ECRITURE COLLECTIVE ET RECHERCHE ACTION

Publié par praxeology le

Quelques mois après la mise en ligne d’un premier entretien, nous poursuivons la publication d’extraits d’un deuxième échange. Bien sûr nous serions très intéressés par vos réactions.

JFM : Dans les autobiographies d’Indiens d’Amérique, David Brumble[1] (qui, au passage, n’est pas anthropologue, mais Professeur de Littérature Anglaise aux Etats Unis) s’interroge sur les conditions mêmes de l’élaboration de ces grands classiques qui font autorité pour leur « authenticité ». En étudiant la fiabilité des discours, il montre que certains récits ne tiennent pas : ce sont des récits totalement agencés par les pasteurs et autres anthropologues qui les ont collectés. Cela me conduit à m’interroger sur les conditions mêmes dans lesquelles nous restituons les recherche-action. Comment, par exemple, Mémoires d’avenir[2], le livre de Villeurbanne, a été fabriqué ? Ce serait intéressant de s’interroger sur le dispositif qui a été mis en place pour y parvenir. Qu’est-ce que ce dispositif a pu « induire » ? Ce sont des récits individuels, qui suivent une trame visiblement commune- ce n’est pas du « non directif »- mais je n’ai trouvé nulle par où tout cela se « bricole ». On ne sait pas jusqu’à quel point les gens sont peut être dans un discours convenu. On ne peut sans doute pas y échapper mais peut on essayer d’aller plus loin, y compris par rapport à la restitution actuelle –essayer d’aller plus loin que ce qui serait une analyse de contenu ?

Je pense qu’on peut essayer de se donner les moyens d’y réfléchir en cernant comment tout ça se met en place… Il y a ces récits mais finalement le livre se limite à ce qui serait même un préalable à l’analyse de contenu. Vous avez regroupé par thèmes ce que disent les gens et puis vous en êtes restés là –prudemment sans doute- , vous n’avez pas été plus loin, ce qui peut être, dans l’état actuel de nos démarches, vous aurait peut être amenés à broder un machin théorique peu novateur. Ma question c’est : est-ce qu’avec ce matériau collecté, les gens qui ont fait le livre auraient pu aller plus loin et comment ?

JLD : certains ont été plus loin, mais dans leur vie. Ce que leur ont révélé leurs interlocuteurs, au cours de l’enquête par entretien (notamment leurs propres parents) les a fait réagir très fortement de façon constructive ou sur un mode régressif. Il y eu beaucoup de résistances,  des personnes engagées dans l’enquête ont dénié le discours de leurs proches ou même leur propre discours. Parfois, lors de la transcription ou à la relecture, le texte a été travesti par souci de convenance. Par exemple, lors d’un mariage de l’une d’entre elle, il est dit que les hommes doivent se séparer des femmes à un moment de la journée. Les hommes sont restés dans l’appartement et les femmes sont allées dans la cave. Ce fait a été interprété comme une forme de maltraitance et certains on estimé qu’on ne pouvait pas publier ça et ils ont remplacé la cave par « la cour »..

Il y a eu pas mal de modifications comme celle-ci  « par respect », afin de préserver les choses aux yeux des familles du quartier qui allaient lire le livre. J’ai fait le plan de l’ouvrage. C’est un plan très basique : ce sont des repères sur l’arrivée, le logement, les allers et retours au pays… Tout cela en entrant le moins possible dans le détail. Je voulais des thèmes très larges et les sous-thèmes. Ce n’est pas comme une autobiographie ou une biographie, ce ne sont pas des récits de vie, puisque la parole est collective et quand on aborde, par exemple, la question concernant la recherche d’un appartement, en arrivant en France, tout le monde parle Mais cela peut toucher à la vie privée ou à des coutumes auxquelles les gens ont participé personnellement et qui peuvent les stigmatiser

JFM : c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu d’entretiens individuels ?

JLD : il y en a eu mais on les a croisés et, comme on l’a dit tout -à- l’heure, on les a regroupés par thèmes. Il y a eu aussi beaucoup d’entretiens collectifs sur des questions sensibles comme le racisme et là, beaucoup de choses ont été enlevées.

JFM : tu as gardé ces éléments ?

JLD : oui, bien sûr.

JFM : sur Limoges, depuis septembre 2013, un groupe de membres et d’alliés d’ATD Quart monde assiste à des spectacles vivants (théâtre, danse, opéra, cirque…) et se réunit pour échanger à leur sujet et faire le lien avec les problèmes de pauvreté. J’ai annoncé en juin qu’il fallait marquer un temps en rassemblant l’ensemble des contributions de l’année, c’est-à-dire (au début) quelques notes rédigées par les membres du groupe puis  la retranscription de trois ou quatre réunions que j’avais enregistrées (ce qui a pas mal bloqué ce premier processus, raison pour laquelle je ne le ferai pas cette année). J’ai donc produit un fascicule de 84 pages avec ces données brutes. D’habitude, lorsque je fais des entretiens individuels, je transmets ce type de document à l’auteur, c’est-à-dire l’interviewé avec consigne de corriger les erreurs –ou les propos qu’ils ne revendiquent plus. A ce sujet, nous avions été confrontés à une difficulté particulière dans la RA de Guéret, avec Patricia Alonso, qui co-animait les deux ateliers d’échanges de savoirs mis en place dans le cadre de la RA « en associant leurs parents, tous les enfants peuvent réussir »[3]. La dynamique collective des échanges avait  parfois conduit à ce que les participants aillent probablement plus  loin qu’ils auraient souhaité le dire bien sûr publiquement, mais aussi dans une version écrite de leurs propos. Parce que le passage à l’écriture est, par lui-même transformateur du message : on change de registre, on perd l’intimité de la parole vivante… Bref, nous nous sommes alors lancé dans un travail assez complexe consistant à extraire les propos de chacun afin de les lui restituer, en les extrayant du contexte du débat. Solution, au final, très lourde et très imparfaite. Après avoir corrigé tous ces extraits, l’intégralité des débats a été passé à une anonymisation permettant leur mise en circulation. C’est à partir de ce document (accessible à qui le demande à la mairie de Guéret) que j’ai ensuite engagé le travail de production d’un texte collectif auquel la moitié des participants a contribué.

Pour le groupe ATD-spectacles vivants de Limoges, j’ai pensé que ce processus prendrait véritablement trop de temps et qu’il était par ailleurs très imparfait puisque l’extraction d’un propos hors de son contexte est, en soi, discutable. C’est la raison pour laquelle j’expérimente une autre méthode : le  document initial a été passé à l’anonymat avant corrections, chaque participant étant doté d’un pseudonyme que je lui ai communiqué, bien sûr. Nous n’en sommes pas encore à la phase suivante qui devrait être celle des corrections souhaitées par chacun avant de passer à un retour sur certains thèmes dont on pourra ensuite tirer des textes collectifs, mais je constate que cette « manipulation » n’a pas atteint le sentiment « d’autorat » que je voulais faire naitre chez chacun : ils ont  bien compris que c’est « leur parole » qui leur revient… ce qui est de la première importance puisqu’il faut en passer par là pour ensuite affirmer « sa » pensée. Pour des personnes confrontées à la pauvreté mais aussi pour la majeure partie de nos contemporains, il est essentiel de savoir que la parole de chacun a de la valeur. Ensuite, il faut se mettre au travail pour gagner en pertinence. Le risque de cette mise en anonymat immédiate, c’est effectivement qu’il y ait peu de « repentirs », d’abord parce qu’il va maintenant falloir que les participants prennent conscience du poids des mots et parce qu’ensuite cet anonymat peut les déresponsabiliser.

JLD : A  Villeurbanne, nous avons envoyé à chacun le texte transcrit de son témoignage et nous avons demandé à chacun s’il souhaitait que son nom soit cité. Il y a eu des réactions différentes. Certains n’ont pas voulu signer mais d’autres souhaitaient, en signant, faire savoir ce qu’ils avaient à dire et en assumant leur parole, mais ce ne fut qu’une minorité. A ce sujet la question de savoir  qui est l’auteur d’un texte produit en groupe est importante[4]. Cela rejoint non seulement la question des difficultés techniques que l’on a d’écrire collectivement mais aussi celle du pouvoir de celui qui donne le sens final du texte?

JFM : c’est un enjeu politique majeur. Pour moi, la recherche-action doit aboutir à cette co-construction du sens. Il y a aussi le problème du paiement des participants : actuellement, dans la recherche en général mais dans la recherche-action aussi, on paie les chercheurs. Faut-il payer aussi les acteurs ? Et sur quels principes, parce qu’on voit bien qu’à Villeurbanne, quelques dizaines de personnes sont mobilisées mais il en reste trois pour cosigner la fin.

JLD : Quand on décide de payer quelqu’un, qui devient-il ? Ce n’est pas seulement la question de la reconnaissance du travail, c’est aussi celle de savoir comment ça fait sens par rapport à sa pratique. Dans le cas de ce livre, il y a une différence entre les habitants qui tiennent à la mémoire de leur cité et qui se racontent, ils sont payés de retour par la parution du livre et  moi qui suis à la fois très bien intégré au groupe, mais en même temps, perçu comme venant d’ailleurs : je ne suis pas de Villeurbanne, je ne suis pas travailleur social… l’AS a beaucoup fait pour ce travail : les transcriptions, l’organisation des réunions, alors que moi, je venais régulièrement recadrer réorienter, le travail et rewriter à la fin. J’ai commencé comme bénévole et en fin de course l’équipe a tenu à me rétribuer, je la comprends comme une forme de compensation au fait qu’on ne pouvait pas me reconnaître le fait d’avoir vécu dans ces lieux.

JFM : Et ton nom n’apparait même pas dans le livre…

JLD : Si, mais à la fin, au titre de remerciements [en fait l’ouvrage est co-signé par trois femmes et, en dernière page, onze autres habitants sont cités comme ayant participé, par leurs témoignages, à l’élaboration de l’ouvrage, les jeunes de « la génération suivante » sont remerciés d’avoir répondu à un questionnaire et trois autres personnes sont également remerciés pour « leur aide précieuse », ainsi la Mairie, Le RIZE[5], Le centre social et la députée du Rhône, pour leur soutien.]

JFM : mais, la liste des participants n’est pas complète ?

JLD : non parce qu’il y a des gens qui n’ont pas joué le jeu jusqu’au bout. Certains ont accepté de figurer dans la liste des personnes ayant contribué à la production de l’ouvrage, mais n’ont pas voulu signer leur témoignage. Il y a aussi des gens qui ont refusé qu’on publie leur témoignage. Par contre, les trois auteures, dont les noms figurent sur la couverture du livre, sont celles qui se sont le plus investies. Le 22 décembre, le RIZE organise une table ronde sur l’histoire de l’écriture de ce livre ; peut-être y dégagerons-nous des pistes pour « aller plus loin », comme tu disais …

JFM : j’y assisterais volontiers et ce serait peut être l’occasion de revoir les femmes qui sont venues à Tulle en fin octobre et qui sont membres d’une association Culture Pour Tous issue d’une scission avec Culture du cœur (lancée à Marseille, je crois). Je pourrais peut être y inviter des personnes d’ATD Quart Monde de Limoges… « Culture pour tous » envisageait de créer un site, « la criée » qu’elles pensent permettre aux personnes en difficulté de s’exprimer à propos des spectacles. Je ne crois pas du tout qu’il suffise de créer un site pour que les gens s’expriment… surtout lorsqu’ils ont un rapport difficile à l’écriture et qu’ils ne disposent pas d’internet !

JLD : bien sûr, il faut un accompagnement ! Il faudrait des échanges entre des expériences comme celles-là et ce livre constitue à ce titre un outil pédagogique pour d’autres expériences procédant de la même démarche. Cette idée de mémoire est intéressante ;  les foyers de travailleurs migrants ont une histoire très riche des liens et des échanges avec le quartier où ils sont implantés. Les communautés –autrefois très fortes au sein des espaces collectifs des foyers- sont en train de disparaître. Ils sont transformés en résidences sociales proposant des logements individuels avec pour conséquence l’isolement des individus ….

 

J’ai participé à un colloque sur les FTM[6], organisé par l’EHESS avec la collaboration et dans les locaux du CNRS. Les chercheurs de l’EHESS et du CNRS sont loin de percevoir toute cette richesse, ils travaillent sur des questions très pointues, par exemple l’évolution d’une langue dans les pratiques religieuses en FTM… Des recherches certainement intéressantes, mais il n’y a que des associations comme le DAL[7] ou le COPAF[8] qui voient la réalité globale de la situation et les actions à mener.

 

[1]  Brumble, David, Les autobiographies d’indiens d’Amérique, Paris, PUF, 1993.

[2] Mémoires d’avenir, d’une génération à l’autre sur le chemin de la Boube à Villeurbanne, Villeurbanne,  Editions du Mot passant, 2014.

[3] Cf les Archives 2,3 et 4 jointes au précédent « la RA en questions ».

[4] Dans son Traité du travail efficace, T. Kotarbinski, philosophe polonais de la première moitié du XXème siècle,  fait une analyse précise de la notion d’auteur. Nous aurons l’occasion, dans un prochain entretien, d’en examiner les différentes acceptions et postures

 

[5] RIZE, Mémoires, Cultures, Echanges : structure municipale regroupant une Médiathèque, les Archives municipales et organisant des manifestations culturelles

[6] « Retours sur les foyers africains. Nouvelles perspectives scientifiques et méthodologiques ». EHESS, Paris, 21 mai 2014

[7] Association Droit Au Logement,

[8] Comité Pour l’Avenir des Foyers

 

Catégories : Actualité

1 commentaire

FARIDA HASNAOUI · 22 décembre 2014 à 12 h 37 min

Bonjour à toute l’équipe,

J’ai été informée de votre passage au Rize à Villeurbanne mais l y a eu erreur sur la date. Dommage!
J’étais ok pour venir et poursuivre l’échange de cet été à Tulle, vous communiquer où en était le projet de la Criée. Une occasion manquée qui j’espère se représentera.
Je vous souhaite une bonne continuation et de bonnes fêtes

FARIDA HASNAOUI
Culture pour Tous

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