6 octobre 2024

Quand les tiers-espaces interrogent les tiers-lieux pour une politique des hors-lieux

Hugues Bazin, Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action, à paraître dans « La revue sur les tiers-lieux » No4, Coopérative Tiers-Lieux, Bordeaux. Ce texte s’appuie sur l’intervention à l’ouverture de la 4° édition de la biennale des tiers-lieux qui s’est déroulée les 23 & 24 mai 2019 au lac de Vassivière dans le Limousin.

Les tiers-espaces comme « hors-lieux » provoquent des effets de décalages et de bordures. Ils offrent la possibilité de nourrir une analyse critique sur la notion de « tiers » comme celle de « lieu » dans un rapport à l’économie, au territoire, au travail, à la gouvernance. Ils facilitent un croisement et une diffusion des savoirs à partir d’une pratique des espaces en imaginant d’autres scénarios de développement que nous pourrons mettre en discussion autour de la dimension « populaire » (centralité populaire, économie populaire, éducation populaire).

Hors-lieux ou la pratique des espaces populaires

Ironie de l’histoire ou simple coïncidence, le lieu où se déroule le rassemblement des tiers lieux de Nouvelle-Aquitaine, l’île de Vassivière, accueillait en 2004 une résidence de Gilles Clément où il écrivit son « manifeste du Tiers Paysage ».

Que nous dit-il ? Que tout aménagement génère un délaissé et ces zones sans emprise fonctionnelle évoluent naturellement vers un paysage secondaire, refuges à la diversité. Cela rejoint notre définition du tiers-espace[1]. En accueillant le vivant qui ne trouve pas de place ailleurs, nous comprenons que « l’urgence d’un système biologique n’est pas d’obtenir un résultat mais d’organiser pour lui des chances d’existence ». Hisser ainsi l’improductivité, l’indécision, l’abandon, le non-aménagement à hauteur politique prend à rebrousse-poil l’idéologie dominante d’un développement économique productiviste.

Ces espaces « n’exprimant ni le pouvoir ni la soumission au pouvoir » en quoi sont-ils indispensables à la respiration et l’évolution de la société ?

Ils accueillent cette population invisible, surnuméraire de la production économique, un Tiers État, révélant une diversité insoupçonnée dans une pratique consentie de la déprise réaffectant les espaces fonctionnalisés à d’autres usages indispensables à la vie. Des squats urbains aux ZAD rurales, c’est une autre vision de l’habiter et de l’aménagement public qui est posée.

Les tiers-espaces sont « populaires » si nous entendons par peuple, une construction sociale permanente de populations se recomposant et s’affirmant dans une dynamique de transformation sociale à travers la conscience en tant que minorité active d’être un acteur historique de la société. C’est justement dans les zones délaissées et chez les populations délaissées que naissent les tiers-espaces, dans une intelligence sociale inventive, comme des champignons se nourrissant du terreau de décomposition des anciens sites industriels, en recomposant une forme écosystémique.

À l’inverse existe un mouvement de privatisation du savoir et du vivant visant à capter la part la plus importante possible de cette richesse produite par l’intelligence collective. L’implantation de « nouveaux lieux » sert, parfois à leur corps défendant, d’entrée à cette emprise propriétaire. Une des conséquences les plus visibles est une gentrification du territoire au profit d’une classe dite « créative » possédant les codes de l’ingénierie de projet, entérinant un séparatisme entre des pôles « d’attractivité » et des zones « délaissées » péri-urbaines et rurales.

Dans un mouvement de balancier, la « socialité des ronds-points » des gilets jaunes détourne un équipement territorial de sa fonction première de flux de circulation pour en faire un lieu d’échange et de stratégie collective. Cette restructuration éruptive d’une organisation sociale par une réappropriation d’une pratique des espaces vient rouvrir un imaginaire que le « There is no alternative » de l’idéologie libérable fermait depuis le début des années 80.

Les « hors-lieux » sont ainsi les espaces d’un vécu bien réel et localisé contournant ou détournant les normes extérieures pour instaurer un fonctionnement instituant. Ils rejoignent les « hétérotopies » de Foucault[2], localisation physique où peut se penser et s’agir la société autrement. Ils confirment « l’imaginaire instituant de la société » de Castoriadis[3], auto-création radicale d’espaces autonomes qui refusent une vision finie de la réalité.

Tout pouvoir a besoin de son contre-pouvoir, tout lieu a besoin de son hors lieu, ce sont des mécanismes d’équilibre sans lesquels la démocratie n’est qu’une façade et le politique qu’une filière de l’économie. Est-ce que les tiers-lieux favorisent ce mouvement de balancier ? Le slogan de la rencontre des tiers-lieux à Vassivière « la différence est la norme » reste en cela trop ambivalent s’il n’est pas complété par « la justice sociale est la norme ». On ne peut demander à libérer l’énergie créative bousculant les normes instituées sans vérifier à qui profite l’innovation sociale. En quoi répond-elle à un besoin fondamental.

Lorsque Jean-François Caron, (maire de Loos-en-Gohelle, dans le Pas-de-Calais), définit l’innovation comme « une désobéissance qui a réussi », de quelle désobéissance pour quelle innovation parle-t-on ? Celle de la « disruption » du « nouveau monde » qui n’est que la transmutation d’un capitalisme à un autre passant par la nécessaire destruction de l’ancien modèle industrielle pour l’avènement d’un nouveau, appelé capitalisme cognitif où la richesse n’est plus basée sur l’accumulation de capital fixe, mais sur la capacité d’apprentissage et de création de la force de travail et les processus d’innovation ?

Ou parle-t-on d’un « autre monde » résistant à l’emprise du modèle marchand entrepreneurial sur tous les champs de l’activité humaine (solidarité, santé, social, recherche, culture…), créant de nouvelles centralités populaires auquel ne répond plus un monde du travail éclaté, ubérisé et des formes d’habiter les territoires repliées sur une sphère individuelle et consumériste ?

En cela, les hors-lieux touchent en plein cœur le flux des hyper lieux sur lesquels est bâti le modèle économique dominant. Le ralentissement des ronds-points s’oppose à la vitesse des plates-formes numériques des GAFA et physique des grands hubs de transports intermodaux et de transbordement logistique des marchandises où s’exercent des contraintes et des contrôles aussi sévères qu’aux premières heures de l’exploitation ouvrière.

Face à cette économie mondialisée et financiarisée, la contre-expertise des tiers-espaces avec ses écosystèmes respectueux du vivant peut paraître bien fragile pour renverser la tendance. Pourtant l’expérimentation populaire participe d’un mouvement de fond à l’exemple de la prise de conscience d’une écologique politique qui actualise le besoin d’instaurer des « recherches participatives ». Il ne s’agit pas simplement d’offrir son expérience comme matériau à l’expert qui va produire des préconisations pour des décideurs, mais de provoquer sa propre recherche en s’appropriant des méthodologies en sciences humaines et sociales et en provoquant des situations d’autoformation d’où peuvent émerger des compétences collectives.

D’ailleurs, paradoxe du blocage des modes de gouvernance qui n’arrivent plus à capter les mouvements de fond de la société, les collectivités territoriales font de plus en plus appel à des formes d’expérimentation issue de pratiques échappant au champ institutionnel, voire issues de mouvement de transformation sociale pour essayer ensuite dans les inclure dans les routines de droit commun.

Produire des référentiels plutôt que des modèles, pour une pensée politique autonome

Ce que nous renvoie l’analyse des tiers-espaces, c’est que les tiers-lieux ne peuvent poser des alternatives s’ils ne créent pas des zones d’autonomie où ils s’autorisent à penser et agir autrement. Cela demande en même temps une traduction en termes d’orientation de développement qui se pense « à l’extérieur » de la pensée et de l’action dominante. Ce que nous pourrions nommer une « politique des hors-lieux » consacre cette autonomisation de la sphère du politique vis-à-vis de la sphère marchande. Cela ne se résume pas simplement à un droit à l’expérimentation accordé par les pouvoirs publics mais à une autre pensée socio-économique.

D’autres domaines, celui de l’art par exemple, pourtant rebelle à toutes récupérations, n’ont pas échappé à la standardisation de l’industrie. Même observation dans le domaine numérique qui a nourri l’axiologie des tiers-lieux (valeurs, méthodologie), mais dont la culture libre, hacker, open source a été détournée par le centralisme contrôlé et marchand des plates-formes transformant le citoyen en usager et le contre-pouvoir en droit de consommer. Il n’y a pas de raison que les tiers-lieux dans le champ du développement territorial ne suivent pas le même mouvement, malgré la résistance pour certains de se reconnaître sous un label.

La logique technicienne a tendance à s’imposer en l’absence de réponse politique alors que la maîtrise d’œuvre devrait être au service de la maîtrise d’usage de l’espace et non le contraire. La modélisation, si elle simplifie la reproduction des programmes, produit en même temps des normes et des grilles d’évaluation dont les critères sont soumis au fonctionnement institutionnel et aux lois du marché.

Penser et agir sur le « tiers » implique de pouvoir se dégager des injonctions d’une économie publique ou privée, c’est-à-dire sortir d’un principe binaire pour réintroduire toute la complexité et la diversité des tiers-espaces en commença par accorder une place au « Tiers État ».

C’est bien cet espace-temps qu’il s’agit de réapproprier à travers la recherche de référentiels aiguisant une analyse critique et pas simplement de modèles. Avant de définir les modes d’application du savoir, il s’agit de s’interroger sur les conditions de production du savoir. C’est ce que nous apprend la recherche-action à travers la pratique en laboratoire social : on ne peut pas concevoir une autonomie de l’action sans une autonomie de la pensée et réciproquement. C’est une manière de se définir comme acteur-chercheur dans une « praxis » (science de la pratique). Nous touchons là un rôle essentiel des tiers-espaces par la production autonome du savoir, notamment par l’expérimentation populaire.

Or, ce qui fut appelé le « tiers-secteur » qui regroupe historiquement les associations, les mutuelles, les coopératives sous la dénomination actuelle d’économie sociale et solidaire est bien en mal pour créer cette zone autonome de la pensée et de l’action à l’instar des tentatives de l’associationnisme au 19e siècle d’intégrer à la réflexion le troisième pôle de la société civile dans sa dimension d’auto-organisation et de mouvement social.

Cette absence d’espace tiers conduit à la crise des corps intermédiaires, le milieu associatif en particulier et notamment le champ de l’éducation populaire dans sa mission de favoriser l’émancipation, une formation tout au long de la vie sur un « temps libéré ».

Une récente étude que notre laboratoire social a menée pour le Fonjep auprès des associations de jeunesse et d’éducation populaire dans le Limousin[4] questionnait justement les modèles socio-économiques pour dégager un référentiel autour de la notion de centralité populaire[5] : accueillir et promouvoir une diversité, favoriser une autonomie par l’inter-dépendance, répondre aux besoins fondamentaux offrant la possibilité de recomposer un sens et une cohérence de vie, dégager un imaginaire, un champ du possible dans un autre rapport à l’espace et au temps détaché de la logique de « flux tendu »…

Autrement dit, comment dresser une autre cartographie sociale d’un territoire qui ne limite pas à une vision gestionnaire et technicienne d’un développement socio-économique ? Les centralités populaires décrivent des lieux à la fois physiques et réflexifs où le territoire est pris comme ressources partagées et croisements cohérents des dimensions économiques, urbanistiques, sociales, culturelles et politiques à l’instar de ce que furent à une autre époque les « banlieues rouges » autour des pôles industriels.

Aujourd’hui quels sont les nouveaux pôles de socialités et de formation, ces lieux ressources (économiques et non-économiques) ? Cela passe par la mise en correspondance, en traduction, en tension des différents scénarios de développement parfois opposés avec des cultures socioprofessionnelles et des traditions politiques très différentes que nous avons esquissées et que nous pourrions regrouper selon trois grands processus : espaces d’intermédiation (transition du capitalisme représentée par un tiers-secteur de l’économie sociale), espaces de recomposition (métamorphose impliquant une gestion communaliste des ressources dans une économie du commun ou de la contribution), espace d’autonomisation (effondrement où le milieu apparaît comme ressource interne mobilisable de manière autonome pour répondre aux besoins fondamentaux).

Plutôt que de les séparer, l’intérêt est donc de comprendre comment ces processus se croisent dans de nouvelles centralités, si les formes d’organisations populaires sont au centre et en quoi les tiers-lieux, à condition de se laisser interroger par les tiers-espaces, pourraient en constituer l’un des éléments structurants.


[1] Hugues Bazin, « Les figures du tiers-espace : contre-espace, tiers paysage, tiers-lieu » in Revue Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société, Édifier le Commun, I, Tiers-Espaces, MSH Pairs-Nord, 2015.

[2] Michel Foucault, Conférence de 1967 “Des Espaces Autres”

[3] Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1975

[4] http://recherche-action.fr/jep/documentation/

[5] Hugues Bazin, « La centralité populaire des tiers-espaces », in L’observatoire No 52, Observatoire des Politiques culturelles, 2018.

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