22 décembre 2024

L’éducation populaire, un tiers espace à redéfinir et reconquérir

En rendant visible ce « tiers état », dont cette partie laborieuse de la population qui a permis à la société de ne pas s’effondrer en période de confinement covid 19, c’est un nouveau récit collectif qu’il s’agit de construire où la dimension populaire se redéfinit continuellement dans un rapport social et la prise de conscience d’en orienter l’histoire. [1]

D’origine confessionnelle, laïque ou ouvriériste, l’éducation populaire inscrit son projet de formation tout au long de la vie en articulant processus d’émancipation et de changement social. À l’image du tiers-secteur socio-économique associatif sur lequel elle s’appuie, l’éducation populaire s’est construite entre le secteur public et privé. En correspondance avec les acquis sociaux d’après-guerre garantis par un « État social », l’éducation populaire a pu aménager une auto-organisation conquise sur le rapport assujetti au travail et à l’exploitation économique.

Marché solidaire, expérimentation sociale organisée avec des récupérateurs vendeurs de rue dans une friche à Aubervilliers (93) par le collectif de recherche-action « rues Marchandes » (LISRA 2019)

De la pédagogie des opprimés[2] à la pédagogie sociale[3] en passant par le Community organizing[4], de l’entraînement mental[5] aux conférences gesticulées[6], ces approches et bien d’autres valorisent et développent une intelligence sociale issue des milieux populaires. À partir des parcours expérientiels et des milieux de vie, elles déconstruisent les rapports de domination pour en faire un objet politique et un outil d’action. À travers ses principes d’autoformation et d’autodéfense populaire, il s’agit de refuser les assignations identitaires chosifiantes (pauvres, chômeurs, immigrés, marginaux, etc.) tout en forgeant les outils d’une analyse critique des situations socio-économiques et en renforçant une capacité d’agir sur les trois dimensions qui font société : individuelle, collective et institutionnelle.

Mais, se donner les moyens d’ouvrir cet espace-temps libéré n’est pas acquis. Comme pour les luttes sociales, c’est une conquête perpétuelle rendue encore plus nécessaire aujourd’hui où les liens du travail et de la socialité sont bouleversés. En fait ces bouleversements se sont déjà produits à l’articulation des années 70 et 80 avec la désagrégation du tissu industriel (capitalisme financier mondialisé), puis entre les années 90 et 2000 avec l’avènement de l’ère numérique (capitalisme de plate-forme). Nous pouvons considérer aujourd’hui, au regard d’un état d’urgence permanent justifié par la prévention terroriste et pandémique, que nous vivons une nouvelle zone de basculement.

À chaque fois le terme « crise » est utilisé pour qualifier ces périodes, laissant entendre le retour à une normalité alors qu’il s’agit d’une mutation propre à un système ultralibéral alliant capitalisme débridé et gouvernance politique autoritaire. Cette vision uniquement économiste considérant l’humain comme une variable d’ajustement selon des critères de rentabilité, d’utilitarisme a conquis des pans de l’activité humaine qui échappaient jusqu’alors à la logique marchande (sociaux, éducatifs, sanitaires, culturels) pour y appliquer ses méthodes managériales et en faire des parts de marché.

L’éducation populaire n’y échappe pas sous l’argument d’efficience professionnelle, de critères d’évaluation et autres « mesures d’impact ». Ce qui fut appelé le tiers-secteur socio-économique a perdu ses capacités de jouer sur une alternative entre le modèle privé et étatiste en même temps que l’État social[7] se désagrégeait, perdant son rôle d’arbitre.

On peut donc se poser la question en quoi « l’économie sociale et solidaire » est encore sociale et solidaire s’il n’est pas possible de reconquérir un tiers espace autonome de la pensée et de l’action pour instaurer l’imaginaire instituant d’une autre société. Des mouvements émergent dans cette perspective, soucieux de mettre l’innovation sociale au service de la justice sociale et d’un développement endogène des territoires plutôt qu’au service de la « classe créative » d’une « start-up nation » épuisant à son propre profit les ressources des milieux populaires[8].

Retrouvant les fondements d’une recherche-action[9], il s’agit de se donner la possibilité de négocier un décalage par rapport à ses positions socio-professionnelles habituelles et tirer un savoir transformateur dans l’aller-retour entre pratique et réflexion, valider par là une contre-expertise, une qualité d’acteurs-chercheurs et actrices-chercheuses dans une créativité subversive.

La particularité de cette éducation populaire émergente est de se constituer en archipel plutôt qu’en fédération verticale, d’emprunter d’autres modes de structuration que le fonctionnement associatif classique. On pensera aux mobilisations autour d’une écologie politique, aux zones autonomes territoriales de type ZAD, aux « corps insurrectionnels » des gilets jaunes, aux formes d’hospitalité et de solidarité vis-à-vis des réfugiés, aux mouvances décoloniales et intersectionnelle… Tous ces mouvements ont pour point commun de remettre en cause les modèles de gouvernance à travers une autre gestion collective de ce qui fait « commun » et de renouveler l’action des minorités actives dans le sens d’un universalisme inclusif.

En rendant visible ce « tiers état », dont cette partie laborieuse de la population qui a permis à la société de ne pas s’effondrer en période de confinement covid 19, c’est un nouveau récit collectif qu’il s’agit de construire trop souvent ignoré par l’histoire officielle. C’est aussi une manière de valoriser un patrimoine social et culturel des milieux populaires comme patrimoine immatériel commun de l’humanité. Autrement dit, la dimension populaire n’est pas figée, elle se redéfinit continuellement dans un rapport social où les acteurs prennent conscience de leur capacité à orienter l’histoire.

On l’aura compris, cette dimension du « tiers » nous paraît incontournable dans la redéfinition d’une éducation populaire. Le tiers commence à partir du chiffre trois, échappant à l’opposition binaire sur laquelle s’appuient les mécanismes de domination. C’est ce qui permet de faire levier, d’accueillir de manière inconditionnelle une diversité, d’accompagner le surgissement en dehors des cadres institués, de favoriser ainsi une interdépendance, une sorte d’apiculture politique abordant la complexité du vivant dans sa nature écosystémique.

Atelier de cartographie sociale organisé par le LISRA dans la cadre du festival de pédagogie sociale de l’association Intermèdes (2019-Chilly Mazarin)

Rejoignant le manifeste de Gilles Clément sur le tiers paysage, les tiers espaces[10] refusent toute emprise fonctionnelle, imposition normative extérieure, dont les formes économiques prédatrices et extractivistes. Ils cherchent à réconcilier dans la pratique, justice environnementale, justice sociale et justice cognitive à travers un travail de la culture, une intelligence sociale une restauration du communalisme, une économie populaire répondant aux besoins sociaux, une démocratie directe, etc.

Les tiers espaces pourraient devenir dans ce sens un référentiel, la matrice de nouvelles centralités populaires[11]. Nous l’avons noté, elles peuvent prendre suivant les situations des formes multiples tout en ayant en commun d’offrir pour les personnes la possibilité de se reconstituer dans un tout qui fait sens, une cohérence existentielle dans un rapport réinventer au travail, aux territoires, au savoir et à la démocratie.


[1] Hugues Bazin, Article publié dans la revue d’éducation à l’environnement Plumes d’orfée, No 12, association Graine Nouvelle-Aquitaine, février 2021, p.8-9.

[2] Paulo Freire : « La pédagogie des opprimés selon Paulo Freire », Dans les coulisses du social. Théâtre de l’opprimé et travail social, avec la participation de Boal Julian. ERES, 2010, pp. 23-24.

[3] Voir notamment les ouvrages de Laurent Ott et l’action de son association Intermèdes Robinson : https://www.intermedes-robinson.org/category/pedagogie-sociale/

[4] Saul Alinsky, Être radical. Manuel pragmatique pour radicaux réalistes, Bruxelles, Aden, 2011.

[5] Théorisé par Joffre Dumazedier et développé par Peuple et Culture : http://www.peuple-et-culture.org/spip.php?mot20

[6] Initiée par la scoop Le pavé : https://www.scoplepave.org/conferences-gesticulees

[7] Hugues Bazin, « Épuisement du modèle de l’État social », in PEPS n° 52/53, association Paroles Et Pratiques Sociales, 1996, pp.85-99.

[8] Hugues Bazin,, « Quand les tiers-espaces interrogent les tiers-lieux pour une politique des hors-lieux », in La revue sur les tiers-lieux No4, Coopérative Tiers-Lieux, 2019.

[9] Hugues Bazin (dir), Recherche-action et écriture réflexive : la pratique innovante des espaces comme levier de transformation sociale, INJEP, coll. « Cahiers de l’action », no 51-52, Paris, 2018, 282p.

[10] Hugues Bazin, Les figures du tiers espace : contre-espace, tiers paysage, tiers lieu, Revue Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société, Édifier le Commun, I, Tiers-Espaces, Ed numérique MSH Pairs-Nord, 2015.

[11] Hugues Bazin, « La centralité populaire des tiers-espaces », in L’observatoire No 52, Observatoire des Politiques culturelles, 2018, pp 91-93.

Education populaire  un tiers espace à redéfinir et reconquérir
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Hugues Bazin

Chercheur indépendant en sciences sociales,

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2 réflexions sur « L’éducation populaire, un tiers espace à redéfinir et reconquérir »

  1. Bonjour,

    Bravo pour cet article qui rejoint nos réflexions sur les gilets jaunes.

    Au plaisir de pouvoir échanger avec vous.

    Luc Gwiazdzinski

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