15 septembre 2023

Les espaces de création culturelle, marronnage des mornes urbaines

Par Hugues Bazin

(Illustration : Panneau d’Olivier Garraud, 2021, exposition collective « Desperento », quai de Brazza, Bordeaux)

Cultures urbaines

Originellement, les cultures urbaines sont le propre des grandes cités régionales dont le pouvoir d’échanges économiques et culturels se dérobe progressivement au pouvoir tutélaire de la royauté, des églises et des corporations. C’est ce qui motiva les migrations issues du monde rural et les immigrations cherchant de meilleures conditions de vie. Ce fut aussi, pour des minorités, la volonté de s’affranchir de rapports d’oppression, à l’instar des Noirs des États-Unis migrant des champs esclavagistes du Sud vers les pôles industriels du Nord. Ils apportèrent avec eux une culture de résistance (work song, gospel, blues, danse…) terreau du iP7.7, du R&B, de la soul ou encore du rap.

La concentration et l’attraction d’une diversité intensifient les échanges. Les quelques kilomètres carrés du Bronx à New York forgèrent le creuset, dans les années 1970, de ce qui devint une culture mondiale, le hip-hop (Bazin, 1995), bénéficiant du savoir-faire des différentes minorités (spoken word, beat box, MC’s, Teng, break, graffiti…) et des supports audiovisuels d’une culture de masse puis de la culture numérique. En se diffusant sur la planète, ces formes sont appropriées et recomposées, toujours aujourd’hui, par celles et ceux qui, «au coin de la rue », bricolent, se forment, se conscientisent, s’émancipent avec les matériaux transmis ou récupérés qui sont à leur disposition.

L’originalité des cultures urbaines tient à cette manière autodidacte d’articuler particularisme et universalisme, dont il manque toujours aujourd’hui une prise en compte politique (Bazin, 2000). Elles sont à la fois une réponse locale cherchant à s’adapter et transformer un environnement difficile et une fa4on d’envisager un rapport au monde, un imaginaire dans lequel chacun peut se reconnaître et développer sa créativité, quel que soit son pays d’appartenance ou d’origine.

Issues d’un déracinement, les cultures urbaines font pousser leurs racines flottantes (culture rhizome) dans les interstices. Elles ne puisent pas dans une identité fixe, mais dans une identité-relation, à l’exemple de la pratique du parkour, cet art du mouvement qui explore toutes les possibilités d’un lieu, se joue du mobilier urbain et des verticalités au point d’en faire une architecture fluide. C’est une autre façon d’habiter et de pratiquer la ville, rendant poreuses les frontières, déplaçant les lignes entre espaces publics et privés, redessinant le territoire par l’expérience du geste juste et l’esprit de la rencontre.

Cette jubilation physique et philosophique de la déambulation et de l’exploration est à l’origine des pratiques de glisse freeslyle, bien que les réglementations conduisent à les cloisonner dans des catégories sportives. Plus généralement, la récupération des cultures urbaines par le milieu institutionnel ou l’industrie culturelle tend à une chosification selon des champs esthétiques vidés de leur sens («musiques urbaines », « danses urbaines », «sports urbains », etc.). Plutôt que de se figer sur le label «urbain», nous devrions évoquer un art total ou un art populaire (Bazin, Slimani, 2011) qui dépasse les catégories sectorielles pour couvrir l’ensemble du spectre d’une culture : art de vivre et vivre un art, le sensible (forme) et l’intelligible (sens), le physique et la pensée, le social et le politique.

Résidence-atelier artistique

L’atelier-résidence crée un rapport particulier entre la présence d’artistes et un territoire menant à une réalisation avec des habitants (Bazin, 1997, 1998, 2000, 2001).

Ce trait d’union entre atelier (processus de production) et résidence (le lieu de cette production) constitue l’originalité d’un art social. C’est une manière d’habiter qui ne se résume pas à un lieu culturel. Les matériaux de l’œuvre sont procurés par l’environnement et la finalité n’est pas l’œuvre en soi, mais un développement culturel du territoire.

L’artiste ne vient pas sensibiliser des personnes pour un meilleur accès à l’œuvre (démocratisation culturelle) : c’est le milieu dans sa diversité (modes de vie, pratiques culturelles, modes de connaissance) qui sensibilise l’artiste pour enrichir l’œuvre commune (démocratie culturelle), donnant les moyens à chacun d’exprimer ses propres valeurs esthétiques dans une totalité qui fait sens (Bazin, 2013).

Le choix des espaces sera donc conditionné par leur possibilité de développer une expérience à la fois de création et de transmission, de sensibilisation et de diffusion en rapport avec les expressions d’une population.

L’atelier-résidence instaure un continuum entre la rue, l’atelier et la scène alors que ces espaces-temps sont habituellement séparés par l’institution culturelle en autant de lieux, de secteurs professionnels et par conséquent de pouvoirs dans la manière de légitimer ce qui fait « art» ou pas.

Les ateliers d’artistes en résidence créent un autre lieu ou un hors-lieu en produisant un déplacement autant spatial, mental que social. Ce décalage rend possibles une réflexivité et une créativité susceptibles d’accueillir sans condition une diversité dans une relation d’interdépendance.

Ce sont en cela des espaces d’intermédiation et d’expérimentation se logeant dans les interstices à côté des formes instituées. Ils sont particulièrement adaptés pour se déployer dans les zones où il n’existe pas de lieux culturels dédiés et valoriser le patrimoine immatériel des cultures populaires.

L’une des expériences fondatrices de ce mouvement, dans les années 1990, au travers d’« ateliers d’échanges internationaux de proximité» a été l’association Les gamins de l’Art-rue animée par Jacques Pasquier. Son originalité fut de mettre en relation mouvements artistiques et éducation populaire politique, cultures de résistance des pays du Sud et cultures populaires ou émergentes dans le Nord. Il fit venir de nombreuses compagnies comme les percussionnistes sénégalais Doudou N’diaye Rose, la fanfare de Santiago de Cuba ou la compagnie brésilienne hip-hop Quilombo Urbano (Pasquier, 2002). L’atelier est souvent complété par des repas de quartiers et des «arbres à palabres » (assemblées citoyennes).

Traverser le découpage des labels esthétiques (formes « actuelle », « traditionnelle », «world», «contemporaine»), les disciplines artistiques et leurs transmissions académiques est une manière de réinterroger le rôle de l’art comme « art total» reliant culture vivante, culture transmise et culture symbolique

Tiers-espace

Les tiers-espaces sont des espaces autonomes temporaires qui dessinent une autre géographie humaine, socioculturelle et écologique du territoire, produisant des jeux d’influence, de capillarités, d’effets de bord, d’interface entre différents milieux (Bazin, 2015). Ces espaces sont souvent en déprise d’une activité fonctionnelle ou laissés à l’abandon. Viennent s’y loger des formes et de vie et d’organisation qui ne trouvent place ailleurs.

Les friches et les squats questionnent une conception non marchande de l’aménagement urbain, basée sur le droit d’usage. Les Zad (zones à défendre) provoquent une contre-expertise d’un développement durable soucieux du vivant. Les campements nomades et les marchés informels soutiennent une économie populaire échappant aux réglementations de l’économie néolibérale. Certains ateliers-résidences, arts outsiders, arts bruts, arts de rue ont investi leurs propres espaces de création, d’exposition et de valorisation indépendamment du monde de l’art.

Ce ne sont là que des exemples parmi les plus visibles d’endroits et de rapports sociaux propres aux tiers-espaces d’une grande créativité (Bazin 2023), mais rarement pris en compte dans les modes de validation ou certifications qui obéissent à des logiques utilitaristes, productivistes, extractivistes, conduisant à des gestions privatives et des enclosures.

Espaces-temps de vie ou de refuge, de pause ou de bifurcation, les tiers-espaces sont à la croisée des parcours d’expérience individuels et des situations collectives. Moments intermédiaires de l’existence, milieux autonomes interdépendants, interstices territoriaux : la conjonction de ces facteurs est propice à l’instauration de contre-espaces et de contre-cultures comme nouvelles « centralités populaires» (Bazin, 2022), remplaçant la relation centre/périphérie par des modèles alternatifs de développement.

Le « tiers » sort d’une conception binaire, il mène à une pensée de la complexité seule capable de valoriser une intelligence sociale, l’accueil inconditionnel d’une diversité, une économie du commun, un associationnisme où la société civile crée ses propres outils de recherche et d’action (fiers-espace de la recherche-action), développe un nouvel imaginaire de la société (hétérotopie) (Foucault, 1967).

Nous retrouvons l’histoire de ce tiers sous la forme politique du « tiers état» et dans la prise en compte du vivant au travers d’une écologie politique du « tiers-paysage » (Clément, 2020). Le tiers-espace se comprend ainsi comme un fait total reliant de manière cohérente dimensions politique, sociale et écologique.

L’implantation récente de « tiers-lieux» recoupe des réalités bien différentes, du coworking à la permaculture en passant par les FabLabs. Ils facilitent un regroupement de compétences transversales aux multiples champs d’activités professionnelles. Les tiers-espaces peuvent inviter ici à une réflexivité pour dépasser la matérialité du lieu en termes d’équipement territorial et instaurer une autre relation à l’espace, au vivant et aux institutions.

Éléments bibliographiques

  • Bazin Hugues (1995). La culture hip-hop, Desclée de Brouwer.
  • Bazin Hugues (1997). «De nouveaux mots pour de nouveaux espaces », Cahiers de la recherche et du développement.
  • Bazin Hugues (2006). Espaces populaires de création culturelle : enjeux d’une recherche-action situationnelle, INJEP, coll. «Cahiers de l’action» n° 5.
  • Bazin Hugues (2013). «Art du bricolage, bricoleurs d’art», Les cahiers d’Artes, «L’art à l’épreuve du social», Presses universitaires de Bordeaux.
  • Bazin Hugues (2015). «Les figures du tiers-espace : contre-espace, tiers-paysage, tiers-lieu», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société, MSH Paris Nord, en ligne sur le site revues.mshparis-nord.fr.
  • Bazin Hugues (2018), Recherche-action et écriture réflexive : la pratique inno-vante des espaces comme levier de transformation sociale, INJEP, coll. «Cahiers de l’action» n° 51-52.
  • Bazin Hugues (2020). The Body Politic of Hip Hop Dance, Hip-Hop en Français, An Exploration of Hip-Hop Culture in the Francophone World, Rowman & Littlefield Publishers (version française : Le corps politique de la danse hip-hop, sur le site de l’auteur, Journal d’itinérance).
  • Bazin Hugues (2022), Entre éducation populaire et tiers lieux. Pour une pen¬sée alternative des tiers espaces, Le Lab des tiers lieux.
  • Bazin Hugues (2023). Quels lieux entre politique culturelle et pensée politique de la culture ?, Le Lab des tiers lieux.
  • Clément Gilles (2020). Manifeste du tiers paysage, Éditions du Commun.
  • Foucault Michel (1967), « Des espaces autres », Conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967.
  • Pasquier Jacques (2002). « Zumbi ou histoire cachée d’une résidence », Les cahiers de Fanfare n° 1.

Pour citer cet article

Hugues Bazin (2023), « Cultures urbaines, Résidence-atelier, Tiers-espace », in (Un) abecedaire des friches, Laboratoires fabriques squats espaces intermédiaires tiers-lieux culturels, Sens Et Tonka Eds.

2023 Les Espaces De Création Culturelle
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