On découvre donc des enfants qui semblent n’être ni matures ni adultes ni responsables puisque non contents de croire au Père Noël, ils croient en leurs parents dans la mesure où ils préfèrent leur envoyer une lettre à eux plutôt qu’au Père Noël alors que cette dernière aurait à la limite davantage de chances d’aboutir.

En effet, combien d’années cela fait-il que ces parents consacrent à leur travail et à leurs achats le temps qu’ils pourraient consacrer à leurs enfants? Avaient-ils vraiment besoin de tourner dans un spot publicitaire d’IKEA pour le réaliser? Est-il vraisemblable qu’ils renoncent à leur mode de vie productiviste et consumériste lorsqu’à la lumière de ce qu’ils ont « appris », la première chose qu’ils font est de signer un document de droit à l’image pour qu’une entreprise capitaliste puisse utiliser la leur pour redorer la sienne afin, cela va sans dire, de vendre davantage de marchandises?

A la lumière de ces résultats, qu’avons-nous appris?

1- Que les enfants croient au Père Noël, nous le savions déjà puisque c’est nous (leurs parents, j’entends) qui les y poussons.
2- Que les enfants veuillent des jouets, et soient eux-mêmes les jouets de la publicité marchande quotidienne qui construit, modifie, et stimule leurs désirs pour les pousser à pousser leur parents à les leurs acheter, nous le savions déjà puisque c’est nous (leurs parents, j’entends) qui en faisons les frais.
3- Que les enfants ne demandent pas la même chose à leurs parents qu’au Père Noël semble indiquer qu’ils sont moins bêtes que nous ne les pensions, et qu’ils savent à qui demander quoi. Cela indique en réalité la teneur de ce que leurs parents leur ont enseigné: ils ont intériorisé que le Père Noël était leur pourvoyeur en cadeaux, et leurs parents leurs pourvoyeurs en besoins vitaux au quotidien (se nourrir, se vêtir, se loger, se soigner, être protégé, etc), c’est donc en toute bonne logique à eux qu’ils s’adressent lorsque leur demande concerne des besoins cruciaux liés à leur vie quotidienne et non au Père Noël.
4- Que les enfants considèrent que leurs parents ne passent pas assez de temps avec eux et souhaiteraient qu’ils en passent davantage relève, dans une société si obsédée par le travail, la marchandise et l’argent, tant du bon sens qu’il semble improbable que leurs parents ne le sachent pas déjà, d’autant qu’il est plus improbable encore que les premiers aient attendu de tourner dans un spot publicitaire d’IKEA pour le signifier aux seconds.
5- Que malgré le peu de chances qu’ont leurs requêtes d’aboutir, les enfants ont choisi d’envoyer la lettre à leurs parents plutôt que celle au Père Noël, cela montre qu »en dépit de leur jeune âge ils savent où est leur intérêt, et que, s’il leur faut choisir, ils mettent la priorité sur la satisfaction de leurs besoins vitaux plutôt que sur l’obtention d’un nouveau jouet.

6- Que les parents soient émus par les mots de leurs enfants montre qu’ils y sont attachés, ce qui ne semble que modérément surprenant. Cela pourrait aussi traduire un sentiment de honte quant à leurs choix passés, lequel apparaîtrait comme justifié au vu des enjeux, à savoir le sacrifice de ses propres enfants pour de l’argent, et la substitution à une présence personnelle effective une présence par le biais de biens de consommation interposés.

Au terme de l’étude de ces conclusions expérimentales, il faut bien reconnaître que nous n’apprenons pour ainsi dire rien. Nous n’avions en effet pas attendu IKEA pour constater que nous vivons dans une société travailliste, productiviste, et consumériste, où la production et la consommation de marchandises tiennent une place centrale, où le temps nous est confisqué par le capital, et où les enfants, parmi beaucoup d’autres, en font les frais.

III) De l’identité du « laboratoire de recherches »

A ce stade, il est intéressant de s’interroger sur l’identité véritable du « laboratoire de recherches »: qui est donc cet IKEA qui nous fait la leçon en croyant nous apprendre en 2014 des choses si communément admises?

La réponse st simple: IKEA est numéo un mondial de l’ameublement. C’est une entreprise suédoise privée, créée en 1943 par Ingvar Kamprad, et spécialisée dans la conception et la vente de détail de mobilier et objets de décoration prêts à poser ou à monter en kit.

Dans ses 345 magasins répartis dans 42 pays, l’entreprise, qui emploie 139 000 personnes, a réalisé en 2014 un chiffre d’affaires de 28,7 milliards d’euros, et un bénéfice net de 3,3 milliards d’euros en 2013 (2). Son catalogue papier est édité à 212 millions d’exemplaires dans 29 langues, ce qui le place au rang de deuxième publication la plus lue au monde après la Bible (3)!

Il semble que, tout comme la »petite entreprise » que chantait Alain Bashung en 1994, IKEA « ne [connaîsse] pas la crise » (4)!

IKEA n’est donc en fait pas tout-à-fait un « laboratoire de recherches » mais plutôt une entreprise capitaliste, aussi riche qu’efficace, et dont la richesse se fonde sur l’exploitation du travail humain de ses 139 000 salariés, ainsi que sur la création de besoins chez les consommateurs pour les conduire à acheter à l’autre bout de la chaîne.

Ou disons du moins que si IKEA est un « laboratoire de recherches », il est spécialisé dans la recherche de profits plutôt que de vérités scientifiques.

Si les conditions de l’ »expérience » peuvent laisser le spectateur dubitatif, le message du spot publicitaire La otra carta d’IKEA paraît en revanche clair: il s’agit ni plus ni moins d’une invitation et incitation à moins consommer, et à passer davantage de temps avec ses proches -en l’occurrence, ses enfants-.

Autrement dit, nous avons l’une des plus grandes entreprises multinationales au monde, et dont le bénéfice net, en hausse constante d’année en année, repose sur la consommation effrénée de ménages soumis à une publicité omniprésente, qui nous somme de moins consommer, ce qui semble à première vue contraire à son intérêt.

Au-delà de l’évident conflit d’intérêt entre le « laboratoire de recherche » et l’objet de sa « recherche », disons plutôt entre le pourvoyeur du message et le contenu de ce dernier, comment comprendre la stratégie d’IKEA? Quel sens cela a-t-il pour un temple de la consommation de se faire le chantre de l’anti-consommation?

IV) Du but poursuivi par les « expérimentateurs »

Après tout, si le but poursuivi est louable, que nous importe l’identité du « laboratoire »?

Si une multinationale capitaliste est prête à nous informer dans notre intérêt -et contre le sien- dans le but affiché de nous désaliéner des marchandises, c’est-à-dire d’elle-même, ne devrions-nous pas suivre ses conseils et saluer au passage son initiative?

Encore faudrait-il être certain d’avoir correctement identifié l’objectif poursuivi par cette dernière.

Car dans une logique même de survie de l’entreprise, inciter la population à consommer moins relève du suicide commercial lorsque c’est précisément de sa consommation effrénée que l’entreprise vit -et grassement!-.

Or, les entreprises ont cet avantage sur leurs salariés qu’elles ne se suicident pas (5).

Alors, que cherche IKEA en diffusant ce spot publicitaire?

La première hypothèse est de considérer que le message transmis par l’entreprise dans la vidéo ne s’applique, du fait de la nature de son activité, pas à elle. En effet, ce ne sont pas des meubles ou objets de décoration que les enfants réclament pour Noël, et IKEA, qui s’est spécialisé dans ce secteur, s’estime peut-être hors d’atteinte de sa propre critique. Puisque c’est ici d’enfants qu’il s’agit, et puisque c’est de jouets que les enfants rêvent, il n’y a a priori aucun obstacle à ce que les parents continuent à venir s’équiper chez IKEA pour ce qui est de l’ameublement de la maison, tout en passant davantage de temps avec leurs enfants qu’ils peuvent d’ailleurs emmener passer une après-midi de « jeux » dans les dédales de l’IKEA le plus proche. Finalement, la publicité dissuaderait les parents d’aller dépenser chez d’autres l’argent qu’ils pourraient dépenser -en toute bonne conscience- chez IKEA, d’autant qu’IKEA a le mérite d’avoir réuni et soudé la famille!

La seconde hypothèse, qui d’ailleurs peut être complémentaire de la première, est liée à l’image de la marque. L’entreprise soigne en effet beaucoup son image, en vantant notamment un management « cool », proche du salarié, avec tutoiement généralisé, parité hommes-femmes, respect mutuel, et entraide dans l’adversité (6).

Mais IKEA va plus loin: nouvelle « stratégie de développement durable People and Planet Positive » avec des objectifs aussi divers que « favoriser un mode de vie plus durable, acquérir une indépendance énergétique à l’horizon 2020 et améliorer le quotidien du plus grand nombre »; partenariats dans les années 1990 avec WWF et Greenpeace; reforestation via Swedwood (filiale d’IKEA); utilisation de panneaux photovoltaïques dans certains centres de distribution; dispositifs d’éco-mobilité (location de véhicules Hertz, bornes Autolib’, navettes gratuites depuis les centre-villes de Strasbourg et Thiais) dans le cadre de son engagement pour l’environnement; programme « Donnez une seconde vie à vos meubles » avec reprise des anciens meubles de ses clients en échange d’une carte-cadeau à dépenser dans ses magasins; campagne de solidarité mondiale en partenariat avec le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR), intitulée « Eclairons la vie des réfugiés » pour améliorer les conditions de vie des réfugiés au sein des camps, notamment grâce à un meilleur éclairage et un accès à l’éducation (7); mise à disposition, auprès de municipalités, de cabanes de 17,5 m² (en plastique et matières synthétiques, et sans fenêtres) pour loger les réfugiés, et ce pour la modique somme de 500 euros par cabane (8).

En 2014, IKEA est d’ailleurs classé 19e des « Best Global Green Brands » d’Interbrand, et gagne ainsi 14 places par rapport à 2013 (9), ce qui semble témoigner de l’efficacité de la stratégie de communication de l’entreprise et du soin porté à son image.

La seconde hypothèse pourrait donc se formuler en ces termes: et si ce spot publicitaire avait pour principal but de pousser un peu plus loin l’audace en faisant passer le numéro un mondial de la vente de meubles pour anticonsumériste?

Pour IKEA, les bénéfices seraient en effet multiples.

C’est, dans un premier temps, l’occasion de se démarquer: à l’approche de Noël, au lieu de faire comme la grande majorité des autres multinationales en multipliant les incitations à la consommation à travers leurs publicités, IKEA en prend le contrepied et incite à…moins consommer! Cette posture, à la fois surprenante et provocante de la part d’une entreprise capitaliste, donne à ce spot publicitaire destiné à internet un caractère inhabituel qui le fait du même coup émerger d’entre tous ceux qui sont diffusés quotidiennement à l’approche des fêtes. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cela a bien fonctionné: 12 millions de vues dans 40 pays différents, plus de 9 millions de personnes atteintes sur Facebook, plus de 24 millions d’empreintes digitales, et sa conversion en modèle éducatif dans plusieurs écoles (10).

C’est ensuite une opportunité pour IKEA de parachever son image d’entreprise « verte », « cool », et « humaine ». En effet, il est d’autant plus indispensable de faire illusion en soignant sa posture et son discours que nos actes en sont effectivement éloignés voire antagoniques.

IKEA, par exemple, est le troisième plus gros consommateur de bois au monde. En 2012, l’entreprise a utilisé 13,56 millions de m3 de bois (11). On comprend donc mieux pourquoi l’entreprise a tout intérêt à être classée parmi les multinationales les plus « vertes » au monde, et à parler à tout va de « développement durable » et d »indépendance énergétique ». C’est la moindre des choses si elle veut continuer à bénéficier d’une image positive auprès des populations, désormais préoccupées par le désastre écologique en cours.

Autre exemple: IKEA, mis en cause en France en 2012 dans une affaire d’espionnage des salariés ainsi que des clients, s’empresse de faire le ménage dans son personnel et de faire disparaître toute trace (12). Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi IKEA met en avant son management « cool », l’ »entraide dans l’adversité » et le reste: on doit toujours en dire d’autant plus dans un sens qu’il y en a à cacher dans l’autre (13).

De la même manière donc, à l’heure où IKEA est numéro un mondial de l’ameublement, et voit son bénéfice net en augmentation constante malgré la « crise » (14), il semble tout-à-fait opportun pour les dirigeants d’IKEA de discourir sur le temps dont nous dépossède notre course effrénée pour la marchandise et de faire dire à nos enfants que nous ferions mieux de le passer en leur compagnie. Cela leur permet de se dédouaner et de faire porter à d’autres -et davantage qu’à d’autres entreprises, ils la font porter aux consommateurs, donc à leurs clients- la responsabilité qui est la leur au premier chef. C’est l’occasion pour eux de se refaire une réputation à peu de frais, en passant sous silence la publicité constante qu’ils imposent aux populations pour les conduire à acheter toujours plus. En d’autres termes, ils culpabilisent et accusent de leur propre méfait celles et ceux qui en sont en fait les premières victimes.

V) Cas d’école

Cette publicité peut surprendre de prime abord, mais il ne faut pas s’y tromper: elle est la règle plus que l’exception. La manière dont IKEA brouille ici les pistes en affichant un objectif (faire que la population consomme moins) aux antipodes de son objectif réel (faire que la consommation consomme davantage) est caractéristique de l’aptitude du capitalisme à récupérer et instrumentaliser la contestation dont il fait l’objet (15).

Le greenwashing (16) -d’ailleurs pratiqué avec beaucoup de talent par IKEA (17)– en est l’un des avatars les plus en vogue.

La récente conférence de Paris sur le climat (ou COP 21), qui s’est déroulée dans la capitale du 30/11/15 au 11/12/15, réunissait ainsi soit physiquement soit par financement interposé des entreprises parmi les plus polluantes au monde – comme Shell, Total, Vinci, BNP, Engie (ex GDF Suez) ou EDF, Renault Nissan, Suez Environnement, Air France, ERDF, Axa, BNP Paribas, LVMH, PepsiCo, Bouygues, General Electric, Carrefour et bien-sûr IKEA- pour discuter des solutions aux problèmes climatiques, problèmes qu’ils ont donc pour bonne partie eux-mêmes engendrés et continuent d’aggraver actuellement (18).

Mais l’utilisation par les capitalistes de la contestation qui leur est opposée en en faisant une valeur ajoutée destinée à écouler toujours plus de marchandises ne se limite pas au domaine de l’écologie, loin de là.

C’est ainsi que The Coca-Cola Compagny, entreprise vendant en tout 500 marques dans plus de 200 pays (19), qui privatise au Mexique de nombreuses sources d’eau, laissant les populations locales sans accès à l’eau potable (20), cela pour fabriquer son soda dont les effets désastreux sur la santé sont désormais tristement célèbres, s’est racheté une crédibilité auprès de populations susceptibles de la critiquer, en ayant par exemple recours au rappeur Akhenaton pour composer et interpréter la chanson illustrant la campagne publicitaire « Vivre maintenant » diffusée par la marque à partir d’avril 2015 (21).

De la même manière, le groupe Galeries Lafayette, spécialiste de la mode, a fait poser torse-nu sur ses affiches publicitaires Frédéric Beigbeder, auteur du roman 99 francs dénonçant les dérapages cyniques de la publicité dans la société occidentale; sur la photographie, il tient dans sa main le livre La société de consommation du sociologue Jean Baudrillard, référence critique du consumérisme (22).

Plus de 20 millions de personnes à travers le monde possèdent un t-shirt à l’effigie d’Ernesto « Che Guevara », dont l’image est désormais plus célèbre que le parcours politique, et ce pour le plus grand bonheur des marques qui les commercialisent (23).

En mai 2008, pour l’anniversaire des quarante ans des mouvements sociaux de mai 68, les FNAC et autres VIRGIN Megastore étaient jonchés de coffrets-hommages, DVD, CD, livres, et toutes sortes de marchandises commémoratives de cette période où le capitalisme fut violemment pris à parti par les populations (24).

Nul besoin d’en recenser ici tous les cas: les entreprises capitalistes ont depuis longtemps fait du détournement et de la marchandisation de la contestation qui leur est opposée une spécialité. Cela a pour elles le double-avantage de vider de son sens toute critique tout en en dégageant une opportunité commerciale le plus souvent redoutablement rentable.

Conclusion: pourquoi pas?

Ainsi, IKEA, à travers cette campagne publicitaire, ne fait que recycler une veille technique qui a maintes fois fait ses preuves, que ce soit en matière d’image de marque, ou de bénéfices économiques, la fameuse technique du « Faites ce que je dis, pas ce que je fais ».

Si, au vu de son identité et de son activité, les intentions du « laboratoire de recherche » ne font à présent l’objet d’aucun doute, une question cependant demeure.

Au vu des effets désastreux du consumérisme ambiant et de la publicité marchande qui le promeut sur la population, et quelles que soient par ailleurs les intérêts propres de l’entreprise en diffusant cette campagne publicitaire, que doit-on penser de ses possibles effets?

Et si, bien que ses dirigeants soient mal placés pour nous faire la leçon, c’est précisément d’IKEA que venaient les consignes éducatives et morales adéquates pour une vie meilleure?

Pour le dire autrement encore: après tout qu’importe l’identité du prescripteur si la conduite prescrite est la bonne, et conduit sinon l’ensemble, du moins une partie de celles et ceux qui en auront reçu la prescription à acheter moins et passer davantage de temps auprès de leurs enfants?

Car nous avons beau avoir démasqué l’imposteur et mis au jour ses intentions, la question des éventuels bénéfices que, par quelque effet collatéral , nous pourrions tirer de l’écoute de son message demeure entière. C’est ce que m’a notamment appris une discussion avec un ami, père de jeunes enfants et qui, bien que l’imposture d’IKEA ne lui échappât pas, tendait à considérer qu »à tout prendre, dans le monde de frénésie consumériste qui est le nôtre, il vallait mieux que ce message soit porté par IKEA plutôt que par passé sous silence d’une part, et qu’il vallait mieux que l’arsenal publicitaire d’une multinationale comme celle-ci soit profitable à ce message-là plutôt qu’à un autre. Evidemment, il ne lui avait pas échappé non plus que d’autres, avant IKEA, disaient et écrivaient déjà cela, mais avec quel écho auprès de la population? Avec quelle résonance? Il serait difficile de le mesurer, mais les conversations avec d’autres parents autour de lui n’étaient pas très encourageantes à ce qu’il disait. Ainsi, ce que lui reconnaissait à IKEA, ce n’était pas le mérite de ses intentions prétendument vertueuses, mais les effets positifs collatéraux de la diffusion de masse d’un message que les gens ordinaires peinent à (faire) entendre.

L’objection est solide, mais pour prouver son bien-fondé encore faudrait-il pouvoir mesurer précisément, par-delà la quantification de son audience, les effets qualitatifs de la campagne publicitaire sur les comportements des spectateurs. Or, aucune donnée à ce sujet n’a encore été récoltée à ma connaissance, et il serait imprudent de généraliser à partir d’un ou deux cas quel que fut l’effet qu’eut sur eux la publicité. Car, s’il est évident que le message emporte spontanément l’adhésion massive des parents qui l’entendent -et ce quand bien même ils agiraient de manière parfaitement antagonique jusque-là-, il est beaucoup moins évident qu’au-delà des éventuelles « bonnes résolutions » et autres « professions de foi » cette publicité modifie de manière significative, et sur le long terme, leurs comportements.

Aussi louables soient leurs intentions -contrairement à celles d’IKEA- après visionnage, ils n’en sont pas moins dans la position de l’alcoolique qui décide d’arrêter de boire: ils sont bien décidés à passer dorénavant plus de temps avec leurs enfants…jusqu’au lundi matin où il leur faudra aller travailler et ce jusqu’au vendredi soir, et au samedi après-midi où ils devront aller faire les courses, au cours desquelles ils leur achèteront quelque jouet pour se faire pardonner leur absence hebdomadaire. Il faut en effet bien prendre la mesure du défi: c’est une vie entière d’apprentissage socio-culturel qu’il nous faut déconstruire, et une offensive publicitaire massive et constante qu’il nous faut mettre à distance, ce qui n’est pas rien.

D’autre part, quand bien même la publicité aurait -ce qui, nous l’avons dit, reste à prouver- quelque impact positif sur une partie des spectateurs, quelle en serait la part parmi l’ensemble des effets qu’elle aura eus sur l’ensemble des spectateurs? Comment être sûr que la publicité aura davantage l’effet collatéral que l’effet escompté? Comment être sûr qu’elle sera plus profitable à la population, qu’elle doit désaliéner du règne de la marchandise, qu’à IKEA à qui elle doit, nous l’avons vu, directement ou indirectement ramener des clients? Comment être sûr qu’elle conduira davantage de parents à changer de comportement qu’elle ne conduira de familles chez IKEA? Peut-on penser que si la direction d’IKEA avait de sérieuses raisons d’envisager l’option qui lui serait désavantageuse, elle aurait tout de même investi autant d’argent dans la fabrication et la diffusion de cette campagne publicitaire? Au vu de la nature et du chiffre d’affaires de l’entreprise, rien n’est moins sûr.

En réalisant cette publicité, les dirigeants de l’entreprise IKEA n’ont pas sacrifié leur magot pour une grande cause; ils ont fait un pari, un choix stratégique dont ils ont de bonnes raisons de penser qu’il leur sera plus profitable qu’un autre, et plus profitable qu’à d’autres (leurs clients potentiels en l’occurrence). Avant de pouvoir crier victoire sur l’entreprise et nous considérer comme les vrais bénéficiaires de ce message publicitaire, il faudrait pouvoir s’assurer qu’ils se sont trompés, et ont fait un mauvais calcul.

Or, si nous n’avons pour l’instant aucune donnée sur le nombre de consommateurs ayant diminué leur fréquentation des centres commerciaux après visionnage de cette campagne publicitaire, nous savons par contre que le chiffre d’affaires d’IKEA a fait un bond de 11% en 2015 (25), juste après la diffusion de cette campagne publicitaire donc. Sans naturellement aller jusqu’à mettre cette hausse toute entière sur le compte de ce spot publicitaire, saurions-nous ne voir là que le fruit du hasard?

Notes:

7) Ibid.
13) Ibid.
15) Lire à ce sujet « La société du spectacle » de Guy Debord, téléchargeable gratuitement ici: http://classiques.uqac.ca/contemporains/debord_guy/societe_du_spectacle/spectacle.html
16) Greenwashing: le « verdissage » ou « écoblanchiment » désigne en effet un « procédé de marketing ou de relations publiques utilisé par une organisation (entreprise, administration publique nationale ou territoriale, etc.) dans le but de se donner une image écologique responsable. La plupart du temps, l’argent est davantage investi en publicité que pour de réelles actions en faveur de l’environnement ». (source: Wikipedia)
17) Cf. section IV du présent article
20) Coca-Cola et la formule secrète: https://www.youtube.com/watch?v=N1iAuZcyITY
Cash Investigation « Des paysannes indiennes contre Coca »: https://www.youtube.com/watch?v=54a5x2Cpf64

Véganisme et prosélytisme: les mécanismes de défense de l’ordre social dominant

vache en légumesIntroduction: la rengaine de l’ordre social dominant

Le terme vegan fut utilisé pour la première fois en 1944 par Donald Watson, cofondateur de la Vegan Society, à partir du mot vegetarian dont il a proposé de supprimer les lettres centrales. La Vegan Society définit en 1979 dans ses statuts le véganisme comme « une philosophie et une façon de vivre qui cherche à exclure, autant qu’il est pratiquement possible, toutes les formes d’exploitation et de cruauté envers les animaux, que ce soit pour se nourrir, s’habiller, ou pour tout autre but ». C’est à la fois un choix éthique et une pratique quotidienne consistant donc à bannir de sa consommation tout produit de l’exploitation animale: la viande, le poisson, les oeufs, le lait et l’ensemble des produits laitiers, le miel et les produits de la ruche. Le végétalisme s’en tient, lui, à l’alimentation.

A mesure qu’elle gagne de nouveaux adeptes, la pratique, bien que minoritaire, devient davantage visible (1). Ce gain de visibilité du véganisme mettant conséquemment en évidence le carnisme (2) en tant qu’idéologie, il n’est pas surprenant que les carnistes (3) contre-attaquent. En effet, révéler la prégnance de cette idéologie, rendue invisible justement par le fait qu’elle est l’idéologie dominante en matière d’alimentation et donc considérée comme la norme, et révéler du même coup le rôle-clé qu’elle joue dans la manière dont s’alimentent la majorité des individus, c’est en révéler la violence et la normativité. C’est mettre au jour que les conduites, alimentaires y compris, ne sont pas si naturelles que certains -en l’occurrence ceux qui ont un intérêt majeur à ce qu’elles se perpétuent- voudraient nous le faire croire. Mais c’est aussi révéler l’étendue des dégâts produits par ce système de croyances: soixante milliards d’animaux (sans compter les poissons pour lesquels nous ne possédons aucun chiffrage) sont tués chaque année à travers le monde pour satisfaire notre plaisir gustatif (4). C’est enfin visibiliser l’alternative comme possible, en prouvant par sa propre conduite qu’il est possible de se conduire autrement à cet égard, et donc mettre en péril le carnisme comme seule conduite conforme ou possible, autrement dit comme norme sociale.

Comme le décrit très bien Christine Delphy (5), la dynamique de l’oppression prend souvent la forme d’une séquence en trois temps: oppression / rébellion / répression. Dans le cas des non-humains, et bien qu’ils puissent parfois individuellement tenter de se soustraire à la condition qui leur est faite, par exemple en fuyant, il est peu probable qu’ils s’organisent eux-mêmes collectivement contre l’ennemi qui les oppresse, contrairement à ce que l’on peut voir dans le film La Planète des Singes. Aussi la séquence évoquée précédemment prend-t-elle la forme suivante: le pouvoir industriel oppresse les animaux non-humains qu’il exploite et tue pour l’usage d’humains; des individus humains s’organisent collectivement pour dénoncer et combattre cette oppression faite aux non-humains; le pouvoir industriel, et les pouvoirs qui lui sont inféodés, notamment l’Etat, tentent de réprimer cette rébellion par la décrédibilisation des individus qui y participent, et ce dans le but de pouvoir maintenir le système d’oppression des non-humains. Ce sont certains aspects de cette entreprise de décrédibilisation que nous allons tenter de rendre visibles ici.

  1. L’essentialisation de l’ennemi

L’une des stratégies les plus systématiquement utilisées par les dominants lorsque leur domination est contestée consiste à renvoyer les dominés à une nature, à une essence qui leur serait inhérente. Autrement dit, il s’agit de déduire une nature d’un trait physique particulier (la couleur de la peau, la forme du sexe, etc) ou encore d’un choix éthique (dans le cas des véganes, par exemple) en créant un lien de cause à effet de l’un à l’autre. Ainsi peut-on entendre ici ou là que les noirs sont moins intelligents ou plus athlétiques que les blancs, les femmes plus douces ou moins intellectuelles que les hommes, et quantité d’autres affirmations similaires, toujours parées d’une pseudo-scientificité concourant à les rendre incontestables. L’idée sous-jacente, c’est que les noirs sont moins intelligents parce qu’ils sont noirs, les femmes moins intellectuelles parce qu’elles sont femmes, et pour aucune autre raison.

Dans le cas des adeptes du véganisme, il sera par exemple répété à qui veut bien l’entendre qu’ils sont extrémistes, intolérants, moralisateurs, culpabilisateurs, et prosélytes. Le but n’est pas de prendre ici le contrepied de ce discours en tentant de prouver que les véganes ne sont pas ce qu’on les accuse d’être, mais plutôt de dévoiler les enjeux cachés d’une telle stratégie. L’intérêt du processus d’essentialisation pour les dominants est de renvoyer les insurgés dans leur diversité à une nature commune, nature qui expliquerait à la fois leurs conduites, et les dispositions répressives que les dominants se verraient contraints de prendre à leur encontre.

Avant de pouvoir affirmer que les véganes sont ceci ou cela, il faut tout d’abord faire d’individus disparates un ensemble homogène et uniforme (les véganes), c’est-à-dire considérer que le choix éthique que certains individus ont fait a sur eux des effets bien précis d’une part, que ces effets sont identiques d’un individu à l’autre d’autre part, et enfin qu’ils surviennent systématiquement. Ce n’est qu’à ces trois conditions qu’il est possible de construire une entité telle que « les véganes » et de lui attribuer par la suite des qualificatifs s’appliquant à tous ses membres ( extrémistes (6), intolérants, moralisateurs, culpabilisateurs, prosélytes). Une fois le groupe dominé idéologiquement construit par le groupe dominant, ce dernier a tout le loisir d’en définir les caractéristiques. Evidemment, ce processus, qui se prétend strictement descriptif, est en fait prescriptif. Il ne sert pas à décrire le réel, mais à le construire. Il s’agit de donner du dominé une représentation adéquate pour expliquer son statut de dominé et justifier la répression qu’il va subir, en d’autres termes pour maintenir la structure de domination. Faire du choix du véganisme la cause de telles conduites a pour effet à la fois d’en isoler les adeptes, et d’en dissuader les autres.

Il y a dans cette forme particulière d’essentialisation l’idée suivante: quelles que soient les conditions d’existence diverses qu’aient connues la totalité des individus ayant un jour ou l’autre fait le choix de devenir véganes, ils ont par ce choix tant et si bien altéré leurs caractères qu’un certain nombre de traits leur sont désormais communs à tous. Et le hasard (ou la nécessité) a fait que ce sont tous des traits connotés négativement les rendant par conséquent antipathiques: l’extrémisme, l’intolérance, la tendance à moraliser l’autre, à le culpabiliser, et le prosélytisme.

On n’entend jamais la formule certains véganes sont, mais les véganes sont, indiquant bien que l’ensemble des individus est concerné. Et lorsqu’on tente de nuancer ces propos, on nous renvoie un ouais, mais la majorité d’entre eux sont comme ça. Or, il n’y a, à ma connaissance en tous cas, aucune statistique sur les modifications de tempérament opérées par le véganisme sur ceux qui en ont fait le choix, spécifiant à combien de pourcents ils sont devenus intolérants par exemple. Or, s’il n’y a pas de statistiques ni d’études à ce sujet, on peut donc en déduire que ceux qui parlent ainsi fondent leurs croyances soit sur une simple intuition personnelle, soit sur la base de leur propre expérience, forcément limitée à une minorité de véganes relativement au nombre d’individus qui font ce choix. Autrement dit, leur discours prétendument descriptif sur la majorité des véganes n’a pas plus de valeur que celui consistant à décrire les arabes comme étant, dans leur immense majorité, des voleurs et des terroristes (« Mais toi, c’est pas pareil, hein! »), et les femmes comme étant, dans leur immense majorité, fragiles et sournoises.

  1. La nature du choix

Afin de poursuivre le processus de délégitimation des dominés s’insurgeant, une autre stratégie vient s’adjoindre à la première: la négation de la dimension politique du choix ou de l’action des insurgés, la réduction de celui-ci/celle-ci à une simple question de goût(s).

Un bon exemple nous a été donné de cette négation d’une dimension politique au sujet des révoltes des quartiers populaires de novembre 2005. En effet, en dépit du contexte dans lequel avait débuté cette insurrection -à savoir la mort de deux jeunes adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, dans un transformateur électrique à Clichy-sous-Bois, ainsi que la brûlure grave d’un troisième, Muhittin Altun, alors qu’ils étaient pourchassés par la police sans qu’ils aient commis le moindre délit- ainsi que de la relégation socio-économique des quartiers desquels les victimes étaient issues, et desquels les insurgés surgissaient (7), l’immense majorité des commentateurs (élus, journalistes, et intellectuels) se bornait à faire des évènements d’alors une lecture psychologique plutôt que sociologique, la fois décontextualisée et essentialisante. Plutôt que dans leurs conditions de vie, plutôt que dans la ségrégation et le mépris dont ils font constamment l’objet, on allait chercher des explications à la violence de leur révolte dans les pays d’origine de leurs parents ou grands-parents ou dans les traditions qu’on y suppose associées (8), dans leur couleur de peau ou leur religion (9), ou dans une nature qu’on leur prête et qui conduirait à se défouler gratuitement, à casser pour casser. Au travers de cette lecture, il s’agissait de nier à la fois les facteurs socio-économiques ou tout du moins de nier tout lien de cause à effet entre ceux-ci et la révolte qui éclatait, et à la fois le caractère politique du mouvement en réduisant ce dernier à des « bandes de voyous », des « casseurs », ou encore des « barbares » qui agissent sans motif, par pur goût de la violence. L’enjeu était triple pour le pouvoir en place, que ce type de discours avait l’avantage de dédouaner, en même temps qu’il délégitimait la rébellion des dominés, et légitimait l’extrême violence qui allait être déployée à leur encontre par l’appareil d’Etat.

Même si la forme diffère grandement d’un cas à l’autre, et même si ni le type ni le degré de violence ne sont comparables c’est, toutes proportions gardées donc, au même procédé que nous avons affaire dans le cas des véganes. Mais avant d’en décrire les modalités, attardons-nous quelque peu sur le choix du véganisme. Décider de supprimer de sa consommation tout produit de l’exploitation animale est certes un choix (10). Mais ça n’est pas un choix comme un autre. Choisir de supprimer viande, poisson, produits laitiers, oeufs et miel de son alimentation n’est pas choisir entre un plat de riz et un plat de pâtes. Et si le second cas relève de préférences gustatives individuelles, rendant de fait inutile et inappropriée toute tentative de convaincre l’autre par des arguments rationnels, on ne peut pas en dire autant du premier. Le choix du véganisme est un choix éthique et politique, et non gustatif ou nutritionnel. Or, s’il s’agit bien d’un choix dans les deux cas, la différence, toutefois, est de taille: le premier choix, motivé par un projet politique (l’abolition de toute exploitation des animaux non-humains par les humains) a des effets politiques (mise en évidence de l’idéologie carniste; mise au jour d’une possible alternative par l’addition de modifications des conduites individuelles et la formation de collectifs de lutte; introduction de la question de l’éthique animale (11) dans le débat politique), alors que le second, motivé par une préférence gustative voit ses effets limités à ce domaine (appétit, plaisir lors de la dégustation).

Il est pourtant fréquent de voir les dominants s’insurger contre le « prosélytisme des véganes », contre leurs multiples tentatives de convaincre autrui du bien-fondé de leur choix. Il faut toutefois rappeler, dans un premier temps, que ce sont les dominants (eux seuls étant en position de le faire), donc les carnistes, qui somment les véganes de s’expliquer, qui leur demandent de justifier leur conduite alimentaire déviante. C’est évidemment le cas pour tous les individus qui adoptent une conduite minoritaire et/ou jugée subversive, qu’elle semble choisie ou non (antisexistes, antispécistes, casseurs, mais aussi homosexuel-les, transexuel-les, etc). Dans un second temps, il faut dire les choses telles qu’elles sont: le choix du véganisme comportant à la fois une dimension éthique (celle de cesser toute participation à l’exploitation animale par les humains) et une dimension politique (le projet de faire cesser toute exploitation animale par les humains), il serait absurde que les véganes ne défendent pas leur choix par des arguments, et qu’ils ne tentent pas d’établir la preuve de la validité de ces arguments face aux arguments qui leur sont habituellement opposés (12). Car le conflit, la discussion contradictoire, l’échange d’arguments qui s’opposent et s’imposent les uns aux autres, est l’une des modalités du débat politique, si ce n’est pas sa modalité propre. C’est bien de lui que sont symptomatiques le fait d’argumenter, de dénoncer les sophismes et les tromperies rhétoriques, de mettre au jour les idéologies tapies derrière les discours, de tenter de faire admettre à l’adversaire la fausseté de son raisonnement ou l’incohérence de son propos. C’est donc bien parce que le véganisme est un choix politique qu’il peut et doit être défendu de la sorte, et non parce que ses partisans sont prosélytes ou zélés. Il ne s’agit pas de l’imposer mais de le défendre, pas de vaincre mais de convaincre. Et c’est ce que tentent de faire les véganes chaque fois qu’ils sont sommés par les carnistes de s’expliquer sur leur choix, et chaque fois qu’ils font l’objet par ces derniers de tentatives de délégitimation, comme par exemple avec le fameux et fumeux « argument » dit du cri de la carotte (13).

Au vu de ces éléments, la stratégie de la négation de la dimension politique du choix ou de l’action a cet intérêt qu’elle réduit le choix a une affaire de goût, rendant du même coup illégitime le recours a une argumentation rationnelle pour le défendre (« Chacun ses goûts, après tout! »). Or, ce n’est ici nullement une affaire de régime alimentaire mais de régime politique d’une part, et ce sont d’autre part bien les dominants qui somment les dominés de s’expliquer au sujet de leur(s) conduite(s) déviante(s). Ainsi, l’ordre dominant réussit ce tour de force consistant à contraindre les dominés à s’expliquer, à argumenter leurs choix, tout en rendant de fait illégitime toute forme d’explication argumentée que ces derniers pourraient en donner, et en dénonçant par voie de conséquence leur conduite comme intolérante et prosélyte.

  1. Le pouvoir de nommer (14)

Nous en venons donc au troisième moment de l’analyse de la riposte de l’ordre dominant (ici carniste) face à l’insoumission des dominés (ici véganes).

Le dernier avantage, et pas des moindres, dont disposent les carnistes tient dans la relative invisibilité de leurs propres conduites ainsi que de l’idéologie qui les motive. En effet, parce qu’ils sont à la fois dominants et majoritaires, ils sont la norme. Qu’ils sont la norme veut en réalité dire plusieurs choses. D’abord, leurs conduites (ici, le fait d’inclure dans son alimentation des produits issus de l’exploitation animale; dans d’autres cas, ce sera le fait d’être hétérosexuel-le, sexiste, etc) sont naturalisées (elles sont perçues comme étant naturelles et non culturelles) et apparaissent ainsi comme normales, indépendamment du contexte politique et socio-culturel dans lequel elles s’imposent. Ensuite, parce qu’elles sont perçues comme normales, ces conduites deviennent du même coup les marqueurs de la normalité, c’est-à-dire qu’elles permettent de désigner par contraste les conduites extra-normales, et donc les individus -puisqu’il y a toujours un individu derrière une conduite- déviants (ici, les véganes; dans d’autres cas, les homosexuel-les et transexuel-les, les antisexistes, etc). Enfin, toujours du fait qu’elles apparaissent comme naturelles, et de leur capacité à discriminer le normal de l’extra-normal, ces conduites ainsi que l’idéologie qui les sous-tend (le carnisme) bénéficient d’une relative invisibilité. Bien entendu, puisqu’elles sont majoritaires et normatives, elles sont visibles dans le sens où il est courant de les observer, mais précisément pour les mêmes raisons, elles sont invisibles dans le sens où elles ne sont presque jamais vues pour ce qu’elles sont: des constructions sociales, et non des lois naturelles. De la même façon, elles ne sont la norme que parce qu’elles sont socialement construites comme la norme par l’ordre dominant, et ce processus de normalisation, lui, nous est invisible et inaccessible.

Invisible, parce qu’il nous précède, et donc nous produit, nous construit comme dominés dans la structure sociale. Inaccessible, parce que c’est depuis cette position qui est la notre, celle de dominés, que nous l’évoquons. Or, le processus de normalisation est toujours le fait des dominants: ce sont eux qui déterminent la norme, ce sont encore eux qui tentent de produire des comportements qui s’y conforment, et ce sont toujours eux qui cherchent à l’invisibiliser en la donnant pour naturelle.

La norme n’est pas un point de vue. C’est le point de vue. Le point depuis lequel on observe, on décrit, on prescrit, on nomme, on classe, et on hiérarchise. Mais c’est aussi le point depuis lequel on échappe à l’observation, à la description, à la prescription, à la nomination, à la classification, et à la hiérarchisation. C’est le point depuis lequel on peut voir sans être vu. C’est l’angle mort dans la structure de domination. Celui depuis lequel elle s’auto-légitime, se renforce et se perpétue sans qu’on puisse la prendre sur le fait.

C’est ce pouvoir qui est à l’oeuvre dans les discours sur les véganes dont nous faisons ici état: celui de nommer (« les véganes »), de classer (conduite normale ou anormale; ici on la classera « extrême »), de décrire (« ils sont intolérants »), de prescrire (« il faut qu’ils apprennent à être tolérants »), et de hiérarchiser (le choix carniste est préférable au végétarisme, lequel est préférable au végétalisme, lequel est lui-même préférable au véganisme, etc) selon des critères tels que la normalité, la naturalité, le caractère réputé trop extrême d’une conduite, etc. De cette façon, les dominants font apparaître les dominés comme déviants, extrémistes et intolérants, et discréditent du même coup la cause qu’ils défendent.

En effet, en dépit du fait que ce sont toujours les dominants qui peuvent se permettre d’exiger des dominés qu’ils se justifient, en les sommant par exemple de s’expliquer sur l’exclusion de la viande, du poisson et des produits laitiers de leur alimentation, ce sont ces derniers qui apparaissent comme des inquisiteurs (« intolérants », « culpabilisateurs », « prosélytes ») lorsqu’ils argumentent leur choix. Pourtant, le carnisme étant la norme et le fait de la majorité, ce sont bien plus souvent les carnistes qui sont en position offensive que les véganes, et force est de constater, lorsqu’on est végane, que les assauts pleuvent: « T’es végane? Mais c’est hyper dangereux pour la santé? Et pourquoi tu manges pas de viande?! Tu vas être carencé! Et les protéines?! Et le calcium?! Et la vitamine B 12?! En plus, c’est débile: il n’y a pas de mal à manger les animaux, eux se mangent bien entre eux! C’est naturel! Et qui te dit que les plantes ne souffrent pas, non plus?! Et puis c’est un peu extrême comme choix, c’est pas très sympa pour les autres quand tu manges chez les gens ou à l’extérieur! C’est un peu anti-social, non?! Et de toutes façons, on est omnivores, donc il faut qu’on mange de tout, sinon pourquoi on a des canines?!… ». Seulement, il y a une différence: ces assauts-là, ceux que les carnistes multiplient à l’encontre des véganes ne se voient pas. Ils ne se voient pas parce qu’ils sont du côté de la norme. Ainsi l’agression, telle qu’elle est perpétrée quotidiennement par nombre de carnistes, n’est pas vécue par ces derniers comme une agression, mais comme l’expression du bon sens et de l’indignation légitimes soulevés par une conduite déviante telle que le véganisme. Par contre, aussitôt que les individus assaillis s’insurgent, et argumentent vigoureusement en faveur de leur choix, alors là les dominants crient au scandale, à l’agression violente et injustifiée dont ils font l’objet, au manque d’ouverture d’esprit, au prosélytisme, à l’intolérance, à l’extrémisme.

C’est en somme un véritable renversement qui est opéré dans l’énoncé qu’utilisent les dominants pour décrire ce rapport de forces. Les opprimés apparaissent pour les oppresseurs, les assaillants pour les victimes, les conduites normalisées pour subversives, et les dominants invoquent leur « droit à la différence » que les insurgés ne respecteraient pas. On voit ici comment l’invisibilité de la norme comme norme profite aux dominants, rendant invisibles le mouvement répressif qu’ils engagent à l’encontre des insurgés comme mouvement répressif, et l’idéologie qui lui sert de base comme idéologie. N’est en fin de compte visible pour ce qu’elle est, lorsqu’ils finissent par l’éprouver, que la colère des dominés dont l’ordre dominant fera évidemment mine de ne pas comprendre l’origine, comme lors des révoltes des banlieues de novembre 2005. Le dramaturge Bertolt Brecht notait ainsi: « On dit d’un fleuve emportant tout sur son passage qu’il est violent, mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui l’enserrent. »

Conclusion: le choix des armes

Ainsi, bien avant de recourir à la violence physique inouïe dont il sait parfois faire preuve, c’est sur le terrain des mots et des représentations que l’ordre social dominant livre bataille. Il s’agit pour lui tant d’acquérir une légitimité que de délégitimer ceux qu’il s’apprête à frapper, tant de rendre visible la violence avec laquelle les dominés s’insurgent que d’invisibiliser la violence, symbolique comme physique, déployée à leur encontre.

Il m’a semblé opportun d’en dévoiler quelques techniques et enjeux dans le cadre de la campagne de délégitimation menée par les carnistes à l’encontre des véganes. Plutôt que de répondre au discours dominant par un discours inverse, plutôt que de répondre à ces accusations par la simple négation ou par une accusation contraire, il m’a paru plus approprié de tenter d’en dévoiler les enjeux stratégiques. En effet, démentir point par point les accusations anti-véganes reviendrait à jouer le jeu des carnistes, celui de la justification. Or, perdre la bataille du choix des armes pourrait s’avérer désastreux dans le contexte qui est le nôtre, celui d’une écrasante domination carniste, à la propagande redoutablement efficace, qui forme les représentations avec lesquelles les individus pensent. Si c’est la parole des dominés contre celle des dominants, c’est perdu d’avance, cette dernière ayant à la fois l’avantage de l’exposition dans l’espace public par un accès privilégié aux médias lui garantissant une publicité immédiate (15), et celui du long processus de conformation aux normes sociales que l’environnement socio-culturel dans lequel nous avons grandi a opéré sur chacun d’entre nous (16). Autrement dit, nous sommes prédisposés à croire ce qui ira dans le sens de la norme plutôt que ce qui la remettra en cause. C’est pourquoi il m’a paru judicieux, plutôt que d’affirmer que les véganes ne sont pas ce qu’on les accuse d’être, d’analyser le discours qui les vise afin d’en révéler les techniques et enjeux: ce que les dominants ont à gagner dans le fait qu’on croit que les véganes sont ce qu’ils disent qu’ils sont, et comment ils s’y prennent pour nous en convaincre.

Notes:

1) Quelques statistiques sur l’évolution du véganisme aux Etats-Unis ici: http://www.huffingtonpost.com/2014/04/01/vegan-woman-lifestyle_n_5063565.html

2) « carnisme: système de croyance, ou idéologie, selon laquelle il est considéré comme éthique de consommer certains animaux. Le carnisme s’oppose essentiellement au végétarisme ou au véganisme. Le terme carnisme a été défini en 2001 par la psychologue sociale Melanie Joy. Selon Dr Joy, c’est parce que le carnisme est une idéologie violente et dominante qu’il est resté anonyme et invisible, et de ce fait, manger de la viande est considéré comme une évidence plutôt que comme un choix. Or lorsque manger de la viande n’est pas une nécessité pour sa propre survie, cela devient un choix, et les choix proviennent toujours de convictions.« 
Telle est la définition que donnait auparavant du carnisme l’encyclopédie en ligne Wikipédia.Il n’y a plus à ce jour de définition de « carnisme » dans aucun des dictionnaires et encyclopédies en ligne. On pourrait dans un premier temps s’en étonner lorsqu’on sait que le terme, inventé en 2001 par la professeure de psychologie sociale à l’université du Massachusetts Mélanie Joy, est aujourd’hui vieux de 15 ans, et qu’il a été repris par nombre d’auteurs. Mais ce serait là ne pas voir que l’idéologie qu’il décrit est toujours très largement dominante, et qu’il est contraire a son intérêt que ce mot se répande. Nous pouvons ainsi nous interroger sur les raisons réelles qui ont motivé la suppression par Wikipédia de l’article qui en donnait la définition il y a de cela encore quelques mois, définition pourtant sérieuse et précise, reprise des travaux de Mélanie Joy. Or, nous pouvons remarquer sur la page suivante que malgré la demande, motivée par des arguments solides, faite par un(e) internaute de maintenir l’article, celui-ci n’a pas été restauré: http://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion:Carnisme/Suppression
Il est intéressant d’observer que la bataille se livre aussi -comme tente de le montrer le présent article- sur le terrain sémantique, et de comprendre les enjeux stratégiques d’une telle bataille, pour l’idéologie dominante comme pour celles et ceux qui tentent de la combattre.
Une définition quelque peu différente en est donnée ici: http://www.carnism.org/

3) « Les carnistes ne sont pas simplement des carnivores ou des omnivores : ces deux derniers termes ne renvoient qu’à l’aptitude physiologique à se nourrir de certains types d’aliments. Les carnistes mangent de la viande par choix, et les choix reposent sur des croyances. Cependant, l’invisibilité du carnisme fait que ces choix ne semblent pas en être. »
Lire à ce sujet l’article suivant, dont la citation ci-dessus est tirée: http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article400

4) Pour plus de données numériques sur les effets de la consommation de viande: http://www.planetoscope.com/elevage-viande/1172-nombre-d-animaux-tues-pour-fournir-de-la-viande-dans-le-monde.html

5) Article Race, caste, et genre en France de Christine Delphy, dans Classer, dominer: qui sont les autres?, La Fabrique, 2014.

6) Lire à ce sujet: http://www.huffingtonpost.fr/kevin-barralon/les-vegans-sontils-des-extremistes_b_4834635.html

7) Surgissaient, car jusqu’ici on ne les voyait pas, ou faisait mine de ne pas les voir, ce qui est toujours fort commode pour les dominants.

8) Lire à ce sujet: http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20051116.OBS5310/la-polygamie-cause-des-emeutes.html

9) Lire à ce sujet: http://www.acrimed.org/article2202.html

10) Le mot choix est ici entendu au sens suivant: « action de choisir quelque chose, quelqu’un, de le prendre de préférence aux autres ; résultat de cette action. » (source: dictionnaire Larousse en ligne) Il sert à décrire l’action de sélection d’une option, le fait de la préférer à une autre, et en aucun cas à supposer le sujet qui choisit comme libre de son choix.

11) « Les animaux ont-ils des droits ? Avons-nous des devoirs envers eux ? Si oui, lesquels ? Si non, pourquoi ? Et quelles en sont les conséquences pratiques ? L’exploitation des animaux pour produire de la nourriture et des vêtements, contribuer à la recherche scientifique, nous divertir et nous tenir compagnie est-elle justifiée ?
L’éthique animale est le domaine de recherches dans lequel se posent ces questions. Elle n’est pas, contrairement à un préjugé répandu, un ensemble de réponses univoques, une charte consensuelle, une compilation de règles idéales sur ce qu’il est « moral » de faire aux animaux. De ce point de vue, demander si telle ou telle pratique est « conforme à l’éthique animale » n’a aucun sens. Elle est le lieu d’un débat, souvent extrêmement polémique, dans lequel s’affrontent des positions nombreuses et contradictoires. » Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, L’Ethique Animale, Que-sais-je, PUF, 2011.

12) Sur cette page, sont listés puis réfutés la majorité de ces arguments: http://vegfaq.org/
Et pour les anglophones, quelques compléments sont disponibles ici: https://www.facebook.com/notes/michael-vegananarchist-ahimsa/common-anti-vegan-arguments-how-to-quickly-refute-the-same-lame-excuses-that-are/120926087965760?ref=nf

13) A ce sujet, lire cet article d’Yves Bonnardel: http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article40
Voir aussi: Peter Singer, La libération animale, Petite Bibliothèque Payot, 2012, p.409.

14) Lire, à ce sujet, l’article Les Uns derrière les autres de Christine Delphy, dans Classer, dominer: qui sont les autres?, La Fabrique, 2014.

15) Carte du PPA (Parti de la Presse et de l’Argent) disponible ici: http://lesmoutonsenrages.fr/2013/12/16/la-presse-francaise-touche-beaucoup-dargent-les-francais-que-dalle/
Voir aussi le film Les Nouveaux Chiens de Garde, téléchargeable ici: http://www.zone-telechargement.com/31434-31434-les-nouveaux-chiens-de-garde-dvdrip.html

16) Lire à ce sujet l’article Le lavage de cerveaux en liberté de Noam Chomsky, disponible en ligne ici: http://www.monde-diplomatique.fr/2007/08/CHOMSKY/14992
Lire également La fabrique du consentement: de la propagande médiatique en démocratie de Noam Chomsky et Edward Herman, éditions Agone, 2008.

Fin de programme

Le mouvement contre la loi travail a débordé sur les places, on a passé des « nuits debout », de toutes sortes de manières les places débordent sur la rue, et vice-versa. Par tous les moyens, on tente de sortir du programme, non sans peine.

Éternel mais dispensable retour des programmes

C’est dur de parler, de penser, a fortiori ensemble, quand ça fait si longtemps qu’on ne l’a plus fait. On hésite d’abord, puis on y va, on se lâche, puis on se contrôle, on nous contrôle, ça ne peut pas durer éternellement…

Ce drôle de mouvement nous a extrait de nos bulles quotidiennes (aussi « alternatives » soit-elles), et il nous gifle rudement en nous révélant l’ampleur sous-estimée du programme qui s’était installé en nous. L’air de rien, sous la couche superficielle des croyances révolutionnaires, nous avons laissé des formes pourtant classiques de pouvoir nous animer, en se convainquant du progrès -tout relatif- qu’elles apportaient. L’ « État-social » fait partie de ces oxymores qui nous aident à composer avec une réalité pourtant abjecte.

Et quand nous nous entendons parler ce langage magique, nous mesurons amèrement l’écart abyssal entre les mots que nous échappons au micro et la sensation d’écœurement qui nous a fait sortir dans la rue en premier lieu.

Faute de pouvoir décrire pleinement ce qui se passe ces jours-ci, on reproduit ce que l’on peut, on prend comme un sésame quelques solutions toute faites portées à notre connaissance par des mouvements récents… Puis il ne manque jamais d’animateurs « bien intentionnés », pour nous souffler la suite, quand les mots ou les formes nous manquent. C’est ainsi que l’on voit ressurgir, comme sous l’effet de la « spontanéité » des agrégations nocturnes, des notions qui ont la peau dure et qui n’ont que l’air de la nouveauté.

Nous voilà à peine rassemblés à quelques-uns au beau milieu d’une place que certains se piquent, avant toute autre chose, de « ré-écrire la constitution ». Dix, vingt, mille, deux-mille, dix mille personnes, un peu partout, retrouvent tout juste le chemin de la parole publique, et voilà qu’il faudrait qu’elles s’asseyent déjà pour ré-écrire la constitution, revendiquer un revenu garanti pour tous, fonder un nouveau parti, reconstruire la gauche…

Au fil des dernières années, certains d’entre nous se sont égayés dans divers maquis à bricoler dans leur coin des manières de s’en sortir à quelques-uns, de s’extirper de l’économie, de l’emploi, de la course à la reconnaissance. Et ces histoires de « Constitution » là, ça nous coupe un peu la chique. On goûte à peine à la joie de reprendre la rue, de parler aux inconnus, de festoyer au milieu des places, de rendre les coups, d’interrompre le programme, qu’une force obscure nous en prépare déjà un autre, de programme.

L’histoire récente est pourtant jonchée de cadavres constitutionnels, partisans et programmatiques. Il n’a pas fallu deux ans à Podemos pour avoir raison de la vitalité du mouvement des places en Espagne en se posant, avec force communication, comme son débouché politique naturel. Il en avait fallu un peu plus à Syriza pour capter l’essentiel de l’énergie du mouvement révolutionnaire grec et la diriger vers une nouvelle déception électorale. Combien de semaines d’autres apprentis bureaucrates mettront-ils, ici, pour serrer le collet à la vitalité en marche ? Combien de temps sommes-nous capables de résister à cette volonté enracinée dans nos imaginaires de tout programmer ?

Partout, sous des gestes parfois semblables, la manifestation, l’occupation de place, l’occupation de lieux administratifs, il y a des idées du bonheur aux antipodes les unes des autres qui cherchent leur chemin. Nous nous attachons à la vitalité propre des places, à leur brouhaha, à l’énergie nouvelle des manifestations qui sortent partout du cadre admis, qui se trouvent de nouvelles cibles. Nous ne cherchons donc pas à marquer les désaccords, juste à ce qu’ils trouvent le moyen de s’éclairer mutuellement, de se penser.

Sur les places, la plus grande part de la joie palpable, vient d’une capacité soudaine à s’organiser, à reprendre un espace public vidé de toute vie, à répondre à nos besoins propres (se retrouver, se nourrir, se parler, jouer…) avec nos propres moyens, sans, pour une fois, rien demander à personne. Beaucoup se précipitent pourtant pour traduire tout cela en « revendications », en « Constitution », en « projet de société », autant de choses qui nous éloignent de notre force présente, immédiate, prometteuse. Ces mauvais réflexes, impliquent toujours un interlocuteur plus grand que nous, un grand ensemble « social » dont nous ne serions que le petit rouage interchangeable. Et pour être interchangeables, compatibles, transparents (j’affiche mes émotions, mes accords et mes désaccords sur « mon mur » ou sur ma face, les mains en l’air ou les bras en croix), il faut bien des formes reproductibles partout, identiquement : la gestuelle altermondialiste, des slogans suffisamment vides pour être rassembleurs, un wiki coopératif constituant, des adresses IP bien identifiables, bref, des formes, des dispositifs en lieu et place de sens. Des systèmes et des économies à la place de la vie.

On nous a voulus individus jusqu’au bout des ongles, et c’est en tant que tels que nous nous retrouvons sur ces places. Notre vision d’un progrès radical se borne à demander une amélioration de notre condition d’individus isolés : un « revenu garanti » pour tous ou plutôt pour chacun. Résultat, nous passons sans détour de l’autonomie comme puissance d’agir (qui frémit sur les places), à l’autonomie réduite à un « pouvoir d’achat » garanti à chacun, octroyé par on ne sait quelle forme de grand ensemble englobant, neutre, désintéressé, automatique. Le même grand système surplombant, qui devrait garantir, mesurer et comptabiliser l’égalité parfaite de la contribution des uns et des autres à l’effort pacifié, de rédaction d’une « nouvelle Constitution ». Cette propension maladive à apaiser tous les rapports sociaux a pourtant quelque chose de profondément pourri et désarmant.Tout juste après avoir pris des bombes législatives sur la gueule de la part des dirigeants (Loi Travail, Etat d’Urgence, Loi sur le renseignement…), après s’être faits désarticuler les bras et crever les yeux par leurs CRS, après s’être épuisés dans des jobs absurdes et des usines esclavagistes, après s’être couchés sous la morale de la CAF et de Pole Emploi, comment pouvons-nous souhaiter avec autant de précipitation, ré-échafauder de semblables institutions?

Occuper les déserts

De lutte, de combat, et de communauté, il semble à l’inverse difficile de parler sur certaines places (alors même que c’est visiblement cela qui sourd dans tus les coins, en dessous des discours). L’air du temps est au réseau, à la production « collaborative » douce, à la Scop sexy et aux coopératives d’auto-entrepreneur 2.0. Autant de phantasmes technologiques qui derrière leur façade collective masquent une réalité atomisée, où chacun est tenu pour responsable de sa propre misère, de ses propres échecs. Il y a peu de chance que le revenu de base réduise cette division sociale là, puisqu’il n’abolit pas l’obligation plus ou moins implicite de « s’efforcer à réussir », seul de préférence. D’autant plus que notre époque nous a contraints à la débrouille ; version euphémisée de « marche-ou-crève ». Nous sommes acculés. Et le comble de notre aliénation est de ne plus parvenir à nous ériger en « communauté de débrouillards » ou en « communards de la débrouille », autrement dit, en classe sociale. Pourtant, notre tâche est bien là, faire en sorte que nos séparations groupusculaires ne soient plus uniquement une réaction de replis face à la violence du monde, mais une force qui fasse sens collectivement, et qui produise tout ce qu’il faut pour la vie de ceux qui brûlent de faire sécession. Faire « service public » là où l’actuel est en pleine déliquescence. Là-même où il a largué la réponse aux besoins de tous pour l’obsession du contrôle de chacun. Voilà tout l’enjeu du mouvement en cours. Si nous ne franchissons pas ce cap, nous serons dilués dans un futur Podemos, franchouillard qui plus est.

Pris dans nos boulots toujours plus insatisfaisants, au mieux, nous bredouillons quelques vieux tics de langage pour décrire la source de notre malheur (« c’est la faute du capitalisme, de la finance »), comme pour se figurer une nouvelle fois un ennemi abstrait dont nous ne reconnaissions plus le visage. Bien sûr, le capitalisme et la finance nous ont dévastés. Ces structures qui nous plient sont effectivement incarnées par des formes et des représentants identifiables ; banques, assurances, holdings, médias, actionnaires, et leurs collègues de classe (sociale et scolaire), qui assurent leur santé en « occupant les places » dans les gouvernements. Mais ils semblent tellement à l’abri derrière leur plafond de verre qu’on se demande bien comment entrer en conflit direct avec eux. Nous n’avons le plus souvent à faire qu’à leurs flics et leur mobilier urbain. A défaut, nous nous tournons vers nos chefferies locales, nos banques de village et nos élus de quartier sans pouvoir. Dans leurs lieux, nous ne rencontrons que du petit personnel politique affairé sur des questions subsidiaires, des voisins de pallier employés là, les pères et mères de nos amis d’enfance dans leurs bureaux, et il arrive que nos amis eux-mêmes tiennent le guichet. En somme, des gens qui ont plus ou moins l’air aussi démunis que nous. A l’usine, dans les bureaux, nos cadres et nos contremaîtres, ressemblent presque autant que nous à des pantins. Ce qui par ailleurs aurait dû les vacciner définitivement contre les coups de cravache qu’ils continuent de nous infliger. Il y a comme un grand brassage des rôles, un brouillage des lignes, qui bien loin de supprimer les violences de classe, les a rendus innommables. A l’évidence, ces collusions sensibles et humaines ne sont qu’un leurre, mais en avoir conscience n’empêche pas cet « à quoi bon ? » qui nous habite toujours un peu plus. Le capitalisme et ses structures sociales, la finance et ses actionnaires, sont certainement pour partie responsables de nos plaies béantes, mais leur déclinaisons dans le quotidien ont été rendue si peu tangibles, si brouillées, que nous en avons perdu nos cibles et nous nous rongeons nous-mêmes. Nos localités sont désormais faites de ce vide que les super-structures ont laissé derrière elles. Alors occupons d’abord ce désert qui nous est donné là. Jouissons de la liberté offerte par cet espace public abandonné. Et si le croquemitaine se dévoile, se rue sur nous, il aura enfin un visage.

Du haut de nos croyances au caractère exceptionnel de nos individualités, nous refusons de nous envisager comme les produits tous frais de ce monde, ses jouets et ses variables d’ajustement. Cette illusion de libre-arbitre nous limite dans notre capacité à nous arracher hors des programmes et risque bien ne nous faire éternellement réinventer l’eau chaude. C’est là toute la force de ce régime aux apparences libérales, qui nous a dépossédés des moyens de débusquer et de perturber les phénomènes de reproduction. Tout nous paraît moderne et providentiel. A tel point que nous ne voyons même plus comment la République ou la Constitution nous ont si parfaitement domestiqués pendant tant d’années. Si nous sommes incapables de comprendre en quoi les structures actuelles nous enfantent, il est logique que nous nous précipitions à en fabriquer de semblables plutôt que de nous rendre imprévisibles, incontrôlables. Si toute notre action perturbatrice doit se conclure par une assemblée constituante, une République sociale et un revenu garanti, c’est que l’on nous aura définitivement enlevé le sens du rêve.

Comme une vie

La question de la souveraineté du peuple ne cesse de monopoliser les assemblées spontanées. Sa redondance n’est que le signe d’une dépossession extrême du pouvoir d’organiser nos vies. Car en réalité, sa question est bien mal posée. Nous avons une fâcheuse tendance à rechercher prématurément les bonnes modalités d’organisation de la souveraineté politique des individus, comme si nos conditions de vie exécrables nous permettaient d’attendre. Preuve en est, l’inflation actuelle de propositions autour du « tirage aux sorts des représentants » ou de la « révocabilité des mandats ». Et nous laisserions, en vertu de cette logique programmatique, le soin à ces futures institutions républicaines d’organiser pour nous la satisfaction de nos besoins, aussi égalitaire qu’elle puisse être. Or ce programme là, nous courrons après depuis tant d’années et tant de régimes successifs, sans réussite. Notons d’ailleurs que les « grandes avancées sociales » du siècle dernier ont davantage été arrachées aux représentants de la République qu’elles n’en n’ont été les fruits.

Nous proposons donc d’envisager le pouvoir d’organiser nos vies comme un début inévitable. Nous sommes capables, et nous ne partons pas de zéro, d’aller vers une autonomisation dans un maximum de domaines vitaux, de la nourriture au déplacement, en passant par l’habitat ou l’éducation. Jusqu’alors, nous avons été dépossédés de ces savoirs-faire par l’expertise technologique propriétaire et la division du travail. A nous d’utiliser la technique à notre avantage, en faveur d’un quotidien qui fait sens, et d’une forme de luxe vital pour tous et toutes. Pas une égalité comptable qui serait là pour nous pacifier en nous abreuvant d’un égal pouvoir d’achat, mais un partage dispendieux de nos moyens, de nos possibilités d’autonomie collective, de nos richesses diverses, qui annulerait tout besoin de calcul. Si devait persister une notion telle que la « souveraineté du peuple », elle passerait probablement moins par son enfermement dans des corps administratifs et constitutionnels que par notre autonomisation collective, et par notre capacité à élaborer nos interdépendances et la mise en pratique(s) de notre tenace passion égalitaire… là où nous sommes et avec ceux avec qui il nous est donné de nous rencontrer, de nous lier, d’où qu’ils viennent. Ceci ne peut-être programmé, commandé, calculé, ou même revendiqué. Mais seulement mis en route dès maintenant. Nous aurons tout loisir, au terme de quelques avancées, de décider si nous avons besoin d’une Constitution et si oui laquelle.

Dans la situation présente, nous sentons bien un manque de structuration, un flottement, des aléas, que les plus ordonnés d’entre-nous voudraient réguler. Nous devrions plutôt suspecter le retour des techniques de management édulcorées, l’utilisation à outrance des savoirs universitaires, des compétences gestionnaires, des élans de planification, des représentants et des écritures de programmes. Plus généralement, nous aurions intérêt à prendre nos distances avec ces pensées toutes faites, qui rampent sur la toile et que l’on nous somme d’adopter. Elles vont si bien à cette société en plein écroulement… Cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner tous les outils. Mais que nous aimerions d’abord -et avant tout le reste- nous laisser le temps de vivre ce moment et de nous mettre à l’épreuve.

Car nous n’avions pas vu situation si prometteuse depuis longtemps. Quand bien même nous fabriquions des organisations collectives, elles n’étaient que des outils nécessaires à notre survie. Alors que notre insatisfaction profonde nous soufflait à l’oreille les mots du désordre, du chamboulement, nous nous contentions de pis-aller. Or ce « mouvement », de manifs ensauvagées en Nuits Debout agitées, a tout du débordement, de l’échappement, de la perte de contrôle et c’est bien là toute sa force.

Sur les places, quand nous prenons la parole, nous sommes comme nus, dépouillés de nos histoires, de nos bandes, et seuls nos mondes séparés semblent compter (1 plus 1, plus 1, plus 1…). Mais enfin, nous ne sommes pas « un, plus un », nous sommes plusieurs, nous avons des histoires à raconter, des tentatives, des trucs à partager, une expérience en marche qui a besoin de se confronter, de te rencontrer, de le rencontrer lui aussi, et cette bande de potes là aussi, cette famille, ces collègues, ces camarades là… ce que nous cherchons c’est joindre nos forces, toutes diverses qu’elles sont, pour rouvrir l’espace du choix, les pages de l’histoire.

Non il n’y a pas ici que des individus éthérés, des solitudes numériques, il y a de la vie qui a besoin de prendre sa place, d’exprimer toute son hétérogénéité, de faire tomber des murs, de mettre des pieds dans la porte, de serrer quelques arrogantes cravates, de retourner contre ceux qui les produisent quotidiennement les sentiments de tristesse et d’impuissance.

L’Etat lui-même, cet appareil technique à qui nous présentions jadis nos revendications respectueuses comme s’il était vivant, est si éclaté dans sa fonction moribonde de gestion et de contrôle au service de l’ordre économique, qu’il perd totalement sa capacité à influer sur notre quotidien. En conséquence, prenons acte que nous n’avons plus rien à lui demander.

Au dessous du Volcan

Nous avons en tête cette folle épopée en cours depuis près de 20 ans au Mexique. Cette aventure qui a commencé par le soulèvement des indigènes zapatistes du Chiapas contre la mise en place de l’espace de libre échange des Amériques, en 1994. Cette irruption locale de ceux qu’on attendait plus, a trouvé tout un tas de prolongements localement, à l’échelle du pays, à l’échelle du monde. De là sont nés à la fois le mouvement anti-globalisation et, au Mexique, un autre processus plus rampant, plus tenace aussi, qui s’est nommé un temps « La otra campana ».

Cette « autre campagne », avait prit le prétexte d’une élection présidentielle mexicaine pour agréger, pan par pan, toutes les forces distinctes pour lesquelles il était impossible de se projeter, une nouvelle fois, dans un tel numéro d’illusionnisme électoral. Communautés indigènes en lutte, syndicats enseignants, usines occupées, comités de quartiers, bandes de jeunes émeutiers, villages ruraux, écoles agraires, radios locales, journaux, centres sociaux occupés, collectifs divers se sont mis à s’inventer un plan de bascule commun. Ce qui s’est formé alors, au fil des mois puis des années, c’est un mouvement discontinu, hétérogène, illimité, de sécessions d’avec le champ irrespirable de la politique des partis et de la représentation. Une façon de déposer le cadre, sans prétendre le refaire. Ne pas laisser qui que ce soit prétendre le refaire, c’est d’emblée penser les plans de coopération, d’alliances, de stratégies communes entre tous ceux qui ne veulent plus être contenus dans quelque cadre (national) que ce soit, fusse-t-il a priori « bienveillant ».

Le moment étant venu d’imaginer l’étape d’après des manifestations et de l’occupation des places, nous ne pouvons plus nous contenter de reproduire de places en places les dernières trouvailles issues de la place de la République. Chaque localité pourrait trouver son propre tempo, sa propre texture, revisiter les lieux qu’elle occupe d’un regard neuf et trouver en elle les ressorts du dépassement que tout le monde appelle de ses vœux . Ce dépassement est une mise en commun et un déploiement de nos puissances d’agir propres à notre classe débrouillarde. Que nous soyons sortis de l’emploi en prenant les baffes moralisatrices de ceux qui aimeraient nous voir souffrir au travail, ou que nous y trimions encore, contraints par dépendance aux revenus qu’il nous concède et forcés par son organisation de plus en plus démente, il y a là une multitude inattendue de groupes qui commencent à se constituer et à prendre vie sur les places.

Ce débordement de vie collective n’entre pas dans les cases des prêts-à-porter militants. « La Commune », elle même, est peut-être moins un nom emblématique pour notre désir actuel de dépassement, qu’un des rendez-vous avec le passé et son inaccompli. Sortir du programme, va sans doute nous amener à transcender nos localités, nos communes, avec ou sans « c » majuscule. Ainsi ces vies collectives, tout en s’autonomisant, auraient depuis leurs situations singulières, et en miroir les unes des autres, à penser de fond en comble les problèmes dont elles se saisissent et les plans sur lesquelles elles peuvent communiquer entre elles, construire des objectifs communs. Un de ces plans, en écho à cette expérience mexicaine, et dans le but d’en finir avec ce qui nous programme, ne pourrait-il pas être d’envisager que les élections présidentielles de 2017- à l’idée desquelles tout le monde suffoque déjà- n’aient tout simplement pas lieu. Car les laisser advenir « normalement », c’est s’assurer qu’elles auront sur le soulèvement naissant, l’effet d’un bon vieux Tour de France bien commode, qui tous les ans trahit les promesses du printemps, mais pour bien plus longtemps.

Ne plus se contenir, ouvrir les vannes

La perspective de l’absence d’élections présidentielles comme emblème de tout ce qui nous programme, ouvrirait un champ de possibles et de déclinaisons pratiques :

Comment constituer un véritable espace public sous l’espace médiatique et institutionnel? Faire surgir notre propre agenda ?

Comment arracher un maximum de lieux à l’emprise du rouleau compresseur électoral (qu’ils ne trouvent plus nulle part ou aller serrer des mains tranquillement) ? Comment perturber les canaux par lesquels il s’impose à tous ?

Et depuis là, faire ce nous avons à faire pour construire nos forces et dévier le cours du temps. Car du temps il nous en faudra bien plus que celui qu’est prêt à nous concéder l’éternel parti de l’urgence et son Etat. Faisons disparaître cette échéance de l’horizon et en lieu et place de ce mauvais spectacle déployons nos expérimentations, diverses, parfois même antagoniques… ouverture de lieux de convergence et d’organisation, grèves, occupations illimitées de places, enquêtes, déploiement de nos services publics libres (seuls à même d’entraîner avec nous tous ceux qui nous entourent), transversalité des expériences et des savoirs. Prendre enfin le temps de ne pas suivre la course folle de ce monde qui ne court qu’après son effondrement toujours imminent.

Arrêter les pendules, déchirer le calendrier. A chacun de décliner ce non-programme comme il lui paraîtra juste, et d’emplir ce vide de la vie qu’il mérite..

Nous sommes nombreux .

Nous sommes insatisfaits.

Nous sommes (à) la fin du programme.

On arrive.

 

ARTICLE COLLECTIF AUTOGRAPHIE

A Contre-Emploi

Prenons la «loi travail» pour ce qu’elle est; une addition de détails techniques qui vise à désorienter l’adversaire, et qui dissimule mal la soif maladive d’asservissement généralisé dont les puissants de ce monde souffrent. Ne perdons pas plus de temps à rendre intelligibles les va-et-vients du texte. Envisageons-le sous l’angle de la morale étouffante qui traverse ses différentes moutures.

Il est précieux d’obtenir noir sur blanc un tel aveu de faiblesse de la part des pouvoirs en place. Ce qui suinte avant tout de ce texte, qui n’est qu’un symptôme, c’est une nouvelle tentative désespérée de reprendre le contrôle, de repousser le moment où tout échappe . Cette loi intervient dans le cadre d’une piètre séquence disciplinaire de l’Etat en miettes. Instauration et prolongement de l’Etat d’Urgence, rétablissement du contrôle aux frontières, loi sur le terrorisme, sur le renseignement… Après avoir tenté de domestiquer le peuple dans de sombres murs nationaux, voilà qu’il faudrait finir de le plier aux normes économiques planétaires.

Saisissons-nous de cette fabuleuse occasion qui nous est donnée -cet édit de trop- pour dire ce qui doit être dit et nous délester de cette bile qui s’est insinuée en nous dès nos premiers rapports aux institutions familiales, scolaires ou entrepreneuriales.
L’emploi, on s’en contrefout. Cette discipline économique et morale que l’on nous impose nous paraît d’un autre siècle. Cette vie fondée sur la carrière, la réussite et le travail absurde, nous répugne.

Et ce n’est pas sa version moderne, acidulée, où l’entreprise n’a plus de frontière, de l’écran à cristaux du réveil-matin, à celui de nos i-phones, aux éclats froids du stroboscope, qui va nous réconcilier avec lui. Là où l’on parle d’indistinction entre le travail et la vie, entre l’économie et le social, c’est presque toujours le travail et l’économie qui emportent la mise, sans reste, jusqu’au fond du plumard.

Les syndicats sont déterminés à «gagner» en obtenant le retrait du texte. Mais le gain en question mérite quelques précisions, du fait de sa nature toute relative. Nous comprenons qu’après une succession de «défaites», dont la plus significative s’est déroulée lors de la réforme des retraites, il faille marquer le coup et tirer la couverture du côté de la gestion «sociale» de l’emploi.

Mais comme il n’y a pas d’emploi sans employeur, sans travail prescrit et commandé, sans enrôlement salarial, sans assujettissement à la hiérarchie ou au Marché, comme il ne nous est pas proposé de contrat de travail qui ne soit d’abord un renoncement au sens de la vie et à celui de la production, nous sommes particulièrement intéressés de concourir à cette «victoire» dans la mesure où des espaces de «contre-emploi», de vie sans emploi, vont être créés pendant ce temps et, espérons-le, seront durablement soutenus. Soutien sur lequel nous comptons notamment de la part des employés militants eux-mêmes.
La force du mouvement ouvrier des premiers âges de la lutte des classes, résidait notamment dans tous les en-dehors de la production qu’il avait (solidarités de quartier, de village…) où qu’il s’est octroyé (bourses du travail, maisons du peuple, cours du soir, caisses de grève, mutuelles…). C’est de cela que nous sommes tous, travailleurs et non-travailleurs, aujourd’hui presque totalement dépourvus… les uns sont accrochés à leur place dans le «dialogue social», au point de n’avoir plus aucune pensée collective de la vie même, les autres sont atomisés dans leur rapport à l’emploi et à la survie, d’autres encore, à quelques-uns, tentent quelques bricolages plus ou moins heureux pour s’en sortir sans sortir.

Il est vrai que nous n’avons pas été systématiquement présents dans ces luttes passées. Nous donnons sûrement l’air de nous pointer aux AG avec nos gueules enfarinées alors que nous n’étions que peu sortis dans la rue depuis le CPE, et nous comprenons sincèrement l’agacement que cela peut générer chez les militants, qui en plus de souffrir au travail 35h par semaine, continuent d’être sur tous les fronts et osent débrayer à chaque occasion malgré les pressions. Comprenez en revanche, qu’empêcher l’allongement de la durée du travail de 62 à 67 ans était malaisé pour nous qui visons la généralisation de la retraite dès la naissance (ce qui ne nous avait pas empêché de contribuer joyeusement à ce mouvement qui avait, à la suite de celui du CPE, fait du blocage de l’économie son arme principale).

C’est contre le moindre jour d’emploi que nous nous battons, et nos absences du conflit social ne signifient pas que nous nous tournons les pouces. Nous étions et sommes encore dans le maquis à faire balbutier des manières différentes de s’organiser pour la vie et pour le travail. Soutenir les droits sociaux de telles ou telles branches séparées nous paraissait compromis dans la mesure où l’on s’emploie à vivre au quotidien la grève générale depuis tant d’années, avec tant de peine. Mais aussi de joie, parfois. Éviter le recul des services publics nous était bien inconfortable puisque c’est précisément par les instances éducatives, sanitaires, sociales et policières que l’on nous a imposé cette morale disciplinaire qui nous a brisés et éloignés de tous les choix. Pourtant, nous voyons bien ce qu’il y a de problématique à leur privatisation généralisée. L’Etat d’un côté et le Marché de l’autre étaient déjà bien assez violents à l’égard du genre humain, mais leur alliance -et il n’en a peut-être jamais été réellement autrement-, est ce qu’il y a de plus effroyable.

Quand nous disons « généralisation de la retraite dès la naissance » c’est d’abord d’une «possibilité de retrait inconditionnel de ce monde» dont nous parlons. Cependant, il nous reste encore à évaluer exactement de quel monde nous désirons nous absenter et dans quelles transformations nous nous devons d’être présents. Mettre fin à l’économie en tant que norme autoritaire définissant tout le cadre de nos activités est un horizon excitant. Cette dernière, malgré ce qu’on nous en dit, est loin de se limiter à « l’activité de production et d’échange, propre à la nature humaine », avec ses airs de neutralité. C’est avant tout une règle de vie qui fait de l’existence un objet comptable. Or, le capitalisme libéral protégé et promu par l’Etat est d’une telle plasticité que nos pistes de sortie de l’économie s’en trouvent profondément brouillées. Il nous fait miroiter des formes subversives et libres qui en réalité prolongent habilement son empire, il utilise très bien l’esthétique libertaire pour repeindre la surface de ses bagnes. Il suffit par exemple de voir combien de politiciens libéraux défendent l’idée d’un revenu de base pour comprendre qu’il n’est pas en soi anticapitaliste. Nous préférons pour notre part miser sur l’autonomisation à tous les niveaux. Sur un autre versant, les perspectives que propose le libéralisme à la sauce créative, avec ses faux interstices sous surveillance, semblent être le moyen subtil de récupérer au vol ceux qui étaient à deux doigts de faire sécession.

Cette fois-ci, ce n’est donc pas une lutte tout-à-fait comme les autres. Cette «loi travail» réaffirme si exactement et si clairement tout ce que nous avons tenté de détruire depuis le début -l’esclavagisme dissimulé derrière des modèles de réussite qui passent pour enviables-, que la lutte qu’elle soulève contre elle représente à nos yeux l’une des rares opportunités de débrayer pour de bon.

Notre statut légal est souvent celui de chômeur que nous ne quittons que pour des «tafs» de ci-delà, des plans thunes et au pire de l’intérim quand la pression se fait trop forte. Il n’est pas paradoxal pour nous d’affirmer que le chômage est en réalité synonyme d’activité, voir d’hyper-activité. Autrement dit, de travail. Mais certainement pas d’emploi. Depuis notre sortie de l’école, il n’y a guère eu d’années où nous avons manqué notre inscription à pôle-emploi. Et s’il nous arrive de laisser filer les aides sociales, c’est que les contraintes et la morale qui les accompagnent nous sont devenues insupportables. Dans tous les cas, nous travaillons chaque jour à produire quelque chose qui fait sens.
Nous sommes comme les agents d’un grand service public invisible, sans frontière ni modèle. Nous contribuons au service public libre de la paysannerie, du transport, de l’éducation, de la distribution de denrées alimentaires, de la culture, du bâtiment, du sport, de l’eau, de l’assainissement…

Nous sommes souvent en fin de droit. Voilà pourquoi il nous arrive d’abandonner le travail dans nos services publics libres et de nous asservir temporairement dans les entreprises, les associations, les services publics privatisés.

Nous savons tout ce qu’il y a de précaire, d’instable mais aussi d’aventureux à une telle existence. Nous ne l’abandonnerions pour rien au monde et nous attachons plutôt à nous rendre plus forts. Cela passe notamment par devenir plus nombreux, par avoir des relais et des amis partout, par le fait que ce qui n’a valeur que d’expérience isolée pour beaucoup, devienne le creuset de nouvelles possibilités d’existence pour tous, à distance respectable de l’État et du Marché.

A l’image de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, où des «squatteurs» se sont ligués avec les paysans militants historiques -et c’était la seule façon efficace et durable de gêner le pouvoir-, nous souhaitons créer un kyste (pour reprendre l’expression de Manuel Valls) au beau milieu du monde colonisateur de l’emploi. L’emploi est cet aéroport mégalomaniaque et aberrant qui n’aura pas lieu dans nos vies. L’allégorie avec la ZAD doit aller plus loin encore. Contre cette «loi travail», les syndicats et militants historiques ne pourront pas «gagner» sans le concours d’autres forces, dont les nôtres ; les forces de l’abolition du travail comme emploi. Nous contribuerons donc au retrait de ce texte. A la condition bien claire qu’il soit désormais accepté par tous, qu’il n’y aura pas de sortie de ce présent étouffant sans une remise en cause de l’emploi et de sa morale. Sans l’expérimentation, cette fois à grande échelle, d’une sortie de ce régime.

Le texte de loi finira sans doute par être retiré. Mais soyons d’accord qu’une telle «victoire» si elle signifie rentrer chez soi sagement regarder le grand cirque de l’élection présidentielle recouvrir le chaos du monde à la télé, aura sur nous l’effet d’une petite mort. Ce mouvement est un pied dans la porte, le début de notre réveil d’un long sommeil. Nous avons une longue journée devant nous et tant de nuits à venir.

Passants Manifestants

Difficile de ne pas se dire : « quel cortège !». Rendre à la foule en quelques clichés ce qu’elle est venue donner, de la masse, du monde, du bruit semble la moindre des choses. Mais les différences avec le 9 mars sont belles et bien là. Un accordéon perpétuel marque les pas des syndicats, des étudiants, des salariés, des lycéens. Chacun laisse de la place pour que sa bâche frontale soit lisible, les drapeaux sont groupés, la marche des entres-soi avance laissant des zones sans étiquettes. Dans ces flous se dessinent des questions. Qui sommes-nous dans la lutte ? Qu’est-ce que va faire mon voisin de cortège demain ? Qu’est-ce que se disent ces gens aux balcons ? Et ce passant qui attend à vélo que le cortège passe ? Et les maçons qui fument une cigarette en regardant passer les syndicats ? Dois-je prendre le regard d’un passant et d’un manifestant pour produire ces quelques images ou dois-je chercher la hauteur, le grandiose et le conflit ? La réponse je l’ai eu quand j’ai vu un photographe attraper deux lycéens déguisé à la Mad Max et leur demander de poser au milieu du cortège. Mais d’autres question restent là, en fond, sommes-nous vraiment dans la lutte ? Quand on scande la révolution aujourd’hui en sachant que demain sera toujours plus violent, à quoi tiennent ces sourires aperçus ce matin ? Cette lutte je ne peux que l’imaginer morte demain ou dans quelques semaines voir même tout simplement lessivée par cette pluie de fin de manif mais quelques perspectives restent là, à ruisseler.

Merci El Khomri

Tous les prétextes sont bons pour s’extraire du programme. Même une manifestation qui ne nous convient qu’à moitié. La glace qui s’est formée autour de nous s’épaissit d’autant plus que nous manquons trop souvent les occasions de la briser. L’emploi est un des éléments les plus glaçant. Quand nous commençons à essayer de le démonter, voilà qu’il se reconstitue sous une forme bien pire encore. Cette loi, ce resserrement de la cage de nos existences… Hier nous avons défendu le code du travail et les acquis sociaux des travailleurs, sans toutefois abandonner nos rêves pourris de carrière et de pouvoir d’achat, notre assujettissement à la hiérarchie et nos vies perdues à travailler. Peut-être, arriverons-nous un jour à vivre sans toute cette comédie. Peut-être que la gréve générale n’est pas un moyen de pression, mais un quotidien à éprouver.

Diaporama visible ici.

Inracinements

Te souviens-tu de ces nuits blanches sur le bord des routes lorsque nous avions quinze ans – et de l’univers devant nous qui, dans l’ombre énigmatique, s’étirait indéfiniment ? Nous n’avions pour nous guider que notre insolence. Et les reflets timorés d’une lune pâle et fuyarde dont nous traquions la lueur jusqu’à celle du jour. Nous avions pris l’habitude, lorsque les phares des voitures surgissaient au loin, de sauter à plat-ventre sous les glissières de fer pour ne pas être vus. Et les orties et les ronces qui dormaient en pagaille au fond des fossés, immanquablement, nous déchiraient les coudes. Avec le feu sur notre peau, l’adrénaline montait en nous et s’y répandait jusqu’à l’euphorie : plus rien ni personne n’avait prise sur nous. Nous régnions sur la nuit en gardiens irrévélés de tous ses secrets, en protecteurs invisibles de ses mystères. Et de son silence.

Dans les couloirs des maisons vides, sur le toit des immeubles, derrière les usines, nous avons appris à marcher à l’abri du temps. Et ce besoin que nous avions alors de nous retrouver à des heures tardives dans ces espaces reculés, d’aller et venir, presque insaisissables, entre ces recoins d’ombre, il ne nous a jamais quittés.
Ni, d’ailleurs, les regards perçants qui veillent encore sur nous, et qui reviennent toujours nous punir en temps voulu pour nos écarts incessants, pour n’être jamais au bon endroit, au bon moment.
Et finalement entre ce monde hostile et nos silhouettes d’enfants terribles, on ne sait plus lequel des deux finit pas se venger, continuellement, des crasses que l’autre lui fait subir.

Inracinements

 

Rarement un nouveau quartier aura concentré autant d’équipements, tous achevés pour les premières livraisons des logements. Les familles apprécieront la qualité des infrastructures scolaires. École, collège et lycée sont à proximité immédiate. Dojo et gymnase sauront séduire les plus sportifs, sans oublier la future piscine, véritable centre aquatique aux activités multiples. Le réseau de transport permettra un accès rapide à la gare et au centre-ville. Véritable cœur de vie du quartier, la place centrale sera un lieu de vie et de rencontres privilégié pour les habitants. Commerces de proximité, cafés et restaurants vous accueilleront pour d’agréables moments de détente ou pour quelques courses. Bien sûr, la place sera connectée à tous les équipements du quartier.

Il y a de ces sols vitrifiés qu’aucune racine, jamais, ne pénètre. Dénudées sur des étendues lisses et sans relief, les nôtres se convulsent et se tordent comme des serpents groggy à la recherche de quelque brèche clandestine où elles pourraient se faufiler. Abandonnées à leurs contorsions hasardeuses, elles n’ont d’autre sort que de pérégriner en surface, où elles s’entremêlent et se raccrochent les unes aux autres à défaut d’autre prise. Balayées par des courants imperceptibles et contradictoires, elles dérivent comme une mangrove ambulante sur des plans de verre où elles cherchent un passage.

Dès nos premiers pas, nous sommes arrachés aux mains qui nous sont familières pour être mobilisés sur le front savonneux de l’Histoire où, seuls et sans repères, nous devrons accomplir notre destin de producteurs dans une longue glissade rectiligne. Acculés à une suite ininterrompue de ruptures et de séparations, il nous faudra renoncer, coup sur coup, aux embryons de liens qui tenterons de se tisser, pour apprendre à vivre seuls, étrangers à toute véritable famille. L’école, dont les premières violences nous transmettront le goût des marches solitaires en nous dressant face à l’Autre, ne nous enseignera pas l’usage de l’amitié, mais celui, érigé en principe, de la méfiance et de la rancœur. Par de rares moments de fulgurance, il y aura des rencontres. Et l’intuition poindra en nous de contacts plus intenses et plus riches, d’un chemin possible à effectuer ensemble et d’une manière d’être au monde qui pourrait nous être commune. Mais, au moment opportun, il nous faudra renoncer à ces liens pour gagner le monde glacé de l’emploi et sa violence assumée. Et les plans que nous aurons esquissés ensemble, et les quelques repères que nous aurons posés, et les outils que nous aurons entamé de construire, il nous faudra les laisser en plan comme on abandonne une ville à l’approche d’un raz-de-marée. Ceux qui n’auront pas le luxe de surfer sur la vague des études supérieures pour aller, aux quatre coins du monde, s’éduquer à être rentables, goûteront en temps voulu aux joies de la formation, des apprentissages et des stages d’insertion, avant d’aller retrouver, dans les bureaux et dans les usines, leurs vieux camarades de classe transfigurés en collègues.
Ce vieux rêve de mobilité -spatiale et sociale- servira de prétexte à un déracinement permanent et à la destruction de tout lien excédant le cadre de l’économie et de ses transactions mesurées. De poignée de main en négociation, de transaction en contrat de travail, nous nous acquitterons de toute possible dette en nous gardant toujours de recevoir pour n’avoir jamais rien à rendre. Et jusqu’à l’extrême limite de notre solitude, là où nous feindrons de nous unir sous l’égide d’un amour sacré, nous continuerons, sans le savoir, d’user des légendes rationnelles qui nous auront été transmises, et dans notre proximité, l’un contre l’Autre, nous demeurerons à jamais des corps étrangers.
Nous n’aurons d’histoire collective que celle de notre renoncement et de notre inclination devant les impératifs de la Croissance. Nous n’aurons de souvenir commun que celui de notre amitié perdue, et comme seul pays, celui, sans bornes et sans frontières, du grand Marché, entre les étals duquel, nous errerons en exilés permanents. Et certainement aussi quitterons-nous ce monde comme nous l’aurons abordé : en orphelins.

Au milieu de l’océan, l’Histoire va et vient au devant de ses propres secousses. C’est à sa surface que les Empires, d’annexions en conquêtes, se sont faits et défaits, que des royaumes ont successivement tracé et démantelé leurs contours, que des délimitations se sont tantôt imposées. C’est aussi à sa surface, survolée par un treillis resserré de flux contradictoires qui nient la distance qui auparavant divisait la terre en continents, que l’espace tend désormais vers sa dissolution : les territoires, les groupes, les mouvements humains, indexés sur les soubresauts du marché, se reconfigurent plus vite que la conscience ne peut les saisir. Un jour, on se surprend ensemble ici, pour se retrouver le lendemain, l’un sans l’autre, à l’autre bout du monde. Et dans ces passages furtifs, qui prennent la forme d’un oubli généralisé, nous ne faisons finalement que nous croiser, sans jamais retenir la moindre trace de ce qui se joue entre nous dans ces courts laps de temps.
Le capitalisme mondialisé n’a pas de pays, il avance hors latitude et sans délimitation. Les formes temporaires, les contours transitoires qu’il emprunte dans une longue série d’incarnations passagères, révèlent son régime de mobilité absolue : plus rien ne doit résister comme structure fixe et durable. Seule subsiste la grammaire ondulante de ses capitaux en transit, qui flotte comme un chant de sirènes à la surface du courant. Les cartes et les atlas sont des reliques d’un autre siècle.

« Laissez-vous porter par l’instant »

En lieu et place de ces appartenances et de ces structures défuntes, subsistent, comme une coquille vide, quelques panneaux dressés en désespoir de cause au bord de la route. Ils n’indiquent ni ne désignent plus rien d’autre que des lieux abolis où le vide s’est installé. Comme des autels discrets, ils s’expriment en tant que leurs ultimes vestiges aux yeux égarés qui cherchent leur route au milieu du brouillard.
Nous vivons dans le souvenir dégradé de ces délimitations obsolètes, de ces frontières caduques où nous tentons désespérément d’affirmer la marque d’une appartenance, où nous cherchons, en vain la trace d’une patrie. La représentation de ces territoires est cristallisée en nous comme une nostalgie de masse et comme un présent perpétuel que rien ni personne n’a plus l’audace de contrarier. Et la réalité factuelle de notre quotidien, lui-même rendu lisse du moindre relief et de toute aspérité, reste dissimulée sous le rêve de plomb que l’on raffine pour nous, indéfiniment.
Les images de ce monde perdu, éparpillées dans notre quotidien comme autant de micro-signaux, comme autant d’appels feutrés d’un au-delà qui nous attendrait patiemment quelque part, travaillent à préserver en nous l’inscription de ces cartographies et de ces typologies fantoches. En enfants fragiles et perdus, nous sommes prêts à nous livrer au premier bras qui se tend, pour peu que nous puissions nous y blottir, pour peu que l’on nous raconte les histoires que nous voulons entendre, celles qui nous apaisent et qui nous rassurent.
Dans le vide de nos angoisses, comme un cirque peuplé de monstres en cages, de glaces déformantes et de miroirs sans teint, s’épanouit un gigantesque marché de la racine, où chaque parti, où chaque groupe industriel, où chaque féodalité territoriale vient puiser le bénéfice des ravages psychologiques que ses politiques malsaines induisent. Un marché très mystique, il faut le dire. Devant ces milliers d’encarts publicitaires qui nous invitent à retrouver nos « véritables racines », à « partir à la rencontre de nous-mêmes », à « vivre des moments purs », on ne sait plus trop, à première vu, si on se trouve devant un slogan du Front National ou devant une pub pour du chocolat. Le marketing politique et les opérations de communication de masse nous octroient par succédané des doses de quiétude, des fragments de cet univers aux contours nets que nous recherchons partout, des répliques approximatives de ces silhouettes fantomatiques qui nous hantent. On nous fournit des visages familiers, des gestuelles identifiables et des paysages d’avant sous des couchers de soleil. On nous met à disposition tout un tas d’activités et de produits, de telle sorte que quiconque qui serait en perte de repères au milieu du chaos affectif qu’il traverse de jour en jour, puisse aller puiser un bout d’antan à l’office de tourisme ou renouer avec ses ancêtres en buvant Banania. A qui en manque, on recèle, par petites doses, de l’identité, de la consistance, du soi. Et pendant qu’on maintient en façade cet exotisme au rabais, pendant qu’on agite devant nous cette fiction édulcorée, avec sa panoplie de poncifs et de fétiches en tous genres, pendant qu’on nous joue la carte du « terroir », du « patrimoine », de la « culture locale », concepts abstraits et vidés de toute teneur politique, l’économie, elle, pour aussi « sociale et solidaire » qu’elle puisse être, s’acharne en douce à détruire toute appartenance réelle, toute communauté de destin, de pratique, de perception, à dissoudre les élans collectifs, à convertir chaque village en Village.
De ces topologies anciennes, de ces rapports intimes à des territoires, de ces appartenances spécifiques qui nommèrent un jour des lieux, qui dessinèrent des routes, des portes, des habitations, qui désignèrent des communautés, des usages et des règles, il ne reste plus qu’un nom sur une carte et quelques vieilles photos, qu’on entretient et transmet comme une collection de légendes. Mais la vie qui fondait ces lieux, elle, a disparu depuis bien longtemps.
Et ce cadre administré demeure comme une façade opaque et rigide, mais l’échelle fonctionnelle et effective qui l’anime use d’autres découpages et d’autres qualificatifs : en interne, on gère des « zones », des « réseaux », des « publics ». Lorsque les pouvoirs publics ne peuvent se permettre d’employer ouvertement leurs terminologies gestionnaires, ils se gargarisent plutôt de l’aménagement de leurs « éco-quartiers » et de leurs résidences à la sauce populaire-moderne, où sont convoqués l’esprit d’un vivre-ensemble et d’une convivialité qui semblent aller de soi. Mais les enjeux politiques et les modes d’administration restent les mêmes. Et dans ces mouroirs pour classes moyennes repeints en vert pastel, les âmes esseulées qui viennent puiser à coups de crédits de ces liens et de ces attaches qu’ils ont depuis longtemps perdus, ne parviennent évidemment jamais, même avec la meilleure volonté du monde, à saisir ce qu’ils viennent y chercher et restent pris au piège de leurs petites scènes de films sans entrevoir l’ombre d’une amitié, d’un échange, d’une confiance.
La réalisation de notre impuissance politique est contenue dans le maintien de cette mémoire collective, où les affects et les souvenirs restent focalisés sur des formes révolues sans parvenir à s’en détourner. Le tableau de représentations que dressent ces formes idéales et imaginaires joue comme un arrière-monde en-dehors duquel nous n’avons rien à investir. Tandis que l’on ressasse ces souvenirs imparfaits, la réalité, elle, avance sans nous.

Notre environnement quotidien n’excède décidément pas le cadre de ces villages touristiques où, à la période estivale, des animateurs saisonniers endossent des déguisements de chevaliers ou de paysans du Moyen-Âge pour divertir les familles de vacanciers qui passent en sandales. A la seule différence que nos histoires à nous sont très sérieuses.

Il y a toujours ce sourire gêné lorsqu’on se retrouve entre-soi -enfin réunis !- qui trahit le jeu que l’on joue maladroitement, qui laisse entrevoir tout ce que l’on dissimule derrière ces faux-semblants. Encore un dîner de famille, un repas entre collègues, des vacances entre couples, une soirée entre potes qui s’enterrera dans un bousier insondable de bonheur et d’eau fraîche. Encore ces rituels démonstratifs, encore ces sérénades hypocrites qui parlent d’elles-mêmes, qui décrivent à notre place la profondeur de notre malaise. Qui est le plus épanoui, lequel d’entre nous a-t-il le mieux réussi sa vie, laquelle de nos existences est-elle la plus intense et la plus comblée ? Il est toujours surprenant de voir comme la classe moyenne peut se révéler philosophe. Le corpus conceptuel qu’elle est capable de déployer pour démontrer par A + B dans quelle béatitude effective elle flotte, nonchalante, du matin au soir est inépuisable. Un vent de liberté souffle à travers les portes-fenêtres des pavillons en crépi : 35 heures, pré-retraire, feng shui, régimes minceur et sophrologie : notre bonheur est plus fort que votre haine, personne nous empêchera d’être heureux. Jouissons sans entraves ! Les chômeurs au casse-pipe ! Les Arabes dehors !

Cette déperdition généralisée ne peut soulever qu’une crispation de masse, qui elle-même se manifeste par une révolte insidieuse et permanente, enfouie dans une somme d’actes manqués, dans un rayonnement de ressentiment refoulé : faute de mieux, on casse un verre, on crache sur le mur, on se fait des croches-patte à soi-même devant les rames de métro.
Quel sentiment des individus pourraient-ils bien éprouver à l’égard d’une société qui les a fait grandir en les privant de tout ce qui a pu, un bref instant, leur être cher ? Ils naissent et meurent déboussolés et n’ont, bien-sûr, rien d’autre à revendre qu’un mépris mal dissimulé pour ses valeurs et ses lois, rien d’autre à éprouver qu’un profond dégoût pour ses rêves et ses ambitions, auxquels ils s’affilient par pur dépit. Leur appétit pour la destruction n’a d’égal que l’indicible détresse qu’ils gardent comprimée en eux. La violence et la gratuité de leurs actes, de jour en jour, ne fait qu’en témoigner. C’est pourquoi il est nécessaire de contenir leurs élans instables et de les réprimer, comme autant de dangers isolés et de petites bombes menaçantes, comme une foule sans cœur.

Tout s’est passé vers 8H20, à 200 mètres de la gare RER de Noisy-Champs, a indiqué une source policière. Le mari et sa femme ont été tous les deux hospitalisés dans un état grave, a-t-on précisé.
L’homme, âgé de 60 ans, a ouvert le feu à deux reprises sur son épouse à l’aide d’un pistolet automatique 7.35, à la suite d’une dispute, a précisé une source proche de l’enquête. «Il a ensuite retourné l’arme contre lui en se tirant une balle dans le cou», a ajouté cette source.
Touchée à l’abdomen et à la clavicule, la quinquagénaire, qui habite Noisy-le-Grand, a été transportée à l’hôpital Henri-Mondor, à Créteil. «Son pronostic vital est engagé», a-t-on indiqué.
L’auteur des coups de feu, qui a fait un arrêt cardiaque, a été transporté à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. Selon la source proche de l’enquête, il se trouvait entre la vie et la mort en fin de matinée.

Dans la transparence apparente de nos gestuelles quotidiennes, dans leur application mesurée et leur frappante insignifiance, il n’y a rien que nous entreprenions qui ne soit une tentative désespérée d’ouvrir des brèches de communication dans ces couches de silence qui nous séparent les uns des autres. Et tandis que nous persévérons dans nos postures bâtardes, tandis que nous coulissons les yeux fermés le long des parois huileuses où nous nous cramponnons par dépit, au fond de nous, il y cet orphelin aux aguets qui désespère d’une rencontre qui ne survient jamais. Dans les cages d’escalier, dans les cours d’écoles, aux angles des avenues, par mille moyens détournés, la Mère de famille, l’Adolescent, le Vieillard que nous sommes cherche à rétablir le contact qui a été perdu, à déceler la trace de ses proches disparus, à retrouver le fil d’Ariane qui pourrait le reconduire chez lui.
Nous avons l’exaspération mais nous n’avons pas les mots. Prisonniers de nos mâchoires engourdies, nos appels au secours successifs, relégués au stade d’aboiements débiles, n’ont d’autre issue que de demeurer lettre morte, nos paroles, de nous revenir, toujours, sous la forme d’un écho dégradé, nos hantises et nos tares, de rester à jamais intransmises.

Évidemment, ce n’est pas dans la pub pour la nouvelle Mini Cooper, ni dans le Femme Actuelle de ce mois-ci que nous trouverions les mots pour en parler. Ni même, d’ailleurs dans le dernier pamphlet politique à la mode tout juste commandé sur Amazon.
Et quand-bien même nous disposerions d’un vocabulaire suffisamment riche pour l’exprimer, qui oserait dire qu’il ne s’y retrouve pas, lorsque tout, en permanence, l’invite à se reconnaître tous les pouvoirs du monde et une liberté dont il n’est plus permis de douter ? Qui porterait au jour l’ampleur de son désespoir quand une injonction permanente à jouir de tout et de rien, à « être soi-même », à « saisir l’instant présent » ne lui autorisent que d’être infiniment -désespérément- heureux ?
Et quand-bien même nous trouverions la force d’assumer une telle tare, à qui le dirions-nous, puisque d’amis, puisque de famille, puisque de proches, nous n’en avons plus ?
Alors, on ne le dit pas. Et ceux qui, mis au pied du mur par une contradiction si éprouvante, ne trouvent pas la force, un matin ou un autre, de s’immoler sur le chemin du travail, se contentent généralement de perdre leurs cheveux et leurs dents jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’eux qu’un ulcère somnambule dissimulé sous une paire de baskets neuves -ou derrière le pare-brise d’une Mini Cooper.

Il y avait les soirées du jeudi. A partir de 21h00, au Blue Bird, c’est autour d’un verre de mojito que les langues se déliaient et que les têtes se mettaient à tourner légèrement. Elle y allait toujours seule, ses amis disaient que c’était « pas trop leur truc ». Avec le temps, elle avait fini par nouer des liens avec les autres habitués du lieu, qu’elle ne côtoyait qu’à ces occasions particulières et avec qui elle partageait, exclusivement, son amour pour les tubes de France Gall et un goût prononcé pour les alcools sucrés. Elle avait ses rituels. La dernière gorgée du premier verre -la plus sucrée- accompagnait généralement le coup d’envoi des hostilités.
Tandis que les résidus sirupeux s’imprégnaient en elle comme une ciguë édulcorée, elle se laissait doucement emporter par la mélodie qui transitait depuis la petite table de mixage installée derrière le bar vers le système son posté sur la scène en arrière-plan. A travers la salle, les spots lumineux faisaient valser des salves de faisceaux colorés et le temps, déjà, commençait à se distordre. Exaltée par la chaleur montante et l’effervescence bientôt générale, elle ne tardait pas à se saisir du micro sans fil et le temps d’une chanson, le monde mettait sa rotation sur pause. Il fallait voir son visage se tordre lorsque, le public frappant la mesure de ses mains enthousiastes, elle s’abandonnait au vertige ultime, celui qu’elle venait chasser ici tous les jeudi soir mais qu’elle n’atteignait que par des moments rares et précieux, lorsque toutes les conditions nécessaires se trouvaient réunies. Ce soir-là, visiblement, elles l’étaient. Entre les banquettes rouges, sur le carrelage collant, un souffle magique se libérait :

Couplet 1 : Si on t’organise une vie bien dirigée où tu t’oublieras vite, si on te fait danser sur une musique sans âme, comme un amour qu’on quitte. Si tu réalises que la vie n’est pas là, que le matin tu te lèves sans savoir où tu vas…

Refain :
Résiste ! Prouve que tu existes. Cherche ton bonheur partout, va, refuse ce monde égoïste. Résiste ! Suis ton cœur qui insiste. Ce monde n’est pas le tien, viens, bats-toi, signe et persiste. Résiste !

Couplet 2 : Tant de liberté pour si peu de bonheur, est-ce que ça vaut la peine ? Si on veut t’amener à renier tes erreurs, c’est pas pour ça qu’on t’aime. Si tu réalises que l’amour n’est pas là, que le soir tu te couches sans aucun rêve en toi…

Pont : Danse pour le début du monde, pour ceux qui ont peur, pour les milliers de cœurs qui ont droit au bonheur.

Refrain :
Résiste ! Prouve que tu existes. Cherche ton bonheur partout, va, refuse ce monde égoïste. Résiste ! Suis ton cœur qui insiste. Ce monde n’est pas le tien, viens, bats-toi, signe et persiste. Résiste !

Tandis que l’agitation autour battait son plein, les choses semblèrent se déconnecter d’elles-mêmes, poussées à l’acte par un trop-plein d’émotion. Son thorax s’était ouvert sur lui-même comme les pétales d’une fleur sous un soleil de stroboscopes. Au milieu de la petite piste aux étoiles, il ne subsistait plus qu’un origami de chair qui, parmi les flashs de lumière, aboyait une suite de bruits sourds et confus. Quelque chose demandait à sortir, quelque chose voulait être dit. Le corps explosé poursuivit sa parade d’insecte ivre dans un bourdon indistinct jusqu’à ce que la chaîne hifi, de force, interrompe la danse bizarre. Quand elle quitta la piste, le sol collait un peu plus que lorsqu’elle y était montée.

Là où il n’y a plus rien à vivre, où tous les espoirs de rencontre ont été taris, il faut inséminer des échantillons d’aventure. Partout, il nous est donné l’opportunité de faire l’expérience d’un certain vertige et d’aller, de révoltes en ivresses passagères, à travers des champs d’émoi sans jamais y trouver de réelle consistance ni d’aboutissement.
Il faut voir les frissons qui traversent quelques corps égarés, les expressions qui animent leurs visages, par une après-midi en famille à la foire du Trône pour comprendre le lien implicite qui les relie à cette bande de casseurs qui, sur leur passage, un soir de match, sur les Champs Elysées, feront voler en éclats les vitrines des boutiques de fringues et les bijouteries. Partout, on cherche l’ébranlement, et partout on le trouve, voilà tout. Au sommet de la Grande Roue ou sur les ruines d’un Paris en flammes, les grands frissons explosent puis s’étiolent dans des vertiges transitoires.

« Bienvenue chez vous ! »

Carrefour a au moins le mérite de parler d’une époque en toute transparence et de l’incarner comme il se doit. Dans ces grands sanctuaires où s’entrecroisent les palettes de bananes et la misère du monde, qui y circule emballée, administrée et acheminée dans des joggings troués, il n’y a plus de place pour les faux-semblants. La vraie question est de savoir comment, lorsque nos pères se croisent à la caisse, ils peuvent ne pas saisir, par-delà les lueurs multicolores de leurs visages ridés et bouffis, leur propre reflet qui trône en face d’eux, comment ils leur est toujours impossible de s’envisager sous le même régime de déperdition, de se reconnaître un destin qui leur est, de toute évidence, commun. Il n’y a qu’un peuple désespéré et dépossédé de tout programme qui peut encore affirmer avec tant d’opiniâtreté la prééminence des structures et des repères qu’a pu imposer, à un moment de l’Histoire, l’existence de frontières entre des pays. Si nous avons des histoires et des trajectoires privées, si nous retenons tous dans un coin de notre tête l’endroit où nous sommes nés comme le gage d’une provenance, comme la preuve intime de venir de quelque part, nos souvenirs n’évoquent rien de plus que nos racines qui flottent à même le vide, comme les étiquettes de traçabilité qui indiquent la provenance des bananes qui, entre nous, avancent en régime sur le tapis roulant.
Et quand nos pères souffrent, côte à côte et sans se parler, cette histoire globale qui les a si tôt arrachés aux leurs, on peut avoir une vague idée de ce qu’il adviendra de leurs enfants qui, pendant ce temps, se retrouvent en bas des immeubles pour traîner ensemble. Il n’y aura pas de multiculturalisme, les souffrances privées ne se résoudront pas dans un vivre-ensemble pacifié : si il y a quelque chose que nous faisons ensemble, c’est de nous débattre à la dérive dans un océan de bile aigre et épaisse, mais certainement pas d’aspirer au bonheur ou à un « monde meilleur ». Les désespoirs s’attirent. Ils s’attisent aussi. Mais leur rencontre ne les dissipe pas. Il faudra bien que quelqu’un paie un jour pour tout ce que nous aurons perdu, pour tout ce dont nous avons été destitués. Et si la colère monte tout à coup, un jour où nous aurons trop bu, dans des vapeurs de shit et d’alcool, nous jouerons à pile ou face le destin du monde, comme ont été joués le nôtre et celui de nos parents.
Nous avons tous hâtivement englouti la tarte à la crème de l’ « immigration » et nous arrivons bientôt à satiété. Y a-t-il encore des parcours qui n’obéissent pas aux cartographies aléatoires des marchés financiers ? Nous sommes tous les enfants dispersés de cette même puissance abstraite. Le repli introspectif auquel nous sommes soumis, notre retranchement forcé à l’intérieur de nos domaines intimes et privés nous autorisent mal à effectuer de lien entre nos trajectoires parallèles et à nous apercevoir qu’elles ne relèvent de rien d’autre que d’une pure gestion de stocks. Et tandis que les universités voient les élites de chercheurs qu’elles conçoivent et produisent propulsées à tours de bras sur les marchés où la demande se fait forte pour inventer des nouveaux missiles ou des programmes de surveillance informatiques, la Syrie, le Soudan et la Palestine éparpillent leurs os au fond de la Méditerranée. Comment cela pourrait-il encore durer ?
Sud-nord/est-ouest. Toujours selon les mêmes axes, l’Europe voit le destin des pays pauvres et des pays riches fusionner dans un appauvrissement généralisé de leurs populations. L’état de déracinement s’installe comme un nouvel ordre cosmique, comme une condition générale de l’Homme, comme sa loi matérielle. Bientôt, il n’y aura plus de refuge pour personne, ni matière à croire à une quelconque famille, à une quelconque patrie. Lorsque nous serons universellement déboutés de tout droit d’asile et que nous flotterons ensemble entre des rives inatteignables, sans carte, sans boussole et sans bouée, le moment sera venu pour nous de repenser la portée et le sens de ces notions-là. Et nous n’aurons d’autre choix, si l’envie nous prend de survivre, que de refonder des pays, que de refonder des familles, par-delà les tracés historiques que nous aurons connus, par-delà les modèles sociétaux auxquels nous aurons souscrit, par-delà les classifications qui nous aurons disciplinés.
Aux nostalgiques et aux amers qui terminent de manifester leurs dernières convulsions et leurs petits accès de fureur, désemparés devant la fuite d’un monde qu’ils voudraient voir encore vivre, désarçonnés par la dilution de leurs idéaux tenaces, ce n’est pas la critique d’une tendance politique, d’une couleur, d’un parti que nous avons à opposer, mais le démantèlement méthodique d’une formule de gouvernance qui s’applique universellement, et qui opère indifféremment de tout bord et de tout programme défini. Ce à quoi nous faisons face est un monstre vierge et sans visage, un fantôme a-politique qui avance masqué. C’est une technologie de pouvoir imperceptible qui opère comme une brise de printemps, et qui engloutit le sens de tout ce qui bouge et respire pour le convertir en formes pures et absolues, en formules mathématiques, en lignes de codes sur des consoles. C’est un cours autonome qui opère sans l’Homme. Ce que nous combattons, ce n’est pas une idéologie, c’est un glissement naturel de la conscience vers son abolition, c’est un mode d’organisation des idées qui se traduit par une destruction de la vie, c’est un modèle de communication, un processus mécanique d’objectivation et d’abstraction du monde qui place au centre ce qui n’existe pas, c’est un appareil informel et omnipotent qui rend les objets virtuels, qui transforme la vie en rêve et la matière en souvenirs.
Le fascisme n’est qu’une possibilité parmi d’autres dans la liste infinie des catastrophes humaines dont cette grande machine nous a fait la promesse, ses émissaires ne sont qu’une manifestation parmi d’autres de cette absence généralisée, de cette démobilisation à laquelle nous sommes soumis, de notre propre histoire qui se joue sans nous. Les fantômes qu’ils manipulent sont l’échantillon d’une grande lignée.

Comment nous arracher à ces mondes virtuels dont nous sommes maintenus prisonniers, comment nous rencontrer hors de leurs murs invisibles ? Si nous voulons nous réapproprier des formes de pouvoir, il nous faudra renoncer aux héros de notre enfance, il faudra apprendre à marcher en-dehors de leurs sentiers éclairés. Il nous faudra installer notre ville au milieu de la ville, imposer au temps le nôtre, faire notre propre histoire au milieu de l’Histoire. Pour cela, il faudra aussi que nous allions jusqu’au bout de notre solitude, et que nous acceptions de voir en face le sort qui est le nôtre : nous avons été privés d’être ensemble, nous avons été arrachés aux nôtres. Évidemment, il nous en coûtera ces rêves de pacotille sur lesquels reposent nos projets, il nous en coûtera ces « relations humaines», ces « rapports amoureux », ces « connaissances », ces « réseaux d’amis», ces « flirts », ces « soirées entre potes », ces « collègues », ces « voisins », il nous en coûtera le parcours de ruines que ces liens artificiels composent et où nous cheminons seuls. Certainement aussi, il nous en coûtera cette paix incessante qui nous est imposée.

Il nous reste un pas à faire en avant dans notre désespoir. Laissons donc la fièvre s’emparer de nous, pour finir d’épuiser ces mythes, pour finir d’y croire une bonne fois pour toute, et libérer des routes nouvelles, qui n’ont pas encore été tracées. Des routes sur lesquelles nous nous attendons en silence. Des routes où les rencontres feront sens, où elles seront décisives. Ithaque est loin et tout près à la fois.