21 novembre 2024

L’hybridation des tiers-lieux en question

Selon un droit à l’expérimentation, les tiers-lieux peuvent nous aider à engager les transformations environnementales, économiques et sociales dont nous avons besoin dans les années à venir.

Ref Biblio : Hugues Bain, Evelyne Lhoste , Eugénie Michardière « L’hybridation des tiers-lieux en question », propos recueillis par Julien Nessi, in Revue Horizons publics hiver 2022, hors-série, Edition Berger Levrault, 2022, pp.37-40.

Que pensez-vous de l’engagement de l’État d’accompagner l’essor des tiers-lieux et de les soutenir financièrement comme jamais auparavant ?

Evelyne Lhoste – Il y a une évolution positive et une volonté de travailler autrement par rapport à 2018, l’année de publication du premier rapport sur les tiers-lieux[1]. La dynamique, la diversité et le rôle des tiers-lieux sont mieux pris en compte : les lieux intermédiaires et les tiers-lieux alternatifs, oubliés dans le rapport publié en 2018, sont reconnus à leur juste valeur en 2021[2]. La typologie des tiers-lieux est plus proche de la réalité du terrain. L’État reconnaît aussi leur vocation transformatrice : ce ne sont pas seulement des espaces de coworking et des fab labs, mais aussi des lieux de socialisation. On y expérimente des solutions à des problèmes locaux. Il s’agit de reconnaître leur rôle dans l’innovation sociale et de les soutenir. C’est le cas d’un dispositif encore expérimental, le FONJEP-recherche, qui est une subvention accordée par le fonds de coopération de la jeunesse et de l’éducation populaire (FONJEP) pour financer des postes d’intermédiaires de recherche dans les associations pour trois ans, renouvelable deux fois, ce qui l’inscrit dans la durée. Plusieurs lauréats du FONJEP-recherche portent des tiers-lieux : Évaléco à Grasse, PiNG à Nantes, l’hôtel Pasteur à Rennes ou la Maison du patrimoine oral de Bourgogne. Environ 30 % des tiers-lieux auraient envie de rentrer dans une démarche de recherche-action, ce qui nécessite des ressources humaines et financières dédiées et des stratégies d’évaluation adaptées à la recherche et innovation. Il faut sortir des seuls indicateurs quantitatifs de ren­tabilité immédiate au profit d’une évaluation plus qualitative des impacts environnementaux et sociaux à l’échelle d’un territoire. L’enjeu est de préserver l’autonomie des praticiens pour que les tiers-lieux restent adaptés à leurs besoins. C’est un changement pour les acteurs publics qui ont tendance à imposer leur agenda !

Eugénie Michardière – Cette nouvelle approche de l’État élargit la vision des tiers-lieux, on sent qu’un vrai travail de terrain a été réalisé, produit en partie par la Coopérative Tiers-lieux3. Ce panorama questionne la typologie, les modèles de gouvernance et économiques, le lien social, le faire ensemble et le travailler autrement, mais aussi la place de la recherche et du numérique. Sur la question de l’hybridation, je dirais que c’est à la fois une force et une faiblesse pour les tiers-lieux. Il y a un risque d’éparpillement, avec un véritable effet d’aubaine pour les grosses structures habituées à répondre aux appels à projets, avec notamment le lancement, en 2022, l’appel à manifestation d’intérêt (AMI) des manufactures de proximité, des tiers-lieux productifs, doté d’une enveloppe de 30 millions d’euros débloquée dans le cadre du plan de relance. C’est clairement une nouvelle étape dans la reconnaissance des tiers-lieux avec de nouvelles modalités d’accompagnement en ingénierie de projet et de nouveaux moyens financiers. En revanche, le point à améliorer reste une meilleure articulation entre l’État et les régions pour accompagner cette montée en puissance. L’autre point de tension, repose sur le bon posi­tionnement à trouver entre les acteurs publics et les tiers-lieux : on se cherche encore des deux côtés, il y a un travail d’accompagnement à mener, notamment des élus pour mieux leur faire comprendre ce qu’est un tiers-lieu, qui est d’abord un collectif avant d’être un lieu. Le positionnement de l’État, quant à lui, est plus clair : il est là pour impulser au niveau national la dynamique des tiers-lieux avec la création de France Tiers-lieux. Du côté des tiers-lieux, ce sont de nouvelles formes de mobilisation qui s’organisent et qui viennent bousculer les politiques territoriales. En Nouvelle-Aquitaine, par exemple, même si les espaces de coworking restent majoritaires, 98 % des tiers-lieux régionaux sont aujourd’hui hybrides et proposent des offres complémentaires (programmation culturelle, jardins partagés, offres de service, etc.). L’hybridation des tiers-lieux est enfin reconnue par l’État, mais attention à ce qu’ils ne viennent pas remplacer les services publics qui disparaissent dans nos territoires. Ce n’est pas leur vocation initiale.

Hugues Bazin – Pour ma part, je défends l’idée d’un droit à l’expérimentation qui serait aussi valable pour les tiers-lieux. Par définition, l’innovation sociale n’entre pas, au départ, dans une case préconçue. Il s’agit donc de concevoir des dispositifs de soutien hors du droit commun afin de favoriser l’expéri-mentation sans obligation de résultat. Cela ne se résume pas ensuite à la modélisation d’expériences qui ont « réussi », mais à la possibilité de faire évoluer les politiques publiques.

Le droit à l’expérimentation devrait être présent dans les appels à projets de l’État ou de la région et se traduire par un financement dédié. Il faut faire évoluer les dispositifs d’État pour faire en sorte, par exemple, comme l’a évoqué Evelyne Lhoste, que les 30 % de tiers-lieux qui ont envie de faire de la recherche-action puissent le faire dans les meilleures conditions et ainsi s’appuyer sur leur qualité de contre-expertise. L’échelle régionale semble être à ce propos une bonne échelle pour faire « écosys­tème » et prendre en compte la complexité des territoires. Si on veut que les tiers-lieux soient une force alternative, et non un dispositif de plus ils doivent pouvoir réinterroger les politiques territoriales, interpeller les administrations, avec une réelle capacité de changement social.

Quel juste équilibre faudrait-il trouver pour soutenir l’hybridation des tiers-lieux sans étouffer les initiatives ?

Eugénie Michardière – Je dirais que l’hybridation des tiers-lieux est à la fois une force et une faiblesse. Une force car les tiers-lieux favorisent la notion d’accueil inconditionnel, non stigmatisant, et captent les publics qui sont en dehors des radars des institutions, ceux qui ne fréquentent pas Pôle emploi, la CAF, etc. Les tiers-lieux ont cette force de pouvoir identifier des besoins sociaux, ils doivent pouvoir se concentrer sur ce qu’ils savent faire. Une faiblesse parce que ce sont deux mondes qui se connaissent encore peu. L’enjeu aujourd’hui est d’améliorer la coopération entre les acteurs publics et privés locaux et les tiers-lieux. L’hybridation sera une réelle force si elle se construit avec les acteurs locaux en place, notamment dans les domaines de l’orientation, de la formation et de l’emploi. Les tiers-lieux jouent le rôle de « bac à sable » qui favorisent la création et la mise en œuvre d’expérimentations socialement utiles.

Evelyne Lhoste – J’aime bien l’expression de « bac à sable ». Les tiers-lieux répondent à un besoin local. Les politiques publiques doivent soutenir la structuration d’écosystèmes. Il ne s’agit pas de reproduire un modèle type, mais de faciliter le partage d’expérience. Par exemple, des acteurs de terrain et des cher­cheurs de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) ont publié un guide des tiers-lieux nourriciers, avec l’aide de la région Occitanie.

Hugues Bazin – L’hybridation fait penser à la logique du vivant, c’est une approche plus systémique qui intègre des notions d’accueil inconditionnel des acteurs sans passer obligatoirement par la formu­lation de projets préalables… Les tiers-lieux peuvent être une manière de se rapprocher du vivant, un thème politique d’autant plus incontournable en réponse aux défis écologiques pour une gestion non prédatrice et non extractiviste des ressources. Ils reposent la question de l’aménagement du territoire, en prenant en compte la nécessaire interdépendance des personnes et des systèmes basés sur la diversité des publics, et un croisement des savoirs. Il n’y a donc pas un savoir technicien ou scientifique qui domine un savoir expérientiel issu de la pratique. Les trois sont complémentaires. Les tiers-lieux s’ins-crivent dans l’héritage de l’éducation populaire s’ils légitiment dans ce sens une intelligence sociale, avec des espaces où les habitants peuvent concevoir de manière autonome et collective une autre façon de penser et d’agir. Nous rejoignons les enjeux de production des communs, ce qui fait communauté.

Comment voyez-vous l’évolution des tiers-lieux sur le moyen terme ? À quoi ressem­bleront-ils dans un futur proche selon vous ?

Evelyne Lhoste – Tout dépend de la façon dont l’État et les collectivités vont les accompagner. Pour résoudre les grands enjeux sociétaux et environnementaux actuels, les tiers-lieux doivent permettre la collaboration entre tous les acteurs d’un territoire, y compris le tiers secteur de la recherche. Ainsi, ils pourront contribuer aux transitions écologiques et solidaires dont nous avons tant besoin.

Hugues Bazin – Le potentiel transformateur des tiers-lieux pourrait faire école si on ne les comprend pas simplement comme des « lieux » accueillant des activités, mais comme des processus instituant des « tiers espaces » en tous lieux. C’est sur quoi travaille notre laboratoire social. Effectivement, il ne s’agit pas de fétichiser des lieux dont l’implantation serait « la » solution aux crises actuelles. Comme le révèle encore la récente crise sanitaire, il serait intéressant d’envisager comment les structures écono­miques, politiques et sociales et notamment les services publics peuvent accueillir en leur sein ce type d’espace hybride qui questionne leur rapport au travail, au territoire et aux modes de gouvernance. Il y aurait ainsi un aller-retour opérationnel et réflexif fructueux entre tiers-lieux et institutions autour des pratiques et la capacité de prendre en compte les changements de société.

Eugénie Michardière – Il faudrait des tiers-lieux partout : dans les administrations, la recherche, l’écono-mie (l’économie sociale et solidaire n’échappe pas à la logique capitaliste), le monde associatif pour éviter la dépendance à l’État, etc. Les tiers-lieux sont les anticorps de la société, ils ne sont pas seulement un vaccin, mais un vrai mouvement, une pensée indispensable pour préparer le futur. Alors que des grandes échéances ont lieu dans quelques semaines, il faudrait inviter les politiques à y réfléchir sérieusement.

Evelyne Lhoste – Il faut reconnaître que peu d’élus comprennent le rôle des tiers-lieux dans les transitions.

Eugénie Michardière – Ce qui « fait tiers-lieu », c’est l’accueil inconditionnel de tous les publics, nous travaillons beaucoup sur la professionnalisation de l’accueil. J’aimerais conclure cet échange en rappelant que l’État a enfin reconnu la région comme échelle pertinente pour accompagner les tiers-lieux et déployer ses aides : l’État soutient les réseaux régionaux de tiers-lieux, et certains crédits nationaux sont décentra­lisés, ce qui permet aux régions de faire du cas par cas, pour flécher les aides vers les tiers-lieux ancrés dans les territoires, au plus près des besoins.


[1] Levy-Waitz P., Dupont E. et Seillier R., Faire ensemble pour mieux vivre ensemble. Mission coworking territoires travail numérique, rapport, 2018, Ministère de la Cohésion des territoires.

[2] Levy-Waitz P., Nos territoires en action. Dans les tiers-lieux se fabrique notre avenir !, rapport remis au Premier ministre, 27 août 2021 (https://francetierslieux.fr/rapport-tiers-lieux-2021/).


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Hybrididation des tiers lieux
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Hugues Bazin

Chercheur indépendant en sciences sociales,

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