Prenons la «loi travail» pour ce qu’elle est; une addition de détails techniques qui vise à désorienter l’adversaire, et qui dissimule mal la soif maladive d’asservissement généralisé dont les puissants de ce monde souffrent. Ne perdons pas plus de temps à rendre intelligibles les va-et-vients du texte. Envisageons-le sous l’angle de la morale étouffante qui traverse ses différentes moutures.
Il est précieux d’obtenir noir sur blanc un tel aveu de faiblesse de la part des pouvoirs en place. Ce qui suinte avant tout de ce texte, qui n’est qu’un symptôme, c’est une nouvelle tentative désespérée de reprendre le contrôle, de repousser le moment où tout échappe . Cette loi intervient dans le cadre d’une piètre séquence disciplinaire de l’Etat en miettes. Instauration et prolongement de l’Etat d’Urgence, rétablissement du contrôle aux frontières, loi sur le terrorisme, sur le renseignement… Après avoir tenté de domestiquer le peuple dans de sombres murs nationaux, voilà qu’il faudrait finir de le plier aux normes économiques planétaires.
Saisissons-nous de cette fabuleuse occasion qui nous est donnée -cet édit de trop- pour dire ce qui doit être dit et nous délester de cette bile qui s’est insinuée en nous dès nos premiers rapports aux institutions familiales, scolaires ou entrepreneuriales.
L’emploi, on s’en contrefout. Cette discipline économique et morale que l’on nous impose nous paraît d’un autre siècle. Cette vie fondée sur la carrière, la réussite et le travail absurde, nous répugne.
Et ce n’est pas sa version moderne, acidulée, où l’entreprise n’a plus de frontière, de l’écran à cristaux du réveil-matin, à celui de nos i-phones, aux éclats froids du stroboscope, qui va nous réconcilier avec lui. Là où l’on parle d’indistinction entre le travail et la vie, entre l’économie et le social, c’est presque toujours le travail et l’économie qui emportent la mise, sans reste, jusqu’au fond du plumard.
Les syndicats sont déterminés à «gagner» en obtenant le retrait du texte. Mais le gain en question mérite quelques précisions, du fait de sa nature toute relative. Nous comprenons qu’après une succession de «défaites», dont la plus significative s’est déroulée lors de la réforme des retraites, il faille marquer le coup et tirer la couverture du côté de la gestion «sociale» de l’emploi.
Mais comme il n’y a pas d’emploi sans employeur, sans travail prescrit et commandé, sans enrôlement salarial, sans assujettissement à la hiérarchie ou au Marché, comme il ne nous est pas proposé de contrat de travail qui ne soit d’abord un renoncement au sens de la vie et à celui de la production, nous sommes particulièrement intéressés de concourir à cette «victoire» dans la mesure où des espaces de «contre-emploi», de vie sans emploi, vont être créés pendant ce temps et, espérons-le, seront durablement soutenus. Soutien sur lequel nous comptons notamment de la part des employés militants eux-mêmes.
La force du mouvement ouvrier des premiers âges de la lutte des classes, résidait notamment dans tous les en-dehors de la production qu’il avait (solidarités de quartier, de village…) où qu’il s’est octroyé (bourses du travail, maisons du peuple, cours du soir, caisses de grève, mutuelles…). C’est de cela que nous sommes tous, travailleurs et non-travailleurs, aujourd’hui presque totalement dépourvus… les uns sont accrochés à leur place dans le «dialogue social», au point de n’avoir plus aucune pensée collective de la vie même, les autres sont atomisés dans leur rapport à l’emploi et à la survie, d’autres encore, à quelques-uns, tentent quelques bricolages plus ou moins heureux pour s’en sortir sans sortir.
Il est vrai que nous n’avons pas été systématiquement présents dans ces luttes passées. Nous donnons sûrement l’air de nous pointer aux AG avec nos gueules enfarinées alors que nous n’étions que peu sortis dans la rue depuis le CPE, et nous comprenons sincèrement l’agacement que cela peut générer chez les militants, qui en plus de souffrir au travail 35h par semaine, continuent d’être sur tous les fronts et osent débrayer à chaque occasion malgré les pressions. Comprenez en revanche, qu’empêcher l’allongement de la durée du travail de 62 à 67 ans était malaisé pour nous qui visons la généralisation de la retraite dès la naissance (ce qui ne nous avait pas empêché de contribuer joyeusement à ce mouvement qui avait, à la suite de celui du CPE, fait du blocage de l’économie son arme principale).
C’est contre le moindre jour d’emploi que nous nous battons, et nos absences du conflit social ne signifient pas que nous nous tournons les pouces. Nous étions et sommes encore dans le maquis à faire balbutier des manières différentes de s’organiser pour la vie et pour le travail. Soutenir les droits sociaux de telles ou telles branches séparées nous paraissait compromis dans la mesure où l’on s’emploie à vivre au quotidien la grève générale depuis tant d’années, avec tant de peine. Mais aussi de joie, parfois. Éviter le recul des services publics nous était bien inconfortable puisque c’est précisément par les instances éducatives, sanitaires, sociales et policières que l’on nous a imposé cette morale disciplinaire qui nous a brisés et éloignés de tous les choix. Pourtant, nous voyons bien ce qu’il y a de problématique à leur privatisation généralisée. L’Etat d’un côté et le Marché de l’autre étaient déjà bien assez violents à l’égard du genre humain, mais leur alliance -et il n’en a peut-être jamais été réellement autrement-, est ce qu’il y a de plus effroyable.
Quand nous disons « généralisation de la retraite dès la naissance » c’est d’abord d’une «possibilité de retrait inconditionnel de ce monde» dont nous parlons. Cependant, il nous reste encore à évaluer exactement de quel monde nous désirons nous absenter et dans quelles transformations nous nous devons d’être présents. Mettre fin à l’économie en tant que norme autoritaire définissant tout le cadre de nos activités est un horizon excitant. Cette dernière, malgré ce qu’on nous en dit, est loin de se limiter à « l’activité de production et d’échange, propre à la nature humaine », avec ses airs de neutralité. C’est avant tout une règle de vie qui fait de l’existence un objet comptable. Or, le capitalisme libéral protégé et promu par l’Etat est d’une telle plasticité que nos pistes de sortie de l’économie s’en trouvent profondément brouillées. Il nous fait miroiter des formes subversives et libres qui en réalité prolongent habilement son empire, il utilise très bien l’esthétique libertaire pour repeindre la surface de ses bagnes. Il suffit par exemple de voir combien de politiciens libéraux défendent l’idée d’un revenu de base pour comprendre qu’il n’est pas en soi anticapitaliste. Nous préférons pour notre part miser sur l’autonomisation à tous les niveaux. Sur un autre versant, les perspectives que propose le libéralisme à la sauce créative, avec ses faux interstices sous surveillance, semblent être le moyen subtil de récupérer au vol ceux qui étaient à deux doigts de faire sécession.
Cette fois-ci, ce n’est donc pas une lutte tout-à-fait comme les autres. Cette «loi travail» réaffirme si exactement et si clairement tout ce que nous avons tenté de détruire depuis le début -l’esclavagisme dissimulé derrière des modèles de réussite qui passent pour enviables-, que la lutte qu’elle soulève contre elle représente à nos yeux l’une des rares opportunités de débrayer pour de bon.
Notre statut légal est souvent celui de chômeur que nous ne quittons que pour des «tafs» de ci-delà, des plans thunes et au pire de l’intérim quand la pression se fait trop forte. Il n’est pas paradoxal pour nous d’affirmer que le chômage est en réalité synonyme d’activité, voir d’hyper-activité. Autrement dit, de travail. Mais certainement pas d’emploi. Depuis notre sortie de l’école, il n’y a guère eu d’années où nous avons manqué notre inscription à pôle-emploi. Et s’il nous arrive de laisser filer les aides sociales, c’est que les contraintes et la morale qui les accompagnent nous sont devenues insupportables. Dans tous les cas, nous travaillons chaque jour à produire quelque chose qui fait sens.
Nous sommes comme les agents d’un grand service public invisible, sans frontière ni modèle. Nous contribuons au service public libre de la paysannerie, du transport, de l’éducation, de la distribution de denrées alimentaires, de la culture, du bâtiment, du sport, de l’eau, de l’assainissement…
Nous sommes souvent en fin de droit. Voilà pourquoi il nous arrive d’abandonner le travail dans nos services publics libres et de nous asservir temporairement dans les entreprises, les associations, les services publics privatisés.
Nous savons tout ce qu’il y a de précaire, d’instable mais aussi d’aventureux à une telle existence. Nous ne l’abandonnerions pour rien au monde et nous attachons plutôt à nous rendre plus forts. Cela passe notamment par devenir plus nombreux, par avoir des relais et des amis partout, par le fait que ce qui n’a valeur que d’expérience isolée pour beaucoup, devienne le creuset de nouvelles possibilités d’existence pour tous, à distance respectable de l’État et du Marché.
A l’image de la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes, où des «squatteurs» se sont ligués avec les paysans militants historiques -et c’était la seule façon efficace et durable de gêner le pouvoir-, nous souhaitons créer un kyste (pour reprendre l’expression de Manuel Valls) au beau milieu du monde colonisateur de l’emploi. L’emploi est cet aéroport mégalomaniaque et aberrant qui n’aura pas lieu dans nos vies. L’allégorie avec la ZAD doit aller plus loin encore. Contre cette «loi travail», les syndicats et militants historiques ne pourront pas «gagner» sans le concours d’autres forces, dont les nôtres ; les forces de l’abolition du travail comme emploi. Nous contribuerons donc au retrait de ce texte. A la condition bien claire qu’il soit désormais accepté par tous, qu’il n’y aura pas de sortie de ce présent étouffant sans une remise en cause de l’emploi et de sa morale. Sans l’expérimentation, cette fois à grande échelle, d’une sortie de ce régime.
Le texte de loi finira sans doute par être retiré. Mais soyons d’accord qu’une telle «victoire» si elle signifie rentrer chez soi sagement regarder le grand cirque de l’élection présidentielle recouvrir le chaos du monde à la télé, aura sur nous l’effet d’une petite mort. Ce mouvement est un pied dans la porte, le début de notre réveil d’un long sommeil. Nous avons une longue journée devant nous et tant de nuits à venir.