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Sous les tentatives de communismes immédiats

Sous les tentatives de communismes immédiats

Une analyse institutionnelle supervisée par Varvalia Lodenko

« Devant nous s’étend la terre des pauvres, dont les richesses appartiennent exclusivement aux riches, une planète de terre écorchée, de forêts saignées à cendre, une planète d’ordures, un champ d’ordures, des océans que seuls les riches traversent, des déserts pollués par les jouets et les erreurs des riches, nous avons devant nous les villes dont les multinationales mafieuses possèdent les clés, les cirques dont les riches contrôlent les pitres, les télévisions conçues pour leur distraction et notre assoupissement, nous avons devant nous leurs grands hommes juchés sur une grandeur qui est toujours un tonneau de sanglante sueur que les pauvres ont versée ou verseront, nous avons devant nous les brillantes vedettes et les célébrités doctorales dont pas une des opinions émises, dont pas une des dissidences spectaculaires n’entre en contradiction avec la stratégie à long terme des riches, nous avons devant nous leurs valeurs démocratiques conçues pour leur propre renouvellement éternel et pour notre éternelle torpeur, nous avons devant nous les machines démocratiques qui leur obéissent au doigt et à l’œil et interdisent aux pauvres toute victoire significative, nous avons devant nous les cibles qu’ils nous désignent pour nos haines, toujours d’une façon subtile, avec une intelligence qui dépasse notre entendement de pauvres et avec un art du double langage qui annihile notre culture de pauvres, nous avons devant nous leur lutte contre la pauvreté, leurs programmes d’assistance aux industries des pauvres, leurs programmes d’urgence et de sauvetage, nous avons devant nous leurs distributions gratuites de dollars pour que nous restions pauvres et eux riches, leurs théories économiques méprisantes et leur morale de l’effort et leur promesse pour plus tard d’une richesse universelle, pour dans vingt générations ou dans vingt mille ans, nous avons devant nous leurs organisations omniprésentes et leurs agents d’influence, leur propagandistes spontanés, leurs innombrables médias, leurs chefs de famille scrupuleusement attachés aux principes les plus lumineux de la justice sociale, pour peu que leurs enfants aient une place garantie du bon côté de la balance, nous avons devant nous un cynisme tellement bien huilé que le seul fait d’y faire allusion, même pas d’en démontrer les mécanismes, mais d’y faire simplement allusion, renvoie dans une marginalité indistincte, proche de la folie et loin de tout tambour et de tout soutien, je suis devant cela, en terrain découvert, exposée aux insultes et criminalisée à cause de mon discours, nous sommes en face de cela qui devrait donner naissance à une tempête généralisée, à un mouvement jusqu’au-boutiste et impitoyable, dix décennies au moins de réorganisation impitoyable et de reconstruction selon nos règles, loin de toutes les logiques religieuses ou financières des riches et en dehors de leurs philosophies politiques et sans prendre garde aux clameurs de leurs ultimes chiens de garde, nous sommes devant cela depuis des centaines d’années, et nous n’avons aujourd’hui pas compris comment faire pour que l’idée de l’insurrection égalitaire visite en même temps, à la même date, les milliards de pauvres qu’elle n’a pas visités encore, et pour qu’elle s’y enracine et pour qu’enfin elle y fleurisse. Trouvons donc comment faire, et faisons-le. » Discours de Varvalia Lodenko, un Des Anges Mineurs de Volodine.

Chez Volodine, rares sont les passages sans ironie à propos du communisme. Une ironie légère qui floconne au dessus d’un monde lugubre et qui se joue de l’égalitarisme, du féminisme ou de l’univers concentrationnaire du communisme soviétique, sans les condamner ouvertement. Volodine présente les expériences communistes et leurs croyances comme si brutes et si froides – uniquement incarnées par des mort-vivants tri-centenaires – qu’elles en paraissent un peu ridicules. Ce discours de Varvalia Lodenko, pourtant elle-même cramée à l’os par les radiations depuis des siècles, est par l’ardeur au premier degré assez atypique du travail de Volodine. Comme une proclamation vivace qui perce le règne du doute et de la dérision. Un des rares passages où l’on dirait que l’auteur lui-même y croit. Et s’il n’y croit pas, tant pis, laissons-nous tomber dans le panneau, car rarement une phrase aussi longue et aussi belle que celle-ci ne s’est retrouvée dans un livre aussi noir. Une seule raillerie se glisse éventuellement sous la conclusion « Trouvons donc comment faire, et faisons-le. », par le contraste entre l’infini de la tâche et l’expéditif de l’injonction.

C’est de là que nous devons partir. Nous, c’est-à-dire certains de ceux qui se retrouvent à éprouver, tant bien que mal, des tentatives de communismes immédiats.

L’écart entre le discours de Varvalia (donné devant quelques brebis accompagnées d’une poignée de vieillardes) et notre quotidien tient au fait que nous sommes bien obligés de considérer immédiatement, sans tourner la page ni poireauter pendant plusieurs siècles, le « faisons-le ». Aussi mort-vivants que nous soyons, nous n’allons pas laisser filer notre existence à attendre que les élections, l’assemblée, la république, l’Etat, les aménageurs bétonniers et leurs collègues gestionnaires, les grands penseurs télévisuels ou même l’avant-garde révolutionnaire viennent arranger pour nous notre quotidien. L’immédiateté n’est pas uniquement une question temporelle d’impatience, elle requiert aussi de ne plus s’encombrer d’intermédiaires.

Mais la disposition dans laquelle nous nous trouvons est certainement moins évidente que celle de Varvalia Lodenko. Déjà, parce qu’immergés dans la pagaille des idées du moment, nous donnons l’air de chipoter sur la moindre nuance, alors qu’il s’agit de s’extraire du verbiage poisseux du pouvoir. Pour bricoler une voie juste, il nous arrive d’articuler des idées dont la nuance est décisive. Habités d’une profonde quête contre les dominations, nous refusons qu’un représentant la mène à notre place et nous détestons tout régime ou système égalitaires. Émerveillés par les possibilités de l’immédiateté et du présent, nous tentons de résister à la dictature de l’urgence des temps actuels. Obsédés par l’effondrement contemporain et les voies exaltantes qui s’y ouvrent, nous n’avons aucune illusion au sujet du grand soir et nous sommes dévastés de voir des camarades tomber dans la bataille. Nous expérimentons l’autonomie, mais nous savons que les liens avec l’ordre établi qui nous a vus naître sont encore tenaces en nous.

Nous avançons sur une ligne de crête friable qui se dévoile en cheminant. Assurer notre démarche demande de trouver un tempo qui nous est propre et de savoir s’envoler quand tout finit par s’effondrer. Et ça s’écroule à vue d’œil, déjà, mais ça peut durer infiniment comme ça. Car cette dégringolade n’est pas un événement futur dont il faudrait anticiper les méfaits, c’est un quotidien éreintant, rien d’autre qu’une modalité de fonctionnement extravagante et spectaculaire de l’ordre en place. Lors de nos tentatives qui sont bien de ce monde, c’est-à-dire dans les interstices de son régime orageux, il faut se garder de suivre le rythme des écroulements successifs, ceux de l’économie, de l’Etat, du service public, des anciennes solidarités nationales… Nous cherchons notre constance et notre consistance aussi. C’est une histoire de rythme, celui de notre recherche et celui de nos actions qui, pour s’emballer vers la transe, doivent se synchroniser en dehors de la grille temporelle souveraine d’un régime agité. Étrangement, ces tentatives révèlent en nous la grande stabilité intériorisée de cette société qui pourtant semble, de l’extérieur, s’écrouler immanquablement. Éprouver des communismes trahit la persistance des normes, régimes et polices que l’on incarne alors que plus personne n’y croit et n’en veut. C’est aussi de là que provient la rage de Varvalia Lodenko, de l’éternelle continuité d’un monde déjà mort.

L’immédiateté de la fougue contre l’éternité de l’ordre, donc. Mais pourquoi le communisme ? Surtout que celui décrit dans les livres de Volodine – le communisme de la troisième ou de la dix-millième Union Soviétique – est relativement irradié, disons-le comme ça.

« La question communiste ne revient pas : elle ne nous a jamais quittés. C’est l’homme occidental lui-même qui la porte partout, en portant partout sa folie d’appropriation. « Communisme » est le nom du possible qui s’ouvre chaque fois et en tout lieu où l’appropriation échoue – sur une grève sauvage, une planète ravagée ou un féminisme extatique. C’est dire si le sentiment de désastre qui nous hante naît d’abord de la difficulté que nous éprouvons à trouver le passage, à forger le langage, à embrasser le dénuement d’où nous parviendrons à saisir une tout autre possibilité d’existence. C’est dire si le communisme est peu affaire d’hypothèse ou d’Idée, mais une question terriblement pratique, essentiellement locale, parfaitement sensible ». Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme.

Ce qui émerge sur tous les fronts, vers chez nous, mais chez vous sûrement aussi, ce sont des organes de mise en commun des savoirs, des sensations, du matériel, des visions, de l’argent, des gestes et des actions. Il s’agit d’abandons volontaires de propriétés foncières, argentées, techniques et idéologiques personnelles dont les groupes se saisissent pour les faire pousser ailleurs et autrement plus éclatantes. Dans les détails, ces initiatives se présentent sous la forme d’ateliers d’autonomisation (de la mécanique à la philosophie…), de caisses communes et de grèves, de productions vivrières collectives, de maisons retapées pour l’installation des migrants, de groupes autonomes d’entraide psychologique, de chantiers de charpentes entre amis… Puis le mélange subtil de tout ça aussi. La liste est longue et en les nommant ainsi à la suite et uniquement en tant qu’objets pratiques, nous courrons le risque de faire disparaître la substance de ce que l’on vit vraiment. D’autant plus que les « ateliers DIY », les « hacker spaces » et «  l’économie solidaire » sont devenus des labels qu’une start-up branchée pourrait utiliser pour son appel de fonds sur Twitter. L’apparat de la subversion est un faire-valoir qui rapporte, et ce serait bien ennuyeux que nos termes se confondent avec ceux des supermarchés. Voilà pourquoi nous appellerons plutôt tentatives de communismes immédiats les chemins que l’on essaye de se frayer dans le néant chaotique et communicant de l’époque. Notre utilisation du communisme irritera plus d’un social-démocrate – et ce serait vraiment s’abaisser que de lui expliquer en quoi tout ce que nous faisons diffère du communisme radioactif de l’Urss et du Parti. Au-delà du plaisir gratuit de secouer l’inconséquence sensationnelle de la pensée politique actuelle, dire LES communismes c’est donner de l’épaisseur et du sens à ce que l’on fait et qui va à l’encontre d’un monde où le commun est méticuleusement chassé.

Ces tentatives sont aussi communistes car il s’agit bien d’échapper à toute forme de domination. C’est-à-dire d’évacuer l’ordre propriétaire, sa milice gouvernementale et policière, sa culture de la concurrence et ses camps de travail – et tous ces cadres économiques dans lesquels nous ne voulons plus penser – pour tenter, selon des modalités sensibles au foisonnement de nos expériences, d’agréger nos moyens et rendre possible la vie qui jusqu’alors n’éclatait pas à la face du monde, faute de commun. En précipitant vers le commun tout ce qui est communisable, en mêlant à l’acte l’élaboration de notre propre langue pour que l’époque communicante ne nous pense pas à notre place, en organisant un contre service public qui anticipe la sortie du régime actuel, nous cultivons un terrain de jeu duquel tout peut se déchaîner. C’est depuis ce terrain commun que jaillissent de terre ces plans que les gens fomentent dans leur tête depuis tant d’années.

« La question est de savoir si nous préférons l’éventualité d’un danger inconnu à la certitude de la douleur présente. C’est-à-dire si nous voulons continuer à vivre et parler en accord (dissident certes, mais toujours en accord) avec ce qui s’est fait jusqu’ici, ou si nous voulons interroger la petite part de notre désir que la culture n’a pas encore infestée de son pesant bourbier, essayer – au nom d’un bonheur inédit – un chemin différent. » Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme.

Oui nous fuyons et nous tentons de prendre un chemin différent. Peut-être moins au nom d’un bonheur inédit, qu’en vertu d’une implacable nécessité de fuir qui dans l’action s’avère bouleversante, avec une part de joie, mais une part seulement. Une grande dose de mélancolie, plus certainement. Ce que nous cherchons, ce ne sont pas des mots qui séduisent, comme venus d’un autre monde perché et qui, d’en haut, nous appellerait. Ce ne sont pas des slogans à scander pour mobiliser les foules ici bas – bien que nous en usions jusqu’à l’ennui. Nous voulons plutôt défricher des routes sauvages qui dans leur emballement nous laissent le temps d’élaborer des manières justes de décrire ce qui nous délivre et nous fait déjà rêver dans nos réalités. Cela dit, le pesant bourbier de la culture dominante ne va pas rester sur le pas de la porte quand nous lui demandons. On risque de le trimballer partout à trop s’en croire détachés. C’est pourquoi nous cherchons dans la fuite des façons de débusquer ce qui dans nos groupes, nos logiques et nos pratiques, persiste de l’institué. Nos tentatives semblent difficilement supporter le poids des habitus, d’où la nécessité d’une pratique sensible du délestage.

En soi, le mouvement de la fuite comprend tous les termes de l’ambivalence qui court sur nos chemins. L’action de fuir un monde et sa culture, pour enfin vivre, n’est jamais séparée de la longue macération sociale dans laquelle nous avons baigné avant de nous en exfiltrer par des pores que nous avons dû nous-mêmes forer.

Désigner nos tentatives de communistes est une manière de reconnaître, en des termes proches de la sociologie issue d’un certain marxisme, la présence de faits sociaux et la reproduction sociale. C’est une façon de ne pas faire semblant d’exister en dehors de toute hiérarchie et de relations de pouvoir, libres de toute détermination et de toute institution.




Se délester du travail, penser nos tendances travailleuses




Varvalia Lodenko fractura la serrure à la carabine et entra dans la chambre. Des poules caquetèrent, elles s’envolèrent au milieu d’une pluie de terre et de plumes et d’ustensiles et de bouteilles de plastique, car une étagère s’était rompue dans la pagaille, dans l’action, dans la pénombre lunaire, et déversait son contenu près du lit, où était étendu le dernier mafieux du capitalisme. La chambre empestait la volaille et la gangrène. Le dernier mafieux allongea le bras, alluma la lampe de chevet. Il avait la figure défaite, une expression de fatalisme anxieux se recomposa peu à peu sur son visage, ses lèvres se tordirent sur un mot inexistant. Sous la menace, il se débarrassa de la couverture et se plaça sur le flanc. Huit jours plus tôt, Varvalia Lodenko l’avait blessé au-dessus du genou, ce qui avait permis de le suivre à la trace jusqu’à sa tanière.

Il y a toutefois dans nos groupes des questions qui ne pourront pas se régler à coup de fusil, même si l’odeur de volaille et de gangrène nous est bien familière. Le mafieux capitaliste est l’une de ces figures théâtrales que l’on a apprise à jouer pour de vrai, pendant toute notre enfance, en famille et à l’école, pendant nos premières années au turbin, à l’usine et au bureau. La traque sera donc intestinale. L’habitus primaire du mafieux capitaliste s’est si bien incorporé en nous qu’on le croirait congénital, telle une maladie incurable qui nous poursuit jusque dans nos tentatives. L’école est redoutable pour cela. Combien de fois nous a-t-elle dit que, pour réussir plus tard, il fallait s’appliquer, apprendre, respecter l’autorité et ses règlements, et travailler, déjà. Nous avons tendance à balayer d’un revers de la main les effets profonds de cette école de l’ordre concurrentiel, ce sas avant le camp de travail.

« Le camp ne présente que des avantages pour la population qui s’y trouve rassemblée, et c’est pourquoi une large majorité des malheureux qui vivent encore à l’extérieur du camp essaie à tout prix d’y accéder, rêve en permanence du camp, et décousue reste leur argumentation en faveur des modes d’existence […] à l’extérieur des barbelés… » Matthias Boyol, non loin d’un Terminus radieux de Volodine.

Le camp de travail soviétique fermé ou celui aux apparences ouvertes et libres du capital, ont en commun d’insinuer efficacement en nous bon nombre d’habitus, dont celui du travailleur. Au point qu’il devient évident de dédier notre existence à la production, quand bien même elle serait pour le compte d’un autre indésirable. Le travail est un fait social total, généré et protégé par le corps social qui le défend bec et ongles. Et effectivement, le contre-argumentaire en est coriace à élaborer et à incarner.

Mafieux capitalistes, travailleurs des camps, nous pourrions ajouter à cette liste gênante d’habitus propres au théâtre économique, les personnages du manager – ce guide suprême de nos désirs de réalisation de soi –, celle du producteur dévoué et loyal, même « bio » si ça se trouve.

Dire qu’il est indispensable de s’échapper de ce théâtre-là est un euphémisme. Mais dire qu’il ne nous poursuit pas depuis l’intérieur serait une erreur. Il induit nos modes de vie, nos manières d’être en groupe, il vient parasiter le commun stellaire que nous tissons ensemble.

Nous n’avons pas de méthode universelle pour nous débarrasser de l’institué, notamment de notre rapport au travail. Nous n’avons pas non plus de technique exorciste pour détricoter les mailles de nos habitus primaires qui se sont entremêlées, au gré de l’expérience, dans les trames plus conscientes de croyances dissonantes. Nous sommes seulement devant cette nécessité impérieuse de mettre en chantier tous les faits sociaux qui nous criblent de leurs filiations sociales. Et ce chantier pourrait commencer par nos croyances immédiates. Sans leur opposer une prétendue rationalité quelconque, qui leur serait supérieure, mais plutôt en admettant qu’elles forment des tendances qui nous mobilisent jusqu’au sang. Commençons ici par mettre en culture les premières branches afin qu’un jour nous puissions vivre leur bourgeonnement et leur hybridation.

Par exemple, il y a dans nos groupes une tendance forte et affirmée qui vise l’abolition du travail. Cette tendance abolitionniste se fonde sur une définition proche de celle que Lordon nous a jeté à la figure de manière péremptoire, un jour de janvier 2018 à la Bourse du Travail : « J’appelle travail, l’activité humaine ressaisie dans les rapports sociaux du capitalisme. Point. » Il a dit « point ». Et malgré la clôture abrupte de la formule, beaucoup d’entre nous utilisent ces mots et cette analyse pour nommer ce qu’ils ressentent comme allant de travers, depuis le début, entre eux et le travail. La pratique, les gestes, le vécu, et tout ce qui vibre entre l’ordre humain et les humains vient trouver dans ce raisonnement une signification littérale. L’idée de l’abolition du travail comme chemin à explorer dans le faire du quotidien devient rapidement un leitmotiv, une grille d’analyse, un filtre à tout, des lunettes, une seconde peau. Il faut dire que l’argumentaire est bien rodé.

« Le travail n’a rien à voir avec le fait que les hommes transforment la nature et sont en relation les uns avec les autres de manière active. Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, ils construiront des maisons, confectionneront des vêtements […], jardineront, joueront de la musique, etc. Ce fait est banal et va de soi. Ce qui ne va pas de soi, c’est que l’activité humaine tout court, la simple « dépense de force de travail », sans aucun souci de son contenu, tout à fait indépendante des besoins et de la volonté des intéressés, soit érigée en principe abstrait qui régit les rapports sociaux ». Groupe Krisis, Manifeste contre le travail.

Pour cette tendance idéologique là, le travail et le capital ne sont pas opposés, au contraire, ils font partie de la même machine, irrationnelle et aliénante. Donc selon cette tendance la lutte des classes et les mouvements ouvriers confortent le capitalisme et la domination, dans la mesure où leurs revendications ne portent que sur l’amélioration des composantes propres au capitalisme, c’est-à-dire les salaires, les retraites, la création d’emplois… Le groupe Krisis affirme que la gauche politique a « mythifié le travail en l’érigeant en contre-principe du capital. Pour elle, ce n’était pas le travail qui était scandaleux, mais seulement son exploitation par le capital […]. C’est pourquoi le programme de tous les partis ouvriers a toujours été de libérer le travail, non de se libérer du travail ». La veine abolitionniste laisse périr le capital et le travail avec toutes les versions comptables et économiques de la vie, pour mieux se consacrer à une manière inédite et non marchande de faire du lien entre humains, et de faire, tout court.

Il faut bien comprendre que ces concepts là, aussi froids et décharnés qu’ils paraissent ici, prennent corps dans l’activité de ceux qui s’en réclament. Ils viennent changer la perception du geste, la manière de se représenter l’activité du groupe et de s’y tenir, la façon de prendre la parole et de sentir les relations, la lecture des événements qui surviennent et le rapport au quotidien. Tout le contenu des systèmes de croyances en est chamboulé. C’est une sorte de contre-habitus qui vient se lover autour du premier – celui du travailleur des camps ou du mafieux capitaliste – et qui lui est tout de même assez corrosif.

L’abolitionnisme du travail n’est pas à ériger en une nouvelle catégorie sociale en soi, mais simplement à penser comme une tendance opérationnelle dans nos organes. D’ailleurs, jusqu’ici nous parlons davantage de tendances que de personnes. Les tendances traversent, imprègnent, mettent en mouvement nos groupes. Alors que les personnes, elles, abritent dans leur constellation idéologique nébuleuse une foule de concepts hybridés dont aucune case ne saurait rendre compte, fort heureusement. Et si l’on part de ces courants qui nous irriguent, nous voyons bien qu’ils viennent s’éclater contre des chicanes et des barrages qui s’élèvent de partout. C’est le cas des tendances abolitionnistes, entravées de tous les côtés. Par affinité, les gens tout à fait terrestres, qui les incarnent, s’en trouvent personnellement empêchés, car trop porteurs d’une tendance dont il semble communément admis qu’elle est à combattre.

Comment peuvent-ils éprouver la destruction nette du travail quand celui-ci structure encore si pleinement l’environnement et quelques uns des autres camarades ? Il faut modifier l’environnement, et convaincre les camarades, ou bien l’inverse. Mais comme rien n’est mécanique dans nos groupes très attachés à l’organique et à la conjugaison sensible des sensibilités, on ne transforme personne au nom de commodités idéologiques. Or, contre ceux qui veulent dépasser le travail, le champ de force économique oppose déjà, en plus du désaccord de camarades, la pression de « gagner sa vie », synchronisée avec le chantage de la famille, de pôle emploi et de la police. Donc même dans nos groupes, la tendance abolitionniste du travail peut se sentir fragilisée, au point de devoir trouver en elle, et elle seule, les ressources pour vivre la fin du travail. Le résultat de l’opération n’est pas systématiquement un renoncement à l’abolition ou un écartèlement digne d’un supplice moyenâgeux. La conséquence est bien plus mélancolique que cela, dans le groupe entier et dans la tête de chacun. Ca ressemble à une perte de goût – qui va et qui vient – pour la tentative, car enserrée dans trop d’ambivalences et de forces contradictoires dont certaines, les plus cruelles, sont en surplomb. Ca prend l’allure d’un désespoir chancelant qui danse avec la ferveur, une langueur chronique qui joue avec le robinet de l’extase. Nous nous livrons à des retraits cycliques dans des arrière-mondes sublimes ou sublimement noirs, à des recherches esthétiques pour exprimer tout ce que les mots ne peuvent plus dire. C’est aussi pour cela, qu’en matière de communisme, nous lisons davantage Volodine que Marx.

Dans nos tentatives il est devenu coutumier de se moquer des plus réfractaires au travail qui « œuvrent » ou sont « actifs » à raison de 80 heures par semaine au service du groupe. Ils sont si saturés de responsabilités et d’objectifs intenables qu’ils rôdent toujours à la lisière d’un burn-out digne d’un employé du Crédit Agricole. Remplacer dans le langage le terme de travail par celui « d’activité », et « travailler » par « faire » ou « œuvrer », ne suffit pas en substance à ne pas travailler, au sens abolitionniste. Car le choix de faire ou non, de participer à une activité ou non, de produire ou non, est toujours soumis à des formes euphémisées de coercition, qui sans communes mesures avec celles d’une multinationale, et sans se référer à un règlement intérieur, un organigramme ou un carnet de commande, restent les composantes persistantes d’un régime de contraintes. Nos propres « causes » opèrent parfois comme des forces en surplomb, certes bien plus désirables que de devoir gagner sa vie avec de l’argent et un statut social, mais pas moins cruelles et déterminantes dès lors qu’on les embrasse.

« Il a été dit qu’il y avait dans le sillage de cette femme une longue traîne de sang capitaliste […] Après le passage de Varvalia Lodenko, on était donc enfin de nouveau à l’aise pour vivoter fraternellement et bâtir sans honte de nouvelles ruines, ou, du moins, pour habiter sans honte les débris de tout. »

L’abolitionnisme du travail nous laisse errer mentalement parmi les débris d’une époque dont on fait table rase selon des croyances autant fraternelles que ruineuses. Ceci dit, nous construisons beaucoup et nous avons la phobie du sang. Sur le chantier d’une cabane en bois entre camarades, derrière les marmites du mois d’août dans lesquelles cuisent les confitures de l’année, autour d’une discussion qui vise à sortir notre argent des banques pour le mettre dans une caisse commune, les fidèles lecteurs du manifeste contre le travail et abolitionnistes mélancoliques partagent l’espace, la cause, les outils, l’air et tout ce qui fait nos liens communs que l’on ne saurait nommer ici, avec des partisans du travail libéré, ou de la gauche ouvrière – pour la dire en des termes abolitionnistes. Plutôt qu’une traîne de sang, il y a derrière nous l’épreuve permanente de cohabitations précautionneuses.

On pourrait tout à fait se dire à ce stade que nous refusons de distinguer les tendances partisanes qui nous habitent, et que nous cherchons plutôt à penser leur commun qui nous arrache de toutes sortes de tendances, ce commun transcendant qui constituerait Notre Parti. Mais comme ces tendances produisent des effets notables dans les groupes, précisément du fait de leur distinction et de leur obstination, nous devons nous coltiner la compréhension de ce qui les anime. Non pas pour penser leur synthèse moribonde, mais leur agencement fulgurant.

Ce qui finalement va contre l’agencement, c’est la persistance de cette logique qui tend à placer d’un côté les idéologies venues « d’en haut », c’est-à-dire d’un ciel désincarné en vertu duquel on prendrait toujours des positions doctrinaires hors sol, et de l’autre la pratique et le vécu « d’en bas », qui seraient source de vérités absolues, pures et sacrées. Or ce que nous expérimentons semble bien loin de cette binarité-là. Pourquoi s’épuiser à séparer un prétendu ciel d’idées politiciennes d’une soi-disant terre de savoirs empiriques ? Alors que nos faits et gestes, nos pratiques et nos liens, nos convictions et tendances poussent sur le même terrain de jeu et s’entremêlent dans nos situations. Nos tendances n’ont rien d’idéologique au sens d’un détachement du réel. Elles sont une des raisons d’être de nos gestes, autant qu’elles en sont les fruits. Elles nous mobilisent, aussi livresques et théoriques quelles soient.

Dans notre constellation de tendances, il y a évidemment celle décriée par l’abolitionnisme du travail, celle du travail libéré et libérateur. Elle prend corps, entre autres, dans le réseau salariat et les lectures de Friot. D’une manière beaucoup plus immédiate et à notre portée, elle s’expérimente dans les coopératives intégrales Toulousaine et Catalane. Ces formes de communes gardent de cette société l’argent, le marché et le travail, mais les organisent de telle manière qu’un nouveau plan d’auto-administration du territoire apparaît pour libérer l’agir et le temps des gens qui y participent. Ces tentatives-là dessinent un plan auto-gestionnaire qui vient recouvrir et déborder les circonscriptions administratives légales, pour constituer la cartographie populaire d’un terrain où les gens ont prise sur leur quotidien et les lieux qu’ils habitent. Nous ne parlerons pas ici des versions libérales à visée de contrôle social du revenu universel, de base ou citoyen. Cette arnaque-là, cette réforme, on est tous d’accord pour la réduire à néant.

La tendance du travail libéré est en partie abolitionniste au sens où elle compte éradiquer le travail abstrait (la vente de la force de travail à autrui, donc l’emploi), mais conserve le travail concret, c’est-à-dire l’activité qu’elle continue sciemment d’appeler travail et qu’elle souhaite libérer des institutions du capitalisme. Dans la culture du réseau salariat, on sent bien que le remplacement du terme travail par « activité » ou « œuvre » est perçu comme un tour de passe-passe des libertaires pour s’arranger avec leur conscience et pour masquer l’inévitable lien entre la nature et l’humain, que serait le travail. D’ailleurs dans ce réseau, le travail n’est pas ce tripalium instrument de torture par essence laborieux et aliénant. Il est surtout « travel », c’est-à-dire un voyage, comme le temps suspendu d’une réalisation de soi et de notre commun sur terre, et un « trabajo » en tant que tension qui se dirige vers un but mais qui connaît une résistance. De la même manière chez Friot, le marché n’a pas toujours été une institution capitaliste, il était aussi une forme d’émancipation des plus asservis aux prélèvements censitaires des seigneurs. Même contre-lecture pour l’argent qui ne serait pas un souci en soi s’il en restait à sa fonction d’échange, le problème c’est le crédit qui le produit, le banquier qui le capitalise, les politiques qui l’organisent. Les luttes sociales n’ont pas été trahisons du prolétariat, mais victoires communes contre la mainmise du capital sur la classe salariale. Il en découle un souhait de « poursuivre la pratique communiste du travail déjà-là » dans la sécurité sociale, les retraites, l’intermittence du spectacle et le fonctionnariat, qui sont des expériences éprouvées hors de la maîtrise du capital. Dans cette forme de révolution, il faut garder de ce monde les institutions déjà non-capitalistes. C’est donc une version complètement différente de l’histoire qui est proposée, pourtant aussi communiste que celle de l’abolitionnisme du travail.

« Sortir le travail du carcan capitaliste est la condition d’une souveraineté populaire sur la production sans laquelle il est impossible de construire pour chacun un projet de vie. […] A la place de la pratique capitaliste de la valeur qui ôte toute responsabilité économique aux personnes, tout en les culpabilisant et les sanctionnant à l’envi, sa pratique communiste par des personnes libres et égales en droits économiques sortira enfin de l’arbitraire les obligations et sanctions. » Bernard Friot, Vaincre Macron.

L’anarchisme littéraire, qui n’est pas à un classicisme près, renvoie machinalement bouler les attirances pour ce versant des tendances communistes qui laisse place à une certaine idée de système, de citoyenneté, de droit, d’économie, et d’égalité. Autrement dit d’universel, avec ce qu’il porte de colonisateur, d’ethnocentré et de liberticide aux yeux de la branche anarchiste. Il faut bien admettre que remplacer les sanctions et obligations arbitraires par des sanctions et obligations citoyennes ne fait pas rêver une seconde. L’ironie de Volodine ne dirait pas mieux, si elle disait quelque chose. Mais peut-être que nous pouvons lire cette proposition autrement qu’avec des lunettes libertaires. Ce que nous dit Friot, aux entournures, c’est que peu importe le régime et que même sous le régime du non-régime, persisteront des obligations et des sanctions. C’est-à-dire un assemblage institutionnel. Nous y reviendrons.

Cette tendance du travail libéré confère à l’Etat un rôle stratégique, quand bien même elle appellerait à son dépérissement. Et si ce n’est pas de l’Etat tel qu’on le connaît en tant que monstre froid sécuritaire au service du capital, la tendance poursuit l’institution de régulations supra-locales, telles que les coopératives ouvrières, les caisses de retraite et de santé autogérées. Cette tendance n’a pas de mal à se dire de « gauche », mais s’il lui arrive de fréquenter les urnes, c’est toujours en se pinçant les lèvres. Elle est aussi très critique envers les mots d’ordre réformistes de la CGT ou du PCF, car elle ne croit pas à une répartition plus égalitaire des richesses, mais à la fin de la propriété capitaliste et du pouvoir du capital d’employer la force de travail de la classe salariale. Visée radicale que les syndicats et les partis trop connivents du pouvoir ne savent pas assumer. Visée révolutionnaire que l‘abolitionnisme ne fait souvent pas l’effort de distinguer dans la tendance du travail libéré. Il est vrai que la nuance est subtile, car même si la CGT et le PC n’ont en pratique plus aucune force subversive, la tendance du travail libéré continue de leur attribuer un rôle historique majeur dans l’organisation de la classe salariale. Et si le syndicat et le Parti ne sont plus en capacité d’honorer ce rôle, ce n’est en aucun cas sur ces ambulances-là qu’il faut tirer. Notamment du fait qu’au sein même de ces organisations aux apparences de mort-vivant volodinien, il y a encore des franges révolutionnaires vivaces, organisées, puissantes, en lutte avec leur direction sociale-démocrate. Le réseau salariat lui-même vise à inspirer cette classe salariale selon ses propres termes, pour ne pas perdre de sa vigueur dans la bureaucratie et les petits compromis des cols blancs du PC et de la CGT.

Voilà pourquoi, quand en manifestation, le service d’ordre de la CGT aide la police à briser le cortège autonome, les abolitionnistes y voient une confirmation de la traîtrise profonde de la gauche ouvrière, là où la tendance du travail libéré voit simplement une corruption de la frange réformiste du syndicat, devenue contre-révolutionnaire au contact de la classe dirigeante. Une frange dont il faut se débarrasser, sans abandonner le principe du Parti et du syndicat. Imaginez simplement comment se déroule une préparation de manifestation, toutes tendances confondues. Imaginez le bilan commun après les faits. Imaginez l’état dudit « commun »…

Pourtant, les tendances abolitionnistes tout autant que celles du travail libéré se basent sur les mêmes écrits de Marx (les fameux Manuscrits de 1844), pour en conclure des acceptions viscéralement opposées. C’en est presque drôle. On aurait pu croire à une chamaillerie de rats de bibliothèque. Mais quand on est sur le chantier de charpente à 8 m de haut, que la panne faîtière de 50 kg et 6 m de long est tenue à un bout par un funambule abolitionniste et à l’autre par un équilibriste du travail libéré, étrangement, il n’y a pas l’ombre d’une chamaillerie. La distinction s’évapore dans la nécessité de l’ouvrage. Au départ du moins. Et tant mieux, car dans les chantiers entre nous, il n’y a ni casques ni cordes ni mousquetons… Mais dans le temps, tout se brouille.

Ce serait une illusion de croire que cet état de transcendance et de dépassement des tendances par le commun et l’épaisseur charnelle de la vie effacent à tout jamais les tendances du travail et, par rebond, du rapport à l’Etat, aux organismes sociaux, à l’école, à l’argent, à la propriété… Car au delà du chantier commun entre amis, à force de réunions, d’écrits, de prises de position (verbales ou non, dans le groupe mais aussi publiques et au nom de tous), d’élaborations prolifères de tentatives manifestes et d’expériences communes face à l’ennemi commun (la police, les politiciens, les patrons…), les tendances réapparaissent au point de créer dans nos groupes une impossibilité de faire ensemble. C’est précisément au moment d’éprouver le commun que les tendances surgissent, et dévoilent des filiations distinctes que l’affinité jusqu’alors masquait. Notre commun est extrêmement vulnérable aux tendances. Il les alimente au moins autant qu’il les dissipe. Jusqu’à ce que l’affinité à son tour vacille.

« C’était un sacré rêve, quand même. Les stations orbitales, l’immortalité, quitter les caves, rogner les tours – dégager de la planète, en fait. Et lancer les usines de décontamination air-terre-eau, tous les chantiers écologiques, on ne parlait que de ça. Ressortir les vieux ADN des labos, et relâcher des Lapins et des Oiseaux. Libérer la Terre, s’installer là-haut et La regarder refleurir pendant des siècles. On y a cru. Pourtant, la défonce était mauvaise, à l’époque, n’est-ce-pas ? Mais on y a cru. Dans le noir, nous n’avions pas grand-chose d’autre à faire. » Deletion, manager crapuleux et céleste du groupe de Marquis, Outrage et Rébellion, Catherine Dufour.

Nous venons seulement d’extraire deux de ces tendances du noir. Il faudrait maintenant imaginer leur multitude fourmillante, leurs imbrications et leur incarnation plus ou moins consciente dans une même tête. Se dire qu’elles ne s’expriment jamais comme telles. Qu’elles s’échappent à chaque fois que l’on tente de les débusquer. Pourtant ce sont elles qui tirent les ficelles en dernier ressort. Le fait de les expliciter ici, dans nos groupes et dans l’action de nos tentatives de communismes immédiats, c’est pour mieux s’en délester. Nos tendances fonctionnent comme des écrans qui nous empêchent de voir ce qui nous attend derrière. Elles bouchent complètement l’horizon, même si elles nous donnent la sensation de nous guider. Tout devient impossible quand on ne jure plus que par elles et qu’on les mécanise, qu’on tente de les appliquer comme dans le texte. Elles renvoient chacun à sa case froide et dure, elles crispent les positions. Voilà tout le jeu le plus appauvri des tendances. Les expliciter ici et en partie, c’est une manière de les faire dialoguer, pour qu’elles détendent leurs voiles et nous laissent regarder derrière. Penser leurs agencements fulgurants et leur compréhension mutuelle nous permettrait d’en faire un bagage léger, dont on pourrait sortir l’artillerie lourde qu’il contient dans nos luttes communes. Ce sont des armes pour penser l’ennemi loin de ses termes à lui. Mais ces tendances deviennent aussi nos ennemis intérieurs quand elles fonctionnent comme des bibles ou des programmes. Il nous revient de les articuler pour qu’au sein du commun elles laissent de la place à ce qui pourrait advenir et n’est encore écrit par personne.

Il ne faudrait pas qu’en dernier recours tout ce que nous ayons en commun ne soit plus qu’un burn-out généralisé et un amour perdu. Pour ça, les institutions capitalistes étaient largement suffisantes.




Se délester de l’institution, penser nos tendances institutionnelles




Que tout ceci ne nous empêche pas de prendre parti. Notre vitalité se déploie aussi dans l’être partisan. A la nuance près qu’un partisan à la logique binaire, qui cherche à appliquer un programme unique, une esthétique monochrome, une morale exclusive, tient davantage du parfait automate que ce monde attend de nous, que de l’agencement fulgurant qui ferait enfin tomber le rideau de l’impossible et du réalisme. Notre partisanerie est celle de l’enchevêtrement des contestations et des désertions contre la rationalité douteuse et la discipline morbide de notre temps. Toutefois nous ne tenons qu’à un fil, à épaissir par la manifestation de la multitude qui nous habite. Car les institutions du capitalisme (et ses habitus) ont pour elles la force des choses, l’allant de soi, la rationalité, l’évidence et la sécularité. Si nous les croyons absentes de nos tentatives, c’est que leur retour fracassant est proche.

« Les vraies difficultés ne survinrent que plus tard, avec l’apparition d’abord d’une surdemande sur certaines femmes et certains garçons qui occasionnaient tirage au sort et donc jalousies. Puis les « surdemandés » exigèrent des contreparties à leur « surtravail » et l’économie grignota petit à petit sur l’échange : les dominants se mirent à payer les soumis et les soumis à faire monter les enchères. L’argent s’infiltra entre les corps et gaina les verges. Un véritable marché de l’offre et de la demande se mit en place. Le déséquilibre s’amplifia. C’est sur cette errance prostitutive que la mafia allait bientôt faire une entrée fracassante ». A propos de la chute de la cité de Gomorrhe, lieu de pratiques et de plaisirs autrement inconcevables, situé dans la Zone du Dehors d’Alain Damasio.

La surdemande et le surtravail sont un avant-goût de la loi banale qui guette les milliards de pauvres de Varvelia Lodenko. Une loi instituée qui colonise les tentatives de communismes immédiats. Nos habitus marchands plus ou moins ensevelis sous des couches de convictions contestataires se trouvent en permanence aimantés vers la surface par le marché du monde. Nous sommes des jouets en ferraille mus par des champs sociaux dont le magnétisme nous devance. Nous n’avons pas de mal à identifier cet envoûtement, néanmoins nous rechignons à dire l’équivalent se jouant à notre mesure. Nos propres institutions ont comme les autres leur allant de soi et leur évidence, que le temps de l’insurrection n’aura que temporairement sublimé.

Dès que nous voulons opposer une présence au monde, là où son rythme impossible fait de nous des absents de nous-mêmes, nous fabriquons des institutions. Mettez deux révolutionnaires ensemble, ils édifierons des institutions. C’est-à-dire de l’impersonnel, du permanent, du stabilisé, qui finissent par fonder un ordre supérieur, qui lui même tend à se reproduire. Et ce n’est pas grave. L’impersonnel s’avère tout à fait vivant, voire exaltant. Oui, la singularité de nos êtres nous fait vibrer. Mais pas moins que nos singularités d’agencement, c’est-à-dire celles de nos groupes, qui avec le temps se ritualisent et sculptent nos silhouettes. L’institué chez nous prend notamment la forme de ce que nous donnons à voir à l’extérieur : nos livres et nos actions, nos mots d’ordres et nos fêtes, nos banderoles et nos fumigènes. Et comme le veulent toutes les composantes de l’institué, à la fin c’est elles qui nous écrivent.

« Varvalia Lodenko n’a pas agi toujours dans une solitude écrasante. Quand nous étions prévenus de son arrivée quelque part, nous nous arrangions pour l’accueillir avec une fanfare, une banderole et du pemmican, et aussi de l’alcool de lait, quand nous avions pu nous en procurer. »

Dire que nos groupes sont des institutions est une pilule bien amère à avaler pour ceux qui n’ont que la destitution à la bouche. Évidemment, il faut destituer le monde, en se détournant de lui pour de bon, en désertant son ossuaire, comme le suggérait ce fameux tag du printemps 2016. Mais ce printemps fut instituant pour notre camp, il a permis d’organiser nos propres forces contre celles de l’ordre établi, ce modèle total et envahissant de l’institué. Il nous a permis de nous penser dans notre transversalité, contre un régime écrasant, plutôt que par notre atomisation ordinaire. Depuis, ces « forces organisées » se sont solidifiées, et dans plein d’endroits elles l’étaient déjà depuis longtemps. Elles sont devenues présentes, plutôt qu’absentes. Mais le présent, si adulé dans nos milieux, recouvre bien d’autres dimensions que le simple fait d’exister enfin, à un endroit et à une époque. Le présent est aussi ce qui s’installe, s’implante, se constitue et rassemble, donc s’institue. « Organiser nos forces, maintenant » est une pirouette chevaleresque du langage pour ne pas parler des institutions dont nous posons sans cesse les jalons, sous couvert de destitution et de présentisme.

L’institué n’est pas le seul apanage du capital. Dans nos groupes-institutions, nous établissons nos règles, elles sont le fruit réifié de nos tendances, et elles sont d’autant plus pernicieuses qu’elles sont dissimulées par la grande morale anti-autoritaire dont on se réclame. Notre méfiance de la domination est d’une telle évidence que l’on accepte, en faisant mine de regarder ailleurs, que se ritualise la douce valse tyrannique des charismes, des savants, des éloquents et des premiers arrivés. Constater l’efficacité de l’institué dans nos groupes a un goût très amer. Déjà pour ceux qui débarquent en croyant participer à une expérience révolutionnaire hors normes, et qui réalisent que leur intégration au mouvement exige de se taire, d’apprendre, de suivre le tempo commun et d’entrer dans le rang. Comme à l’école. Se socialiser en suivant les normes en vigueur, aussi informelles et implicites soient-elles. Contre tout écart malvenu des sanctions se font sentir. Les mots et comportements sauvages hors de la ligne seront recadrés par les tenants de la ligne, officiellement par le verbe, ou implicitement par un regard noir, un manque d’écoute, l’ignorance, une mesure discrète d’isolement… Comme dans la cour. Le constat est aussi violent pour ceux du groupe qui établissent malgré eux les normes et les sanctions, et qui se détestent dans ce rôle-là – car nos communismes ressemblaient à autre chose sur le papier. Toutefois les législateurs-malgré-eux ont de fortes raisons de tenir la ligne, prendre soin du feu et choyer l’âme. Ils savent que ce qu’ils ont édifié leur a demandé du temps, de la sueur, du tâtonnement, d’engager une complexité sensible et politique qui n’est pas donnée au premier venu. Ils perçoivent la nécessité de transmettre et d’accueillir, et tentent de préserver le cœur de la cause dans le même élan. La transmission est rarement une action explicite de passation de savoirs, avec une date, des horaires et un powerpoint. C’est souvent un imbroglio de signes exemplaires montrant le chemin, mêlés de signes désapprobateurs qui sanctionnent. Les dispositifs de récompenses et de sanctions s’aguerrissent avec le temps, dans nos milieux comme ailleurs. Les dominants dans nos groupes comprennent intuitivement qu’en lâchant la bride et en reconnaissant l’autre dans sa légitimité à désapprouver les règles du jeu, ils n’en ressortent que plus respectés, écoutés et suivis. Leurs stratégies d’absence, pour que puisse se dire la cause sans leur regard en surplomb, rendent leur présence minimale d’autant plus puissante et déterminante. Dans nos groupes, le pouvoir de ceux qui sont partis est immense.

« De toute façon, je vais vous envoyer une cassette où Varvalia Lodenko explique ce qu’il faut faire quand il n’y a plus rien à faire. »

Nous nous croyions poussière d’étoiles mais nous nous révélons débris institutionnels. Nous nous croyions ontologiquement singuliers, nous nous découvrons socialement imprégnés. Nous avons grandi dans un bain de sens que nos insurrections auront du mal à destituer. Et le jour d’après l’insurrection ne sera qu’un florilège d’institutions.

L’institution est considérée comme ce qu’il y a de plus rebutant pour nous. Elle représente tout le contraire du mouvement. Elle s’oppose systématiquement aux flux que nous voulons libérer, et symbolise trop bien ceux que nous voulons bloquer. Mais peut-être que nous nous en faisons une fausse idée. L’institution est un phénomène bien plus vaste que l’Etat, l’Assemblée Nationale, l’école ou l’hôpital. Elle déborde largement l’organisation agonisante enfermée entre quatre murs physiques. Elle est nos murs intérieurs, nos groupes, nos organismes, nos croyances, nos errances et nos régimes. Nous sommes contre la loi, alors nous en écrivons des tas sans jamais le dire.

Nos rencontres sont des arènes dans lesquelles se déroule une baston euphémisée pour la gouvernance de nos groupes sans gouvernance. Ce sont des shows, dans lesquels ceux qui savent présenter leurs lectures du drame avec humour récoltent des points d’audience. Ceux qui réussissent une démonstration intelligible d’intelligence convainquent. Ceux qui font preuve d’une éloquence aussi simple que brillante conduisent. Ceux qui sont aptes à penser l’esthétique, sans jamais abandonner la cause, séduisent. Autrement dit, ceux qui inspirent la vie, gagnent. Et il gagnent en retour le droit de la définir légitimement.

Dans nos groupes nous opposons systématiquement nos singularités et nos transversalités à l’universel. Mais il faut bien admettre qu’en faisant cela par principe, ou par habitude, nous réintroduisons de l’universalité. Maintenant, la tâche qui nous incombe, c’est de faire tomber le masque de l’universalité sous-jacente. C’est de se doter des analyseurs qui révèlent les pouvoirs implicites. Il faut que nous soyons dérangés par nos propres pratiques destitutives de nos groupes-institutions. Tant que l’on se sent à l’aise, c’est que l’on n’a encore rien touché de nos ordres établis.

Spinoza proposait contre le pouvoir absolu de l’Etat, « le droit de guerre de la multitude comme droit de résistance à la domination ». Cette guerre nous paraît évidente contre les institutions du capital. Mais cette évidence ne doit pas nous empêcher de penser la bataille de nos multitudes dans nos propres institutions communistes et immédiates. La bataille à mener est un conflit de recherches, un choc des études. Un croisement contradictoire d’observations et de récits de vies. C’est une bataille de parcours humains qui partagent un terrain d’expériences mais qui en ont déduit des acceptions différentes et en éprouvent des périmètres distincts. Ce terrain d’expérience mouvant doit devenir explicitement notre terrain de recherche. Pour cela, il nous faut ouvrir l’espace pour provoquer les rencontres entre les expériences, loin du tempo agité du moment. Et cette entrée en recherche doit nous lancer dans une confrontation dialectique des représentations que l’on se fait du monde, d’ici, du commun, du groupe, pour mieux les maîtriser et les mettre en mouvement. Il n’y a que dans le mouvement que l’on peut saisir l’état des choses, car tant qu’elles ne bougent pas on ne voit rien.

La radicalité c’est ce travail de composition et d’agencements de nos tendances, de nos recherches, de nos pratiques, qui nous emmène ailleurs. Agencer c’est rompre avec les compromis mollassons, l’addition fade, et la dilution de la viralité de la cause dans un pâle résumé ou dans la parole des chefs éloquents. La radicalité c’est de ne plus être sujet à la capture, depuis l’autour ou depuis l’intérieur. La radicalité revient à déranger l’âme, la cause, le feu – peu importe les termes – pour faire émerger une compréhension commune de leur composition. Notre commun est autant la récolte vivrière du jour posée sur une table, que l’effort partagé de retrousser les intériorités de nos actions et de nos histoires pour qu’elles s’agencent enfin. Et ne nous fatiguons pas trop dans les dimensions psychologiques et affectives. Le soi, le sujet et l’égo sont des arnaques de l’époque pour nous empêcher d’ériger du commun et des institutions instituantes. La révolution ne sera jamais faite par un tutoriel de développement personnel.

La vitalité intentionnelle de nos agencements nous évitera de perdre du temps à produire et reproduire inconsciemment l’ordre établi et les ordres stabilisés de nos groupes. Notre époque insensée est celle du jour de l’effondrement toujours repoussé, du profit maximisé jusqu’à la dernière goutte de sève et de sang, de la vénalité universelle qui se répand jusque dans le dernier geste. A cette époque, le monde exulte de nous voir lambiner dans ce que nous croyons être des déchirements affectifs, alors qu’ils ne sont que la conséquence de nos tendances non-dites et de nos institutions refoulées. Ainsi est retardée l’émergence des bascules multiples auxquelles nous appelons, et ce monde jubile de nous voir patauger dans nos habitus bien ancrés en sécurité sous la couche de nos croyances dissonantes.

Il va falloir sérieusement se pencher de près sur le feu.

« Varvalia Lodenko se pencha au-dessus du feu. Elle y rajouta une brindille. 

Elle avait l’air ratatinée et minuscule, et pourtant, si tout se déroulait comme prévu, c’était d’elle qu’allait jaillir l’étincelle qui remettrait le feu à la plaine. »













Texte à paraître dans le numéro 2 de la revue Agencements, aux Editions du Commun







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