26 décembre 2024

Tiers lieux en tiers-espaces de la recherche

ou comment les inscrire comme laboratoires sociaux d’un tiers-paysage

Au même titre que sont reconnus les droits culturels pour les populations, Il existe un véritable enjeu à reconnaître un tiers-secteur de la recherche comme droit aux savoirs. Il s’agit de permettre aux tiers-lieux de négocier des espaces réflexifs. Cela implique de valider des formes non institutionnelles en inscrivant les processus de recherche-action dans le droit commun avec des modalités d’évaluation autre que l’ingénierie de projet et l’entrepreneuriat social.

D’aucuns évoqueront la notion de « co-construction » et de « croisement » des savoirs, mais dans une répartition finalement assez classique du travail entre chercheurs et acteurs. Ce tiers-secteur ne serait alors que la déclinaison d’une recherche dite « participative » à travers une méthodologie favorisant l’implication des acteurs autour de problématiques dont la validation ultime en termes de production de savoirs revient aux chercheurs.

Le risque alors est que la production de savoir sert avant tout à légitimer la structuration d’un champ socioprofessionnel émergent au même titre que le furent les lieux culturels avec la constitution d’un corps de métier, de formations et de diplômes ad hoc. Dans ce cas, quelle que soit la terminologie pour qualifier de « nouveau » ces lieux, ne demandons pas aux tiers-lieux de mieux poser une alternative en termes de développement, d’ingénierie, de gouvernance, de démocratie, d’économie que put le faire l’économie sociale et solidaire avec ses associations, coopératives et mutuelles.

Nous pourrions inverser la proposition, ne pas considérer le tiers-lieu comme objet de recherche, mais comme mouvement d’une réflexivité impliquant autrement les acteurs dans un renouvellement du lien entre pensée et action. Nous devrions mieux dans ce cas prendre comme référentiel « tiers-espace » que « tiers-secteur ».

Autrement dit, comment prendre en compte et légitimer la créativité d’une intelligence sociale plutôt qu’une « classe créative » ? Constatons par exemple que la logique de « projet » avec ses tuyaux de financement et ses modalités d’évaluation contribue plus à valoriser les « porteurs » de projets que les « publics cibles ». Alors que de tout temps, ce n’est pas le savoir technicien, mais celui expérientiel des milieux populaires, des minorités actives, des espaces hors lieux qui ont été les plus à même de fonder un nouvel imaginaire, une nouvelle grammaire culturelle, un nouveau récit collectif.

La notion « d’innovation sociale » illustre bien cette ambivalence. Si elle devrait répondre par l’expérimentation et les leviers des rapports sociaux aux questions de ceux qui en ont le plus besoin, elle peut tout aussi bien caractériser la croyance aveugle dans les avancées techniques comme mode de résolution ou de régulation des problèmes sociaux et environnementaux. Les tiers lieux deviennent alors la nouvelle panacée territoriale que confirmerait l’obsolescent programmée des corps intermédiaires. Au même titre que l’abandon ou la dégradation de services publics finit par justifier l’arriver d’opérateurs privés et leurs logiques de management. À l’instar d’un capitalisme de plate-forme (Uber, Amazon, etc.) sous l’attrait d’une facilité des services, apporte la confusion entre le statut de citoyen au véritable contre-pouvoir et celui d’utilisateur qui n’a d’autre pouvoir que celui de consommer. 

Qui peut encore soutenir l’exercice d’une démocratie participative garantissant ce que fut un État social ? Il ne peut avoir d’inclusivité ni d’autonomie des tiers-lieux sans cette intelligence sociale s’écartant du langage managérial et technocratique et prenant en compte l’ensemble des composantes de la société. Cela implique de sortir la réflexion scientifique de la techno-science et d’une compréhension ethnocentrée du monde si nous prétendons travailler sur l’équation « fin du mois – fin du monde » en actualisant l’adage « penser globalement pour agir localement » ou comme le précisait l’écrivain de la créolité Édouard Glissant « agis dans ton lieu, pense avec le monde », définissant une « mondialité » à l’inverse de la mondialisation néolibérale.

Difficile effectivement de répondre à la complexité des problématiques actuelles sans un souci de justice cognitive et de justice sociale. C’est-à-dire la reconnaissance de tous les savoirs, en facilitant leur promotion et leur accès, pas seulement ceux issus de la sphère professionnelle ou académique. Il s’agit de valider les diverses formes d’une créativité citoyenne, de l’associationnisme aux contre-espaces des zones autonomes, en renouant ainsi un lien fort entre sciences sociales et mouvements d’émergences.

Pour cela, les tiers-lieux doivent pouvoir ouvrir à la fois des espaces d’accueil inconditionnel d’une diversité et des espaces d’intermédiation transversaux au territoire, mobilisant les formes non catégorielles de compétences collectives. La constitution de ces « tiers-espaces » permet de passer du lieu au milieu pour que s’établisse une véritable écologie des savoirs, une gestion des communs, une démocratie participative passant par une contre-expertise des politiques publiques plutôt que d’en être instrumentalisés comme le palliatif.

Confrontés à la précarité et l’instabilité, les tiers-lieux n’atteindront pas une longévité dans l’institutionnalisation d’un dispositif (qui est le devenir habituel des lieux), mais dans le processus instituant un décalage, une mise en mouvement, une nomadie. Ce « tiers-paysage » décrit un autre rapport au territoire qui se caractérise par une forme de déprise non productiviste, non privative et non extractiviste des ressources locales. Une autre manière d’aborder les « communs » et de concevoir un développement socioculturel dans la capacité de provoquer des tiers-espaces dans les lieux existants, plutôt que de réfléchir en termes d’implantation de nouveaux équipements.

 

Hugues Bazin, Intervention à la rencontre « tiers-lieux pour l’Europe », Halles Tropisme, Montpellier, 8 juin 2023, https://recherche-action.fr/hugues-bazin/

2023 Tiers Lieux Tiers Espace De La Recherche
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Hugues Bazin

Chercheur indépendant en sciences sociales,

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