Communismes car il s’agit bien de remettre en cause le maximum de dominations, sur tous les plans et de tenter, selon des modalités d’actions et de recherches respectueuses de notre multitude et de nos formes de vie, d’agréger nos moyens pour libérer les viviers d’aspirations qui n’éclatent pas à la face du monde, faute d’argent, d’assurance ou d’organisation collective. En prenant en main sans plus attendre la nécessité du commun ou de la commune, en imaginant un contre service public qui irait dans le sens d’une sortie du régime actuel, nous souhaitons que jaillissent de terre ces plans que les gens fomentent dans leur tête depuis tant d’années.
Immédiats parce que nous sommes pressés et ne pouvons attendre un hypothétique futur vivable.
Immédiats aussi, car nous ne comptons pas sur l’intermédiaire des élections, des partis ou de l’Etat pour qu’ils fabriquent à notre place une réalité plus satisfaisante.
Nous voilà ainsi partis pour mettre toutes nos étrennes et nos productions en commun sur un fonds de trésorerie collective, puis frapper (à la porte) des riches afin de collectiviser l’argent qui dort. Entre ce rêve qui nous imprègne depuis toujours et la réalité qui nous écrase, émerge, dans cet entre-deux ouvert, une tentative expérimentale, de communismes immédiats.
Apparemment le vocable marxiste en effraierait plus d’un, donc il nous revient de préciser qu’avec les communismes nous parlons bien des multiples façons de mutualiser des moyens de productions, de mettre en place des solidarités directes et d’abolir le rapport de classe que l’on retrouve notamment au travail, tout ceci depuis le terrain (au sens territorial, mais aussi de recherche) sur lequel nous vivons.
Bien sûr, la question du communisme est épineuse. Et quand certains d’entre nous utilisent le terme, c’est d’abord en tant que mot-obus, pensé pour favoriser la politisation de nos recherches, de nos actions, et de nos rapports. Pour ne pas simplement faire semblant d’évoluer libres de toute de hiérarchie sociale, en dehors de toute détermination économique et culturelle, mais en caractérisant les rapports asymétriques que nous subissons et en proposant une tentative de sortie. Oui nous pourrions utiliser des termes moins provocateurs… Mais si le communisme (et nous le mettons au pluriel) choque et provoque, c’est bien que nous sommes dans une époque qui interdit et neutralise le politique, à tous les rayons. Il y a quelques années, nous nous accordions pour dire que la sociologie était un sport de combat… Aujourd’hui nous affirmons que la recherche qui se mouille et transforme, c’est à dire la recherche politisée, est un sport extrême. Et ces communismes ou ces « communalismes » dont nous parlons, n’ont rien à voir avec l’histoire des pays dirigés par Le Parti. Nous visons d’abord un passage à l’acte, ici et maintenant sans plus attendre, vers des formes communes, contre une société concurrentielle qui nous atomise.
Une histoire de recherches-actions
Cette tentative, aussi pressante soit-elle, est pourtant le fruit d’une longue histoire de travaux de recherche-action collective menés depuis plusieurs années autour de l’économie commune, et regroupe une multitude de gens et de groupes aux origines variées. Des syndicats, des travailleurs de tout secteur, des chômeurs, des associations, des autonomes, des universitaires… nous pourrions voir dans ce collectif un concentré de manif avec toutes ses chapelles… Et il y a bien un peu de cela dans notre organisation naissante, à la différence prés qu’elle se constitue autour de connivences et de liens, de livres, de concepts, d’échanges, d’écritures collaboratives, et d’une ferveur à mettre nos recherches en pratique, tout en analysant en profondeur ce qui est en train de se jouer dans le processus instituant qui se déploie.
Sortir du territoire, vivre un terrain
Nous agissons sur un territoire, nommé Pays de Tulle, Corrèze ou Limousin… Cependant nous en contestant la notion, car le territoire nous apparaît davantage comme le produit d’une logique technocratique d’aménagement et de planification, pensée d’en haut, qui vise à organiser pour nous les endroits où nous vivons, selon des objectifs de développement économique avant tout.
En travaillant ensemble à comprendre quelle dépossession nous subjuguait et ce qui nous empêchait de maîtriser un minimum le « territoire » de nos actions, il nous paraissait évident que vivre notre terrain allait passer par en subvertir, à notre mesure, les rapports économiques qui le composaient.
Exister sur un territoire revient par définition à être gouvernés par d’autres, dans la mesure où c’est un territoire administratif dont il s’agit. Nos formes de vies, elles, occupent des terrains de jeux et de recherche. C’est à dire des terrains modifiables, jouables, où s’exercent des jeux de forces que nous voulons expliciter et ensuite perturber, notamment dans ses dimensions économiques.
Une forme économique sans lucrativité
Ces rapports économiques sont, entre autres, ceux imposés par la propriété lucrative. C’est à dire cette forme de propriété privée qui est utilisée à des fins profitables (loyers, exploitation marchande et spéculative du foncier…). Nos fonds communs et donc communistes, permettront à des personnes ou des groupes d’acheter une ou des propriétés privées, si tel en est le souhait. Ensuite, le contrat passé avec notre organisation de fonds consistera à laisser toute liberté aux propriétaires de faire ce qu’ils veulent avec leur bien, sauf de le louer. Ils ne seront pas obligés de remettre le bien ou ce qui y est produit, au service du fonds commun.
Casser le rapport rémunération/contribution
Le travail est également au cœur des formes de domination courante. En tant que jouets de la rationalité économique, nous offrons habituellement notre force de travail aux entreprises et administrations dirigées par d’autres, dans leur intérêt. Pour renverser ce rapport d’exploitation des humains, devenir joueur plutôt que jouet, et enlever le pouvoir de qui que soit d’employer la force de travail d’un autre, nous pensons qu’il est nécessaire de donner un revenu aux gens, sans leur imposer en contrepartie de travailler. Nous payons les individus, et pas leur poste de travail. Le salaire, lié à la personne, quoiqu’elle fasse, lui permet ainsi d’être libre de contribuer ou non à une unité de production, du fonds commun ou d’ailleurs. Elle sera payée, car elle en a besoin. Et nous pensons que cette émancipation là est essentielle, notamment pour tous ceux qui sont poussés à bout dans leur travail, bloqués dans une sphère qui les violente, mais qui, faute de perspective, ne peuvent quitter leur emploi ou tenter de le transformer sans risque.
D’où vient l’argent ? Des trésoreries positives (d’individus ou d’organisations) qui peuvent la mettre à disposition du fonds commun, des productions vendables de notre propre organisation, et pourquoi pas de subventions, et de dons. Nous savons qu’ici des entreprises et des individus ont des réserves d’argent dont ils ne se servent pas (temporairement ou durablement), pendant que d’autres en manquent pour lancer ou faire vivre leurs initiatives. Après avoir expérimenté ces possibilités de prêts / dons / subventions à petites échelles dans différentes structures ici, nous souhaitons changer d’échelle et collectiviser en plus grand, en s’alliant.
La forme écosystémique
Ce système là ne fonctionnera que dans la multitude et la diversité des ressources et des dépenses. Il faut donc s’assurer de la forme écosystémique de l’ensemble. Cette faune d’initiatives a quelque chose de viral et de colonisateur que les actions sectorisées ne peuvent pas avoir. Il est bien question ici de surgir du milieu, puis d’imprégner chacune des branches qui s’y rattachent. Tout comme notre recherche-action est transdisciplinaire, et vient piller toutes les formes de sciences humaines, avec une posture de hacker, notre organisation économique commune et communiste, est un concentrée de bidouilles diverses qui ne peut vivre autrement que dans la multitude et le bricolage. C’est seulement ainsi que nous arrivons à faire le lien entre de fortes prétentions à individualité, et la nécessité du collectif, puis du commun. Nous avons grandit dans un monde libéral où l’espace de liberté qui entoure l’individu, et tout particulièrement son versant économique, relèvent de l’ordre du sacré. De ce fait, il nous faut utiliser la totalité de nos arts du bricolage pour conjuguer ces espaces divisés et juxtaposés, avec des formes communes.
Partout naissent des caisses de solidarité ou de grève, des systèmes d’échanges locaux, des monnaies, des organismes de micro-crédits… A défaut d’avoir concouru à l’effondrement du capitalisme, ces initiatives ont le mérite de faciliter les émergences. Nos fonds communs sont simultanément une union entre ces initiatives là, et leur dépassement. Car dans ce dépassement de l’addition des initiatives, dans ce tout supérieur à la somme de ses parties, se jouent des perturbations multiples; dans les règles de la propriété lucrative et du rapport au travail, dans la construction nouvelle de ponts entre des îlots d’autonomies déjà existant, dans les normes de la recherche académique détournée par des chercheurs-acteurs considérés comme illégitimes mais souhaitant transformer leurs réalités… Nous appelons à éprouver ces bousculement, tout en tenant fermement l’ancre avec le terrain. Car c’est en réalité une perturbation institutionnelle que nous visons.
La question de l’échelle
Cette « tentative » est en cours d’application. Mais elle a déjà été éprouvée par des dizaines de collectifs locaux à leurs échelles. Ce que nous essayons d’opérer désormais, c’est un changement d’échelle et de plan d’action. Reste maintenant à voir si cette grandeur là est juste ou non. Rien n’est joué… Jusqu’ici, les collectifs ont mutualisé leurs expériences, leurs recherches, leurs trucs et astuces en tout genre. De nos techniques internes d’organisations dites horizontales jusque dans nos liens avec les administrations, de nos bricolages technologiques en mécanique ou en informatique jusque dans nos luttes contre les stéréotypes de genre, nous essayons de tout partager pour nous auto-former largement. Mais quand il s’agit d’argent, la donne risque de changer.
Une autre question se pose quant-à nos stratégies habituelles d’éparpillement. Jusqu’ici nos forces reposaient dans la dispersion de nos structures, champs d’actions, recherches, stratégies, postures politiques… Notre terrain est peuplé d’îlots expérimentaux qui souvent agissent de leur côté, en rayonnant à distance respective les uns des autres. Aussi possibles et souhaitables soient les croisements, ils ne s’opèrent que trop rarement en réalité. Alors, nos tentatives communistes représentent clairement une volonté d’unir ces îlots en archipels, en constellations. Cependant nous vérifions bien la force et l’intérêt de l’éparpillement, dans ce qu’il avait de fougueux, d’incontrôlable et de vivant. Nous avancerons donc sur une ligne fine et piégeuse, entre singularités et pluralités, entre dispersion et conformité. L’union ou l’archipel sont peut-être ces espaces intermédiaires sur lesquels nous devons nous pencher en tant que formes hybrides jouant sur des équilibres instables entre le commun et le singulier. Car il serait vraiment dommageable de perdre l’énergie multiple qui sourdre du terrain en voulant fédérer selon des plans trop rigides et centralisateurs, des énergies dont la férocité se situe à l’endroit de l’éparpillement. Et en miroir, nous voyons bien le « manque à gagner » à ne pas tenter de dresser, malgré tout, des plans communs entre elles.
Dans ces plans, l’ambition de sortir de l’économie plutôt que de faire avec, demeure insatisfaite pour beaucoup. Car persistent des marchés, de l’argent et des banques… Ce qui nous fait dire que l’économie populaire, est peut-être un pis-aller, permettant de prolonger éternellement l’économie elle-même, qui n’est autre qu’une cristallisation des conflits de classes sociales, lesquelles nous font encore violence. L’économie n’a rien de naturel à l’humain, elle est née dans des circonstances toutes particulières, traçables et (d)énonçables. Notre plan est cependant à très court terme. Il s’agit de faire sortir de terre tout ce qui est empêché par l’économie actuelle, et cela nous semble être une condition de base pour que l’économie elle-même s’efface enfin.
Par Nicolas Guerrier