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Recherche-action avec les récupérateurs-vendeurs de rue

Nous relatons dans ce texte l’expérience collective d’une recherche-action avec les récupérateurs vendeurs de rue dans la région parisienne, aussi appelés biffins. Nous reprenons le principe du laboratoire social développé par le réseau du LISRA à travers la mise en place d’un collectif appelé « Rues Marchandes ». Nous décrivons ici des conditions de la mise en place de ce processus. Les récupérateurs-vendeurs, comme le précise leur nom, récupèrent les objets usagés principalement dans la rue, dans les poubelles ou sur les marchés, pour les revendre aussi dans la rue. Ils sont donc à distinguer des brocanteurs, ou des particuliers qui vendent occasionnellement sur les vide-greniers.

Les récupérateurs vendeurs, une situation complexe à appréhender

Les biffins, parmi lesquels on compte de nombreux immigrés et personnes marginalisées, sont confrontés à de nombreuses difficultés : le manque de marchés susceptibles de leur laisser une place pour vendre leurs biens ; la répression violente et fréquente dans le cas des ventes en dehors de ces espaces définis, amenant souvent à la confiscation, voire à la destruction des biens ; la non-reconnaissance de leur activité de réemploi ; leur statut informel qui les place systématiquement dans une situation d’illégalité face à la vente ; enfin la pauvreté et la précarité de leur activité, qui n’ouvre aucun droit et ne permet pas une visibilité sur le long terme à celui ou celle qui la pratique. À cela s’ajoutent aussi des problèmes d’intégration sociale et de communication liés à la langue.

Les chiffonniers d’antan bénéficiaient d’un imaginaire fort dans la société française, grâce à leur organisation et à une abondante production littéraire et picturale jusqu’au début du XXe siècle (Compagnon, 2017). Cet imaginaire collectif n’était généralement pas très positif associés à la nuit, à la misère, à la saleté, etc. Mais cela participait d’un récit collectif au cœur de la cité. Ce n’est plus présent pour les récupérateurs-vendeurs d’aujourd’hui, bien que leurs gestes héritent de cette tradition. Invisibilisés, ils ne sont pas compris comme agents de fonctionnement, encore moins de modernisation, de la société. Les récupérateurs-vendeurs de rue d’aujourd’hui ne sont plus considérés comme un corps de métier classique organisé et hiérarchisé en fonction d’une répartition du travail au sein de la société. Pourtant nous sommes bien en face d’un « métier » (savoir-faire, organisation sociale, relations économiques), celui de « récupérateurs des déchets », mais cette activité généralement sans statut est soumise à des conditions d’une très grande précarité et invisibilité.

Par conséquent, il est particulièrement compliqué de constituer un corpus commun de connaissances et d’action autour de cette question. Comme nous le verrons, la résurgence de lutte au milieu des années 2000 a permis à travers la réappropriation du terme « biffin », de réintroduire un débat quant à la présence dans l’espace public de ce métier ancestral expulsé des préoccupations politiques. Cependant, en l’absence de récits fédérateurs portés par les principaux intéressés, ceux-ci sont nommés, voire discriminés selon des points de vue socioprofessionnels plus ou moins contradictoires.

Le premier point de vue est le point de vue sécuritaire et hygiéniste, qui considère cette activité non formalisée comme sauvage et nuisible à l’ordre public. Cet argumentaire s’appuie sur un amalgame classique entre saleté et insécurité (Vigarello, 1985). Il justifie les politiques de répression qui prévalent généralement sur Paris et sa banlieue dès que se manifeste l’intention d’exposer et de vendre des objets sur la place publique. Le terme d’économie souterraine est employé dans une confusion avec ce qui serait une économie mafieuse, sous-entendant que cette activité est avant tout de nature illicite, sinon délinquante. On parlera de « marché illégal », « sauvage », ou encore de « marché aux voleurs ». Cette politique s’inscrit dans une logique technicienne qui a prévalu avec l’instauration par le Préfet Poubelle à la fin du XIXe siècle de ces conteneurs de collecte des déchets par l’enfermement. La mécanisation progressive de la collecte a, quant à elle, conduit à l’exclusion des chiffonniers hors des murs de Paris sans pour autant résoudre le problème du tri.

Un autre point de vue, généralement partagé par les structures d’insertion sociale, est de considérer avant tout cette activité comme émanant d’une population pauvre. Ce qui est une réalité sociologique indéniable, puisque les récupérateurs-vendeurs cherchent avant tout à trouver dans la biffe un complément de ressources leur assurant une subsistance ; pour certains, c’est même leur principale ressource. On parlera alors de « marché aux pauvres » ou de « marché de la misère ». Cependant, cette approche tend à réduire cette activité l’économie à la seule survie. Or, si l’entrée dans le circuit de la récupération est souvent liée à une rupture sociale ou économique, les parcours sont variés. Pour certains, ce n’est pas simplement un passage, cela devient un capital social et culturel. N’y voir que des problèmes à résoudre ou des personnes à insérer dans un accompagnement individuel mène souvent un échec, notamment parce que les récupérateurs vendeurs n’entrent pas dans un profil d’insertion sociale normative ; parfois, ils souhaitent expressément rester en dehors de ce système socio-économique qui les a exclus. Les associations qui occupent ce créneau, se trouvent aujourd’hui en difficulté. C’est le cas d’u Carré des biffins de la Porte Montmartre, marché d’une centaine de places pour les récupérateurs vendeurs, géré par l’association Aurore qui a obtenu une convention avec la mairie du 18e arrondissement en contrepartie d’un accompagnement d’insertion.

Le point de vue ouvriériste et syndicaliste considère, de son côté, que cette activité est d’abord un travail, même s’il demeure non reconnu ou sans statut. Ici, les récupérateurs vendeurs ne sont pas des « pauvres à insérer », mais des sous-prolétaires à intégrer dans le circuit du travail, une main-d’œuvre qu’il s’agit d’organiser pour qu’elle passe de l’informel au formel, acquiert un statut, notamment à travers la création de coopératives. Ce point de vue a l’intérêt de poser la nécessité des luttes sociales et de la reconnaissance des compétences. Des luttes se sont ainsi formées au milieu des années 2000 sur quelques points névralgiques de la récupération-revente, notamment à la porte Montmartre dans le 18e arrondissement où les récupérateurs vendeurs se sont approprié le terme « biffins » comme porte-drapeau de leurs revendications. Ce terme reste d’ailleurs circonscrit à cette mobilisation très parisienne, qui ne recoupe pas l’ensemble de la population des récupérateurs-vendeurs sur la région Île-de-France. Elle a permis cependant l’émergence d’associations de solidarités comme « Sauve Qui peut » et « Amelior ». Mais, comme pour l’insertion sociale, l’approche militante ouvriériste n’interroge pas le modèle économique dominant.

L’approche socio-anthropologique va s’intéresser aux ressources culturelles comme principal capital à la disposition des récupérateurs-vendeurs. Autrement dit, le capital social et culturel sont la richesse des gens sans capital économique. De fait cette activité appartient à une culture du geste historique, celui du tri, de la récupération-revente, de la négociation dans l’espace public, mais également de la capacité à faire réseau, à organiser l’espace social. Cette approche a le mérite de considérer la dimension communautaire comme un processus de structuration d’un groupe social difficilement pris en compte en France. À titre d’exemple, la cellule familiale constitue, chez les Roms, un noyau de résistance face aux agressions extérieures telles que les expulsions régulières de leurs habitations. C’est dans cette démarche, qui consiste à considérer l’environnement comme ressource et mode d’apprentissage, que l’association Intermède située dans la banlieue sud de Paris travaille auprès des Roms, dont un grand nombre sont récupérateurs-vendeurs. Si cette approche socio-anthropologique reconnaît des communautés au sein des récupérateurs-vendeurs, elle ne permet pas la formation de minorité active à travers les luttes sociales et politiques.

L’approche écologique va surtout s’attarder sur la question du tri des déchets et de l’utilité sociale de cette activité, mettant en exergue l’inefficacité du tri où les objets partent à la déchetterie puis à l’incinérateur. Il s’inscrit dans une conception globale des circuits courts économiques et de l’importance de l’empreinte écologique. Le paradoxe, c’est que les récupérateurs-vendeurs sont bien souvent exclus de ce débat d’une écologie politique qui a été appropriée par d’autres acteurs de la ville, sans se référer ou s’appuyer sur les couches sociales les plus défavorisées. Ainsi, Paris a vu naître un certain nombre de ressourceries ou recycleries qui se sont appuyées initialement sur leurs activités et leurs luttes (ou d’autres luttes comme celles des squats), mais qui ne touchent pas toujours les plus démunis. Cela dépend du modèle économique de la ressourcerie, des tarifs pratiqués, de son ouverture sur le quartier et de l’intégration des habitants dans son mode de fonctionnement, etc.

Si ces activités de réemploi des objets peuvent également permettre l’emploi de certaines personnes, cela reste très limité quantitativement et ne s’inscrit dans aucun mouvement social. Il n’en demeure pas moins que ce sont des lieux de création de lien social, tout comme les marchés biffins. L’intérêt de cette approche est de rappeler la dimension du territoire qui se construit à travers une maîtrise d’usage susceptible de répondre aux besoins de ses habitants.

« Rues Marchandes », un processus de recherche-action

Toutes ces approches possèdent leurs qualités, mais aussi leurs limites. L’intérêt d’avoir créé le collectif Rues Marchandes est d’essayer de les croiser, en mettant en commun les compétences professionnelles, les parcours d’expérience, les cultures des uns et des autres sur une base situationnelle, interactionniste et écosystémique (sur l’approche en laboratoire social : www.recherche-action.fr). Nous pouvons dire autrement que notre approche est convoquée avant tout par les situations que provoquent les récupérateurs-vendeurs et qui amènent les différents acteurs à se poser la question de faire un pas de côté pour concevoir autrement leur implication socioprofessionnelle.

Le programme développé ne peut donc être lié à une commande institutionnelle normative, mais s’élabore à travers un auto-missionnement des personnes concernées. C’est le principe de laboratoire social qui se base sur des situations pour accompagner des expérimentations portées par des acteurs en recherche. C’est ainsi que le collectif a été amené à soutenir la revendication des récupérateurs vendeurs dans leur droit d’ouvrir des espaces marchands.

Le fonctionnement du collectif s’inscrit dans une logique non marchande, open source où nous décidons des biens communs à gérer ensemble. Nous avons mis en ligne une plate-forme ressources[1], où il est possible de télécharger des documents et où sont exposées les différentes productions de connaissance issues des rencontres, des ateliers, des séminaires, des études. C’est ainsi que nous avons pensé la mise en place d’une cartographie représentant autrement les couches d’expérience et de mobilité des récupérateurs-vendeurs. De même, a été amorcée une étude d’impact de la récupération des déchets pour mesurer l’intérêt de cette activité sur le plan écologique.

Nous travaillons donc dans une logique transdisciplinaire inscrite dans une charte collaborative à laquelle l’adhésion est la seule condition d’admission. Le collectif Rues Marchandes regroupe ainsi des chercheurs en sciences sociales, des associations qui ont pour rôle d’organiser des marchés et de soutenir les récupérateurs-vendeurs dans leurs démarches, des récupérateurs-vendeurs eux-mêmes, des professionnels ou des particuliers souhaitant s’impliquer dans la reconnaissance de ce métier, ou encore d’autres collectifs se focalisant sur les questions d’appropriation de l’espace, sur la gestion des déchets, etc.

C’est donc un espace d’accueil inconditionnel. Ce qui n’empêche pas de porter une exigence où chacun est invité à éclaircir sa propre position en tant que personne et son implication socioprofessionnelle.

Cette praxis propre à la recherche-action permet de construire au sein du groupe des relations qui sont basées avant tout sur une posture réflexive et non sur un statut social. Les relations au sein d’un groupe sont rarement égalitaires, ne serait-ce que par la façon de prendre la parole et de se sentir légitime d’orienter l’action. Certains vont se présenter plus légitime que d’autres ou parler « au nom de ». D’autres seront dans des stratégies socioprofessionnelles individuelles ou collectives ne voyant dans la recherche-action qu’un caractère instrumental, etc.  Sans gommer ces inégalités et ces différences spatiotemporelles dans les modes d’implication, la démarche de recherche-action facilite les synergies dans un croisement des savoirs (pragmatiques, techniques, scientifiques), en permettant à chacun d’apporter des éléments au processus.

Ce mode de gouvernance est donc inséparable la posture de l’acteur-chercheur s’inscrivant dans une sorte de formation-action ou d’autoformation réciproque et continuelle. C’est ainsi que nous avons été amenés à développer des ateliers avec les récupérateurs-vendeurs.

Des ateliers avec les récupérateurs-vendeurs

À l’origine, l’objectif était de produire un guide[2] dans lequel les récupérateurs-vendeurs trouveraient des informations sur leurs droits, sur les modèles de marchés, sur l’auto-organisation, ainsi que sur les statuts auxquels ils peuvent prétendre dans le cas où ils souhaiteraient rendre formelle leur activité.

En même temps, le guide était pensé comme un support pour discuter auprès des élus et des instances publiques, pour faciliter la négociation, la mise en place de marchés de récupérateurs vendeurs et la reconnaissance de leurs droits et de leur métier. Il devait fournir une connaissance pointue des modes de vie, des cultures des récupérateurs-vendeurs et de leurs apports pour la collectivité (lien social, réemploi, accessibilité grâce aux prix très bas).

Ce guide serait donc l’aboutissement d’une démarche de recherche-action où les récupérateurs-vendeurs prendraient part à toutes les étapes. Il s’agissait de créer les conditions pour que la parole se libère et pour que les récupérateurs-vendeurs parlent eux-mêmes d’eux-mêmes, pour que nous produisions tous, ensemble, les matériaux sur lesquels discuter et élaborer le guide.

À partir des éléments évoqués en ateliers[3], des personnes extérieures au collectif sont intervenues pour éclairer certaines thématiques. À titre d’exemple, suite à un atelier où la discussion tournait autour de la légalité et du statut informel de la biffe, une intervenante extérieure est venue présenter les différents statuts entrepreneuriaux existants afin que les récupérateurs-vendeurs décident eux-mêmes de choisir celui qui serait susceptible, le cas échéant, de leur convenir.

Le choix des thématiques, des intervenants vient ainsi après un travail en commun, où nous partons des matériaux pour réfléchir ensemble. Lors de notre premier atelier, nous avions choisi de partir d’une interview filmée réalisée en amont avec une biffine. Nous en avons projeté des extraits dans la salle. Elle y évoquait la recherche des marchandises, le rapport qu’elle entretenait avec les objets, ses techniques de vente, la répression policière, etc. Après chaque extrait, les personnes présentes dans la salle intervenaient, donnaient leur vision des choses, partageaient ou non celle de la biffine interviewée. Nous avons recueilli, au cours de l’atelier, tous les mots et thématiques évoqués, les liens qu’ils avaient entre eux, constituant ainsi, sur le vif, un nuage de mot. C’est ce nuage qui a servi de base pour l’atelier suivant. Nous avons creusé les thématiques et la question de la mobilisation des récupérateurs-vendeurs pour défendre leurs droits a alors pu émerger. Martine a raconté son expérience auprès du collectif Sauve-qui-peut et nous a parlé de la difficulté de mobiliser à nouveau pour acquérir davantage de places, de reconnaissance et d’autonomie lorsque des marchés sont finalement autorisés, mais gérés par des tiers.

Conditions difficiles d’une recherche collaborative

Le dispositif de laboratoire social est complété par une recherche collaborative, dans le but de créer un partenariat avec les institutions de recherche et les différents opérateurs des territoires concernés. Cela correspond à un double enjeu :

  • Faire entrer dans le droit commun la possibilité de mettre en place des laboratoires sociaux citoyens et plus largement une recherche participative de la société sur elle-même.
  • Développer des stratégies à géométrie variable, incluant sous une forme collaborative tous les partenaires concernés, dans une logique de développement endogène des territoires.

Le collectif Rues Marchandes joue alors le rôle d’interface entre des espaces de travail instituant créant leurs propres référentiels et développant une contre-expertise par rapport à leur expérience (exemple des ateliers avec les biffins) et des espaces de travail institué prenant la forme de colloque, de séminaires, de commissions susceptibles de prendre en compte ce processus et de le traduire en termes d’aménagement et d’orientation politique d’une part ; de valider et diffuser des productions de connaissance d’autre part.

C’est ainsi que notre laboratoire social (LISRA) a développé un partenariat avec la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord en 2016 et 2017, offrant un cadre de visibilité et de débat public sur ces questions[4].

La notion d’économie populaire correspond à l’une de ces problématiques qui permet d’articuler ces espaces instituants et institués. Elle correspond à des situations de mobilisation d’une force de travail utilisant les matériaux disponibles ; c’est le cas des récupérateurs-vendeurs et de leurs espaces marchands. Elle correspond également à un schéma de développement endogène du territoire répondant aux besoins des populations dans une économie du commun.

L’articulation entre recherche-action et recherche collaborative, entre le dispositif de laboratoire social tel que Rues Marchandes et des dispositifs institués de recherche et d’opérationnalité, devrait permettre de diffuser cette connaissance et d’en dégager les modalités concrètes.

Cependant nous n’y sommes pas encore arrivés pour différentes raisons. La principale est la difficulté à dépasser l’addition des intérêts particuliers, le programme de recherche-action n’étant pas en mesure de trouver une autonomie suffisante faute de moyens financiers. C’est la limite des logiques d’auto-saisissement. Comment passer d’un espace interstitiel à un espace intermédiaire ? C’est-à-dire d’un espace de croisement et d’échange à la possibilité de faire levier au sein même des institutions ? Cette articulation entre production de connaissance et transformation sociale est le fondement de toute recherche-action.

Le bilan de ces trois années est donc loin d’être négatif par la richesse des expériences vécues, des échanges et des expérimentations. Néanmoins, ne pas pouvoir faire entrer l’expérimentation sociale et la recherche-action dans le droit commun (ligne politique et budgétaire en dehors des appels à projets) d’un développement dans la durée rend fragile et précaire ce processus, qui repose alors sur la volonté de quelques individus.

Une autre difficulté est de créer de nouveaux référentiels susceptibles de penser la société de demain alors que les paradigmes de recherche et d’action ne changent pas ou très peu. Pour cette raison, nous poursuivrons ce cheminement sur les prochaines années, élargissant la problématique de récupérateurs-vendeurs à celle de l’économie populaire, touchant d’autres activités.

La base des Rues Marchandes est ainsi de se positionner comme une forme écosystémique touchant à la fois la question du rapport au travail, du rapport au territoire, à l’espace public et aux minorités actives.

Bazin Hugues, Cappello Maëlle, Guien Jeanne, décembre 2017, article à paraître dans la revue Les Cahiers de l’Action au printemps 2018.

[1] http://recherche-action.fr/ruesmarchandes
[2] http://recherche-action.fr/ruesmarchandes/download/etude_sur_les_biffins_en_ile_de_france/Guide-biffins-edition-A4.pdf
[3]  http://recherche-action.fr/ateliersbiffins
[4] Des ateliers trimestriels se sont déroulés à la MSH PN ainsi que des forums publics les 2 novembres 2016 («  les biffins récupérateurs-vendeurs, acteurs de la ville et du réemploi) et le 21 novembre 2017 (« Économie populaire, sous-capitalisme ou alternative socio-économique ? »)

Éléments documentaires

  • BAZIN Hugues, RULLAC Stéphane, Étude qualitative portant sur les conditions de vie des biffins en Ile-de-France, Association Aurore/BUC Ressources/CERA, 2012 (http://recherche-action.fr/ruesmarchandes/download/etude_sur_les_biffins_en_ile_de_france/Les-biffins-etude-qualitative.pdf).
  • COMPAGNON Antoine, Les chiffonniers de Paris, Gallimard, 2017, (Bibliothèque illustrée des histoires)
  • CORTEEL Delphine et LE LAY Stéphane, Les travailleurs des déchets, Toulouse, Editions Erès, 2011
  • DOUMIC Laurence, ZELEZ Emmanuelle (réal.), 2016. Les tribus de la récup´. France THM Productions, 52 minutes.
  • GRIMALDI Yvan, CHOUATRA Pascale, De seconde main. Vendeurs de rue et travailleurs sociaux face à face dans la crise, L’Harmatta, 2014.
  • MILLOT Virginie, « Avec les biffins ? Engagements ethnographiques en cascades », in acte du colloque GIS Démocratie et Participation, 2015.
  • VIGARELLO Georges, Le Propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Age. — Seuil, 1985, (L’Univers historique).

Contre-espaces d’une économie créative et populaire

Ce texte est issu d’une rencontre qui s’est déroulée en janvier 2017 dans un squat du 18e arrondissement de Paris entre différents acteurs portant d’une démarche collective : la Fédèr’Actions des Rêves Evolutionnaires (FARE ouvrant des squats d’hébergement et de création) ; l’Association des Marchés Économiques Locaux Individuels et Organisés de la Récupération (AMELIOR) ; le Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action (LISRA) animant le collectif Rues Marchandes (plate-forme de ressources et d’action sur l’économie populaire) ; le squat le Clos Sauvage à Aubervilliers à travers une démarche pluridisciplinaire inter-squats.

L’association FARE regroupe des particuliers, des collectifs, des associations, des fondations. Cela a donné lieu à des partenariats commerce avec l’Armée du Salut ou Médecins du Monde. Ce fut le cas pour le lieu « GPS » à Clichy. Il est proposé des hébergements pour des SDF, des réfugiés, et des projets comme la ressourcerie, la recyclerie, le café citoyen, cantine solidaire, fablab, garage solidaire. On y développe des concepts comme la paysannerie urbaine qui s’expérimente sur les toits avec des bibliothèques de graines anciennes. Il y a aussi une dimension artistique, il y a beaucoup d’artistes dans l’équipe.

Amelior travaille à l’ouverture de marché aux puces et vise une coopérative ouvrière de la récup, de la revente, du recyclage, la rémunération et l’inclusion des travailleurs du recyclage dans la revalorisation sociale des déchets, mais qui ne sont pas reconnus en tant que tel. Elle organise pour l’instant deux marchés à Montreuil et aux Grands voisins dans le 14e et vient d’ouvrir un espace de stockage, d’atelier et de rencontre. Elle peut se charger de la gestion des déchets des squats. Elle peut venir débarrasser et nettoyer lors de l’ouverture d’un lieu. Elle peut assurer une organisation cohérente des déchets et des espaces. Par exemple mettre à disposition des poubelles créer des zones de dépôt emmener des rebuts à la déchetterie, tout ça dans une économie sociale et solidaire viable et de proximité.

Il existe aussi une logique de collectif pluridisciplinaire qui essaie de faire converger les projets dans des logiques écologiques et citoyenne dans des milieux différents comme celui du squat et d’autres milieux plus académiques ou intellectuels et essayer de voir comment se fait rencontrer différent public. Il existe par exemple le réseau d’architectes coopératifs Archicoop qui fédère plusieurs projets d’habitat et pose la question du rapport entre habitat et activités (ou encore le squat du Clos Sauvage à Aubervilliers qui croise un collectif théâtre et un projet d’AMAP. Peut-être faut-il s’intéresser à l’existence d’un réseau inter squats qui a ses réunions, ses objectifs, ses événements (le Festival des Ouvertures Utiles notamment)…

Le collectif Rue marchande cherche à poser la question du développement endogène des territoires à travers une économie populaire. Il développe pour cela plusieurs chantiers avec les acteurs concerné notamment les biffins : ateliers d’écriture et guide culturel, étude d’impact, recherche de lieux, ateliers de recherche-action et plate-forme ressource, etc.

L’enjeu d’une économie populaire de la récup

Cela renvoie la question de l’économie du commun, quelles sont les ressources vitales à partager. L’économie biffine a été exclue par la logique technicienne, il n’y a pas de case pour l’intégrer cette économie. L’occupation d’un lieu pourrait réintroduire ce principe d’économie populaire sur le territoire obligeant le politique de prendre en compte. On pourrait y réfléchir à plusieurs collectifs en ouvrant un lieu avec un tel projet entre des personnes qui ont besoin d’un logement, celles qui font de la récupération vente et qui sont parfois les mêmes, bref tous les gens qui ont besoin d’une économie populaire pourraient s’unir dans une logique qui n’est pas uniquement de survie, mais d’aménagement du territoire. Sans organisation de base, il n’y a pas de justice sociale. Il s’agit de prendre tous les aspects de la réalité auxquelles sont confrontés les plus démunis. Il y a des pôles de ressources de connaissance on peut s’allier aux classes moyennes qui pourraient le jouer le rôle d’intermédiaire et en même temps susciter des interlocuteurs auprès de l’État à travers une expertise sur le droit au logement, au travail, aux soins, etc. Donner de l’argent n’est pas suffisant si l’on reconnait pas les droits.

Partout dans le monde les recycleurs obtiennent des locaux comme des travailleurs. Dans certains pays comme le Brésil, les recycleurs gèrent les matériaux « secs » de la ville entière, ils obtiennent le droit de collecter. La majorité des déchets sont ainsi recyclés par les travailleurs formels ou informels. La base c’est reconnaître le droit au travail pour tous, c’est ensuite développer des contacts avec les mairies sur des services, ensuite obtenir du matériel pour la collecte, des camions avec une balance. Ils reçoivent un SMIC et grâce aux coopératives obtiennent la scolarisation. Ils gagnent en plus l’argent de la valorisation et en plus de la paye de la collecte. La coopérative permet d’obtenir le même numéro de SIRET pour tous les travailleurs et paye les charges.

A Paris il y a l’exemple de la Petite Rockette qui est issue d’une lutte squat pendant 3 ans, il aidait les gens en grande précarité et ils ont trouvé quelques moyens grâce à la ressourcerie. Remarquons cependant que dans le modèle économique des ressourceries 50% de la collecte est donnée à l’industrie sur le réseau du Refair ou d’Emmaüs Défit qui va au recyclage industriel. Alors qu’une économie populaire permet de mieux valoriser les objets et profiter directement aux personnes. Les politiques veulent l’employabilité des biffins dans les ressourceries. Il y a 250 embauches dans les structures de remploi en île de France en contrat d’insertion, alors qu’il n’y a plus de 3000 biffins. Le but ce n’est pas d’insérer les pauvres, mais de reconnaître des capacités, des compétences, des qualités autonomes des biffins qui sont bien plus professionnels qu’une personne employée en ressourcerie. Le boulot n’est pas le même. Il est plus restreint en ressourcerie. Dans la communauté des biffins, il y a tout ce que fait une ressourcerie : les récupérateurs, les collecteurs, les revendeurs suivant les profils.

Au lieu de parler d’employabilité dans un système économique qui les exclut, l’intérêt est de concevoir une économie populaire qui inclut tout le monde, notamment ceux qui n’auraient de toute façon pas accès à l’emploi, ce qui représente un biffin sur deux, comme les retraités, les sans-papiers, les extrêmement précaires, les handicapés. Cela renvoie à la question des droits comme pour les sans-papiers qui peuvent représenter 20 %. L’Économie populaire est à prendre aussi dans le sens que les biffins sont aussi des acheteurs, cela participe dans les deux sens. Les marchés aux puces actuelles ne répondent plus à cette économie, alors qu’avant les chiffonniers étaient intégrés à l’économie, ils revendaient les boues, les matériaux putrescibles pour l’agriculture et les matériaux utiles pour les artisans et les industries, il y avait des intermédiaires, tout était payé à la pièce, au poids, il y avait zéro déchet.

Les acteurs concernés doivent pouvoir développer leurs propres réflexions et expérimentations relatives à une économie profitable à tous. C’est une manière de déjouer les formes de récupération d’initiatives qui partent du terrain, mais sont ensuite récupérées dans des logiques qui dépossédés acteurs de terrain sous le couvert d’un discours techniciens et innovateurs. Il y a par exemple des séries de conférences sur l’occupation temporaire des lieux vacants, mais on n’y voit jamais les réseaux de militants en solidarité des plus démunis. Ceux qui parlent au nom des lieux sont souvent dans une logique de conventionnement et pas du tout de désobéissance. Il manque des gens plus militants plus engagés alors que ceux qui prennent la parole sont des gens plutôt déconnectés du terrain avec un discours plein de bonnes intentions. On peut s’interroger alors si ces « nouveaux lieux créatifs » ont une efficacité raccordée vraiment aux préoccupations de la population environnante tout en reprenant les symboles des anciens bastions des luttes ouvrières comme les friches culturelles.

Le squat lui-même est devenu une sorte de marché avec des appels à projets qui mettent en compétition des collectifs. Cela devient une forme d’anti squat. La dynamique squat a été ainsi récupérée par les classes sociales plus riches sous le couvert de la terminologie de l’innovation sociale. Il y a une libéralisation des biens communs, mais uniquement dans une logique marchande dans le sens par exemple d’une ubérisation des services de proximité. C’est le dernier accaparement du néolibéralisme rien n’y échappe.

On a essayé de défendre en décembre dernier un projet collectif sur un site d’Aubervilliers animé par le collectif Gargantua. On espérait être conventionné et monter un projet élaboré pouvant intégrer un marché d la récup. Finalement il n’y a pas eu de dialogue possible avec le propriétaire qui s’était pourtant engagé dans le cadre d’un protocole à reloger un squat précédent. Cependant la mairie d’Aubervilliers à une politique favorable en essayant de bloquer les projets de rénovation urbaine. Certaines mairies des quartiers populaires peuvent empêcher la police d’expulser les familles. Le problème c’est que pour récupérer des terrains il faut de l’argent, des financements.

Autoformation et expertise citoyenne à travers la problématique des squats

Les squats peuvent devenir des lieux d’autoformation où on invite d’autres catégories professionnelles apporter leurs compétences au service d’un processus commun. Des étudiants pourraient aussi trouver la possibilité de sortir de leurs murs d’expérimenter un processus d’engagement collectif. Rien n’empêche que ces lieux deviennent en cela aussi des formes d’université populaire animées par les principaux intéressés et invitant les universitaires où les techniciens à se mettre ainsi à l’école de la rue et de l’expérimentation sociale. Peut-être se rapprocher des écoles d’architecture et voir si une telle expérience peut être validée comme un « stage chantier » qui est obligatoire en licence (durée d’un mois).

L’invisibilité sociale rend difficile l’émergence de problématiques politiques. L’intérêt d’un lieu est aussi de faciliter un accompagnement et d’identifier les besoins, mais aussi dans une logique de formation-action de renforcer les compétences individuelles et collectives pour y répondre. L’expérience du lieu est en elle-même une formation, s’approprier un espace, pouvoir le gérer collectivement, se défendre dans les procédures de justice, etc. Cette expérience manque notamment aux habitants, maitre d’ouvrage et maitre d’œuvre qui s’engagent dans la conception d’habitats coopératifs.

Vivre 15 ans dans la rue ou vivre 15 ans de la biffe, c’est une expertise de la ville. En cela les logiques d’innovation sociale et d’économie du commun sont des processus que peuvent s’approprier des acteurs qui en ont le plus besoin à travers des outils méthodologiques et les dispositifs. Roberto Bianco-Levrin (médecins du monde) parle ainsi de favoriser des « politiques ascendantes », qui partent du bas des situations d’expertise, de maîtrise d’usage, « l’expérience de survie collective construit des politiques de l’habitat, de la santé, de l’activité économique, de la culture, etc. ». Les politiques ascendantes interpellent les politiques d’État qui ne se pensent pas à partir des plus pauvres, mais à partir d’une culture technicienne qui pense ce qui est bien pour les pauvres. L’idée est alors de faire entrer dans le droit commun des dispositifs qui sont pensés et maîtrisés par les acteurs eux-mêmes.

Les collectifs de squatters sont généralement dans des approches transdisciplinaires. Ils peuvent mêler hébergement d’urgence et activités culturelles et artistiques. C’est une manière de dire qu’on ne peut pas dissocier la création d’un imaginaire d’une transformation sociale. Quelles que soient les formes de luttes, il reste nécessaire qu’elles s’appuient sur la revendication des droits fondamentaux comme le droit au travail et le droit au logement, elle ne peut se faire non plus sans l’appui de « contres espaces » où se recompose une autre manière de faire ensemble. C’est dans ces interstices que des espaces de vie naissent. Les milieux se mélangent.

Par rapport aux gens en situation de pauvreté qui vivent ou travaillent dans la rue comme les biffins dont certains sont aussi sans logement, la problématique « squat » s’inscrit dans une dynamique collective renvoyant à des questions citoyennes et non pas à une logique de contrôle social par l’insertion. Effectivement les biffins comme d’autres sont considérés soit comme sous-prolétaires, ne soit comme personnes à insérer. Dans les deux cas ne sont pas remis en cause ni le système économique ni le système d’insertion sociale.

Cela n’élude pas la réalité parfois difficile de ces formes collectives qui regroupent des intérêts et des approches avec des temporalités différentes, mais aussi des profils contrastés. Les personnes en situation de vulnérabilité accumulent les traumatismes parfois difficiles à gérer collectivement. Il est nécessaire de compartimenter les différentes activités. Il est difficile par exemple de faire coexister hébergement d’urgence avec les autres activités.

Il n’est pas simple effectivement d’organiser des collectifs occupants des espaces autonomes à une époque qui privilégie la criminalisation de la pauvreté et la marchandisation de tous les domaines de l’existence. On peut imaginer autrement que ces tiers lieux ou ces interstices urbains soient les seuls moments de respiration et de reconstruction d’une forme collective et citoyenne.

Ces lieux peuvent constituer en quelque sorte des zones d’apaisement, de constructions et de création, où s’exerce une bienveillance réciproque sans jugement a priori (« aller vers… », « être avec », « partir de… »), et essayer ainsi, même si ce n’est pas toujours facile, de ne pas reproduire les conflits, hiérarchisations, subordinations, discriminations vécues à l’extérieur. En prendre conscience, c’est se mettre non simplement en tant qu’occupant d’un lieu, mais aussi acteur d’une démarche collective, dans une logique d’autoformation, d’auto encadrement, d’autos missionnèrent, etc. Ou comment permettre aux personnes de se réinscrire dans sa propre trajectoire, défendre une cohérence, être respecté dans son intégrité. Le lieu induit par définition une relation de proximité et par conséquent un autre rapport entre l’espace et le temps. On peut prendre le temps de la rencontre est aussi le temps de se projeter dans le temps, bref s’inscrire dans une temporalité qui permet d’envisager l’action et l’aller-retour entre l’action et la pensée de cette action.

Les lieux de type squat sont donc des lieux de cohabitation où se croisent des populations différentes confrontées à la précarité et qui cherche un mode de vie alternatif à travers un mode d’habitat collectif. Certains squats sont plus ou moins socialement homogènes. La démarche dans laquelle nous pouvons tous nous retrouver et de partir des situations auxquelles sont confrontés les acteurs et de travailler à partir de ces parcours d’expérience pour dégager des problématiques et des actions communes. Nous sommes bien dans une recherche-action. Il s’agit donc de respecter les dynamiques internes de chaque collectif ou groupe et en même temps d’arriver à construire une parole et des enjeux dans l’espace public pour amener ses lieux à s’inscrire dans un schéma d’aménagement de développement du territoire et une économie de proximité.

Pour une autre approche du territoire et de son aménagement

Ces lieux ne sont pas en dehors de la ville, mais au centre des questions urbaines et par leur activité confirment qu’on ne peut les reléguer à la marge selon les représentations sécuritaires du moment. Il ne s’agit pas simplement en tant que « collectivisme libertaire » ou disons de manière moins orientée « démarche autonome » de dénoncer un pouvoir, mais aussi prendre le pouvoir de diffuser des expérimentations qui peuvent rentrer dans les logiques de développement territorial. Le lieu est la plus petite unité de l’échelle du commun à partir de laquelle s’élabore une commune ou une collectivité territoriale. L’architecture fluide du lieu peut donc se concevoir comme une modélisation de tiers lieux extensible à d’autres espaces de vie, en termes notamment d’économie du commun, de circuits courts, d’innovation sociale, etc.

Le squat, comme habitat, renverse complètement l’approche actuelle de l’architecture écologique. Le discours technocratique dominant se focalise sur la technologie et la matière, la performance des équipements et de l’isolation… tout en construisant des logements nécessitant toujours plus de surface par individus, incarnant des modes de vies individualistes qui multiplient les dépenses matérielles, énergétiques, etc… des résidents.

Le squat est un habitat écologique non pas par les performances de ses qualités physiques (isolation…) mais par la qualité écologique des modes de vie qu’il incarne. Dans un monde dominé par le chiffre et la pensée rationnelle, il serait intéressant d’organiser la mesure de cette qualité écologique de l’habiter coopérativement. Cela revient à mettre la science, ou plus précisément une forme de démonstration scientifique, au service d’un projet politique. Celui de tordre le cou au discours technocratique qui règne encore dans le monde dans le bâtiment et empêche l’émergence de réponses crédibles à la hauteur des enjeux sociaux et écologiques contemporains. Si les limites de l’agriculture conventionnelle sont connues du grand public et que s’organise des formes de soutien citoyen à l’agriculture paysanne, raisonnée, écologique… la prise de conscience citoyenne des limites de l’architecture conventionnelle reste à générer. L’agriculture intelligente fait sourire, la ville intelligente continue de faire rêver.

Il est important de faire connaître le squat comme forme d’habitat écologique et de le mobiliser dans le cadre des débats actuels entourant l’architecture écologique.

Annexe : Économie populaire et/ou économie sociale et solidaire ?

Cette note de travail reprend des éléments discutés à la table ronde « Redistribuer » du colloque du Groupement d’Intérêt Scientifique « Démocratie et Participation » sur les « Expérimentations démocratiques aujourd’hui : convergences, fragmentations, portées politiques » le 27 janvier 2017 à la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord[1].

Quelles sont les conditions pour que la problématique de l’économie populaire soit prise en compte dans le domaine politique ? Depuis une dizaine d’années, des récupérateurs-vendeurs franciliens qui se nomment eux-mêmes « biffins » se sont mobilisés en réseau et en associations pour faire reconnaitre l’utilité directe de leur activité et faciliter l’ouverture de marchés dans l’espace public (voir le rapport d’étude auquel nous avons contribué en 2012 pour la région Île-de-France)[2].

  • Soit on place la récupération vente des biffins dans une économie de survie, c’est-à-dire à un sous-prolétariat qui rentre en concurrence avec le prolétariat classique et la forme salariale. Nous parlons effectivement d’économie informelle c’est-à-dire de personnes sans statut à qui on peut toujours reprocher de développer une économie concurrentielle (pas d’agrément, pas d’inscription au registre professionnel, as de cotisation sociale, pas de diplôme ni de licence)
  • Soit on place la récupération vente dans le couple « infernal » insertion / répression qui conditionne la mise en place de certains espaces marchands à une obligation de réintégration dans l’économie classique et au développement la répression partout ailleurs. Ce qui aboutit à la situation actuelle de quelque centaine de places accessibles en région parisienne alors que l’ensemble du territoire est soumis à une répression sans vision globale de cette économie.

Mais quand on interroge des structures de réemploi sur quel modèle économique ils veulent insérer les plus pauvres on s’aperçoit qu’il n’y a pas véritablement de réflexion quant à une forme alternative économique. Autrement dit on demande aux biffins qui ont trouvé une réponse par l’économie populaire de les réinsérer dans le système qui les a exclus.

Une autre approche est de dire que la récupération vente s’insère dans une forme écosystémique interrogeant les possibilités d’un développement économique sur un territoire. Il manque cette interface aujourd’hui entre une économie de survie et ce que serait cette économie populaire. On parle à la fois d’une économie au rez-de-chaussée des villes, d’un travail d’autoformation, d’une économie menée par les plus pauvres qui bénéficient aux plus pauvres.

Par leur propre force de travail, leur capacité à s’auto-organiser, les ressources recyclables disponibles sur les territoires, les biffins développent une activité économique de proximité. Tout en satisfaisant leurs besoins de base, ils participent en outre à un système socioéconomique d’échange. Ils contribuent à travers des circuits-courts à réintroduire des logiques endogènes de développement territorial.

Elle peut prendre différentes formes : ateliers autogérés, groupe d’achat, échoppes fixes ou ambulantes, petites réparations, systèmes d’échange local, cuisines collectives, récolte des déchets et revente dans la rue ou au bénéfice de dispositif de récupération…

C’est sur ce dernier aspect du circuit de la récupération-vente que s’appuie particulièrement notre programme de recherche-action, car il est exemplaire d’une économie d’auto-réalisation basée sur des compétences collectives contribuant à un développement durable dans la tradition des puciers aux portes de Paris.

La question qui se pose alors sur l’articulation entre forme d’expérimentation et forme d’écodéveloppement. À quoi sert-il d’expérimenter un nouveau modèle économique si les travailleurs qu’ils soient employés ou entrepreneurs sont confrontés à un modèle économique subordonné selon des règles financières à court terme peu propices à la créativité ? C’est en cela que les logiques normatives de l’économie sociale et solidaire classique ne sont pas non plus les réponses adéquates. Il est important que les formes de modélisation qui permette la généralisation de l’expérimentation puissent être aussi en adéquation avec une économie populaire. Sinon, on tombe dans une injonction paradoxale où l’on nous le demande d’expérimenter sans possibilité de proposer un modèle alternatif.

Nous rejoignons en cela la position de Jean Louis Laville sur la difficulté de la problématique de l’économie populaire soit prise en compte dans le domaine politique : « Il y a une segmentation et une hiérarchisation entre les sphères économiques et politiques. Au XIXe siècle la gauche s’est affirmée comme relevant du déterminisme économique avec la croyance très forte du développement des forces productives qui rejoint une pensée du libéralisme et participe à l’invalidation symbolique des économies populaires. Ce fétichisme politique pense finalement qu’à partir de la prise de pouvoir d’État de la possibilité par quelques réformes structurelles d’aller vers un changement démocratique. En cela la pensée sur le changement social a été orientée par le déterminisme économique.

Du côté de la pensée d’une entreprise non capitaliste, il n’y a pas de théorisation qui est tenue la durée. L’une des seules est la théorisation de l’économie sociale, mais qui s’est également enfermé dans une pensée limitée à l’entreprise comme organisation. Elle a cru qu’il suffisait de changer la propriété collective pour avoir un fonctionnement démocratique et qui a pensé que le changement social se réduisait à un certain nombre d’entreprises coopératives qui allaient essaimer par leur valeur d’exemple. La question est donc de penser un pont, construire des médiations entre la sphère politique et la sphère économique. Ce déficit théorique est devenu de plus en plus sensible alors que les pratiques aujourd’hui nous indiquent ces ponts existent dans la réalité où l’économie populaire sort de l’économie de survie pour légitimer un certain nombre de pratiques populaires en accentuant les formes de solidarité qui réinterroge les modèles de gouvernance à partir d’actions concrètes. C’est bien ici que se situe notre recherche-action avec les récupérateurs vendeurs l’expérimentation « Rues marchandes ».

Nous dégageons ici quatre points principaux qui pourraient représenter autant de soutiens à des expérimentations dans la perspective d’une généralisation :

  1. La capacité d’auto développement à partir des ressources endogènes du territoire qui à la capacité de miser sur son identité propre territoriale affirmer à partir de ses ressources humaines naturelles culturelles patrimoniales qui sont liées à l’histoire Savoir-faire et des coutumes. Il y a lien entre développement économique et préservation du capital patrimoniale. On pourrait concevoir des ateliers populaires du territoire incluant des équipes pluridisciplinaires pour révéler les ressources inexploitées.
  2. La capacité de créer un écosystème à travers une diversité des acteurs socio-économiques mise en relation. Où pourrait en envisager un cluster pour prendre un terme à la mode consacrée à l’économie populaire entre entreprises sociales, culturelles et économiques qui mettrait en relation fabrication de l’habitat, rues marchandes, accueil d’urgence, jardins partagés, auto réparation et autres ateliers.
  3. La capacité de mettre en place une nouvelle forme de gouvernance qui dépasse les élus et la démocratie élective ou même participative en inventant de nouveaux dispositifs de gestion des biens communs mettant en lien des acteurs autour d’une dynamique de développement territorial. Cela renvoie à la possibilité à de nouveaux acteurs de se déclarer sur le territoire qu’ils passent ou non par le tissu associatif ou coopératif de l’économie sociale et solidaire classique.
  4. La capacité à créer une économie d’échelle en mettant en relation différents territoires dans une dimension régionale et en créant ainsi une interface entre une économie de proximité et filières économiques s’appuyant sur une ingénierie dans une logique de mutualisation des moyens, afin de répondre aux besoins des différents acteurs qui maîtrisent sans sa production du territoire. Cette économie au « rez-de-chaussée » des villes d’auto construction, de transformation répondant à la nécessité des situations, induit également un autre rapport à la mobilité et la proximité.

Hugues Bazin, Contre-espaces d’une économie créative et populaire, www.recherche-action.fr, 2017


[1] Participant à la table ronde : Hugues Bazin (Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action), Pierre Crétois (Université Paris Ouest Nanterre La Défense), Maria Inés Fernandez Alvarez (Universidad de Buenos Aires), Jean-Louis Laville (Lise, Cnam), Sébastien Thiéry et Charlotte Cauwer (PEROU, sous réserve), Stéphane Vincent (27ème Région)

[2] http://recherche-action.fr/ruesmarchandes/download/etude_sur_les_biffins_en_ile_de_france/Les-biffins-etude-qualitative.pdf