Dans le champ de l’éducation populaire, quel serait l’enjeu d’un tiers secteur associatif ? Cela renvoie à l’autonomie de ce « tiers » par rapport à l’imposition du modèle économique dominant.
Le Laboratoire d’innovation sociale par la recherche-action (LISRA) est issu d’un réseau d’acteurs-chercheurs qui s’est développé depuis une dizaine d’années. Ces derniers issus de parcours professionnels divers adoptent dans leur cadre d’activités une démarche de recherche-action où l’expérience et la réflexivité deviennent les supports d’une production de savoirs. Le laboratoire social a mené l’une des quatre expérimentations lancées par le Fonds de coopération de la jeunesse et de l’éducation populaire (FONJEP) 21. Hugues Bazin est chercheur indépendant, animateur du LISRA et chercheur associé à la Maison des sciences de l’homme Paris-Nord. Il a publié de nombreux travaux sur la question des tiers espaces. Nicolas Guerrier est chercheur contributeur au LISRA. L’interview revient sur les principaux résultats de l’expérimentation (tiers espaces réflexifs, scénarios d’appropriation de la recherche, centralité populaire), mais aussi sur les effets produits par le confinement et le contexte sanitaire sur la recherche-action.
Comment appréhendez-vous les évolutions actuelles des modèles socio-économiques du secteur associatif?
Hugues Bazin : Nous interrogeons la notion même de modèle, car lorsque l’on parle de modèle socio-économique, cela renvoie tout de suite à une logique technicienne comme seule résolution possible du problème. Comme s’il suffisait d’étudier quelle est la bonne expérimentation et de la généraliser ensuite grâce à un modèle prenant en compte les ressources obtenues ou générées par les associations pour développer leur projet (subventions, dons publics, ressources humaines, etc.). Selon nous, ce n’est pas ce type d’approche qui permet à un moment donné de formuler l’enjeu socio-économique, dans le champ de l’éducation populaire, de ce que serait un tiers secteur associatif et donc aussi un tiers secteur économique. Il faut se poser la bonne question : «la crise actuelle n’est-elle pas liée au fait qu’il y a une difficulté à trouver un nouveau référentiel de ce que pourrait être aujourd’hui un tiers secteur dans le paysage économique ? » Les formes économiques des associations ont déjà connu de nombreux bouleversements depuis l’après-guerre. Je pense notamment au recul de plus en plus grand de l’État social, à l’arrivée d’une forme néolibérale à partir des années 1980, mais surtout à partir des années 1990-2000, au moment où l’État social a perdu son rôle d’arbitre entre le modèle privé et le modèle public, ce qui a permis justement l’accompagnement de ce tiers secteur appelé économie sociale et solidaire. Se pose aujourd’hui la question de l’autonomie de ce « tiers » par rapport à l’imposition du modèle économique dominant qui n’est remise en cause nulle part.
Vous parlez de crise justement, de la crise actuelle que subissent les associations. Que désigne selon vous cette crise ?
H B : Le terme « crise » est en fait ambigu. Il laisse entendre un retour possible à une « normalité » alors que la crise est un mode de gestion correspondant à un ajustement du système socio-économique. Par exemple, l’arrivée du chômage massif au début des années 1980 est liée à une restructuration économique laissant se désagréger le tissu industriel au profit d’une politique néolibérale et d’une mondialisation. Donc c’est un choix guidé par de nouveaux référentiels socio-économiques qui tend à faire croire en même temps qu’après la « crise » nous pourrions revenir à une croissance perpétuelle garantissant un progrès social. Il en est de même pour la «crise sanitaire» actuelle qui vient entériner l’entrée dans le droit commun d’un état d’urgence.
Nicolas Guerrier : Lors de nos premières rencontres avec les associations participant à l’expérimentation est apparue la question du rapport à l’économie. L’économie est entendue ici dans son sens large, pas uniquement capitaliste, mais aussi dans son sens quotidien : la gestion, la comptabilité, la réponse permanente aux appels à projets, l’orientation de l’activité dans une logique de viabilité sur le terrain marchand. Bref, il devient habituel de tordre le sens de l’activité associative pour assurer sa longévité économique, alors même que cette longévité est déjà dépassée par l’approche à court terme de l’époque et son rapport au temps agité. En ce sens l’économie n’est plus simplement une science, mais bien une forme normative, voire une forme idéologique imposée aux associations, mais aussi à l’ensemble des différents champs de la vie. Cette forme normative, qui passe pour inévitable, vient contraindre et défigurer l’activité en vidant la substance politique et critique des associations de l’éducation populaire. Au début, les subventions étaient larges mais, au fil des coupes budgétaires, les associations sont entrées en concurrence pour obtenir ces subventions. À force d’habitudes concurrentielles, elles ont eu de moins en moins de mal à aller sur le marché pour vendre des prestations de services. La prétendue crise dans l’association relève davantage de l’importation d’imaginaires économistes foncièrement hétéronomes (c’est-à-dire construits de l’extérieur et s’imposant dans nos pratiques, au contraire de l’autonomie). Et comme, plus généralement, la crise est inhérente au fonctionnement de l’économie, l’association en est elle aussi victime, alors qu’elle aurait pu — et peut toujours – se constituer en dehors du champ économique. Mais cela demande de recourir à d’autres imaginaires, ce que tentent déjà, au moins en partie, beaucoup d’associations.
L’hypothèse que nous avons formulée dans le rapport final est de dire qu’il fut un temps – qui peut-être dure encore aujourd’hui – où se trouvaient dans les expériences associatives des modalités de relations, des activités, des manières de faire, des gestes qui ne pouvaient pas se réduire à leur simple dimension économique. Il existe actuellement des formes souvent en émergence qui, elles, ne sont pas ou peu normées par l’économie, et où l’association joue plus un rôle de tampon entre l’économie et la vie pour protéger ce qui n’a pas de valeur, l’inestimable. Faut-il chercher des nouveaux modèles socio-économiques ou plutôt épauler des pratiques sociales des activités émergentes selon des formes organisationnelles qui sont en contradiction avec l’économie destructrice ?
Vous utilisez le concept de « chalandisation » de Michel Chauvière pour illustrer cette évolution : quelle définition pouvez-vous en donner et comment peut-il venir éclairer votre regard sur ces évolutions?
NG : La chalandisation nous sert à montrer comment l’activité associative, en particulier de l’éducation populaire, s’est complètement ouverte à la dimension économique, comme Chauvière l’a décrit pour le secteur du social. Comment des activités qui pouvaient se dérouler sans liens de vente, sans liens d’achat, sans argent ou sans salariat (la vente de ses gestes), ont dû au fil du temps se rendre poreuses à la sphère économique. C’est dans ce sens-là que l’on utilise la chalandisation, au sens où il y a tout un processus qui sert à inciter l’association à adopter une démarche de commercialisation de l’activité, et une manière d’attirer le chaland de la même manière qu’une entreprise tout à fait classique ou qu’un artisan sur le marché.
Vous avez participé en tant que laboratoire social à l’expérimentation du FONJEP. Pourriez-vous nous en donner les principaux résultats?
HB : Les résultats d’une recherche-action s’évaluent dans le temps et nos rapports n’en restituent qu’une partie visible. C’est un processus qui devient progressivement tangible pour les associations. Un des premiers résultats a été l’ouverture d’espaces réflexifs, de tiers espaces au sein des structures. Il s’agit en particulier de donner aux acteurs la possibilité de négocier un décalage par rapport à leurs positions habituelles et de tirer un savoir transformateur dans l’aller-retour entre pratique et réflexion, espace d’implication socioprofessionnelle et espace réflexif. C’est la définition même de notre laboratoire social. Sur le plan méthodologique, nous reprenons les outils des sciences sociales pour les mettre au service d’une autonomisation des acteurs dans leur capacité de penser et d’agir. En demandant plus de temps au FONJEP pour mettre en place notre recherche-action, nous avons créé un espace où les gens peuvent de manière plus autonome dégager des perspectives. C’est ce que Cornelius Castoriadis désigne quand il parle d’« imaginaire instituant » : ce qui nous a donné la possibilité de créer un imaginaire permettant justement de définir d’autres scénarios. C’est-à-dire s’autoriser à proposer différentes pistes qu’on a appelées «transitions, métamorphoses» et « effondrements » pour que les associations puissent se projeter autrement. D’ailleurs, la crise actuelle confirme que ces scénarios sont déjà en cours.
La « transition » (scénario 1) ne change pas de système global mais cherche des formes transitoires pour l’aménager. C’est ce que l’on pourrait appeler par exemple le «capitalisme vert» ou une écologie de «développement durable ». On retrouve cette forme de transition dans l’entrepreneuriat social qui articule l’économie associative et l’économie privée en reprenant le modèle entrepreneurial. Vous devinez évidemment que nous ne nous situons pas obligatoirement dans ce choix-là. Mais le but de l’étude est d’expliciter les possibilités de choix.
La « métamorphose » (scénario 2) consiste à changer de forme sociale et économique à partir de processus collaboratifs et coopératifs. Il s’agit de processus émergents, c’est-à-dire que l’on ne peut pas déterminer ce que sera la forme finale de société. Cela passe par la réactualisation d’anciennes formes réappropriées, comme par exemple le communalisme. On l’a vu d’ailleurs lors des dernières élections municipales dans l’émergence de constructions citoyennes nouvelles qui déconstruisent les modèles politiques classiques. Les citoyens se réapproprient la vie de la cité dans un travail autour des communs. Cela implique de nouvelles formes de gouvernance, de rapports aux territoires, au travail, des formes plus transversales, plus démocratiques, où il y a une réelle participation – et pas simplement une injonction à la participation – des habitants du territoire qui cogèrent ou qui coconstruisent. Les «tiers lieux» s’inscrivent dans cette mouvance s’ils ne se réduisent pas à des services dans un management du territoire. On retrouve aussi des systèmes coopératifs, des associations transversales qui sont dans une logique plus territoriale que sectorielle.
Enfin, le troisième scénario est celui de l’« effondrement », qui peut avoir différentes connotations parce qu’il existe tout un courant de collapsologie avec parfois des développements plus ou moins radicaux. Nous faisons le constat que les mutations actuelles laissent des pans entiers de la société dans ces zones de déprise, où l’emprise fonctionnelle s’écroule, où les services publics disparaissent et où l’économie se décompose (quartiers populaires, zones périurbaines et rurales). Paradoxalement, ces zones de déstructuration du rapport au travail peuvent aussi donner lieu à une recomposition de zones autonomes par rapport au modèle économique dominant. Car pour être dans une forme instituante, il faut effectivement être dans la déconstruction de l’institution. On pensera aux zones à défendre (ZAD), aux friches et à bien d’autres formes de tiers espaces d’expérimentation en matière sociale, culturelle, agricole, etc.
Ces trois scénarios coexistent déjà avec des temporalités, des formes sociales et des territorialités différentes. La proposition de notre recherche-action est de donner aux acteurs associatifs la possibilité de ne pas les subir, mais de les recomposer en fonction de l’analyse de leur propre situation.
Vous utilisez également la notion de « centralité populaire» ?
HB : La centralité populaire, c’est ce qui permettrait une interface justement entre ces trois scénarios. Parce que la centralité populaire n’est pas un scénario, mais une forme sociale totale pour reprendre Marcel Mauss. Comment effectivement les acteurs peuvent-ils se recomposer dans une forme qui prend sens dans une totalité ? C’est-à-dire où il n’y a pas justement d’un côté la question culturelle, de l’autre la question économique, etc. Reprenons l’exemple de la « crise » des années 1980 des pôles industriels et des quartiers populaires. Il y avait, notamment à travers les luttes sociales et le maintien des acquis sociaux, un continuum entre les luttes ouvrières dans le tissu industriel, la lutte pour l’habitat dans les quartiers populaires et une forme de culture autonome dans ces quartiers, dont le milieu associatif des années 1970 était représentatif, avant de se faire instrumentaliser par la politique de la ville dans les années 1990. Donc il existait là une sorte de forme sociale totale, en concordance avec un modèle politique, ce qu’on appelait dans notre exemple «les banlieues rouges ». Le mouvement des Gilets jaunes est symptomatique à cet égard, au-delà de l’aspect revendicatif. Il a cherché à instaurer un nouvel imaginaire à travers l’occupation des ronds-points et de la cabane au milieu, où peut se recomposer une centralité populaire, cette forme sociale totale. C’est, autrement dit, un accueil inconditionnel de catégories sociales paupérisées qui recréent un lien d’interdépendance, d’autoformation réciproque, de prise de conscience collective. On recrée une cohérence et un sens dont on a été dépossédés, parce qu’atomisés dans nos rôles sociaux. Le but de la recherche-action n’est pas de décréter l’instauration de centralités populaires, mais de décrire et de légitimer les conditions de leur émergence.
Pour l’acteur à titre individuel, la centralité populaire, c’est dire : «)e ne suis pas qu’un agent d’une structure, je suis aussi un acteur et l’auteur d’un parcours social et professionnel.» C’est-à-dire que je suis capable par moi-même de créer des référentiels. C’est aussi accepter d’être dans un rapport situé, dans des logiques de production ; la dimension d’acteur populaire comme d’éducation populaire est une construction sociale, elle n’existe que dans la conscience d’être effectivement un acteur historique dans ce rapport social entre dominants et dominés. Et c’est aussi une manière de contrecarrer les logiques néolibérales de centralité qui, derrière « l’attractivité » de grands pôles régionaux, consacrent l’émergence d’une «classe créative »> où s’impose une forme managériale de la « start-up nation» jusque dans le milieu associatif, excluant les mouvements populaires comme celui des Gilets jaunes. La question est alors de se demander comment peuvent être reconnues d’autres formes de créativité et d’intelligence sociale, notamment à travers les espaces réflexifs ouverts par la recherche-action, et comment peut se faire leur traduction politique sans laquelle on s’expose à une reproduction de la violence sociale.
NG : À la suite de l’expérimentation avec le FONJEP, des gens nous ont contactés parce qu’ils voulaient travailler avec nous à l’ouverture d’espaces réflexifs dans leur association, à l’échelle de la région Nouvelle-Aquitaine. Et pour certaines associations ou groupements d’associations, le PTCA apparaît comme une manière de faire vivre un ou plusieurs espaces réflexifs et d’apporter finalement une tranquillité économique. Le problème de tout dispositif, c’est qu’il n’est jamais neutre comme disait Michel Foucault. Les dispositifs ont pour vocation de normaliser. Nous sommes donc logiquement critiques vis-à-vis d’un nouveau dispositif, mais nous pouvons imaginer qu’il puisse être utilisé à des fins qui nous paraissent justes. Quand nous travaillons avec les associations, nous mettons l’accent sur le fait que le PTCA est une opportunité de déploiement de l’espace réflexif et de mise en questionnement du rapport au travail, à la gouvernance, au territoire, à l’économie, etc. Nous appuyons une mise en perspective qui part du geste, du faire, de l’expérience, jusque dans le rapport aux institutions, autonomes ou hétéronomes. Si les structures associatives sont la conséquence d’un isomorphisme entrepreneurial économique, alors le PTCA ne doit pas se contenter d’opérer en outil de survie économique, il pourrait donner de l’air et du temps pour expérimenter et imaginer en dehors de la normativité ambiante et aider les associations à se singulariser par la mise en commun de leurs pratiques, savoirs, et moyens en tout genre.
Pour éviter cette forme de normalisation, que voudriez-vous mettre en place comme garde-fou dans ces PTCA ?
NG : Premièrement, il y a l’idée de s’organiser de manière transsectorielle. On essaye de sensibiliser les associations sur le fait que si le PTCA est vraiment lié à un secteur d’activité resserré sur lui-même sans lien avec d’autres formes associatives, ou collectifs informels, il risque d’être complètement instrumentalisé au service de la défense d’un secteur au lieu de concourir à l’ouverture d’imaginaires.
Deuxième garde-fou – même si la folie nous ferait du bien ! -, la dimension extra-associative permettrait peut-être de faire émerger un commun pluriel, vivant. L’association partage sa localité avec des gens qui ne sont pas forcément au fait des fonctionnements, jargon, vocabulaire et registres associatifs, des gens qui raisonnent autrement, qui ont d’autres rapports au métier, au travail et à leur localité. Composer avec cette multitude-là est peut-être un rempart à la normalisation. À condition d’éviter l’écueil habituel de l’injonction à la « participation des habitants ».
Le troisième garde-fou serait de préparer les associations au fait qu’un espace réflexif est un espace qui crée de l’instituant et donc, nécessairement, des mouvements au sein de l’organisation. Il fait apparaître les différentes lignes sensibles, critiques, il peut donc être clivant. C’est pourquoi il est important d’imaginer l’espace réflexif comme potentiellement déconstructif pour les pouvoirs en place dans l’association.
H-B : Mais tout dépend de l’espace d’autonomie négocié. Enfin, on ne peut pas séparer un tiers secteur associatif d’un tiers secteur de la production de savoir. Le tiers secteur de la recherche doit pouvoir permettre à un moment donné de valider une production de savoir qui ne soit ni technicienne (socio-professionnelle) ni institutionnelle (universitaire). Ce qui est en partie aussi le projet initial de l’éducation populaire.
La dimension économique est finalement quasiment absente des résultats de votre recherche. Comment l’expliquez-vous?
Il faut le dire clairement, quand on est allé dans les associations, on leur a aussi tout de suite annoncé, en introduction des premiers entretiens, qu’ils ne pouvaient pas attendre de nous une solution économique clé en main. Forcément, on a aussi orienté dès le début l’expérimentation vers un angle non économique. C’est un parti pris méthodologique plutôt qu’idéologique d’ailleurs : si on part de la question économique, elle va devenir centrale et effacer les autres dimensions. Donc on ne la met pas en retrait mais on la pose en filigrane de ces quatre dimensions.
On a vu bien sûr à quel point la question économique s’immisçait dans toutes les autres questions sociales. L’important était de pouvoir critiquer cette miction des rapports économiques au sein des rapports sociaux. Enfin, en écoutant les salariés, les membres des associations, on a pu constater à quel point l’économie vient impacter notre vie très personnelle et créer des formes psychologiques, sociales, vient créer des schémas, des systèmes dans lesquels on vit au quotidien. C’est donc la possibilité de la réappropriation de la question économique au travers aussi des formes de lutte sociale émergentes qui va être transversale. On l’a vu par rapport à la crise de la Covid : toute une classe économique qui était invisible s’est révélée justement indispensable au fonctionnement premier de la société.
Qu’est-ce que vous avez constaté, à titre d’illustration, comme changements dans les associations à la suite de l’ouverture de ces tiers espaces réflexifs?
NG : Je pense à un centre social, qui a intégré justement cet espace réflexif dans la structuration de son équipe et de son activité. Et donc au lieu de faire simplement des réunions pour aborder de manière technicienne et gestionnaire les tâches à effectuer, ce centre a intégré un espace critique qui a permis de réinterroger le projet associatif. Pour les associations qui se sont vraiment réapproprié le processus, il y a eu des chamboulements humains et pas toujours négatifs, mais des réorganisations, des gouvernances qui sont devenues plus collégiales et moins descendantes. Il y a notamment des associations qui ont exclu les élus de plein droit des collectivités environnantes pour que les équipes gardent la maîtrise de leurs gestes, de leur «faire ». On a donc vu des formes d’autonomisation se développer, des dirigeants, des directeurs, des directrices qui se sont dit : « Okay, là, les choses sont en train de bouger. Donc l’association a peut-être moins besoin de moi en tant que directrice ou directeur, je vais me concentrer sur ce qui fait sens.» Certains sont sortis de leur association en tant que professionnels pour y revenir plus investis en tant que bénévoles et pour choisir ensuite de suivre une formation par exemple. Ouvrir des espaces réflexifs dans les organisations pousse à la réorganisation, non sans conséquences sur les trajectoires individuelles. Il y a eu aussi la volonté de faire perdurer ces espaces au sein des associations, alors que le contexte est à l’urgence et à la gestion de la crise.
Vous avez bouclé le cycle de recherche par un questionnaire qui a un regard un peu réflexif sur la crise sanitaire actuelle notamment. Comment ce contexte sanitaire est-il venu enrichir ou non vos résultats?
HB : Notre hypothèse et notre façon de travailler, c’est toujours d’essayer de provoquer des décalages. Alors, soit c’est nous qui essayons de les provoquer, soit ces décalages arrivent par des contextes justement dits «de crise », avec le confinement. Cette manière de procéder s’inscrit dans la tradition de l’analyse institutionnelle, où, pour analyser les logiques de pouvoir et la manière de fonctionner de l’institution, il faut créer aussi au sein même de l’institution des décalages, des contre-espaces. Les associations sont aussi des formes institutionnelles et, pour que les acteurs, à un moment donné, puissent analyser leur propre fonctionnement, notamment la question du rapport au travail, au territoire, à la gouvernance, etc., il faut qu’ils créent une condition d’extériorité par rapport à leur activité. Ce à quoi ils ne sont jamais amenés, en fait. On les sollicite uniquement dans une logique technicienne, c’est-à-dire pour accomplir une mission en tant qu’agent.
La période de confinement les a conduits à interroger leur logique sectorielle et la valeur travail, voire à réorienter leur coeur de métier autour de ce qui fait commun et de la manière de gérer ce commun. C’est un moyen de refonder un projet associatif, alors que ce n’était effectivement pas ce pourquoi ils étaient missionnés dans la logique sectorielle. L’enquête sociale permet de se servir d’une problématique et d’en faire un problème public.
Il y a eu pourtant de nombreux effets économiques sur les associations, des appels des associations auprès des pouvoirs publics pour être aidées au même titre que les grandes entreprises par exemple. Ne faut-il voir, selon vous, que du positif dans cette crise, dans le sens où cela aurait permis aux associations de se poser les bonnes questions, de se décaler par rapport aux logiques normatives dans lesquelles elles étaient insérées?
HB On ne veut pas tomber dans le raccourci non plus en disant que les associations ne sont pas en souffrance économique et que cette période ne les a pas impactées économiquement. Elles ont dû d’ailleurs répondre à des évaluations de la part de leurs tutelles mesurant cet impact. Mais cela reste dans une logique sectorielle et économique. Cette évaluation de la crise à partir des matériaux récoltés par les pouvoirs publics a plus pour finalité de contrôler que de faciliter une analyse propre aux associations et de produire de nouvelles connaissances posant une alternative, à l’inverse de l’enquête sociale que nous avons proposée.
NG : Le questionnaire est formulé de manière que les associations l’utilisent comme un espace d’expression, plutôt en décalage par rapport aux urgences du quotidien. Il y a eu un temps où la question économique était peut-être plus pressante, plus au centre, mais pendant le confinement, elle était occultée, mise en partie à distance parce qu’on était loin du lieu de travail. Par exemple, plusieurs associations ont laissé la comptabilité de côté, les appels à projets, la gestion de la trésorerie. En réalité, la mi-juin est arrivée avec son cortège de stress organisationnels et managériaux revenus en pleine face des associations retournées à leur poste. Et c’est là que beaucoup de burn-out se sont déclarés. C’est que la souffrance au travail dans le secteur associatif est souvent rampante. L’engagement, le militantisme ambiant, l’illusion d’horizontalité créent un contexte de non-dits et de silences. Le temps du confinement a donc permis un espace de respiration pour tous les gens qui étaient en souffrance dans leur travail, notamment par rapport à leur hiérarchie, surtout dans les associations qui se disent horizontales et qui, sous ce couvert, font prospérer des hiérarchies par d’autres méthodes que les organigrammes, c’est-à-dire par le charisme, la domination culturelle, technicienne, genrée, etc. Pour les salarié. e. s qui étaient en souffrance, le déconfinement a été un des moments très difficiles à vivre, puisqu’il a fallu remettre le nez dans un travail dont l’insatisfaction avait été occultée pendant trois mois. Et je crois que le questionnaire permet d’exprimer ce qu’il s’est passé à ce moment-là : en quoi le retour à la normale est intéressant en ce qu’il permet de valoriser une expérience hétérotopique temporaire (c’est-à-dire une forme réalisée et localisée de pratiques utopiques, qui rompent la continuité du quotidien) qui vient de se clôturer, et violent en tant que retour sur le lieu banal d’exercice de contraintes dont on a très vite pris le goût de se passer. Ceci est évidemment à pondérer dans la mesure où d’autres salarié. e. s ont décrit le confinement comme une période de lourdes responsabilités professionnelles et d’intensité des tâches, tout cela dépendant du poste occupé, du cadre formel plus ou moins strict, du cumul avec des obligations parentales, etc.
Quand on s’intéresse de manière académique notamment aux modèles socio-économiques associatifs, ou plus largement du tiers secteur en Europe, se pose la question de savoir à quelle échelle travailler la question des modèles socio-économiques : quelle est donc selon vous la bonne échelle pour cette analyse ?
HB : À propos de formes d’écodéveloppement, il est courant de faire appel à l’échelle régionale qui peut articuler la démission nationale et internationale. Il s’agit de sortir du raisonnement binaire entre local et global et de concevoir davantage une forme d’archipel se développant dans le temps. Ce n’est pas simplement des micro socio-économies de territoires, mais des formes archipéliques qui relient autrement les territoires autour de référentiels communs que nous avons tenté de définir à travers les notions de «tiers espace» et de « centralité populaire ».
NG : Je pense au livre de Frédéric Lordon, Vivre sans? Institutions, police, travail, argent… Il vient opposer l’expérience zadiste, ce que nous appelons les tiers espaces émergents, au niveau macro d’une action politique nationale qu’il considère comme l’une des rares assez puissantes pour lutter contre le capitalisme libéralisé, sans minimiser l’importance de l’émergence des ZAD. I1 remet donc au centre la vieille distinction macro/micro et il souligne la nécessité d’institutions centrales ainsi que celle du rôle de l’État pour lutter contre le libéralisme. Mais il me semble qu’opposer micro et macro est un trait caractéristique de l’économisme (son obsession de la mesure) et des politiques d’aménagement (ou de planification) décidées d’en haut. Or c’est la structuration – des siècles durant – autour de l’économie capitaliste qui a construit ensuite des formes sociales, lesquelles se sont organisées en États, en régions, en localités. Et si, à un moment, on veut dépasser la centralité économique pour aller vers des formes de centralités populaires, peut-être serait-il intéressant d’abandonner la distinction macro/micro, nations/régions, Paris/province, métropoles/ruralité, qui valide non pas la puissance des populations à s’organiser mais leur gouvernabilité. Partir de ce qui émerge nous semble plus vivant, à condition que les émergences se relient et fassent archipel. Quel écosystème complexe, interdépendant, commun cela peut-il engendrer? Qu’est-ce qui est en train de jaillir à travers l’ordre établi, et qui laisse s’expérimenter des aventures un petit peu plus excitantes à vivre que le quotidien que l’on nous vend et qui parfois se prolonge jusque dans les associations, c’est-à-dire le quotidien métro, boulot, dodo, factures ? Ce n’est pas une réponse, mais une tentative qui nous semble fertile depuis notre rencontre avec les associations du projet FONJEP : l’échelle qui nous paraît juste est plutôt celle de l’expérience et de ses interconnexions.
Ref biblio : Bazin Hugues, Guerrier Nicolas, « Des tiers espaces réflexifs pour mieux penser l’économie » in Les modèles socio-économiques des associations : spécificités et approches plurielles, La documentation Française, 2021, pp. 152-163
2021_Modele-soioeconomique-asso-JEP.pdf
Version: 2021