«Un nouveau problème éclate dans le monde, il s’appelle couleur. Il s’appelle couleur, le nouvel élargissement du monde.» Pasolini, La Rabbia
C’est parce qu’une main frappe à la porte que je dois bien me rendre à l’évidence : je suis chez moi. L’ai-je déjà été ? Peut-être mais je n’ai jamais prononcé la phrase. Je n’ai jamais utilisé les mots, je n’ai jamais eu ce sentiment. Je n’en n’ai jamais eu besoin ou plutôt, jamais envie.
Pourtant.
Avec ou sans racines nos pieds touchent bien le sol. Avec ou sans passé, nos corps sont pétris de souvenirs. Mais je ne voulais pas, et reste tendue à l’idée de m’y soumettre.
Occidentale, catholique, européenne, française, blanche, riche.
Que faire d’un passé dont on ne veut pas, d’une racine en putréfaction ? Peut-on inventer son chez-soi sans mensonge ? Le fabriquer ? Le coudre ? Le faire renaître tout en gardant nos morts.
Il n’est pas d’idée plus réductrice que la psychologie raccourcie qui préconise que l’on devienne ce que nos parents sont ou exactement le contraire par réaction. Heureusement la vie n’est pas ce qui offre ces deux uniques parcours, mais seulement l’idée que l’on s’en fait.
Voilà pourquoi il me semble nécessaire de vivre parmi d’autres, de s’organiser ensemble, et cela pour bien autre chose que se partager le gâteau, mais parce que c’est la meilleure arme contre un passé à faire plier.
On ne sait jamais ce que le passé nous réserve.
Pour vivre bien, il faut de la place pour penser, le bord d’une rivière pour pêcher.
«La rivière reflétait ce qui lui plaisait du ciel et du pont et de l’arbre flamboyant… J’aurais pu rester, assise là, une journée entière, perdue dans mes pensées, dans ma méditation pour appeler la chose d’un nom plus imposant qu’elle ne mérite. J’étais comme un pêcheur qui, ayant jeté sa ligne dans une rivière, verrait cette ligne osciller parmi les reflets et les herbes, émerger ou s’enfoncer au gré de l’eau jusqu’au moment où -vous connaissez le petit déclic- une idée s’accrocherait soudain à l’hameçon : alors commenceront les précautions pour la haler, la retirer de l’eau.» Une chambre à soi, Virginia Woolf
Chez moi, un endroit ?
Il y a de cela quelques jours des amis de passage m’ont invité à manger. Venus sans leur maison, ils m’ont invité à venir faire à manger chez moi. Il n’y a pas l’ombre d’un doute c’est bien chez eux qu’ils m’ont invité ! J’y découvris même le liseré rouge des assiettes, si connu de mes yeux.
En faire une demeure.
Demeurer, dérivé de la notion de durée, mora en latin, demorer «tarder».
Chez moi se vit.
Chez soi se sent.
Chez moi se traîne.
Moi, un toit?
L’obsession identitaire, ce grossier moyen de nous vendre des merdes qui nous ressemblent, et d’empêcher toute rencontre avec ce que l’on ne connaît pas et qui pourrait nous rendre fort. L’obsession identitaire, là pour palier à la mort du dieu, et faire de chacun de nous notre propre divinité.
Je ne sais pas s’il faut chercher à se définir. Je n’ai pas envie d’une idée pour définir notre présence. C’est un enjeu sans recul possible et en plein mouvement. Si parfois nous ressentons le besoin de penser notre identité, alors pensons-la comme un verbe.
Nous sommes les gens qui font…
Et que faisons-nous d’ailleurs ?
Et toi, tu fais quoi ?
J’suis prof, comptable, stagiaire…
Pas comment tu gagnes ta vie, mais qu’est ce que tu fais ?
Nous sommes ceux aux mains maladroites, cachés entre la réflexion et la pratique, qui sculptons nos vies.
Et aucune forme de vie n’est gagnée d’avance, c’est un terrain de conquêtes et de replis, d’attaques et de défenses. D’ailleurs, c’en est bientôt fini de s’entendre dire «qu’il faut bien gagner sa vie». Une guerre peut se gagner, mais pas la vie, car sa consistance même, est d’un jour se perdre.
Il y aurait d’un côté cette idée que le monde change et cela pour le bien. Qu’il faut évoluer, avancer. Qu’il faut progresser ! Et d’un autre, l’idée que nous sommes quelqu’un, et que ce quelqu’un est enserré dans une identité, qui fait de nous le même hier et aujourd’hui, et que pour se trouver il suffit de se chercher, car nous nous préexisterions.
Instinctivement, il me paraît absolument douteux que notre régime de présence soit si contradictoire avec celui du reste du monde.
Rien n’est pur mouvement, comme rien pure immobilité.
Nous sommes dans le reste, nous sommes fait de lui.
Nous sommes le paysage, pas ceux qui marchent dessus.
La «politique à partir de soi»… «naît de la réflexion sur l’expérience que chacun fait, du fait d’être ensemble dans un projet mais aussi dans le monde et elle se fonde sur la relation. Mais dans ce que nous sommes, il y a quelque chose que l’on ne peut pas décrire, quelque chose qui n’est pas réductible à ce que l’on peut exprimer en paroles, parce qu’il faut être présente pour le vivre.» Ne crois pas avoir de droits, Libreria delle donne di Milano
L’Occident a inventé l’identité comme moyen de contrôle et le mal de vivre comme moyen de répression.
Je rêve d’un monde aux présences nouvelles, ou ancestrales d’ailleurs, où il me serait moins grave de disparaître. En fait : tout aussi grave mais moins aveuglant. J’ai besoin de fondre, et de sentir ma propre disparition en toutes les autres, j’ai besoin de faire corps avec autre chose que mon corps.
Il nous faut maintenant apprendre la disparition.
Faire maigrir nos destins et éconduire leurs ambitions. Les faire réduire, comme un plat en sauce. En fabriquer un nectar plus essentiel.
«Le tragique ne doit donc pas être confondu avec le drame : le tragique est la force où l’homme puise l’énergie d’une existence qu’il sait vouée à la mort. Et c’est la puissance tragique qui anime la parole de l’homme pour autant que l’homme « habite poétiquement la terre », ce qui est loin d’être aujourd’hui le cas, chacun en conviendra aisément. La dérive ne commence que là et à partir du moment où l’habitation poétique se perd. Quand nous perdons ce mode d’habiter, nous ne faisons que nous loger ici ou là. Construire, uniquement avec la préoccupation de « loger », n’aboutit qu’à défigurer la terre et ne fait que mettre au jour notre misère d’habiter. En réalité, d’une telle façon, même en logeant à la surface de notre propre pays, ou supposé tel, nous sommes déjà déracinés dès lors que nous n’habitons pas notre parole, avec tous les rapports que celle-ci suppose» Monchoachi, revue Lakouzémi
« Ce qui meurt et ce qui demeure »
Le monde se passe très bien de nous. Nous en sommes contrariés et avons imaginé à notre tour très bien pouvoir se passer de lui.
Le dieu changement nous fait courir après une vie sans fin.
Au moment où tout nous incite à devenir, flexible, fluide, gazeux ;
j’ai envie de terre.
Du mot et des grains.
« « Ce qui nous habite » est pour nous ce qu’il y a de plus proche et de plus essentiel. Pourtant « le plus proche » et « le plus essentiel » sont rarement ce qui nous est habituel. » Monchoachi
Les bébés aiment les habitudes, la régularité, les rituels, les mêmes gestes au même moment, aux mêmes horaires, les mêmes gens aux mêmes endroits. Mais ne faisons nous pas erreur en en concluant qu’ils aiment que les choses se ressemblent. Chaque fois que le soleil se couche, un enfant veut la même histoire. Quand le petit connaît l’histoire par cœur et qu’il peut prendre le relais de nos voix pour finir les phrases, il manifeste son envie de faire partie de la vie, de faire corps avec elle. Il se prépare à prendre la place. Nous nous préparons à la lui laisser.
Je suis parfois heureuse de faire partie du passé.
Finir en beauté dans la disparition, et non dans l’accomplissement.
Conservation du passé…
Conversation avec le passé.
Chuchotements.
Silence.
« … mon corps semblait enfermé dans une merveilleuse chambre de verre où nul bruit ne pouvait pénétrer, et mon esprit délivré de tout contact avec les faits… » Virginia Woolf, Une chambre à soi
J’ai commencé à utiliser des boules quiès en cire pour lire dans le train. À ce moment là, nous ne nous étions pas tous mis d’accord pour téléphoner dans le couloir, et n’étions pas assez proches pour se dire les uns les autres de la fermer.
Ces deux petits obstacles ne m’ont jamais donné l’impression de me couper du monde, mais d’aller ailleurs.
« Tout son est l’invisible sous la forme du perceur d’enveloppes. Qu’il s’agisse de corps, de chambre, d’appartement, de châteaux, de cités remparées. Immatériel, il franchit toutes les barrières. Le son ignore la peau, ne sait pas ce qu’est une limite : il n’est ni interne ni externe… Ce qui est vu peut être aboli par les paupières, peut être arrêté par la cloison ou la tenture, peut être rendu aussitôt inaccessible par la muraille. Ce qui est entendu ne connaît ni paupières, ni cloisons, ni tentures, ni murailles. Il n’y a pas de point de vue sonore. Il n’y a pas de terrasse, de fenêtre, de donjon, de citadelle, de point de vue panoramique pour le son. Il n’y a pas de sujet ni d’objet de l’audition. Le son s’engouffre…
… Il n’y a pas de paysage sonore parce que le paysage suppose l’écart devant le visible. Il n’y a pas d’écart devant le sonore. Le sonore est le pays qui ne se contemple pas. Le pays sans paysage. » Pascal Quignard, La haine de la Musique
Chez moi est son.
« C’est la voix de l’étendue qui parle aux ongles et à l’os.
Enfin chez soi, dans le pur, atteinte du dard de la douceur. » Michaux, La Ralentie
Chez moi est une voix.
Accueillir ces voyageurs contraints, ceux qui fuient la mort ou la misère, ça n’est pas partager une matière ou diviser un espace, c’est offrir un répit, un moment de silence relatif. Nous ne sommes pas maîtres de la production de ce silence, il ne dépend pas de nous, nous pouvons juste faire taire les idiots. Les frontières ne sont peut-être pas le réel ennemi. Le langage, ce lasso. Comme un mot enserre un bout de la vie pour pouvoir le brandir. Comme le langage qui dessine le tour de ce que l’on veut partager. Les limites sont aussi des outils, des ciseaux pour découper nos impressions dans la masse du monde, des ciseaux pour affûter nos idées afin qu’elles puissent mieux trancher le réel. Les frontières sont des peaux pour frissonner. Des outils pour partager et s’aimer.
Nous sommes les frontières. «C’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, d’autre part le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté, ni de l’autre, je suis au milieu, je suis une cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’un côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de l’un ni de l’autre…» Samuel Beckett, L’Innommable.
L’horreur c’est l’extension des corps au sol. Là où ils se croient chez eux les idiots, parce qu’ils en ont le titre de propriété au bout des doigts, que leur présence se compte en mètres carrés, en hectares, et parce que leur grand-père y est enfoui dans le sol, là, juste au bout de leurs pieds. Ces frontières-là ne sont plus des traces dans le sable pour dessiner, représenter, elles se veulent « réel ». Ces frontières-là, injustes et sanguinaires, déclenchent notre fureur. Lames de scie, elles coupent les membres, écartèlent les corps. Elles sont privilège, délimitent les possessions, les zones de non-partage, on les repousse pour gagner du terrain, coloniser, conquérir l’ouest, on les repousse pour extraire de nos corps plus de jus. Ces frontières-là, injustes et sanguinaires, déclenchent notre fureur. Ces frontières-là sont les jouets de despotes et de rois fous qui en remplissent leurs poches. Ces frontières-là sont les gribouillis d’enfants abrutis qui se pensent des génies.
Il existe un chez soi juste, fait de mémoire, de souvenirs et d’impression. Un chez soi, qui héberge parfois un bout de nos aïeuls ou qui les hébergera plus tard, mais il n’est vivant que partagé, traversé, rencontré, illimité, discontinu et fantasmé.
Notre chez nous se dessine au contact des étrangers, à leur approche, il émerge, il apparaît enfin. Il ne s’agit pas d’aider son prochain parce qu’il est proche mais justement parce qu’il est lointain. Nous n’aidons pas. Nous souhaitons l’étranger, nous souhaitons qu’il nous traverse pour fabriquer de nouveaux mots au canif, et mieux couper des noisetiers.
Nous apprendrons ensemble à en garder trace.