Il n’y a plus de raisons sérieuses

Il n’y a plus de
raisons sérieuses

De payer les factures, le loyer et les pots cassés.

D’aller au travail le matin, quand il nous assombrit.

De continuer de ramper alors que tout s’est déjà effondré.

Il n’y a plus de
raisons sérieuses

D’acheter quoi que ce soit, surtout ce
dont on a besoin.

De penser que ça se mérite.

De parler la langue des managers, des
journalistes et de faire nôtres leurs logiques.

Il n’y a plus de
raisons sérieuses

De respecter les frontières, les plans
d’urbanisme et les feux rouges.

De s’identifier à quelconque nation,
patrie ou région.

De fermer les yeux (ou celui qu’il nous
reste) quand c’est la République qui écrase les peuples.

Il n’y a plus de
raisons sérieuses

De s’abandonner aux simulacres
électoraux et d’avoir espoir en la représentation.

D’attendre de l’Etat autre chose que la
foudre économiste et policière.

De se croire protégé.e.s par la
justice et la loi.

De s’obstiner à se réclamer de
valeurs universelles qui font couler sang et larmes.

Il n’y a plus de
raisons sérieuses

De raisonner la colère plutôt que de
la laisser nous éclairer.

De revendiquer plutôt que de
s’organiser.

De faire tomber des arbres plutôt que
des vitrines.

De frapper à la porte plutôt que de
mettre le pied dedans.

Sous les tentatives de communismes immédiats

Sous les tentatives de communismes immédiats

Une analyse institutionnelle supervisée par Varvalia Lodenko

« Devant nous s’étend la terre des pauvres, dont les richesses appartiennent exclusivement aux riches, une planète de terre écorchée, de forêts saignées à cendre, une planète d’ordures, un champ d’ordures, des océans que seuls les riches traversent, des déserts pollués par les jouets et les erreurs des riches, nous avons devant nous les villes dont les multinationales mafieuses possèdent les clés, les cirques dont les riches contrôlent les pitres, les télévisions conçues pour leur distraction et notre assoupissement, nous avons devant nous leurs grands hommes juchés sur une grandeur qui est toujours un tonneau de sanglante sueur que les pauvres ont versée ou verseront, nous avons devant nous les brillantes vedettes et les célébrités doctorales dont pas une des opinions émises, dont pas une des dissidences spectaculaires n’entre en contradiction avec la stratégie à long terme des riches, nous avons devant nous leurs valeurs démocratiques conçues pour leur propre renouvellement éternel et pour notre éternelle torpeur, nous avons devant nous les machines démocratiques qui leur obéissent au doigt et à l’œil et interdisent aux pauvres toute victoire significative, nous avons devant nous les cibles qu’ils nous désignent pour nos haines, toujours d’une façon subtile, avec une intelligence qui dépasse notre entendement de pauvres et avec un art du double langage qui annihile notre culture de pauvres, nous avons devant nous leur lutte contre la pauvreté, leurs programmes d’assistance aux industries des pauvres, leurs programmes d’urgence et de sauvetage, nous avons devant nous leurs distributions gratuites de dollars pour que nous restions pauvres et eux riches, leurs théories économiques méprisantes et leur morale de l’effort et leur promesse pour plus tard d’une richesse universelle, pour dans vingt générations ou dans vingt mille ans, nous avons devant nous leurs organisations omniprésentes et leurs agents d’influence, leur propagandistes spontanés, leurs innombrables médias, leurs chefs de famille scrupuleusement attachés aux principes les plus lumineux de la justice sociale, pour peu que leurs enfants aient une place garantie du bon côté de la balance, nous avons devant nous un cynisme tellement bien huilé que le seul fait d’y faire allusion, même pas d’en démontrer les mécanismes, mais d’y faire simplement allusion, renvoie dans une marginalité indistincte, proche de la folie et loin de tout tambour et de tout soutien, je suis devant cela, en terrain découvert, exposée aux insultes et criminalisée à cause de mon discours, nous sommes en face de cela qui devrait donner naissance à une tempête généralisée, à un mouvement jusqu’au-boutiste et impitoyable, dix décennies au moins de réorganisation impitoyable et de reconstruction selon nos règles, loin de toutes les logiques religieuses ou financières des riches et en dehors de leurs philosophies politiques et sans prendre garde aux clameurs de leurs ultimes chiens de garde, nous sommes devant cela depuis des centaines d’années, et nous n’avons aujourd’hui pas compris comment faire pour que l’idée de l’insurrection égalitaire visite en même temps, à la même date, les milliards de pauvres qu’elle n’a pas visités encore, et pour qu’elle s’y enracine et pour qu’enfin elle y fleurisse. Trouvons donc comment faire, et faisons-le. » Discours de Varvalia Lodenko, un Des Anges Mineurs de Volodine.

Chez Volodine, rares sont les passages sans ironie à propos du communisme. Une ironie légère qui floconne au dessus d’un monde lugubre et qui se joue de l’égalitarisme, du féminisme ou de l’univers concentrationnaire du communisme soviétique, sans les condamner ouvertement. Volodine présente les expériences communistes et leurs croyances comme si brutes et si froides – uniquement incarnées par des mort-vivants tri-centenaires – qu’elles en paraissent un peu ridicules. Ce discours de Varvalia Lodenko, pourtant elle-même cramée à l’os par les radiations depuis des siècles, est par l’ardeur au premier degré assez atypique du travail de Volodine. Comme une proclamation vivace qui perce le règne du doute et de la dérision. Un des rares passages où l’on dirait que l’auteur lui-même y croit. Et s’il n’y croit pas, tant pis, laissons-nous tomber dans le panneau, car rarement une phrase aussi longue et aussi belle que celle-ci ne s’est retrouvée dans un livre aussi noir. Une seule raillerie se glisse éventuellement sous la conclusion « Trouvons donc comment faire, et faisons-le. », par le contraste entre l’infini de la tâche et l’expéditif de l’injonction.

C’est de là que nous devons partir. Nous, c’est-à-dire certains de ceux qui se retrouvent à éprouver, tant bien que mal, des tentatives de communismes immédiats.

L’écart entre le discours de Varvalia (donné devant quelques brebis accompagnées d’une poignée de vieillardes) et notre quotidien tient au fait que nous sommes bien obligés de considérer immédiatement, sans tourner la page ni poireauter pendant plusieurs siècles, le « faisons-le ». Aussi mort-vivants que nous soyons, nous n’allons pas laisser filer notre existence à attendre que les élections, l’assemblée, la république, l’Etat, les aménageurs bétonniers et leurs collègues gestionnaires, les grands penseurs télévisuels ou même l’avant-garde révolutionnaire viennent arranger pour nous notre quotidien. L’immédiateté n’est pas uniquement une question temporelle d’impatience, elle requiert aussi de ne plus s’encombrer d’intermédiaires.

Mais la disposition dans laquelle nous nous trouvons est certainement moins évidente que celle de Varvalia Lodenko. Déjà, parce qu’immergés dans la pagaille des idées du moment, nous donnons l’air de chipoter sur la moindre nuance, alors qu’il s’agit de s’extraire du verbiage poisseux du pouvoir. Pour bricoler une voie juste, il nous arrive d’articuler des idées dont la nuance est décisive. Habités d’une profonde quête contre les dominations, nous refusons qu’un représentant la mène à notre place et nous détestons tout régime ou système égalitaires. Émerveillés par les possibilités de l’immédiateté et du présent, nous tentons de résister à la dictature de l’urgence des temps actuels. Obsédés par l’effondrement contemporain et les voies exaltantes qui s’y ouvrent, nous n’avons aucune illusion au sujet du grand soir et nous sommes dévastés de voir des camarades tomber dans la bataille. Nous expérimentons l’autonomie, mais nous savons que les liens avec l’ordre établi qui nous a vus naître sont encore tenaces en nous.

Nous avançons sur une ligne de crête friable qui se dévoile en cheminant. Assurer notre démarche demande de trouver un tempo qui nous est propre et de savoir s’envoler quand tout finit par s’effondrer. Et ça s’écroule à vue d’œil, déjà, mais ça peut durer infiniment comme ça. Car cette dégringolade n’est pas un événement futur dont il faudrait anticiper les méfaits, c’est un quotidien éreintant, rien d’autre qu’une modalité de fonctionnement extravagante et spectaculaire de l’ordre en place. Lors de nos tentatives qui sont bien de ce monde, c’est-à-dire dans les interstices de son régime orageux, il faut se garder de suivre le rythme des écroulements successifs, ceux de l’économie, de l’Etat, du service public, des anciennes solidarités nationales… Nous cherchons notre constance et notre consistance aussi. C’est une histoire de rythme, celui de notre recherche et celui de nos actions qui, pour s’emballer vers la transe, doivent se synchroniser en dehors de la grille temporelle souveraine d’un régime agité. Étrangement, ces tentatives révèlent en nous la grande stabilité intériorisée de cette société qui pourtant semble, de l’extérieur, s’écrouler immanquablement. Éprouver des communismes trahit la persistance des normes, régimes et polices que l’on incarne alors que plus personne n’y croit et n’en veut. C’est aussi de là que provient la rage de Varvalia Lodenko, de l’éternelle continuité d’un monde déjà mort.

L’immédiateté de la fougue contre l’éternité de l’ordre, donc. Mais pourquoi le communisme ? Surtout que celui décrit dans les livres de Volodine – le communisme de la troisième ou de la dix-millième Union Soviétique – est relativement irradié, disons-le comme ça.

« La question communiste ne revient pas : elle ne nous a jamais quittés. C’est l’homme occidental lui-même qui la porte partout, en portant partout sa folie d’appropriation. « Communisme » est le nom du possible qui s’ouvre chaque fois et en tout lieu où l’appropriation échoue – sur une grève sauvage, une planète ravagée ou un féminisme extatique. C’est dire si le sentiment de désastre qui nous hante naît d’abord de la difficulté que nous éprouvons à trouver le passage, à forger le langage, à embrasser le dénuement d’où nous parviendrons à saisir une tout autre possibilité d’existence. C’est dire si le communisme est peu affaire d’hypothèse ou d’Idée, mais une question terriblement pratique, essentiellement locale, parfaitement sensible ». Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme.

Ce qui émerge sur tous les fronts, vers chez nous, mais chez vous sûrement aussi, ce sont des organes de mise en commun des savoirs, des sensations, du matériel, des visions, de l’argent, des gestes et des actions. Il s’agit d’abandons volontaires de propriétés foncières, argentées, techniques et idéologiques personnelles dont les groupes se saisissent pour les faire pousser ailleurs et autrement plus éclatantes. Dans les détails, ces initiatives se présentent sous la forme d’ateliers d’autonomisation (de la mécanique à la philosophie…), de caisses communes et de grèves, de productions vivrières collectives, de maisons retapées pour l’installation des migrants, de groupes autonomes d’entraide psychologique, de chantiers de charpentes entre amis… Puis le mélange subtil de tout ça aussi. La liste est longue et en les nommant ainsi à la suite et uniquement en tant qu’objets pratiques, nous courrons le risque de faire disparaître la substance de ce que l’on vit vraiment. D’autant plus que les « ateliers DIY », les « hacker spaces » et «  l’économie solidaire » sont devenus des labels qu’une start-up branchée pourrait utiliser pour son appel de fonds sur Twitter. L’apparat de la subversion est un faire-valoir qui rapporte, et ce serait bien ennuyeux que nos termes se confondent avec ceux des supermarchés. Voilà pourquoi nous appellerons plutôt tentatives de communismes immédiats les chemins que l’on essaye de se frayer dans le néant chaotique et communicant de l’époque. Notre utilisation du communisme irritera plus d’un social-démocrate – et ce serait vraiment s’abaisser que de lui expliquer en quoi tout ce que nous faisons diffère du communisme radioactif de l’Urss et du Parti. Au-delà du plaisir gratuit de secouer l’inconséquence sensationnelle de la pensée politique actuelle, dire LES communismes c’est donner de l’épaisseur et du sens à ce que l’on fait et qui va à l’encontre d’un monde où le commun est méticuleusement chassé.

Ces tentatives sont aussi communistes car il s’agit bien d’échapper à toute forme de domination. C’est-à-dire d’évacuer l’ordre propriétaire, sa milice gouvernementale et policière, sa culture de la concurrence et ses camps de travail – et tous ces cadres économiques dans lesquels nous ne voulons plus penser – pour tenter, selon des modalités sensibles au foisonnement de nos expériences, d’agréger nos moyens et rendre possible la vie qui jusqu’alors n’éclatait pas à la face du monde, faute de commun. En précipitant vers le commun tout ce qui est communisable, en mêlant à l’acte l’élaboration de notre propre langue pour que l’époque communicante ne nous pense pas à notre place, en organisant un contre service public qui anticipe la sortie du régime actuel, nous cultivons un terrain de jeu duquel tout peut se déchaîner. C’est depuis ce terrain commun que jaillissent de terre ces plans que les gens fomentent dans leur tête depuis tant d’années.

« La question est de savoir si nous préférons l’éventualité d’un danger inconnu à la certitude de la douleur présente. C’est-à-dire si nous voulons continuer à vivre et parler en accord (dissident certes, mais toujours en accord) avec ce qui s’est fait jusqu’ici, ou si nous voulons interroger la petite part de notre désir que la culture n’a pas encore infestée de son pesant bourbier, essayer – au nom d’un bonheur inédit – un chemin différent. » Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme.

Oui nous fuyons et nous tentons de prendre un chemin différent. Peut-être moins au nom d’un bonheur inédit, qu’en vertu d’une implacable nécessité de fuir qui dans l’action s’avère bouleversante, avec une part de joie, mais une part seulement. Une grande dose de mélancolie, plus certainement. Ce que nous cherchons, ce ne sont pas des mots qui séduisent, comme venus d’un autre monde perché et qui, d’en haut, nous appellerait. Ce ne sont pas des slogans à scander pour mobiliser les foules ici bas – bien que nous en usions jusqu’à l’ennui. Nous voulons plutôt défricher des routes sauvages qui dans leur emballement nous laissent le temps d’élaborer des manières justes de décrire ce qui nous délivre et nous fait déjà rêver dans nos réalités. Cela dit, le pesant bourbier de la culture dominante ne va pas rester sur le pas de la porte quand nous lui demandons. On risque de le trimballer partout à trop s’en croire détachés. C’est pourquoi nous cherchons dans la fuite des façons de débusquer ce qui dans nos groupes, nos logiques et nos pratiques, persiste de l’institué. Nos tentatives semblent difficilement supporter le poids des habitus, d’où la nécessité d’une pratique sensible du délestage.

En soi, le mouvement de la fuite comprend tous les termes de l’ambivalence qui court sur nos chemins. L’action de fuir un monde et sa culture, pour enfin vivre, n’est jamais séparée de la longue macération sociale dans laquelle nous avons baigné avant de nous en exfiltrer par des pores que nous avons dû nous-mêmes forer.

Désigner nos tentatives de communistes est une manière de reconnaître, en des termes proches de la sociologie issue d’un certain marxisme, la présence de faits sociaux et la reproduction sociale. C’est une façon de ne pas faire semblant d’exister en dehors de toute hiérarchie et de relations de pouvoir, libres de toute détermination et de toute institution.




Se délester du travail, penser nos tendances travailleuses




Varvalia Lodenko fractura la serrure à la carabine et entra dans la chambre. Des poules caquetèrent, elles s’envolèrent au milieu d’une pluie de terre et de plumes et d’ustensiles et de bouteilles de plastique, car une étagère s’était rompue dans la pagaille, dans l’action, dans la pénombre lunaire, et déversait son contenu près du lit, où était étendu le dernier mafieux du capitalisme. La chambre empestait la volaille et la gangrène. Le dernier mafieux allongea le bras, alluma la lampe de chevet. Il avait la figure défaite, une expression de fatalisme anxieux se recomposa peu à peu sur son visage, ses lèvres se tordirent sur un mot inexistant. Sous la menace, il se débarrassa de la couverture et se plaça sur le flanc. Huit jours plus tôt, Varvalia Lodenko l’avait blessé au-dessus du genou, ce qui avait permis de le suivre à la trace jusqu’à sa tanière.

Il y a toutefois dans nos groupes des questions qui ne pourront pas se régler à coup de fusil, même si l’odeur de volaille et de gangrène nous est bien familière. Le mafieux capitaliste est l’une de ces figures théâtrales que l’on a apprise à jouer pour de vrai, pendant toute notre enfance, en famille et à l’école, pendant nos premières années au turbin, à l’usine et au bureau. La traque sera donc intestinale. L’habitus primaire du mafieux capitaliste s’est si bien incorporé en nous qu’on le croirait congénital, telle une maladie incurable qui nous poursuit jusque dans nos tentatives. L’école est redoutable pour cela. Combien de fois nous a-t-elle dit que, pour réussir plus tard, il fallait s’appliquer, apprendre, respecter l’autorité et ses règlements, et travailler, déjà. Nous avons tendance à balayer d’un revers de la main les effets profonds de cette école de l’ordre concurrentiel, ce sas avant le camp de travail.

« Le camp ne présente que des avantages pour la population qui s’y trouve rassemblée, et c’est pourquoi une large majorité des malheureux qui vivent encore à l’extérieur du camp essaie à tout prix d’y accéder, rêve en permanence du camp, et décousue reste leur argumentation en faveur des modes d’existence […] à l’extérieur des barbelés… » Matthias Boyol, non loin d’un Terminus radieux de Volodine.

Le camp de travail soviétique fermé ou celui aux apparences ouvertes et libres du capital, ont en commun d’insinuer efficacement en nous bon nombre d’habitus, dont celui du travailleur. Au point qu’il devient évident de dédier notre existence à la production, quand bien même elle serait pour le compte d’un autre indésirable. Le travail est un fait social total, généré et protégé par le corps social qui le défend bec et ongles. Et effectivement, le contre-argumentaire en est coriace à élaborer et à incarner.

Mafieux capitalistes, travailleurs des camps, nous pourrions ajouter à cette liste gênante d’habitus propres au théâtre économique, les personnages du manager – ce guide suprême de nos désirs de réalisation de soi –, celle du producteur dévoué et loyal, même « bio » si ça se trouve.

Dire qu’il est indispensable de s’échapper de ce théâtre-là est un euphémisme. Mais dire qu’il ne nous poursuit pas depuis l’intérieur serait une erreur. Il induit nos modes de vie, nos manières d’être en groupe, il vient parasiter le commun stellaire que nous tissons ensemble.

Nous n’avons pas de méthode universelle pour nous débarrasser de l’institué, notamment de notre rapport au travail. Nous n’avons pas non plus de technique exorciste pour détricoter les mailles de nos habitus primaires qui se sont entremêlées, au gré de l’expérience, dans les trames plus conscientes de croyances dissonantes. Nous sommes seulement devant cette nécessité impérieuse de mettre en chantier tous les faits sociaux qui nous criblent de leurs filiations sociales. Et ce chantier pourrait commencer par nos croyances immédiates. Sans leur opposer une prétendue rationalité quelconque, qui leur serait supérieure, mais plutôt en admettant qu’elles forment des tendances qui nous mobilisent jusqu’au sang. Commençons ici par mettre en culture les premières branches afin qu’un jour nous puissions vivre leur bourgeonnement et leur hybridation.

Par exemple, il y a dans nos groupes une tendance forte et affirmée qui vise l’abolition du travail. Cette tendance abolitionniste se fonde sur une définition proche de celle que Lordon nous a jeté à la figure de manière péremptoire, un jour de janvier 2018 à la Bourse du Travail : « J’appelle travail, l’activité humaine ressaisie dans les rapports sociaux du capitalisme. Point. » Il a dit « point ». Et malgré la clôture abrupte de la formule, beaucoup d’entre nous utilisent ces mots et cette analyse pour nommer ce qu’ils ressentent comme allant de travers, depuis le début, entre eux et le travail. La pratique, les gestes, le vécu, et tout ce qui vibre entre l’ordre humain et les humains vient trouver dans ce raisonnement une signification littérale. L’idée de l’abolition du travail comme chemin à explorer dans le faire du quotidien devient rapidement un leitmotiv, une grille d’analyse, un filtre à tout, des lunettes, une seconde peau. Il faut dire que l’argumentaire est bien rodé.

« Le travail n’a rien à voir avec le fait que les hommes transforment la nature et sont en relation les uns avec les autres de manière active. Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, ils construiront des maisons, confectionneront des vêtements […], jardineront, joueront de la musique, etc. Ce fait est banal et va de soi. Ce qui ne va pas de soi, c’est que l’activité humaine tout court, la simple « dépense de force de travail », sans aucun souci de son contenu, tout à fait indépendante des besoins et de la volonté des intéressés, soit érigée en principe abstrait qui régit les rapports sociaux ». Groupe Krisis, Manifeste contre le travail.

Pour cette tendance idéologique là, le travail et le capital ne sont pas opposés, au contraire, ils font partie de la même machine, irrationnelle et aliénante. Donc selon cette tendance la lutte des classes et les mouvements ouvriers confortent le capitalisme et la domination, dans la mesure où leurs revendications ne portent que sur l’amélioration des composantes propres au capitalisme, c’est-à-dire les salaires, les retraites, la création d’emplois… Le groupe Krisis affirme que la gauche politique a « mythifié le travail en l’érigeant en contre-principe du capital. Pour elle, ce n’était pas le travail qui était scandaleux, mais seulement son exploitation par le capital […]. C’est pourquoi le programme de tous les partis ouvriers a toujours été de libérer le travail, non de se libérer du travail ». La veine abolitionniste laisse périr le capital et le travail avec toutes les versions comptables et économiques de la vie, pour mieux se consacrer à une manière inédite et non marchande de faire du lien entre humains, et de faire, tout court.

Il faut bien comprendre que ces concepts là, aussi froids et décharnés qu’ils paraissent ici, prennent corps dans l’activité de ceux qui s’en réclament. Ils viennent changer la perception du geste, la manière de se représenter l’activité du groupe et de s’y tenir, la façon de prendre la parole et de sentir les relations, la lecture des événements qui surviennent et le rapport au quotidien. Tout le contenu des systèmes de croyances en est chamboulé. C’est une sorte de contre-habitus qui vient se lover autour du premier – celui du travailleur des camps ou du mafieux capitaliste – et qui lui est tout de même assez corrosif.

L’abolitionnisme du travail n’est pas à ériger en une nouvelle catégorie sociale en soi, mais simplement à penser comme une tendance opérationnelle dans nos organes. D’ailleurs, jusqu’ici nous parlons davantage de tendances que de personnes. Les tendances traversent, imprègnent, mettent en mouvement nos groupes. Alors que les personnes, elles, abritent dans leur constellation idéologique nébuleuse une foule de concepts hybridés dont aucune case ne saurait rendre compte, fort heureusement. Et si l’on part de ces courants qui nous irriguent, nous voyons bien qu’ils viennent s’éclater contre des chicanes et des barrages qui s’élèvent de partout. C’est le cas des tendances abolitionnistes, entravées de tous les côtés. Par affinité, les gens tout à fait terrestres, qui les incarnent, s’en trouvent personnellement empêchés, car trop porteurs d’une tendance dont il semble communément admis qu’elle est à combattre.

Comment peuvent-ils éprouver la destruction nette du travail quand celui-ci structure encore si pleinement l’environnement et quelques uns des autres camarades ? Il faut modifier l’environnement, et convaincre les camarades, ou bien l’inverse. Mais comme rien n’est mécanique dans nos groupes très attachés à l’organique et à la conjugaison sensible des sensibilités, on ne transforme personne au nom de commodités idéologiques. Or, contre ceux qui veulent dépasser le travail, le champ de force économique oppose déjà, en plus du désaccord de camarades, la pression de « gagner sa vie », synchronisée avec le chantage de la famille, de pôle emploi et de la police. Donc même dans nos groupes, la tendance abolitionniste du travail peut se sentir fragilisée, au point de devoir trouver en elle, et elle seule, les ressources pour vivre la fin du travail. Le résultat de l’opération n’est pas systématiquement un renoncement à l’abolition ou un écartèlement digne d’un supplice moyenâgeux. La conséquence est bien plus mélancolique que cela, dans le groupe entier et dans la tête de chacun. Ca ressemble à une perte de goût – qui va et qui vient – pour la tentative, car enserrée dans trop d’ambivalences et de forces contradictoires dont certaines, les plus cruelles, sont en surplomb. Ca prend l’allure d’un désespoir chancelant qui danse avec la ferveur, une langueur chronique qui joue avec le robinet de l’extase. Nous nous livrons à des retraits cycliques dans des arrière-mondes sublimes ou sublimement noirs, à des recherches esthétiques pour exprimer tout ce que les mots ne peuvent plus dire. C’est aussi pour cela, qu’en matière de communisme, nous lisons davantage Volodine que Marx.

Dans nos tentatives il est devenu coutumier de se moquer des plus réfractaires au travail qui « œuvrent » ou sont « actifs » à raison de 80 heures par semaine au service du groupe. Ils sont si saturés de responsabilités et d’objectifs intenables qu’ils rôdent toujours à la lisière d’un burn-out digne d’un employé du Crédit Agricole. Remplacer dans le langage le terme de travail par celui « d’activité », et « travailler » par « faire » ou « œuvrer », ne suffit pas en substance à ne pas travailler, au sens abolitionniste. Car le choix de faire ou non, de participer à une activité ou non, de produire ou non, est toujours soumis à des formes euphémisées de coercition, qui sans communes mesures avec celles d’une multinationale, et sans se référer à un règlement intérieur, un organigramme ou un carnet de commande, restent les composantes persistantes d’un régime de contraintes. Nos propres « causes » opèrent parfois comme des forces en surplomb, certes bien plus désirables que de devoir gagner sa vie avec de l’argent et un statut social, mais pas moins cruelles et déterminantes dès lors qu’on les embrasse.

« Il a été dit qu’il y avait dans le sillage de cette femme une longue traîne de sang capitaliste […] Après le passage de Varvalia Lodenko, on était donc enfin de nouveau à l’aise pour vivoter fraternellement et bâtir sans honte de nouvelles ruines, ou, du moins, pour habiter sans honte les débris de tout. »

L’abolitionnisme du travail nous laisse errer mentalement parmi les débris d’une époque dont on fait table rase selon des croyances autant fraternelles que ruineuses. Ceci dit, nous construisons beaucoup et nous avons la phobie du sang. Sur le chantier d’une cabane en bois entre camarades, derrière les marmites du mois d’août dans lesquelles cuisent les confitures de l’année, autour d’une discussion qui vise à sortir notre argent des banques pour le mettre dans une caisse commune, les fidèles lecteurs du manifeste contre le travail et abolitionnistes mélancoliques partagent l’espace, la cause, les outils, l’air et tout ce qui fait nos liens communs que l’on ne saurait nommer ici, avec des partisans du travail libéré, ou de la gauche ouvrière – pour la dire en des termes abolitionnistes. Plutôt qu’une traîne de sang, il y a derrière nous l’épreuve permanente de cohabitations précautionneuses.

On pourrait tout à fait se dire à ce stade que nous refusons de distinguer les tendances partisanes qui nous habitent, et que nous cherchons plutôt à penser leur commun qui nous arrache de toutes sortes de tendances, ce commun transcendant qui constituerait Notre Parti. Mais comme ces tendances produisent des effets notables dans les groupes, précisément du fait de leur distinction et de leur obstination, nous devons nous coltiner la compréhension de ce qui les anime. Non pas pour penser leur synthèse moribonde, mais leur agencement fulgurant.

Ce qui finalement va contre l’agencement, c’est la persistance de cette logique qui tend à placer d’un côté les idéologies venues « d’en haut », c’est-à-dire d’un ciel désincarné en vertu duquel on prendrait toujours des positions doctrinaires hors sol, et de l’autre la pratique et le vécu « d’en bas », qui seraient source de vérités absolues, pures et sacrées. Or ce que nous expérimentons semble bien loin de cette binarité-là. Pourquoi s’épuiser à séparer un prétendu ciel d’idées politiciennes d’une soi-disant terre de savoirs empiriques ? Alors que nos faits et gestes, nos pratiques et nos liens, nos convictions et tendances poussent sur le même terrain de jeu et s’entremêlent dans nos situations. Nos tendances n’ont rien d’idéologique au sens d’un détachement du réel. Elles sont une des raisons d’être de nos gestes, autant qu’elles en sont les fruits. Elles nous mobilisent, aussi livresques et théoriques quelles soient.

Dans notre constellation de tendances, il y a évidemment celle décriée par l’abolitionnisme du travail, celle du travail libéré et libérateur. Elle prend corps, entre autres, dans le réseau salariat et les lectures de Friot. D’une manière beaucoup plus immédiate et à notre portée, elle s’expérimente dans les coopératives intégrales Toulousaine et Catalane. Ces formes de communes gardent de cette société l’argent, le marché et le travail, mais les organisent de telle manière qu’un nouveau plan d’auto-administration du territoire apparaît pour libérer l’agir et le temps des gens qui y participent. Ces tentatives-là dessinent un plan auto-gestionnaire qui vient recouvrir et déborder les circonscriptions administratives légales, pour constituer la cartographie populaire d’un terrain où les gens ont prise sur leur quotidien et les lieux qu’ils habitent. Nous ne parlerons pas ici des versions libérales à visée de contrôle social du revenu universel, de base ou citoyen. Cette arnaque-là, cette réforme, on est tous d’accord pour la réduire à néant.

La tendance du travail libéré est en partie abolitionniste au sens où elle compte éradiquer le travail abstrait (la vente de la force de travail à autrui, donc l’emploi), mais conserve le travail concret, c’est-à-dire l’activité qu’elle continue sciemment d’appeler travail et qu’elle souhaite libérer des institutions du capitalisme. Dans la culture du réseau salariat, on sent bien que le remplacement du terme travail par « activité » ou « œuvre » est perçu comme un tour de passe-passe des libertaires pour s’arranger avec leur conscience et pour masquer l’inévitable lien entre la nature et l’humain, que serait le travail. D’ailleurs dans ce réseau, le travail n’est pas ce tripalium instrument de torture par essence laborieux et aliénant. Il est surtout « travel », c’est-à-dire un voyage, comme le temps suspendu d’une réalisation de soi et de notre commun sur terre, et un « trabajo » en tant que tension qui se dirige vers un but mais qui connaît une résistance. De la même manière chez Friot, le marché n’a pas toujours été une institution capitaliste, il était aussi une forme d’émancipation des plus asservis aux prélèvements censitaires des seigneurs. Même contre-lecture pour l’argent qui ne serait pas un souci en soi s’il en restait à sa fonction d’échange, le problème c’est le crédit qui le produit, le banquier qui le capitalise, les politiques qui l’organisent. Les luttes sociales n’ont pas été trahisons du prolétariat, mais victoires communes contre la mainmise du capital sur la classe salariale. Il en découle un souhait de « poursuivre la pratique communiste du travail déjà-là » dans la sécurité sociale, les retraites, l’intermittence du spectacle et le fonctionnariat, qui sont des expériences éprouvées hors de la maîtrise du capital. Dans cette forme de révolution, il faut garder de ce monde les institutions déjà non-capitalistes. C’est donc une version complètement différente de l’histoire qui est proposée, pourtant aussi communiste que celle de l’abolitionnisme du travail.

« Sortir le travail du carcan capitaliste est la condition d’une souveraineté populaire sur la production sans laquelle il est impossible de construire pour chacun un projet de vie. […] A la place de la pratique capitaliste de la valeur qui ôte toute responsabilité économique aux personnes, tout en les culpabilisant et les sanctionnant à l’envi, sa pratique communiste par des personnes libres et égales en droits économiques sortira enfin de l’arbitraire les obligations et sanctions. » Bernard Friot, Vaincre Macron.

L’anarchisme littéraire, qui n’est pas à un classicisme près, renvoie machinalement bouler les attirances pour ce versant des tendances communistes qui laisse place à une certaine idée de système, de citoyenneté, de droit, d’économie, et d’égalité. Autrement dit d’universel, avec ce qu’il porte de colonisateur, d’ethnocentré et de liberticide aux yeux de la branche anarchiste. Il faut bien admettre que remplacer les sanctions et obligations arbitraires par des sanctions et obligations citoyennes ne fait pas rêver une seconde. L’ironie de Volodine ne dirait pas mieux, si elle disait quelque chose. Mais peut-être que nous pouvons lire cette proposition autrement qu’avec des lunettes libertaires. Ce que nous dit Friot, aux entournures, c’est que peu importe le régime et que même sous le régime du non-régime, persisteront des obligations et des sanctions. C’est-à-dire un assemblage institutionnel. Nous y reviendrons.

Cette tendance du travail libéré confère à l’Etat un rôle stratégique, quand bien même elle appellerait à son dépérissement. Et si ce n’est pas de l’Etat tel qu’on le connaît en tant que monstre froid sécuritaire au service du capital, la tendance poursuit l’institution de régulations supra-locales, telles que les coopératives ouvrières, les caisses de retraite et de santé autogérées. Cette tendance n’a pas de mal à se dire de « gauche », mais s’il lui arrive de fréquenter les urnes, c’est toujours en se pinçant les lèvres. Elle est aussi très critique envers les mots d’ordre réformistes de la CGT ou du PCF, car elle ne croit pas à une répartition plus égalitaire des richesses, mais à la fin de la propriété capitaliste et du pouvoir du capital d’employer la force de travail de la classe salariale. Visée radicale que les syndicats et les partis trop connivents du pouvoir ne savent pas assumer. Visée révolutionnaire que l‘abolitionnisme ne fait souvent pas l’effort de distinguer dans la tendance du travail libéré. Il est vrai que la nuance est subtile, car même si la CGT et le PC n’ont en pratique plus aucune force subversive, la tendance du travail libéré continue de leur attribuer un rôle historique majeur dans l’organisation de la classe salariale. Et si le syndicat et le Parti ne sont plus en capacité d’honorer ce rôle, ce n’est en aucun cas sur ces ambulances-là qu’il faut tirer. Notamment du fait qu’au sein même de ces organisations aux apparences de mort-vivant volodinien, il y a encore des franges révolutionnaires vivaces, organisées, puissantes, en lutte avec leur direction sociale-démocrate. Le réseau salariat lui-même vise à inspirer cette classe salariale selon ses propres termes, pour ne pas perdre de sa vigueur dans la bureaucratie et les petits compromis des cols blancs du PC et de la CGT.

Voilà pourquoi, quand en manifestation, le service d’ordre de la CGT aide la police à briser le cortège autonome, les abolitionnistes y voient une confirmation de la traîtrise profonde de la gauche ouvrière, là où la tendance du travail libéré voit simplement une corruption de la frange réformiste du syndicat, devenue contre-révolutionnaire au contact de la classe dirigeante. Une frange dont il faut se débarrasser, sans abandonner le principe du Parti et du syndicat. Imaginez simplement comment se déroule une préparation de manifestation, toutes tendances confondues. Imaginez le bilan commun après les faits. Imaginez l’état dudit « commun »…

Pourtant, les tendances abolitionnistes tout autant que celles du travail libéré se basent sur les mêmes écrits de Marx (les fameux Manuscrits de 1844), pour en conclure des acceptions viscéralement opposées. C’en est presque drôle. On aurait pu croire à une chamaillerie de rats de bibliothèque. Mais quand on est sur le chantier de charpente à 8 m de haut, que la panne faîtière de 50 kg et 6 m de long est tenue à un bout par un funambule abolitionniste et à l’autre par un équilibriste du travail libéré, étrangement, il n’y a pas l’ombre d’une chamaillerie. La distinction s’évapore dans la nécessité de l’ouvrage. Au départ du moins. Et tant mieux, car dans les chantiers entre nous, il n’y a ni casques ni cordes ni mousquetons… Mais dans le temps, tout se brouille.

Ce serait une illusion de croire que cet état de transcendance et de dépassement des tendances par le commun et l’épaisseur charnelle de la vie effacent à tout jamais les tendances du travail et, par rebond, du rapport à l’Etat, aux organismes sociaux, à l’école, à l’argent, à la propriété… Car au delà du chantier commun entre amis, à force de réunions, d’écrits, de prises de position (verbales ou non, dans le groupe mais aussi publiques et au nom de tous), d’élaborations prolifères de tentatives manifestes et d’expériences communes face à l’ennemi commun (la police, les politiciens, les patrons…), les tendances réapparaissent au point de créer dans nos groupes une impossibilité de faire ensemble. C’est précisément au moment d’éprouver le commun que les tendances surgissent, et dévoilent des filiations distinctes que l’affinité jusqu’alors masquait. Notre commun est extrêmement vulnérable aux tendances. Il les alimente au moins autant qu’il les dissipe. Jusqu’à ce que l’affinité à son tour vacille.

« C’était un sacré rêve, quand même. Les stations orbitales, l’immortalité, quitter les caves, rogner les tours – dégager de la planète, en fait. Et lancer les usines de décontamination air-terre-eau, tous les chantiers écologiques, on ne parlait que de ça. Ressortir les vieux ADN des labos, et relâcher des Lapins et des Oiseaux. Libérer la Terre, s’installer là-haut et La regarder refleurir pendant des siècles. On y a cru. Pourtant, la défonce était mauvaise, à l’époque, n’est-ce-pas ? Mais on y a cru. Dans le noir, nous n’avions pas grand-chose d’autre à faire. » Deletion, manager crapuleux et céleste du groupe de Marquis, Outrage et Rébellion, Catherine Dufour.

Nous venons seulement d’extraire deux de ces tendances du noir. Il faudrait maintenant imaginer leur multitude fourmillante, leurs imbrications et leur incarnation plus ou moins consciente dans une même tête. Se dire qu’elles ne s’expriment jamais comme telles. Qu’elles s’échappent à chaque fois que l’on tente de les débusquer. Pourtant ce sont elles qui tirent les ficelles en dernier ressort. Le fait de les expliciter ici, dans nos groupes et dans l’action de nos tentatives de communismes immédiats, c’est pour mieux s’en délester. Nos tendances fonctionnent comme des écrans qui nous empêchent de voir ce qui nous attend derrière. Elles bouchent complètement l’horizon, même si elles nous donnent la sensation de nous guider. Tout devient impossible quand on ne jure plus que par elles et qu’on les mécanise, qu’on tente de les appliquer comme dans le texte. Elles renvoient chacun à sa case froide et dure, elles crispent les positions. Voilà tout le jeu le plus appauvri des tendances. Les expliciter ici et en partie, c’est une manière de les faire dialoguer, pour qu’elles détendent leurs voiles et nous laissent regarder derrière. Penser leurs agencements fulgurants et leur compréhension mutuelle nous permettrait d’en faire un bagage léger, dont on pourrait sortir l’artillerie lourde qu’il contient dans nos luttes communes. Ce sont des armes pour penser l’ennemi loin de ses termes à lui. Mais ces tendances deviennent aussi nos ennemis intérieurs quand elles fonctionnent comme des bibles ou des programmes. Il nous revient de les articuler pour qu’au sein du commun elles laissent de la place à ce qui pourrait advenir et n’est encore écrit par personne.

Il ne faudrait pas qu’en dernier recours tout ce que nous ayons en commun ne soit plus qu’un burn-out généralisé et un amour perdu. Pour ça, les institutions capitalistes étaient largement suffisantes.




Se délester de l’institution, penser nos tendances institutionnelles




Que tout ceci ne nous empêche pas de prendre parti. Notre vitalité se déploie aussi dans l’être partisan. A la nuance près qu’un partisan à la logique binaire, qui cherche à appliquer un programme unique, une esthétique monochrome, une morale exclusive, tient davantage du parfait automate que ce monde attend de nous, que de l’agencement fulgurant qui ferait enfin tomber le rideau de l’impossible et du réalisme. Notre partisanerie est celle de l’enchevêtrement des contestations et des désertions contre la rationalité douteuse et la discipline morbide de notre temps. Toutefois nous ne tenons qu’à un fil, à épaissir par la manifestation de la multitude qui nous habite. Car les institutions du capitalisme (et ses habitus) ont pour elles la force des choses, l’allant de soi, la rationalité, l’évidence et la sécularité. Si nous les croyons absentes de nos tentatives, c’est que leur retour fracassant est proche.

« Les vraies difficultés ne survinrent que plus tard, avec l’apparition d’abord d’une surdemande sur certaines femmes et certains garçons qui occasionnaient tirage au sort et donc jalousies. Puis les « surdemandés » exigèrent des contreparties à leur « surtravail » et l’économie grignota petit à petit sur l’échange : les dominants se mirent à payer les soumis et les soumis à faire monter les enchères. L’argent s’infiltra entre les corps et gaina les verges. Un véritable marché de l’offre et de la demande se mit en place. Le déséquilibre s’amplifia. C’est sur cette errance prostitutive que la mafia allait bientôt faire une entrée fracassante ». A propos de la chute de la cité de Gomorrhe, lieu de pratiques et de plaisirs autrement inconcevables, situé dans la Zone du Dehors d’Alain Damasio.

La surdemande et le surtravail sont un avant-goût de la loi banale qui guette les milliards de pauvres de Varvelia Lodenko. Une loi instituée qui colonise les tentatives de communismes immédiats. Nos habitus marchands plus ou moins ensevelis sous des couches de convictions contestataires se trouvent en permanence aimantés vers la surface par le marché du monde. Nous sommes des jouets en ferraille mus par des champs sociaux dont le magnétisme nous devance. Nous n’avons pas de mal à identifier cet envoûtement, néanmoins nous rechignons à dire l’équivalent se jouant à notre mesure. Nos propres institutions ont comme les autres leur allant de soi et leur évidence, que le temps de l’insurrection n’aura que temporairement sublimé.

Dès que nous voulons opposer une présence au monde, là où son rythme impossible fait de nous des absents de nous-mêmes, nous fabriquons des institutions. Mettez deux révolutionnaires ensemble, ils édifierons des institutions. C’est-à-dire de l’impersonnel, du permanent, du stabilisé, qui finissent par fonder un ordre supérieur, qui lui même tend à se reproduire. Et ce n’est pas grave. L’impersonnel s’avère tout à fait vivant, voire exaltant. Oui, la singularité de nos êtres nous fait vibrer. Mais pas moins que nos singularités d’agencement, c’est-à-dire celles de nos groupes, qui avec le temps se ritualisent et sculptent nos silhouettes. L’institué chez nous prend notamment la forme de ce que nous donnons à voir à l’extérieur : nos livres et nos actions, nos mots d’ordres et nos fêtes, nos banderoles et nos fumigènes. Et comme le veulent toutes les composantes de l’institué, à la fin c’est elles qui nous écrivent.

« Varvalia Lodenko n’a pas agi toujours dans une solitude écrasante. Quand nous étions prévenus de son arrivée quelque part, nous nous arrangions pour l’accueillir avec une fanfare, une banderole et du pemmican, et aussi de l’alcool de lait, quand nous avions pu nous en procurer. »

Dire que nos groupes sont des institutions est une pilule bien amère à avaler pour ceux qui n’ont que la destitution à la bouche. Évidemment, il faut destituer le monde, en se détournant de lui pour de bon, en désertant son ossuaire, comme le suggérait ce fameux tag du printemps 2016. Mais ce printemps fut instituant pour notre camp, il a permis d’organiser nos propres forces contre celles de l’ordre établi, ce modèle total et envahissant de l’institué. Il nous a permis de nous penser dans notre transversalité, contre un régime écrasant, plutôt que par notre atomisation ordinaire. Depuis, ces « forces organisées » se sont solidifiées, et dans plein d’endroits elles l’étaient déjà depuis longtemps. Elles sont devenues présentes, plutôt qu’absentes. Mais le présent, si adulé dans nos milieux, recouvre bien d’autres dimensions que le simple fait d’exister enfin, à un endroit et à une époque. Le présent est aussi ce qui s’installe, s’implante, se constitue et rassemble, donc s’institue. « Organiser nos forces, maintenant » est une pirouette chevaleresque du langage pour ne pas parler des institutions dont nous posons sans cesse les jalons, sous couvert de destitution et de présentisme.

L’institué n’est pas le seul apanage du capital. Dans nos groupes-institutions, nous établissons nos règles, elles sont le fruit réifié de nos tendances, et elles sont d’autant plus pernicieuses qu’elles sont dissimulées par la grande morale anti-autoritaire dont on se réclame. Notre méfiance de la domination est d’une telle évidence que l’on accepte, en faisant mine de regarder ailleurs, que se ritualise la douce valse tyrannique des charismes, des savants, des éloquents et des premiers arrivés. Constater l’efficacité de l’institué dans nos groupes a un goût très amer. Déjà pour ceux qui débarquent en croyant participer à une expérience révolutionnaire hors normes, et qui réalisent que leur intégration au mouvement exige de se taire, d’apprendre, de suivre le tempo commun et d’entrer dans le rang. Comme à l’école. Se socialiser en suivant les normes en vigueur, aussi informelles et implicites soient-elles. Contre tout écart malvenu des sanctions se font sentir. Les mots et comportements sauvages hors de la ligne seront recadrés par les tenants de la ligne, officiellement par le verbe, ou implicitement par un regard noir, un manque d’écoute, l’ignorance, une mesure discrète d’isolement… Comme dans la cour. Le constat est aussi violent pour ceux du groupe qui établissent malgré eux les normes et les sanctions, et qui se détestent dans ce rôle-là – car nos communismes ressemblaient à autre chose sur le papier. Toutefois les législateurs-malgré-eux ont de fortes raisons de tenir la ligne, prendre soin du feu et choyer l’âme. Ils savent que ce qu’ils ont édifié leur a demandé du temps, de la sueur, du tâtonnement, d’engager une complexité sensible et politique qui n’est pas donnée au premier venu. Ils perçoivent la nécessité de transmettre et d’accueillir, et tentent de préserver le cœur de la cause dans le même élan. La transmission est rarement une action explicite de passation de savoirs, avec une date, des horaires et un powerpoint. C’est souvent un imbroglio de signes exemplaires montrant le chemin, mêlés de signes désapprobateurs qui sanctionnent. Les dispositifs de récompenses et de sanctions s’aguerrissent avec le temps, dans nos milieux comme ailleurs. Les dominants dans nos groupes comprennent intuitivement qu’en lâchant la bride et en reconnaissant l’autre dans sa légitimité à désapprouver les règles du jeu, ils n’en ressortent que plus respectés, écoutés et suivis. Leurs stratégies d’absence, pour que puisse se dire la cause sans leur regard en surplomb, rendent leur présence minimale d’autant plus puissante et déterminante. Dans nos groupes, le pouvoir de ceux qui sont partis est immense.

« De toute façon, je vais vous envoyer une cassette où Varvalia Lodenko explique ce qu’il faut faire quand il n’y a plus rien à faire. »

Nous nous croyions poussière d’étoiles mais nous nous révélons débris institutionnels. Nous nous croyions ontologiquement singuliers, nous nous découvrons socialement imprégnés. Nous avons grandi dans un bain de sens que nos insurrections auront du mal à destituer. Et le jour d’après l’insurrection ne sera qu’un florilège d’institutions.

L’institution est considérée comme ce qu’il y a de plus rebutant pour nous. Elle représente tout le contraire du mouvement. Elle s’oppose systématiquement aux flux que nous voulons libérer, et symbolise trop bien ceux que nous voulons bloquer. Mais peut-être que nous nous en faisons une fausse idée. L’institution est un phénomène bien plus vaste que l’Etat, l’Assemblée Nationale, l’école ou l’hôpital. Elle déborde largement l’organisation agonisante enfermée entre quatre murs physiques. Elle est nos murs intérieurs, nos groupes, nos organismes, nos croyances, nos errances et nos régimes. Nous sommes contre la loi, alors nous en écrivons des tas sans jamais le dire.

Nos rencontres sont des arènes dans lesquelles se déroule une baston euphémisée pour la gouvernance de nos groupes sans gouvernance. Ce sont des shows, dans lesquels ceux qui savent présenter leurs lectures du drame avec humour récoltent des points d’audience. Ceux qui réussissent une démonstration intelligible d’intelligence convainquent. Ceux qui font preuve d’une éloquence aussi simple que brillante conduisent. Ceux qui sont aptes à penser l’esthétique, sans jamais abandonner la cause, séduisent. Autrement dit, ceux qui inspirent la vie, gagnent. Et il gagnent en retour le droit de la définir légitimement.

Dans nos groupes nous opposons systématiquement nos singularités et nos transversalités à l’universel. Mais il faut bien admettre qu’en faisant cela par principe, ou par habitude, nous réintroduisons de l’universalité. Maintenant, la tâche qui nous incombe, c’est de faire tomber le masque de l’universalité sous-jacente. C’est de se doter des analyseurs qui révèlent les pouvoirs implicites. Il faut que nous soyons dérangés par nos propres pratiques destitutives de nos groupes-institutions. Tant que l’on se sent à l’aise, c’est que l’on n’a encore rien touché de nos ordres établis.

Spinoza proposait contre le pouvoir absolu de l’Etat, « le droit de guerre de la multitude comme droit de résistance à la domination ». Cette guerre nous paraît évidente contre les institutions du capital. Mais cette évidence ne doit pas nous empêcher de penser la bataille de nos multitudes dans nos propres institutions communistes et immédiates. La bataille à mener est un conflit de recherches, un choc des études. Un croisement contradictoire d’observations et de récits de vies. C’est une bataille de parcours humains qui partagent un terrain d’expériences mais qui en ont déduit des acceptions différentes et en éprouvent des périmètres distincts. Ce terrain d’expérience mouvant doit devenir explicitement notre terrain de recherche. Pour cela, il nous faut ouvrir l’espace pour provoquer les rencontres entre les expériences, loin du tempo agité du moment. Et cette entrée en recherche doit nous lancer dans une confrontation dialectique des représentations que l’on se fait du monde, d’ici, du commun, du groupe, pour mieux les maîtriser et les mettre en mouvement. Il n’y a que dans le mouvement que l’on peut saisir l’état des choses, car tant qu’elles ne bougent pas on ne voit rien.

La radicalité c’est ce travail de composition et d’agencements de nos tendances, de nos recherches, de nos pratiques, qui nous emmène ailleurs. Agencer c’est rompre avec les compromis mollassons, l’addition fade, et la dilution de la viralité de la cause dans un pâle résumé ou dans la parole des chefs éloquents. La radicalité c’est de ne plus être sujet à la capture, depuis l’autour ou depuis l’intérieur. La radicalité revient à déranger l’âme, la cause, le feu – peu importe les termes – pour faire émerger une compréhension commune de leur composition. Notre commun est autant la récolte vivrière du jour posée sur une table, que l’effort partagé de retrousser les intériorités de nos actions et de nos histoires pour qu’elles s’agencent enfin. Et ne nous fatiguons pas trop dans les dimensions psychologiques et affectives. Le soi, le sujet et l’égo sont des arnaques de l’époque pour nous empêcher d’ériger du commun et des institutions instituantes. La révolution ne sera jamais faite par un tutoriel de développement personnel.

La vitalité intentionnelle de nos agencements nous évitera de perdre du temps à produire et reproduire inconsciemment l’ordre établi et les ordres stabilisés de nos groupes. Notre époque insensée est celle du jour de l’effondrement toujours repoussé, du profit maximisé jusqu’à la dernière goutte de sève et de sang, de la vénalité universelle qui se répand jusque dans le dernier geste. A cette époque, le monde exulte de nous voir lambiner dans ce que nous croyons être des déchirements affectifs, alors qu’ils ne sont que la conséquence de nos tendances non-dites et de nos institutions refoulées. Ainsi est retardée l’émergence des bascules multiples auxquelles nous appelons, et ce monde jubile de nous voir patauger dans nos habitus bien ancrés en sécurité sous la couche de nos croyances dissonantes.

Il va falloir sérieusement se pencher de près sur le feu.

« Varvalia Lodenko se pencha au-dessus du feu. Elle y rajouta une brindille. 

Elle avait l’air ratatinée et minuscule, et pourtant, si tout se déroulait comme prévu, c’était d’elle qu’allait jaillir l’étincelle qui remettrait le feu à la plaine. »













Texte à paraître dans le numéro 2 de la revue Agencements, aux Editions du Commun







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Sanglogenèse

 

Tout ce qui est discernable est inoffensif. Ce qui rend la haine inopérante, dès lors qu’on la désigne comme telle, c’est sa lisibilité. Aussi n’y a-t-il de menace réelle qui n’excède le seuil de nos codifications. Point d’anomalie où nos analystes conservent intactes leur bagou et leur verve : le fil opiniâtre de leurs cantiques entérine le silence apaisé qui veille sur le cours des choses. Comme des mère accoucheuses au chevet des forces bâtardes qui campent et transpirent dans l’ombre, leurs bourdons monocordes viennent polir et lécher les plaies jusqu’à ce que, mises à nu dans la lueur écarlate du grand jour, elles cèdent à leur tentation d’apparaître et se livrent enfin.

Ce qui se laisse apprivoiser par le verbe n’engendre que des catastrophes raisonnées. Qu’aucune sorte de révolte n’envisage d’aboutir sans engendrer quelque crispation dans les chasses gardées du Commentaire. Qu’un râle inquisiteur tente d’y semer le trouble : ses allégations demeureront lettre morte si elles n’arrachent un sursaut à ses prédicateurs. Ce qu’elle ne s’approprie en le re-formulant, la Sainte-Parole le bannit du Réel en le privant de ses termes : rien n’y figure qui ne soit désirable, rien n’y apparaît qui n’y soit consenti. Ainsi les allures chancelantes sont-elles neutralisées dans l’œuf par cette disposition du pouvoir positif d’avoir toujours quelque chose à en dire. Si bien que les figures grimaçantes qui se tortillent sous les néons de l’Histoire, dépossédées de leurs farces et de leurs caprices, n’intimident plus que ceux qui, en mal de quelque vertige commun, consentent encore à jouer en connaissance de cause.

Il faut bien dire que nos barbares et nos illuminés n’ont plus tout à fait le monopole de leurs excentricités lorsque que BFM News monnaie des mugs et des porte-clés à leur effigie. Tributaires des tendances estivales du chaos, ils composent généralement tant bien que mal avec les modalités qui leurs sont transmises. Intercalés entre deux talk-shows, leurs frissons au rabais et l’émoi studieux qu’ils suscitent les élèvent tout juste au rang de saltimbanques rageurs … Mais que doit-on attendre, au juste, d’un monstre de notoriété publique ? Un coming out insurrectionnel, un best of de ses meilleurs burnouts, un interview-suicide en prime time ?

[…]

Il ne faut pas croire qu’il soit si aisé de se détruire. Le désespoir, comme la béatitude, possède ses protocoles et ses règles de bienséance. Celui qui aspire à percer doit faire preuve de circonspection lorsqu’il joue sa place aux tribunes de l’outrage et de l’infamie. Mais inégaux face au désastre, nous n’avons, certes, pas tous les mêmes aptitudes pour convulser avec tact. Combien, croyant honorer leurs impotences avec discipline ont vu leurs chutes passées sous silence pour n’avoir su correctement rationner leur bile… A qui souhaite voir exposées ses gerçures et ses tares, il ne suffit pas de se montrer volontaire, encore faut-il savoir astreindre ses velléités à la déontologie de l’échec. L’Actualité n’a que faire des contorsions farceuses et des déboires indécis : l’Événement et son message, code binaire, idée lisse, doivent s’acheminer jusqu’à la conscience sans heurts ni accrocs, sans quoi, au grand concert du carnage universel, il risquerait d’épuiser l’auditoire. Le propre du Mal, c’est d’aller de soi ; seul un enfant-prophète redouterait les actes d’un croquemitaine tiraillé.

Pas plus intégré que le sociopathe ou le cancéreux : celui-ci fait figure d’enfant modèle lorsqu’il se consume en grande pompe sur les places maculées de nos psychodrames médiatiques. À lui-seul il incarne un modèle de faillite, puisque dans la déchéance et l’inanition, il ne manque jamais de faire bonne figure. Ses déboires et ses irrévérences, on les lui pardonne volontiers, puisqu’il le fait bien. Et pour autant que ses postures nous consternent, nous ne cessons de l’aimer pour ce qu’il accomplit car les démarcations qu’il imprime au monde à son propre prix sont garantes de l’ordre des choses qui nous tient ensemble. Dans le sort pathétique du martyr sacrifié, dans son silence et sa souffrance absurde résonnent les ressorts de la Communauté, recueillie, unifiée autour de ses plaies. Il est évident que nous ne saurions nous montrer regardants à l’égard de ce qui nous transit : dans l’urgence de frémir, qui n’a jamais pris le visage d’un Ben Laden pour celui de quelque Christ vengeur ? L’important n’étant pas tant de haïr ou d’aimer que de reconnaître comme sien, peu importe ce que disent nos icônes tant que la possibilité nous est laissée de communier autour de leurs farces. Tout ce que l’on veut voir apparaître, c’est une violence aboutie à haïr sans réserves, un territoire limpide, où, bercé par les évidences de la Guerre, on puisse, le temps d’une marche silencieuse ou d’un flash-info, s’oublier dans la haine.

[…]

Il n’y a que dans l’atrophie du verbe que s’initie la promesse de l’effondrement. Blackout, amnésie, trauma, la vie reprend ses droits où le souvenir se fait terne, où la mâchoire se crispe. Le réveil d’une puissance négatrice aurait seule sa chance dans un monde où, mis pied du mur par une suite d’événements capricieux, les philosophes, en mal de mots, deviendraient bègues ou neurasthéniques. Il s’agirait alors de se saisir d’un instant de flottement pour abréger d’une traite les digressions futiles qu’ils nous imposent sans scrupule… en leur assénant des moues et des rictus indéchiffrables, concis et sournois comme des coups de poignard dans la langue.

Simplement, rendre la prison sonore

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« Ils avaient le sentiment
d’être considérés
comme de la merde ».

 

 

 

Simplement, rendre la prison sonore est un essai radiophonique laissant libre les paroles et les opinions sur la condition des détenus. Entre correspondances et témoignages, Marie et Johan ont souhaité se rapprocher d’un univers carcéral lointain, inaccessible et incompris.

Réalisation, Montage et Mixage : Marie Limoujoux et Johan Gavlovsky

 

 

Et le monde resta de marbre (Autocritique de nos replis stratégiques)

On ne sait plus par quel bout le prendre, voilà tout.

Dans nos milieux habituellement considérés comme militants, partout nous entendons l’expression gênée d’un trouble de l’engagement. Organisations classiques ; partis ou syndicats, ou bien freelances de l’insurrection et factions nocturnes, nous respirons l’air du dépérissement, et nous nous contaminons d’abattement un peu plus à chacune de nos entrevues. Au mieux, nous nous laissons en nous répétant quelques faux-espoirs, histoire de ne pas nous quitter fâchés par le reniement d’une vie engagée. Car en réalité plus personne ne sait mettre un pied devant l’autre avec ardeur, tellement chacun croit connaître par avance les limites, les contradictions, la faible portée et la récupération du prochain mouvement social.

Pourtant quelques durs à cuire savent faire abstraction de la mélancolie politique ambiante, en bondissant de fronts en fronts avec une égale énergie, sans jamais arrêter de mordre. Faut-il s’inspirer de leur ferveur, comme antidote à la prostration ? Ou doit-on douter des fables qu’ils se racontent pour vivre encore enthousiastes dans un monde aussi désespérant ?

Dans l’ensemble, la lutte continue, vaille que vaille, au milieu d’un déclin sans précédent de l’excitation à l’idée de « changement social ». Il faut dire que notre énergie libidinale a été largement captée par ailleurs ; on nous demande de nous « réaliser », de nous « accomplir » au travail, car la santé de l’entreprise passe par notre bonheur personnel, notre « créativité » et notre « audace ». Et ces nouvelles méthodes de management nous conviennent, bien sûr. Après huit heures de ce soi-disant « travail-bonheur », toute notre attention est mobilisée quand notre voisin publie sur le Net une vague intrigue, imprécise, lamentable et désespérée, qui suggère que sa femme l’a quitté pour un autre. « Tu es partie, j’aurais aimé te voir une dernière fois ». Il était éventuellement CGTiste, il avait peut-être été formé aux Jeunesses Communistes, mais nous ne retiendrons de lui que l’adultère dont il est l’objet, et nous nous délecterons des piètres réactions que sa publication minable génère sur la toile.

Les existences politiques semblent s’éteindre devant la prolifération d’un lien social inconsistant et inepte.

Voilà où sont passées notre énergie et notre excitation, sans parler des milliers de panneaux publicitaires qui détournent notre regard et de la perfusion d’information instantanée qui nous empêche de penser.

Contre toute attente, la lutte survit. Peut-être est-elle tolérée. Les libertaires qui aiment citer La Boétie se gargarisent de l’idée que « les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux ». Vu l’affaiblissement continuel de notre désir de lutter et notre dispersion intergalactique, on est désormais en mesure de pousser la maxime un peu plus loin : « les tyrans doivent vraiment être nains pour ne pas arriver à venir à bout de luttes aussi faiblardes que les nôtres ».

Face au peu de force dans les formes de militantisme actuel, nous avons succombé à la tentation de nous extraire des organisations, pour sauver notre peau, de la manière la plus convenable éthiquement, au regard de nos visions politiques faites de bric et de broc idéologiques. Jusqu’à abandonner les mots de lutte, de militantisme, de socialisme, etc, car ils finissaient par apparaître comme les pièges historiques de notre asservissement. Preuve en serait ; notre gouvernement « socialiste ». Preuve ultime, Syriza. Alors on constate partout des replis, autour du local, du territoire, en groupes identitaires et affectifs, pour tenter d’organiser une vie la plus autonome par rapport aux forces du capital, mais aussi vis à vis des solidarités sociales habituelles, devenues les prérogatives d’instances de pouvoir qui s’évertuent dans le contrôle social et la maîtrise de nos destins. Finalement, céder à cette tentation du repli n’était pas le plus dur. Les tyrans ne nous ont pas vraiment empêchés de nous autonomiser vis à vis de leurs bidules technologiques, solidaires ou policiers. Ils nous laissent même fonctionner en réseaux avec des collègues connivents qui suivent le même chemin. Peut-être faut-il s’inquiéter du fait qu’il soit si simple de se défaire de leurs griffes.

Comment ne pas voir dans cet éclatement à peine joyeux des forces critiques, dans ces replis autonomes locaux entre copains, un affaiblissement suprême des bases d’un changement social ?

Certes nous avons été capables d’organiser des survies avec peu de moyens dans les interstices du couple Capital / Etat, nous sommes mêmes des milliers, peut-être des millions dans ce cas là, à vivre plus ou moins sans emploi, plus ou moins hors des clous consuméristes, entre amis, mais alors, pourquoi, à ce point, le monde reste-t-il de marbre ?

Pourquoi, au milieu de ce qui devrait nous réjouir, nous nous sentons si noirs à l’intérieur ?

Il faudrait peut-être accepter de regarder en face l’absence cruelle de l’effet libérateur escompté dans nos Actions. Du moins cette forme d’Action par laquelle nous avons tous été tentés, à laquelle nous succombons encore ; l’Action qui se déleste de ses poids doctrinaires, de ses éternels débats sans fin, celle qui lâche prise, l’action aérienne qui prospère sur le plaisir de faire entre pairs, et qui redonne de l’entrain là où nos lieux de militance habituelle nous dessèchent. Parce qu’effectivement, penser a pu nous paraître lourd et débattre insupportable. Parler nous épuiser et écrire nous accabler. Produire du sens semblait bien être la seule piste, mais une petite voix ne cessait de nous répéter « à quoi bon ? ». A quoi bon, c’est vrai. Car nous connaissions trop bien le non-lieu vers lequel le travail du sens nous amenait souvent. Puis nous avions tellement détruit (à juste titre) nos fondements idéologiques, qu’on ne savait plus vraiment faire sens. Ni convaincre d’ailleurs, car se coltiner le peuple était loin d’être de tout repos, rien qui ne donnait espoir en tout cas. Voilà pourquoi, encore aujourd’hui, nous fabriquons, réparons, jardinons, organisons… Entre nous.

Avec le recul cet acharnement activiste était malheureusement un subterfuge pour se délester des questions qui fâchent, redondantes, invivables et pourtant si fondamentales. Quid de l’hôpital public, de l’école, de la sécurité sociale, de la production industrielle, des solidarités nationales, dont nous bénéficions au quotidien, mais que notre posture romantique et détachée fait semblant d’ignorer. Le repli était une manière de faire sécession d’un monde aux contours médiocres et étouffants. Mais pendant que nous Faisions, que nous nous retrouvions dans la convivialité de l’entreprise collective (ou que nous nous lancions isolement vers une existence autarcique), sur notre petit territoire, en partageant la même longueur d’onde émotionnelle, en vertu des ruines de nos petites croyances, pendant ce temps là, le monde, lui, restait aussi dur, et nous, aussi tristes. Et si ce n’est pas de la tristesse, de la dépression, de la mélancolie, il s’agit au moins d’une quête profonde inassouvie, que nos modes de vie alternatifs n’ont jamais réussi à satisfaire.

En ce sens, nous devrions nous intéresser davantage à l’affaire Richard Durn. Ce type, qui mortellement troublé par le manque de sens de sa vie et de la « sensation de perte du sentiment d’exister », s’est transformé en serial killer, en dégommant tout un conseil municipal de gauche, qu’il considérait comme une « mini élite locale exécrable » à embarquer avec lui dans sa chute finale. Dans le fond nous en sommes tous là en terme d’états d’âme, sans devenir auteurs de tueries, nous souffrons bien de cette anomie grandissante, où chaque jour nous voyons tomber un peu plus nos repères historiques.

Voilà pourquoi les puissants de tout bord ne nous rendent pas la tâche si difficile que ça quand nous choisissons le repli local sur nos petites créations alternatives amicales. C’est parce qu’ils ont bien senti qu’on allait y perdre les pédales. Les pouvoirs en place ont même anticipé qu’on allait leur servir sur un plateau quelques innovations sociales dont ils pourraient profiter en nous laissant tranquilles. Notre DIY n’est-il pas utilisé comme un des meilleurs arguments de vente à Leroy-Merlin ? Nous sommes devenus leurs producteurs d’externalités positives, et nous y avons perdu notre Latin politique au passage, l’air de rien. A défaut de doxa, de Marxisme, de Proudhonnisme, plus actuellement de Lordonnisme, de Varoufakisme ou de Fradinnisme, et surtout à défaut d’ouvrir la voie vers une pensée pertinente de la complexité, du fait de notre refus systématique de toute doctrine, nous sommes devenus simplement Activistes.

Mais Activistes de quoi ? Vers quoi ? Faire et Agir font aujourd’hui l’objet d’une injonction dont nous devons nous méfier ; « il faut Agir ! » sous-entend « il faut arrêter de réfléchir et passer à l’Action ! ». Nous sommes tellement éparpillés et confus éthiquement et politiquement, nous nous sommes tellement repliés sur nos petites identités sentimentales, que nous avons tendance à arrêter de rechercher, d’étudier, à jeter tout le bazar idéologique aux oubliettes pour privilégier l’Agir comme un acte pur et céleste. Et c’est vrai que ça fait du bien. Mais on s’est mis au tas avec cette histoire là, on a suivi le chemin tout tracé vers le mutisme, en délaissant ce qui nous aidait à penser et à verbaliser un peu librement.

L’action sans la recherche revient à prendre le risque d’être agi par les autres, de devenir un simple agent.

Puis pendant que nous nous purifions dans une belle Action locale, plus ou moins libérée des cadres de la pensée militante classique, les nouveaux maîtres des idéologies confuses, médiocres et conservatrices (Soral, Le Pen, Manif pour tous, Religieux rétrogrades, Bonnets Rouges et autres quenellistes perdus) s’en donnent à cœur joie, sur un terrain sans opposant. Ces gens là font un tabac, car leurs pensées contradictoires et arriérées, piochant dans tous les populismes sans cohérence, séduisent aisément les nouveaux égarés de la politique dépossédés de leurs repères historiques, sans conscience de classe, et aux valeurs versatiles sujettes aux émois agités 2.0.

Si nous ne nous frottons pas à ce monde là, qui pourtant est inévitable tellement il nous encercle de façon massive, nous faisons le jeu du conservatisme.

Le haut de l’ordre social lui aussi rigole. Car nous ne l’inquiétons plus. Les moyens de renseignements qu’il développe à notre égard ne servent qu’à vérifier que nous continuons bien de ne pas l’inquiéter. Et quiconque dépasse les bornes de ce confinement, sera rapidement renvoyé menotté à sa douce autarcie locale inoffensive, dans sa tribus. Autrement dit, les déviants les plus audacieux donnent une occasion en or à l’ordre établi de les punir et ainsi de rappeler les règles applicables à tous. Et nos petits mouvements autonomistes tribaux, seulement gentiment déviants, sont un gage de paix sociale qui convient à tout le monde, surtout aux autorités.

Dans notre stratégie de repli et de déconstruction idéologique, qui par ailleurs est tout à fait légitime, vue la médiocrité et l’inertie des instances politiques, syndicales ou associatives actuelles, nous avons perdu de vue les angles d’attaques. Dispersés par les « projets » (culturels, associatifs, militants, subversifs), occupés par les « Actions » (constructions, réparations, manifestations…), overbookés par les réunions (de coordination, de chantier, de bilan…) rassurés par l’aisance sociale de nos milieux alterno-affecto-conforts, il faut bien l’avouer, nous nous sommes un peu paumés.

Revenons dans les files de pôle-emploi pour nous rappeler qu’une majorité de la population a été rendue addict au travail aliéné, et qu’à défaut de contrat de travail, les visages se creusent d’amertume, de ressentiment, de haine des autres.

Partons en vacances entre le 15 juillet et le 15 août sur une plage bondée pour écouter les discours misogynes, les querelles familiales perpétuelles, le racisme, le consumérisme, la richesse ostentatoire, les fières réussites sociales qui élèvent leurs voix si haut et si fort que nos petites subversions en bandes organisées s’en trouvent hors propos et futiles.

Revivons l’école pour y observer la fabrication en masse des travailleurs-consommateurs de demain, leur pré-classement au mérite pour qu’ils intègrent leur juste rang social au plus tôt, et leur bannissement s’ils font montre d’une pensée autonome.

Surtout, retraversons l’univers concentrationnaire des entreprises qui prospèrent sur le labeur d’une majorité de la population dite « active ». N’oublions pas que ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre se la font extorquer, et se retrouvent alignés en rang le long de chaînes produisant des objets insensés qui n’ont d’utilité que l’addiction à la consommation qu’ils génèrent sur les masses, et les marges qu’ils dégagent pour le haut du panier.

Ouvrons un magasine de mode et allumons la télévision pour bien vérifier que la moitié de l’humanité, les femmes, subissent au quotidien une obligation de paraître, sous des formes sexuellement dominées et prêtes à servir le patriarcat au pouvoir.

Demandons-nous ce qui continue de foirer pour qu’un individu accepte de passer un contrat de travail dans lequel il s’engage « volontairement » à se mettre au service d’un autre individu plus puissant, qui lui est nuisible en tout point.

Discutons avec notre voisin, notre cousin, et on comprendra mieux comment le Front National est devenu le parti majoritaire idéologiquement. Même nos proches pensent, sans démordre, que les étrangers viennent en France pour vivre du RSA et qu’ils gagnent plus que les vrais travailleurs (sous-entendus blancs) qui se lèvent tôt.

Il y a donc bien des raisons claires de lutter, de militer, de lire, d’écrire et de débattre utilement, d’entrer en conflit pour des idées, de comprendre de quoi sont faites les valeurs des gens, de travailler les institutions au cœur, aussi détestables soient-elles. Il existe bien une nécessité de plonger dans les lieux de travail et toutes les instances normatives, de ne jamais arrêter de se fondre dans le réel, qui, certes, pue très fort. Nous devrions saisir l’occasion de sortir de nos orbites affectifs et d’envisager de se retrouver sur des idées, des démarches, du sens, sans devoir à tout prix s’aimer ou vibrer ensemble. Même si ça nous bouscule, il devient impérieux de participer au jeu social, car quand nous décidons de nous en extraire pour en jouer un autre selon nos propres règles, nous nous y retrouvons seuls, et même pire, nous y sommes autorisés. Autrement dit, il existe, si on ose se défaire de notre petit nihilisme confortable et de nos relations affectives, des voies à ouvrir, des idéaux à construire, des théories politiques à bâtir et à expérimenter, dans ce monde là, celui pourri par des années de collaboration entre le capitalisme et l’Etat en vue d’amoindrir les capacités critiques de chacun. Autant de voies excitantes à côté desquelles nous passerons éternellement, à trop rester tête dans le guidon de nos Actions, Territoires et Identités groupusculaires. Mais faut-il encore vouloir rester en contact avec la population « normale », celle qui justement subit le diktat des normes. Faut-il encore être capable d’affronter la violence symbolique, voir physique, des institutions qui, elles, ne se sont jamais arrêtées de s’entraîner au maniement des armes sociales, voir létales.

Sur ces derniers points là, nous avons pas mal échoué. A notre décharge, nous n’avons pas eu le choix, il a bien fallu que nous « sortions » un minimum de ce système ignoble pour ne pas nous y perdre indéfiniment. Pour couvrir nos arrières, se nourrir, avoir un toit, se déplacer, se préserver de l’esclavage moderne travaillo-consumériste, ressentir du plaisir, il a fallu recréer de nouveaux espaces assainis. C’est aussi grâce à ce pas de côté que l’oppression banale en exercice dans le monde normal, nous saute pleinement aux yeux. Mais, en plus de nous couper du monde, ceci ne nous a jamais prémunis contre « la perte du sentiment d’exister », qui pullule à tous les niveaux, prolos, alternos, patriarches, oligarchie, toute la hierarchie sociale y passe. Dans cette situation absurde où dominants et dominés sont logés à la même enseigne de l’immobilité mentale, du gel de la pensée, du coma de la critique, on ne sait plus quel levier pousser pour tout faire basculer. C’était bien plus simple quand le malheur des uns trouvait ses origines dans l’opulence des autres. Aujourd’hui la sensation de « perte du sentiment d’exister » transcende les classes sociales. La source du mal n’est plus uniquement la domination, même si elle continue de se propager de manière rampante et certaine.

La source de ce mal, c’est le vide politique. La délégation perpétuelle des commandes. La pollution du monde des idées. L’absence de prise sur le monde. L’effondrement de la critique. La fluidité visqueuse des problèmes sociaux et l’inadaptation éternelle des solutions trop dures.

L’inassouvissement qui nous frappe, nous qui évoluons dans un repli stratégique, vient plus ou moins du même endroit que celui du bon travailleur qui mène sa vie comme on l’attendait de lui (et dont on s’est séparé). Cet endroit se situe dans l’abandon, plus ou moins conscient, des armes du jeu social. Peu importe que l’on se résigne à jouer avec le monde du fait de notre parfaite intégration ou au contraire de notre marginalisation stratégique, le résultat est sensiblement le même. Il est simplement impossible de trouver du désir à vivre sans être investi dans le grand jeu jusqu’au cou. Pas simplement de réussir à ne plus se nourrir au supermarché grâce à son jardin, ou, fait plus « normal » ; d’obtenir un crédit à la banque grâce à sa bonne situation.

Non, jouer, jusqu’au cou, c’est jouer le tout pour le tout, c’est à dire se battre pour la définition du sens que doit prendre une société, au péril de sa vie, du moins de sa vie sociale.

Enfin, quitte à le redire, il faut tordre le cou à la question de l’affect. Nous prenons inconsciemment la communauté d’affects comme un remède au grand vide et à l’angoisse provoquée par ce monde qui nous échappe. Ce remède, qui est peut-être pire que le mal, nous l’embrassons alors qu’il ne vient pas vraiment de nous, c’est une chimère de notre temps. Il est lié à un truc dans l’air qui nous traverse, à ce nuage des idées humaines qui gronde en orage affectif. Son apparition s’explique certainement par l’écroulement des grandes causes, l’impossibilité d’extirper du sens dans cette complexité envahissante, puis également par les déceptions liées aux grands mouvements sociaux tenus systématiquement en échec. Aussi, les réseaux dit « sociaux » et les médias en général qui ne jouent plus que sur l’affect, ont une capacité à irradier le monde des idées que nous sous-estimons incroyablement. Toutes les connexions entre les uns et les autres, ces échanges si creux et vitaux à la fois, ces images dépolitisées à l’absurde, ces relations interpersonnelles qui se déchirent et se reconstituent en live, aux yeux de tous, tout cela a pris une place démesurée dans nos vies, et certainement de manière irrémédiable.

Nous avons été irradiés par une bombe affective. Même les plus déconnectés d’entre nous.

Nous avons été empoisonnés par le virus identitaire, dont la propagation a été largement facilitée par « la sensation de perte de sentiment d’exister » qui a été développée chez nous par ailleurs.

Mêmes les plus avancés en terme de critique, titrent leur livre « A nos amis ». Et malgré la haute pertinence de leurs analyses de l’état du monde, ils ne peuvent s’empêcher de conclure à la nécessité de se reformer localement, selon des groupes Agissant en vertu de leurs identités.

Il ne s’agit pas là de prôner, à l’inverse, une grande organisation nationale ou internationale, froide, désincarnée et stalinienne. Bien sûr qu’il faut éviter que le collectif vienne briser ce que nous croyons être « nos identités ». Bien sûr que les sentiments, l’amour, la poésie (au sens de Paul Aries, c’est à dire la maîtrise symbolique des formes de l’existence), sont des carburants pour vivre.

Mais, vivre, on sait déjà faire. C’est jouer avec le monde qu’il faudrait apprendre. C’est à dire vivre bien, ou bien vivre.

Jouer ce jeu excitant, ce bien vivre, signifie déjà prétendre à la maîtrise des orientations que notre société doit prendre. Cela passe nécessairement par des efforts considérables que chacun de nous doit accomplir pour une compréhension et une conceptualisation du monde et de nos expériences. Donc par de la recherche, de l’écriture, du récit, du reportage… Pour ne plus déléguer la conduite d’une société à des experts, nous devons monter en puissance en terme d’expertise.

Puisque nous nous refusons d’agir en doctrinaires éclairés (ceux encore en vie nous agacent sans limite), ce jeu doit en même temps nous amener à diffuser massivement, non pas des idées, mais une démarche d’autonomisation de la constitution des savoirs et de l’éthique. Il faut se coltiner le monde normal, en partant du principe que nous n’avons rien à apprendre à personne, mais en multipliant les endroits où de l’apprentissage et de l’expertise autonomes peuvent émerger. Voilà peut être une forme d’engagement, moins affectif, plus politique, qui sans forcément abandonner nos petites fabrications alternatives amicales entre pairs, serait de nature à nous sortir de la torpeur de l’entre-soi des diseurs de révolution.

Inracinements

Te souviens-tu de ces nuits blanches sur le bord des routes lorsque nous avions quinze ans – et de l’univers devant nous qui, dans l’ombre énigmatique, s’étirait indéfiniment ? Nous n’avions pour nous guider que notre insolence. Et les reflets timorés d’une lune pâle et fuyarde dont nous traquions la lueur jusqu’à celle du jour. Nous avions pris l’habitude, lorsque les phares des voitures surgissaient au loin, de sauter à plat-ventre sous les glissières de fer pour ne pas être vus. Et les orties et les ronces qui dormaient en pagaille au fond des fossés, immanquablement, nous déchiraient les coudes. Avec le feu sur notre peau, l’adrénaline montait en nous et s’y répandait jusqu’à l’euphorie : plus rien ni personne n’avait prise sur nous. Nous régnions sur la nuit en gardiens irrévélés de tous ses secrets, en protecteurs invisibles de ses mystères. Et de son silence.

Dans les couloirs des maisons vides, sur le toit des immeubles, derrière les usines, nous avons appris à marcher à l’abri du temps. Et ce besoin que nous avions alors de nous retrouver à des heures tardives dans ces espaces reculés, d’aller et venir, presque insaisissables, entre ces recoins d’ombre, il ne nous a jamais quittés.
Ni, d’ailleurs, les regards perçants qui veillent encore sur nous, et qui reviennent toujours nous punir en temps voulu pour nos écarts incessants, pour n’être jamais au bon endroit, au bon moment.
Et finalement entre ce monde hostile et nos silhouettes d’enfants terribles, on ne sait plus lequel des deux finit pas se venger, continuellement, des crasses que l’autre lui fait subir.

Inracinements

 

Rarement un nouveau quartier aura concentré autant d’équipements, tous achevés pour les premières livraisons des logements. Les familles apprécieront la qualité des infrastructures scolaires. École, collège et lycée sont à proximité immédiate. Dojo et gymnase sauront séduire les plus sportifs, sans oublier la future piscine, véritable centre aquatique aux activités multiples. Le réseau de transport permettra un accès rapide à la gare et au centre-ville. Véritable cœur de vie du quartier, la place centrale sera un lieu de vie et de rencontres privilégié pour les habitants. Commerces de proximité, cafés et restaurants vous accueilleront pour d’agréables moments de détente ou pour quelques courses. Bien sûr, la place sera connectée à tous les équipements du quartier.

Il y a de ces sols vitrifiés qu’aucune racine, jamais, ne pénètre. Dénudées sur des étendues lisses et sans relief, les nôtres se convulsent et se tordent comme des serpents groggy à la recherche de quelque brèche clandestine où elles pourraient se faufiler. Abandonnées à leurs contorsions hasardeuses, elles n’ont d’autre sort que de pérégriner en surface, où elles s’entremêlent et se raccrochent les unes aux autres à défaut d’autre prise. Balayées par des courants imperceptibles et contradictoires, elles dérivent comme une mangrove ambulante sur des plans de verre où elles cherchent un passage.

Dès nos premiers pas, nous sommes arrachés aux mains qui nous sont familières pour être mobilisés sur le front savonneux de l’Histoire où, seuls et sans repères, nous devrons accomplir notre destin de producteurs dans une longue glissade rectiligne. Acculés à une suite ininterrompue de ruptures et de séparations, il nous faudra renoncer, coup sur coup, aux embryons de liens qui tenterons de se tisser, pour apprendre à vivre seuls, étrangers à toute véritable famille. L’école, dont les premières violences nous transmettront le goût des marches solitaires en nous dressant face à l’Autre, ne nous enseignera pas l’usage de l’amitié, mais celui, érigé en principe, de la méfiance et de la rancœur. Par de rares moments de fulgurance, il y aura des rencontres. Et l’intuition poindra en nous de contacts plus intenses et plus riches, d’un chemin possible à effectuer ensemble et d’une manière d’être au monde qui pourrait nous être commune. Mais, au moment opportun, il nous faudra renoncer à ces liens pour gagner le monde glacé de l’emploi et sa violence assumée. Et les plans que nous aurons esquissés ensemble, et les quelques repères que nous aurons posés, et les outils que nous aurons entamé de construire, il nous faudra les laisser en plan comme on abandonne une ville à l’approche d’un raz-de-marée. Ceux qui n’auront pas le luxe de surfer sur la vague des études supérieures pour aller, aux quatre coins du monde, s’éduquer à être rentables, goûteront en temps voulu aux joies de la formation, des apprentissages et des stages d’insertion, avant d’aller retrouver, dans les bureaux et dans les usines, leurs vieux camarades de classe transfigurés en collègues.
Ce vieux rêve de mobilité -spatiale et sociale- servira de prétexte à un déracinement permanent et à la destruction de tout lien excédant le cadre de l’économie et de ses transactions mesurées. De poignée de main en négociation, de transaction en contrat de travail, nous nous acquitterons de toute possible dette en nous gardant toujours de recevoir pour n’avoir jamais rien à rendre. Et jusqu’à l’extrême limite de notre solitude, là où nous feindrons de nous unir sous l’égide d’un amour sacré, nous continuerons, sans le savoir, d’user des légendes rationnelles qui nous auront été transmises, et dans notre proximité, l’un contre l’Autre, nous demeurerons à jamais des corps étrangers.
Nous n’aurons d’histoire collective que celle de notre renoncement et de notre inclination devant les impératifs de la Croissance. Nous n’aurons de souvenir commun que celui de notre amitié perdue, et comme seul pays, celui, sans bornes et sans frontières, du grand Marché, entre les étals duquel, nous errerons en exilés permanents. Et certainement aussi quitterons-nous ce monde comme nous l’aurons abordé : en orphelins.

Au milieu de l’océan, l’Histoire va et vient au devant de ses propres secousses. C’est à sa surface que les Empires, d’annexions en conquêtes, se sont faits et défaits, que des royaumes ont successivement tracé et démantelé leurs contours, que des délimitations se sont tantôt imposées. C’est aussi à sa surface, survolée par un treillis resserré de flux contradictoires qui nient la distance qui auparavant divisait la terre en continents, que l’espace tend désormais vers sa dissolution : les territoires, les groupes, les mouvements humains, indexés sur les soubresauts du marché, se reconfigurent plus vite que la conscience ne peut les saisir. Un jour, on se surprend ensemble ici, pour se retrouver le lendemain, l’un sans l’autre, à l’autre bout du monde. Et dans ces passages furtifs, qui prennent la forme d’un oubli généralisé, nous ne faisons finalement que nous croiser, sans jamais retenir la moindre trace de ce qui se joue entre nous dans ces courts laps de temps.
Le capitalisme mondialisé n’a pas de pays, il avance hors latitude et sans délimitation. Les formes temporaires, les contours transitoires qu’il emprunte dans une longue série d’incarnations passagères, révèlent son régime de mobilité absolue : plus rien ne doit résister comme structure fixe et durable. Seule subsiste la grammaire ondulante de ses capitaux en transit, qui flotte comme un chant de sirènes à la surface du courant. Les cartes et les atlas sont des reliques d’un autre siècle.

« Laissez-vous porter par l’instant »

En lieu et place de ces appartenances et de ces structures défuntes, subsistent, comme une coquille vide, quelques panneaux dressés en désespoir de cause au bord de la route. Ils n’indiquent ni ne désignent plus rien d’autre que des lieux abolis où le vide s’est installé. Comme des autels discrets, ils s’expriment en tant que leurs ultimes vestiges aux yeux égarés qui cherchent leur route au milieu du brouillard.
Nous vivons dans le souvenir dégradé de ces délimitations obsolètes, de ces frontières caduques où nous tentons désespérément d’affirmer la marque d’une appartenance, où nous cherchons, en vain la trace d’une patrie. La représentation de ces territoires est cristallisée en nous comme une nostalgie de masse et comme un présent perpétuel que rien ni personne n’a plus l’audace de contrarier. Et la réalité factuelle de notre quotidien, lui-même rendu lisse du moindre relief et de toute aspérité, reste dissimulée sous le rêve de plomb que l’on raffine pour nous, indéfiniment.
Les images de ce monde perdu, éparpillées dans notre quotidien comme autant de micro-signaux, comme autant d’appels feutrés d’un au-delà qui nous attendrait patiemment quelque part, travaillent à préserver en nous l’inscription de ces cartographies et de ces typologies fantoches. En enfants fragiles et perdus, nous sommes prêts à nous livrer au premier bras qui se tend, pour peu que nous puissions nous y blottir, pour peu que l’on nous raconte les histoires que nous voulons entendre, celles qui nous apaisent et qui nous rassurent.
Dans le vide de nos angoisses, comme un cirque peuplé de monstres en cages, de glaces déformantes et de miroirs sans teint, s’épanouit un gigantesque marché de la racine, où chaque parti, où chaque groupe industriel, où chaque féodalité territoriale vient puiser le bénéfice des ravages psychologiques que ses politiques malsaines induisent. Un marché très mystique, il faut le dire. Devant ces milliers d’encarts publicitaires qui nous invitent à retrouver nos « véritables racines », à « partir à la rencontre de nous-mêmes », à « vivre des moments purs », on ne sait plus trop, à première vu, si on se trouve devant un slogan du Front National ou devant une pub pour du chocolat. Le marketing politique et les opérations de communication de masse nous octroient par succédané des doses de quiétude, des fragments de cet univers aux contours nets que nous recherchons partout, des répliques approximatives de ces silhouettes fantomatiques qui nous hantent. On nous fournit des visages familiers, des gestuelles identifiables et des paysages d’avant sous des couchers de soleil. On nous met à disposition tout un tas d’activités et de produits, de telle sorte que quiconque qui serait en perte de repères au milieu du chaos affectif qu’il traverse de jour en jour, puisse aller puiser un bout d’antan à l’office de tourisme ou renouer avec ses ancêtres en buvant Banania. A qui en manque, on recèle, par petites doses, de l’identité, de la consistance, du soi. Et pendant qu’on maintient en façade cet exotisme au rabais, pendant qu’on agite devant nous cette fiction édulcorée, avec sa panoplie de poncifs et de fétiches en tous genres, pendant qu’on nous joue la carte du « terroir », du « patrimoine », de la « culture locale », concepts abstraits et vidés de toute teneur politique, l’économie, elle, pour aussi « sociale et solidaire » qu’elle puisse être, s’acharne en douce à détruire toute appartenance réelle, toute communauté de destin, de pratique, de perception, à dissoudre les élans collectifs, à convertir chaque village en Village.
De ces topologies anciennes, de ces rapports intimes à des territoires, de ces appartenances spécifiques qui nommèrent un jour des lieux, qui dessinèrent des routes, des portes, des habitations, qui désignèrent des communautés, des usages et des règles, il ne reste plus qu’un nom sur une carte et quelques vieilles photos, qu’on entretient et transmet comme une collection de légendes. Mais la vie qui fondait ces lieux, elle, a disparu depuis bien longtemps.
Et ce cadre administré demeure comme une façade opaque et rigide, mais l’échelle fonctionnelle et effective qui l’anime use d’autres découpages et d’autres qualificatifs : en interne, on gère des « zones », des « réseaux », des « publics ». Lorsque les pouvoirs publics ne peuvent se permettre d’employer ouvertement leurs terminologies gestionnaires, ils se gargarisent plutôt de l’aménagement de leurs « éco-quartiers » et de leurs résidences à la sauce populaire-moderne, où sont convoqués l’esprit d’un vivre-ensemble et d’une convivialité qui semblent aller de soi. Mais les enjeux politiques et les modes d’administration restent les mêmes. Et dans ces mouroirs pour classes moyennes repeints en vert pastel, les âmes esseulées qui viennent puiser à coups de crédits de ces liens et de ces attaches qu’ils ont depuis longtemps perdus, ne parviennent évidemment jamais, même avec la meilleure volonté du monde, à saisir ce qu’ils viennent y chercher et restent pris au piège de leurs petites scènes de films sans entrevoir l’ombre d’une amitié, d’un échange, d’une confiance.
La réalisation de notre impuissance politique est contenue dans le maintien de cette mémoire collective, où les affects et les souvenirs restent focalisés sur des formes révolues sans parvenir à s’en détourner. Le tableau de représentations que dressent ces formes idéales et imaginaires joue comme un arrière-monde en-dehors duquel nous n’avons rien à investir. Tandis que l’on ressasse ces souvenirs imparfaits, la réalité, elle, avance sans nous.

Notre environnement quotidien n’excède décidément pas le cadre de ces villages touristiques où, à la période estivale, des animateurs saisonniers endossent des déguisements de chevaliers ou de paysans du Moyen-Âge pour divertir les familles de vacanciers qui passent en sandales. A la seule différence que nos histoires à nous sont très sérieuses.

Il y a toujours ce sourire gêné lorsqu’on se retrouve entre-soi -enfin réunis !- qui trahit le jeu que l’on joue maladroitement, qui laisse entrevoir tout ce que l’on dissimule derrière ces faux-semblants. Encore un dîner de famille, un repas entre collègues, des vacances entre couples, une soirée entre potes qui s’enterrera dans un bousier insondable de bonheur et d’eau fraîche. Encore ces rituels démonstratifs, encore ces sérénades hypocrites qui parlent d’elles-mêmes, qui décrivent à notre place la profondeur de notre malaise. Qui est le plus épanoui, lequel d’entre nous a-t-il le mieux réussi sa vie, laquelle de nos existences est-elle la plus intense et la plus comblée ? Il est toujours surprenant de voir comme la classe moyenne peut se révéler philosophe. Le corpus conceptuel qu’elle est capable de déployer pour démontrer par A + B dans quelle béatitude effective elle flotte, nonchalante, du matin au soir est inépuisable. Un vent de liberté souffle à travers les portes-fenêtres des pavillons en crépi : 35 heures, pré-retraire, feng shui, régimes minceur et sophrologie : notre bonheur est plus fort que votre haine, personne nous empêchera d’être heureux. Jouissons sans entraves ! Les chômeurs au casse-pipe ! Les Arabes dehors !

Cette déperdition généralisée ne peut soulever qu’une crispation de masse, qui elle-même se manifeste par une révolte insidieuse et permanente, enfouie dans une somme d’actes manqués, dans un rayonnement de ressentiment refoulé : faute de mieux, on casse un verre, on crache sur le mur, on se fait des croches-patte à soi-même devant les rames de métro.
Quel sentiment des individus pourraient-ils bien éprouver à l’égard d’une société qui les a fait grandir en les privant de tout ce qui a pu, un bref instant, leur être cher ? Ils naissent et meurent déboussolés et n’ont, bien-sûr, rien d’autre à revendre qu’un mépris mal dissimulé pour ses valeurs et ses lois, rien d’autre à éprouver qu’un profond dégoût pour ses rêves et ses ambitions, auxquels ils s’affilient par pur dépit. Leur appétit pour la destruction n’a d’égal que l’indicible détresse qu’ils gardent comprimée en eux. La violence et la gratuité de leurs actes, de jour en jour, ne fait qu’en témoigner. C’est pourquoi il est nécessaire de contenir leurs élans instables et de les réprimer, comme autant de dangers isolés et de petites bombes menaçantes, comme une foule sans cœur.

Tout s’est passé vers 8H20, à 200 mètres de la gare RER de Noisy-Champs, a indiqué une source policière. Le mari et sa femme ont été tous les deux hospitalisés dans un état grave, a-t-on précisé.
L’homme, âgé de 60 ans, a ouvert le feu à deux reprises sur son épouse à l’aide d’un pistolet automatique 7.35, à la suite d’une dispute, a précisé une source proche de l’enquête. «Il a ensuite retourné l’arme contre lui en se tirant une balle dans le cou», a ajouté cette source.
Touchée à l’abdomen et à la clavicule, la quinquagénaire, qui habite Noisy-le-Grand, a été transportée à l’hôpital Henri-Mondor, à Créteil. «Son pronostic vital est engagé», a-t-on indiqué.
L’auteur des coups de feu, qui a fait un arrêt cardiaque, a été transporté à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. Selon la source proche de l’enquête, il se trouvait entre la vie et la mort en fin de matinée.

Dans la transparence apparente de nos gestuelles quotidiennes, dans leur application mesurée et leur frappante insignifiance, il n’y a rien que nous entreprenions qui ne soit une tentative désespérée d’ouvrir des brèches de communication dans ces couches de silence qui nous séparent les uns des autres. Et tandis que nous persévérons dans nos postures bâtardes, tandis que nous coulissons les yeux fermés le long des parois huileuses où nous nous cramponnons par dépit, au fond de nous, il y cet orphelin aux aguets qui désespère d’une rencontre qui ne survient jamais. Dans les cages d’escalier, dans les cours d’écoles, aux angles des avenues, par mille moyens détournés, la Mère de famille, l’Adolescent, le Vieillard que nous sommes cherche à rétablir le contact qui a été perdu, à déceler la trace de ses proches disparus, à retrouver le fil d’Ariane qui pourrait le reconduire chez lui.
Nous avons l’exaspération mais nous n’avons pas les mots. Prisonniers de nos mâchoires engourdies, nos appels au secours successifs, relégués au stade d’aboiements débiles, n’ont d’autre issue que de demeurer lettre morte, nos paroles, de nous revenir, toujours, sous la forme d’un écho dégradé, nos hantises et nos tares, de rester à jamais intransmises.

Évidemment, ce n’est pas dans la pub pour la nouvelle Mini Cooper, ni dans le Femme Actuelle de ce mois-ci que nous trouverions les mots pour en parler. Ni même, d’ailleurs dans le dernier pamphlet politique à la mode tout juste commandé sur Amazon.
Et quand-bien même nous disposerions d’un vocabulaire suffisamment riche pour l’exprimer, qui oserait dire qu’il ne s’y retrouve pas, lorsque tout, en permanence, l’invite à se reconnaître tous les pouvoirs du monde et une liberté dont il n’est plus permis de douter ? Qui porterait au jour l’ampleur de son désespoir quand une injonction permanente à jouir de tout et de rien, à « être soi-même », à « saisir l’instant présent » ne lui autorisent que d’être infiniment -désespérément- heureux ?
Et quand-bien même nous trouverions la force d’assumer une telle tare, à qui le dirions-nous, puisque d’amis, puisque de famille, puisque de proches, nous n’en avons plus ?
Alors, on ne le dit pas. Et ceux qui, mis au pied du mur par une contradiction si éprouvante, ne trouvent pas la force, un matin ou un autre, de s’immoler sur le chemin du travail, se contentent généralement de perdre leurs cheveux et leurs dents jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’eux qu’un ulcère somnambule dissimulé sous une paire de baskets neuves -ou derrière le pare-brise d’une Mini Cooper.

Il y avait les soirées du jeudi. A partir de 21h00, au Blue Bird, c’est autour d’un verre de mojito que les langues se déliaient et que les têtes se mettaient à tourner légèrement. Elle y allait toujours seule, ses amis disaient que c’était « pas trop leur truc ». Avec le temps, elle avait fini par nouer des liens avec les autres habitués du lieu, qu’elle ne côtoyait qu’à ces occasions particulières et avec qui elle partageait, exclusivement, son amour pour les tubes de France Gall et un goût prononcé pour les alcools sucrés. Elle avait ses rituels. La dernière gorgée du premier verre -la plus sucrée- accompagnait généralement le coup d’envoi des hostilités.
Tandis que les résidus sirupeux s’imprégnaient en elle comme une ciguë édulcorée, elle se laissait doucement emporter par la mélodie qui transitait depuis la petite table de mixage installée derrière le bar vers le système son posté sur la scène en arrière-plan. A travers la salle, les spots lumineux faisaient valser des salves de faisceaux colorés et le temps, déjà, commençait à se distordre. Exaltée par la chaleur montante et l’effervescence bientôt générale, elle ne tardait pas à se saisir du micro sans fil et le temps d’une chanson, le monde mettait sa rotation sur pause. Il fallait voir son visage se tordre lorsque, le public frappant la mesure de ses mains enthousiastes, elle s’abandonnait au vertige ultime, celui qu’elle venait chasser ici tous les jeudi soir mais qu’elle n’atteignait que par des moments rares et précieux, lorsque toutes les conditions nécessaires se trouvaient réunies. Ce soir-là, visiblement, elles l’étaient. Entre les banquettes rouges, sur le carrelage collant, un souffle magique se libérait :

Couplet 1 : Si on t’organise une vie bien dirigée où tu t’oublieras vite, si on te fait danser sur une musique sans âme, comme un amour qu’on quitte. Si tu réalises que la vie n’est pas là, que le matin tu te lèves sans savoir où tu vas…

Refain :
Résiste ! Prouve que tu existes. Cherche ton bonheur partout, va, refuse ce monde égoïste. Résiste ! Suis ton cœur qui insiste. Ce monde n’est pas le tien, viens, bats-toi, signe et persiste. Résiste !

Couplet 2 : Tant de liberté pour si peu de bonheur, est-ce que ça vaut la peine ? Si on veut t’amener à renier tes erreurs, c’est pas pour ça qu’on t’aime. Si tu réalises que l’amour n’est pas là, que le soir tu te couches sans aucun rêve en toi…

Pont : Danse pour le début du monde, pour ceux qui ont peur, pour les milliers de cœurs qui ont droit au bonheur.

Refrain :
Résiste ! Prouve que tu existes. Cherche ton bonheur partout, va, refuse ce monde égoïste. Résiste ! Suis ton cœur qui insiste. Ce monde n’est pas le tien, viens, bats-toi, signe et persiste. Résiste !

Tandis que l’agitation autour battait son plein, les choses semblèrent se déconnecter d’elles-mêmes, poussées à l’acte par un trop-plein d’émotion. Son thorax s’était ouvert sur lui-même comme les pétales d’une fleur sous un soleil de stroboscopes. Au milieu de la petite piste aux étoiles, il ne subsistait plus qu’un origami de chair qui, parmi les flashs de lumière, aboyait une suite de bruits sourds et confus. Quelque chose demandait à sortir, quelque chose voulait être dit. Le corps explosé poursuivit sa parade d’insecte ivre dans un bourdon indistinct jusqu’à ce que la chaîne hifi, de force, interrompe la danse bizarre. Quand elle quitta la piste, le sol collait un peu plus que lorsqu’elle y était montée.

Là où il n’y a plus rien à vivre, où tous les espoirs de rencontre ont été taris, il faut inséminer des échantillons d’aventure. Partout, il nous est donné l’opportunité de faire l’expérience d’un certain vertige et d’aller, de révoltes en ivresses passagères, à travers des champs d’émoi sans jamais y trouver de réelle consistance ni d’aboutissement.
Il faut voir les frissons qui traversent quelques corps égarés, les expressions qui animent leurs visages, par une après-midi en famille à la foire du Trône pour comprendre le lien implicite qui les relie à cette bande de casseurs qui, sur leur passage, un soir de match, sur les Champs Elysées, feront voler en éclats les vitrines des boutiques de fringues et les bijouteries. Partout, on cherche l’ébranlement, et partout on le trouve, voilà tout. Au sommet de la Grande Roue ou sur les ruines d’un Paris en flammes, les grands frissons explosent puis s’étiolent dans des vertiges transitoires.

« Bienvenue chez vous ! »

Carrefour a au moins le mérite de parler d’une époque en toute transparence et de l’incarner comme il se doit. Dans ces grands sanctuaires où s’entrecroisent les palettes de bananes et la misère du monde, qui y circule emballée, administrée et acheminée dans des joggings troués, il n’y a plus de place pour les faux-semblants. La vraie question est de savoir comment, lorsque nos pères se croisent à la caisse, ils peuvent ne pas saisir, par-delà les lueurs multicolores de leurs visages ridés et bouffis, leur propre reflet qui trône en face d’eux, comment ils leur est toujours impossible de s’envisager sous le même régime de déperdition, de se reconnaître un destin qui leur est, de toute évidence, commun. Il n’y a qu’un peuple désespéré et dépossédé de tout programme qui peut encore affirmer avec tant d’opiniâtreté la prééminence des structures et des repères qu’a pu imposer, à un moment de l’Histoire, l’existence de frontières entre des pays. Si nous avons des histoires et des trajectoires privées, si nous retenons tous dans un coin de notre tête l’endroit où nous sommes nés comme le gage d’une provenance, comme la preuve intime de venir de quelque part, nos souvenirs n’évoquent rien de plus que nos racines qui flottent à même le vide, comme les étiquettes de traçabilité qui indiquent la provenance des bananes qui, entre nous, avancent en régime sur le tapis roulant.
Et quand nos pères souffrent, côte à côte et sans se parler, cette histoire globale qui les a si tôt arrachés aux leurs, on peut avoir une vague idée de ce qu’il adviendra de leurs enfants qui, pendant ce temps, se retrouvent en bas des immeubles pour traîner ensemble. Il n’y aura pas de multiculturalisme, les souffrances privées ne se résoudront pas dans un vivre-ensemble pacifié : si il y a quelque chose que nous faisons ensemble, c’est de nous débattre à la dérive dans un océan de bile aigre et épaisse, mais certainement pas d’aspirer au bonheur ou à un « monde meilleur ». Les désespoirs s’attirent. Ils s’attisent aussi. Mais leur rencontre ne les dissipe pas. Il faudra bien que quelqu’un paie un jour pour tout ce que nous aurons perdu, pour tout ce dont nous avons été destitués. Et si la colère monte tout à coup, un jour où nous aurons trop bu, dans des vapeurs de shit et d’alcool, nous jouerons à pile ou face le destin du monde, comme ont été joués le nôtre et celui de nos parents.
Nous avons tous hâtivement englouti la tarte à la crème de l’ « immigration » et nous arrivons bientôt à satiété. Y a-t-il encore des parcours qui n’obéissent pas aux cartographies aléatoires des marchés financiers ? Nous sommes tous les enfants dispersés de cette même puissance abstraite. Le repli introspectif auquel nous sommes soumis, notre retranchement forcé à l’intérieur de nos domaines intimes et privés nous autorisent mal à effectuer de lien entre nos trajectoires parallèles et à nous apercevoir qu’elles ne relèvent de rien d’autre que d’une pure gestion de stocks. Et tandis que les universités voient les élites de chercheurs qu’elles conçoivent et produisent propulsées à tours de bras sur les marchés où la demande se fait forte pour inventer des nouveaux missiles ou des programmes de surveillance informatiques, la Syrie, le Soudan et la Palestine éparpillent leurs os au fond de la Méditerranée. Comment cela pourrait-il encore durer ?
Sud-nord/est-ouest. Toujours selon les mêmes axes, l’Europe voit le destin des pays pauvres et des pays riches fusionner dans un appauvrissement généralisé de leurs populations. L’état de déracinement s’installe comme un nouvel ordre cosmique, comme une condition générale de l’Homme, comme sa loi matérielle. Bientôt, il n’y aura plus de refuge pour personne, ni matière à croire à une quelconque famille, à une quelconque patrie. Lorsque nous serons universellement déboutés de tout droit d’asile et que nous flotterons ensemble entre des rives inatteignables, sans carte, sans boussole et sans bouée, le moment sera venu pour nous de repenser la portée et le sens de ces notions-là. Et nous n’aurons d’autre choix, si l’envie nous prend de survivre, que de refonder des pays, que de refonder des familles, par-delà les tracés historiques que nous aurons connus, par-delà les modèles sociétaux auxquels nous aurons souscrit, par-delà les classifications qui nous aurons disciplinés.
Aux nostalgiques et aux amers qui terminent de manifester leurs dernières convulsions et leurs petits accès de fureur, désemparés devant la fuite d’un monde qu’ils voudraient voir encore vivre, désarçonnés par la dilution de leurs idéaux tenaces, ce n’est pas la critique d’une tendance politique, d’une couleur, d’un parti que nous avons à opposer, mais le démantèlement méthodique d’une formule de gouvernance qui s’applique universellement, et qui opère indifféremment de tout bord et de tout programme défini. Ce à quoi nous faisons face est un monstre vierge et sans visage, un fantôme a-politique qui avance masqué. C’est une technologie de pouvoir imperceptible qui opère comme une brise de printemps, et qui engloutit le sens de tout ce qui bouge et respire pour le convertir en formes pures et absolues, en formules mathématiques, en lignes de codes sur des consoles. C’est un cours autonome qui opère sans l’Homme. Ce que nous combattons, ce n’est pas une idéologie, c’est un glissement naturel de la conscience vers son abolition, c’est un mode d’organisation des idées qui se traduit par une destruction de la vie, c’est un modèle de communication, un processus mécanique d’objectivation et d’abstraction du monde qui place au centre ce qui n’existe pas, c’est un appareil informel et omnipotent qui rend les objets virtuels, qui transforme la vie en rêve et la matière en souvenirs.
Le fascisme n’est qu’une possibilité parmi d’autres dans la liste infinie des catastrophes humaines dont cette grande machine nous a fait la promesse, ses émissaires ne sont qu’une manifestation parmi d’autres de cette absence généralisée, de cette démobilisation à laquelle nous sommes soumis, de notre propre histoire qui se joue sans nous. Les fantômes qu’ils manipulent sont l’échantillon d’une grande lignée.

Comment nous arracher à ces mondes virtuels dont nous sommes maintenus prisonniers, comment nous rencontrer hors de leurs murs invisibles ? Si nous voulons nous réapproprier des formes de pouvoir, il nous faudra renoncer aux héros de notre enfance, il faudra apprendre à marcher en-dehors de leurs sentiers éclairés. Il nous faudra installer notre ville au milieu de la ville, imposer au temps le nôtre, faire notre propre histoire au milieu de l’Histoire. Pour cela, il faudra aussi que nous allions jusqu’au bout de notre solitude, et que nous acceptions de voir en face le sort qui est le nôtre : nous avons été privés d’être ensemble, nous avons été arrachés aux nôtres. Évidemment, il nous en coûtera ces rêves de pacotille sur lesquels reposent nos projets, il nous en coûtera ces « relations humaines», ces « rapports amoureux », ces « connaissances », ces « réseaux d’amis», ces « flirts », ces « soirées entre potes », ces « collègues », ces « voisins », il nous en coûtera le parcours de ruines que ces liens artificiels composent et où nous cheminons seuls. Certainement aussi, il nous en coûtera cette paix incessante qui nous est imposée.

Il nous reste un pas à faire en avant dans notre désespoir. Laissons donc la fièvre s’emparer de nous, pour finir d’épuiser ces mythes, pour finir d’y croire une bonne fois pour toute, et libérer des routes nouvelles, qui n’ont pas encore été tracées. Des routes sur lesquelles nous nous attendons en silence. Des routes où les rencontres feront sens, où elles seront décisives. Ithaque est loin et tout près à la fois.