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De l’absurdité des parkour-parks

Cette démonstration aura l’avantage de se contenter de peu de mots dans la mesure où les arguments qui la motivent relèvent davantage du bon sens que d’un quelconque débat intellectuel.

En effet, pour constater l’incompatibilité des parkour-parks avec la pratique du parkour, il suffit de se reférer à la définition de ce dernier.

1-Définition du parkour

« Le parkour, c’est l’art de se déplacer, aussi bien dans le milieu urbain que dans le milieu naturel, et c’est se servir en fait de toutes les constructions ou les obstacles qui ne sont pas prévus pour à la base » (David Belle, fondateur du parkour)

2-Voie de conséquence

« Le monde est un terrain de jeux », disait David Belle. Si le monde est un terrain de jeux, nul besoin d’en construire! Tout est déjà là, partout autour. Encore faut-il savoir regarder autour de soi.

Se servir de tout ce qui n’est pas prévu pour à la base. Ce n’est pas là un point de détail de la définition, mais bien son coeur, ce qui caractérise cette pratique, c’en est l’essence. Aussi, le débat de savoir si un tel préfère pratiquer sur les parkour-parks plutôt qu’avec ce qui l’entoure est à replacer dans son contexte: il ne s’agit pas là d’une voie, d’une manière de pratiquer qu’on pourrait opposer à une autre, d’une « école »; non, il s’agit tout bonnement d’une autre activité. Celui qui pratique sur un parkour-park ne pratique de fait pas le parkour. Il ne le peut pas parce que les mots qui définissent cette pratique l’en excluent avec la plus grande fermeté. Il n’y a pas de possibilité de dérogation à cette règle: le parkour, c’est se déplacer avec ce qui vous entoure et n’est pas prévu pour. C’est précisément ce travail de recherche, de créativité, d’imagination, et d’adaptation qui fait l’intérêt de la discipline. Il y a là une différence fondamentale d’avec le skateboard qui, à la base, ne revendique pas dans sa définition propre l’usage exclusif des structures non-dédiées. Aussi, les skateparks peuvent être des lieux de pratique, d’apprentissage et de perfectionnement des mouvements, de rencontre avec les autres pratiquants. Il en va tout autrement du cas du parkour. Le mot « parkour » définissant l’activité qui prend pour objet de se déplacer avec toutes les structures qui ne sont pas prévues pour, il ne peut y avoir pratique du parkour sur une structure dédiée.

Cette question n’est donc pas en débat; elle trouve sa réponse dans la définition même de la pratique qu’elle questionne. C’est pourquoi le rejet pur et simple des parkour-parks ne relève en aucun cas de l’adoption d’une position extrêmiste, mais du pur bon sens. On vise à mettre en conformité théorie et pratique, les deux se définissant réciproquement: la théorie définit le pratique par les mots, la pratique la théorie par les actes. A partir du moment où, au sujet d’une même chose, les mots disent une chose, et les actes en disent une autre, il y a perte du sens. Or c’est bien le sens qui précède les moyens, pas le contraire. On ne se demande pas ce qu’on va faire d’un parkour-park une fois qu’on en a construit un; on se demande plutôt préalablement s’il est utile et pertinent d’en construire un. Mais ce n’est pas parce qu’il y en a maintenant quelques-uns qu’il faut se sentir obligés de les utiliser. Au contraire, il faut garder le sens de la pratique, et, nous l’avons vu, cela passe par le fait de s’adapter à un environnement qu’on n’a pas choisi et qui n’a pas été bâti pour qu’on s’y déplace de cette façon. C’est là que réside le « challenge ». C’est donc de désertion, et rien d’autre, dont nous avons besoin; il faut massivement déserter les parkour-parks et autres structures dédiées à la pratique du parkour, et s’opposer le plus fermement du monde à la construction de nouveaux lieux de ce type. Il ne fait aucun doute que les parkour-parks tomberont en désuétude avant l’essence du parkour. Parce que c’est dans l’essence qu’est le sens, et pas ailleurs.

3-Mauvaises excuses

*Il n’y a rien pour pratiquer là où j’habite.

Vu sous cet angle, c’est sûr, ça commence mal. Il y a toujours tout ce qu’il faut autour de soi pour pratiquer. Dans la mesure où le parkour est l’art de se déplacer dans un environnement donné (généralement le sien propre), et donc, dans un premier temps, de s’y adapter, quel qu’il soit.

Aussi, celui qui n’a pas de murs n’est pas dépourvu, il doit simplement apprendre à se déplacer avec ce qu’il a, chercher l’harmonie, l’adéquation, entre les techniques qu’il développe et les objets auxquels elles s’appliquent. Cela peut très bien être des buttes de terre et des racines, comme dans ces vieilles vidéos de Teige Matthews-Palmer (Angleterre).

Ensuite, les gens ont souvent autour d’eux bien plus de choses qu’il ne croient – ou qu’ils ne voient-. Le problème réside généralement dans une paresse imaginative, dans un cruel manque d’imagination et de créativité, et parfois même simplement d’attention.

Dans un premier temps, il faut apprendre à regarder autour de soi. Cela, le parkour nous l’enseigne peu à peu, au fil des années.

Dans un deuxième temps, il faut savoir être patient, et prendre le temps de contempler ce qui nous environne. Combien de fois ai-je entendu des traceurs me dire: « Bon, on change de spot?! » 5 minutes après être arrivés sur le spot en question. Pourtant, je me souviens avoir passé des journées entières, des semaines, parfois des mois sur un seul spot, à chercher la moindre chose, le moindre saut qui m’aurait échappé, la moindre possibilité inexploitée, le moindre chemin inexploré. Et c’est de cette façon, je crois, qu’on aiguise son regard, lequel est indispensable pour pouvoir voir ce que l’on se cache à soi-même.

Dans un troisième temps, il faut faire travailler son imaginaire. Il faut s’attarder, chercher, se poser, réfléchir…avant d’essayer, et, peut-être, de trouver. Il faut chercher toutes les choses qui nous entourent et que nous n’aurions pas encore vues. Il faut chercher toutes les possibilitées cachées dont ces choses pourraient disposer. En faire l’inventaire. Il faut inventer de nouveaux usages aux mêmes choses, et de nouveaux chemins aux mêmes lieux. C’est un peu ça, le parkour.

*Il vaut mieux pratiquer en intérieur et/ou sur des structures dédiées car c’est plus sécurisé.

C’est fondamentalement faux. Le parkour a été inventé dehors, sur les murs des banlieues parisiennes. C’est là que les techniques sont nées, qu’elles se sont perfectionnées, et ont ensuite été transmises. Ceux qui bougent depuis plus de 20 ans sur les murs de ces villes sont aujourd’hui encore, à presque 40 ans, en parfaite santé, et, pour la plupart, pratiquent toujours.

Il n’y pas de corrélation entre extérieur et dangerosité, pas plus qu’entre structure dédiée et sécurité. Le parkour est, du fait du cadre dans lequel il est né et continue à être pratiqué, une discipline du corps et de l’esprit qui exige à la fois de bien se connaître, de bien connaître son corps et ses capacités, ses potentialités, ainsi que ses limites, et à la fois de bien connaître l’environnement dans lequel on évolue, de vérifier la présence de voitures avant de traverser une rue en courant (ce qui ne s’applique d’ailleurs pas qu’au parkour), de vérifier systématiquement la solidité d’un obstacle avant d’y sauter, d’en connaître la texture, de savoir si ça glisse, ou au contraire si ça rappe, s’il y a des bouts de verre sur la surface d’aterrissage, etc. Mais le parkour exige aussi, et pour les mêmes raisons, un apprentissage très progressif et très lent, par étapes successives, et dans lequel les techniques dont est pas encore suffisamment sûr sont travaillées dans des conditions de sécurité maximales (pas de hauteur, pas de matériau glissant, pas de pluie, pas de nuit, pas de saut dans une configuration dangereuse), et répétées des centaines, des milliers de fois, avant d’être, un jour, considérées comme acquises, et pouvant dès lors être utilisées de manière plus intuitive. Il faut bien savoir distinguer entre risque et danger.

Une situation à risque est une situation dans laquelle il y a un certain nombre de probabilités pour qu’on échoue.

Une situation dangereuse est une situation dans laquelle la configuration des lieux ou du saut pourrait rendre l’échec potentiellement mortel, ou du moins très dangereux.

Ainsi, il y a des situations dans lesquelles on peut se permettre de rater un saut, où l’on sait que ça n’aura pas d’incidence sur notre corps, où l’on ne peut pas se faire mal. C’est dans ces situations-là qu’un pratiquant travaille les techniques qu’il ne maîtrise pas encore.

Et puis, il y a des situations dans lesquelles on sait qu’un échec pourrait nous être fatal, mais où l’on sait aussi qu’il y a une probabilité d’échec égale à zéro, parce qu’on connaît parfaitement et le lieu, et son corps, et la technique qu’on utilise, et qu’on l’applique à une distance dont on sait qu’on qu’elle se trouve en-dessous de ce que nos capacités nous autorisent à faire.

Pour résumer, on peut tolérer le risque là où il n’y a pas de danger, et tolérer le danger là où il n’y a pas de risque, mais jamais les deux dans une même situation.

Et c’est tout cela qui, appliqué avec sérieux et au quotidien, crée des conditions de sécurité plus efficaces que n’importe quel filet de rattrapage ou matelas. La présence de ces derniers nous pousserait à éxecuter des mouvements que nous ne maîtrisons pas, simplement parce qu’on sait qu’on pourra se rattraper ou qu’il y a un matelas en-dessous, bref à sous-estimer le danger qui, certes minoré, existe toujours en intérieur, même avec des matelas, et d’autant plus que nous le prenons d’autant moins en compte. Alors que lorsqu’on sait qu’il n’y a ni matelas ni filet de sécurité, ni personne pour nous rattraper, on ne se donne pas le droit à l’erreur sur l’analyse qu’on fait de la situation, et on n’éxecute un saut risqué que parce qu’il est sans danger, et un saut dangereux que parce qu’il sans risque. En ce sens, il n’y a pas meilleure sécurité qu’une parfaite connaissance de soi et de son environnement, doublée d’une analyse précise et juste sur les situations rencontrées. Ce n’est pas de matelas ou de structures dédiées qu’a besoin le traceur pour s’entraîner en sécurité, mais de patience et de sagesse.

*C’est nous qui avons conçu le lieu, du coup il y a plein de choses à faire, c’est génial!

C’est génial, mais ça n’est pas du parkour. C’est une activité autre qui fait certes usage d’un certain nombre des techniques de base du parkour. Mais les structures auxquelles elles sont appliquées n’ont rien d’un environnement alléatoire ou hasardeux, rien qui ne demande quelque faculté d’adaptation que ce soit, rien qui ne fasse fonctionner l’imagination et la recherche créative propres au parkour, rien qui ne ressemble de près ou de loin à quelque chose qui ne serait pas prévu pour à la base. Aussi, ce peut être « génial » pour cette autre activité alors pratiquée, mais il n’en demeure pas moins que pour le parkour, c’est aussi inutile qu’inutilisable.

Quant au fait que le lieu ait été conçu en partenariat avec des traceurs, voire par eux seuls, c’est précisément là que se trouve le problème. Si c’est nous qui concevons les lieux dédiés à la pratique du parkour qui est la notre, on tombe alors dans la pire des dérives: non seulement nous pratiquons sur des structures conçues pour (ce qui pose un problème insoluble par rapport à la définition de la pratique), mais en plus nous sommes à l’origine de leur conception (ce qui opère un renversement des termes impossible à assumer: nous ne nous adaptons plus à ce qui nous environne, mais adaptons ce qui nous environne aux techniques dont on fait usage). Nous ne saurions nous trouver plus éloignés que cela de la philosophie sur laquelle la pratique du parkour s’appuie, de ce qui en énonce les fondements et l’essence.

*Je m’entraîne quasiment tout le temps en ville, mais de temps en temps le parkour-park (ou le gymnase), c’est pratique pour travailler certains mouvements.

Ce qu’il y a autour de nous, que ce soit en ville ou en milieu naturel, est largement suffisant à travailler tous les mouvements dont nous avons besoin – puisque c’est sur cet environnement donné que s’appuie l’élaboration et la modification des techniques de manière à les y adapter -. Autrement dit, si nous n’avons vraiment pas, dans notre environnement, de saut de bras même hauteur par exemple, ce n’est pas un problème que nous ne maîtrisions pas cette technique puisqu’elle nous serait parfaitement inutile dans notre environnement. Et si nous devions un jour évoluer dans un environnement différent où cette technique se montrerait utile, voire indispensable, et bien alors nous pourrions nous y entraîner pour l’apprendre et la perfectionner. Mais nul besoin de savoir nager sur une planète où il n’y a pas d’eau. En tous cas, ce n’est pas le propos du parkour que de maîtriser de manière exhaustive le plus grand nombre de techniques possibles, mais bien de savoir se déplacer dans l’environnement qui nous est donné, et donc d’adapter les techniques et les mouvements dont nous faisons usage aux structures auxquelles elles s’appliquent. Un peu à la manière des animaux en définitive. Apprendre à faire un passe-muraille serait bien inutile dans un endroit où il n’y aurait de toutes façons pas de murs.

Fiche-expérimentation: pratiques créatives des espaces

Outillage conceptuel:

1.espace: étendue. Contrairement au lieu, qui est un point figé dans la géométrie spatiale, un endroit désigné, indiqué, limité, circonscrit, l’espace, lui, est mobile, friable, modifiable, habitable, déplaçable. On peut le faire surgir, l’investir, le ré-agencer, le changer. Bref, l’espace est étendue, et l’étendue est mouvement.Et c’est en comprenant cela qu’on en comprend la dimension politique. Finalement, un lieu est un lieu, il est ce qu’il est; mais l’espace, lui, est ce qu’on en fait. Et c’est cela qui en fait l’intérêt. Car si l’espace est mouvement, on peut non seulement y bouger, mais aussi le bouger, le faire bouger. L’espace est en quelque sorte ouvert à toute proposition. Encore faut-il proposer quelque chose.

2.espace public: ensemble des espaces de passage et de rassemblement qui sont à l’usage de tous, l’espace public a pour vocation « d’être le forum où s’expose un problème qui interroge la collectivité ». C’est un espace d’expression et d’échanges entre les individus, espace dans lequel la public-ité (au sens étymologique du terme (état de ce qui est rendu public)) venait originellement créer l’espace de l’agir politique.

3.parkour (ou art du déplacement): pratique consistant, en théorie, à se déplacer d’un point A à un point B, et ce en recherchant avant tout l’efficacité dans le franchissement des obstacles. Cette efficacité combine la rapidité, l’économie d’énergie et la prudence.Le parkour, pratique artistique et athlétique en même temps que moyen de locomotion, consiste à transformer les structures du décor du milieu urbain ou naturel en obstacles à franchir, avec pour seul outil le corps humain. Le traceur (pratiquant du parkour) tente d’inventer des chemins, en passant par des endroits par lesquels personne ne passe habituellement.Il détermine les obstacles à franchir par des mouvements qui se veulent utiles, efficaces, rapides et simples.Il recherche avant tout la fluidité dans le déplacement et dans la combinaison de ces mouvements, ainsi qu’une adéquation du corps avec l’espace dans lequel il évolue, la justesse dans les mouvements qu’il effectue, et la pertinence du mode de déplacement adopté par rapport à une configuration donnée.

4.déambulation: action d’aller au hasard, de se promener sans but précis, selon sa fantaisie. Le parkour, par exemple, dans bien des cas, est une pratique déambulatoire, sans but ni raison.

5. pratique: façon d’agir; méthode, procédé, moyen, manière de faire certaines choses.

6. situation: ensemble de circonstances. Situation est ici employé au sens situationniste du terme, c’est-à-dire au sens où Guy Debord, fondateur de l’Internationale Situationniste, l’entendait, notamment dans son “Rapport sur la construction de situations”.”Notre idée centrale est celle de la construction de situations, c’est-à-dire la construction concrète d’ambiances momentanées de la vie, et leur transformation en une qualité passionnelle supérieure.Nous devons mettre au point une intervention ordonnée sur les facteurs complexes de deux grandes composantes en perpétuelle interaction: le décor matériel de la vie; les comportements qu’il entraîne et qui le bouleversent.” “Nous devons tenter de construire des situations, c’est-à-dire des ambiances collectives, un ensemble d’impressions déterminant la qualité d’un moment.” (Guy Debord).

Avant-propos : Qu’est-ce-qu’une pratique créative de l’espace?

Il y a plusieurs types d’espaces. Finis, indéfinis, ouverts, fermés, grands, petits.Bref, l’espace est en quelque sorte la dénomination donnée à une espèce d’objets davantage qu’à un objet particulier. Pour que l’on puisse parler d’objet particulier, il faut savoir à quel type d’espace on a à faire. Or, en partant de soi, nous pourrions dire qu’il y a deux types d’espaces: les espaces à l’usage de l’homme, et ceux qui lui sont étrangers.

Quel que soit le type d’espace que l’homme traverse, à partir du moment où il en fait usage, l’homme qualifie l’espace : espace commercial, espace public, espace santé, espace culturel, etc. Il le nomme. Mais il ne se contente pas de lui donner un nom, il lui attribue alors une finalité, il détermine ce à quoi l’espace en question va servir. Et, en fonction de cette finalité, il en codifie l’utilisation, et soumet l’espace à un certain nombre de lois, destinées à en règlementer et en faciliter l’usage.

Ainsi, les usagers de l’espace se conformeront-ils à ce code, et tâcheront-ils d’en faire usage selon les lois édictées.Traverser sur un passage piéton par exemple, plutôt qu’en diagonale au milieu d’un carrefour. Et, de ce point de vue, il est difficile d’en remettre en cause la pertinence.

Toutefois, ces lois ne régissent-elles pas l’ensemble des paramètres inhérents à l’espace de façon exhaustive, peut-être simplement parce qu’elles sont dans l’incapacité de tout prévoir.Rien ne dit par exemple qu’il ne faut pas se rouler par terre sur le trottoir, ou encore prendre les escalators à quattre pattes en équilibre sur la rampe, ou se déplacer en faisant des bonds. En théorie, on en a donc le droit. On peut le faire. Mais en pratique, cela peut être fort différent. Non seulement la police (qui sert au maintien de l’ordre public) peut se poser des questions, donc vous poser des questions, voire vous embarquer selon les cas. Car l’ordre public est une chose pour le moins trouble, et il est difficile de dire lorsqu’il est en danger. Mais, surtout, les usagers de l’espace, les passants, les commerçants, les gens habitant à proximité, vont vous demander des comptes. Pas systématiquement, mais cela arrive. Plus souvent qu’on ne le croit. Et d’ailleurs, si vous ne me croyez pas, je vous invite à essayer.

Alors, pourquoi vous demandent-ils des comptes, alors qu’il ne sont pas en charge du maintien de l’ordre public? Eh bien, ils le font probablement parce que la façon dont vous agissez alors n’est pas conforme aux habitudes qui régissent l’espace dans lequel vous évoluez, aux usages en vigueur. C’est-à-dire que vous n’agissez pas de façon contraire à la loi, puisqu’il n’y a rien d’écrit qui incrimine ce type de conduites; en revanche, vous agissez de façon contraire à l’usage. Vous faites un usage inhabituel de l’espace que vous partagez avec d’autres. En d’autres mots, vous bousculez les habitudes. Il n’y a rien d’écrit à ce sujet dans le Code Pénal, mais en fait, c’est ce qu’il y a de pire. L’habitude est le produit de l’uniformité des comportements adoptés dans un espace donné d’une part, et de leur inscription dans le temps d’autre part.

Une citation qui l’illustre parfaitement, tirée d’une comédie grand public que vous connaissez sûrement:

Cléopâtre : Amonbofis, il faut changer l’eau des crocodiles, c’est une infection !
Amonbofils : Bah pourtant j’ai installé le système d’évacuation des eaux usées comme on fait tout le temps !
Cléopâtre : C’est bien ça le problème avec vous Amonbofis, vous faites toujours comme on fait tout le temps !
Amonbofils : Bah, on a tout le temps fait comme ça…

Bousculer les habitudes, c’est la condition même de toute créativité. Or, quel que soit l’espace dont on bouscule les habitudes, les us et coutumes comme on a coutume –justement- de dire, les usagers de l’espace réagissent, et dans une part non négligeable, défendent l’espac qui est leur par le conformisme, c’est-à-dire par une conformité sans limites aux usages en vigueur. Aux usgaes qui sont là “depuis toujours”. Enfin, toujours, c’est un peu beaucoup, mais disons depuis longtemps.

Avoir une pratique créative d’un espace, c’est donc en avoir une pratique telle qu’elle en malmène de fait les habitudes, des habitudes tant ancrées dans les comportements des usagers, qu’elles se substituent aux différents codes qui y sont en vigueur (Code de la route, Code Pénal, Code civil, etc…) pour, à leur tour, en règlementer l’usage.

Entre pratique réfléchie et réflexion pratique

Je pratique le parkour depuis maintenant bientôt 6 ans. Ce n’est pas par désir de transformation sociale que j’ai commencé à pratiquer, mais par coup de foudre. J’eus la révélation après avoir visionné deux vidéos récupérées par un ami sur Internet. La fluidité, la créativité, l’efficience, et la beauté esthétique de ce que j’avais vu m’avaient définitivement et instantanément convaincu: j’allais faire du parkour. Et si, en pratiquant, j’ai rapidement eu conscience de la transformation du regard que je portais sur l’espace – sur l’espace urbain notamment- que le parkour opérait en moi, j’ai, en revanche mis beaucoup plus de temps à en ressentir, à travers la transformation du regard que les autres portaient sur moi, la dimension politique ainsi que le pouvoir subversif.

J’ai mis longtemps à mettre en corrélation les réactions des passants auxquelles je faisais face quotidiennement dans l’espace public, et la signification que cela pouvait avoir à partir du moment où il était évident que le parkour en était la source directe. Toujours est-il qu’au bout de quelques années, petit-à-petit, c’est venu. J’ai alors commencé à sérieusement me questionner sur les raisons d’une telle agressivité (chasse perpétuelle aux pratiquants, insultes, menaces, menaces de mort parfois, recours quasi-systématique aux forces de l’ordre…) ainsi que sur le fait que les gens se trouvent aussitôt dans le registre de la violence, sans possibilité d’échange ou de discussion “normale”.

J’ai fini par écrire un article, intitulé “Parkour: l’art de subvertir le rapport à l’espace public”, que j’ai ensuite mis en ligne, et fait circuler pour alimenter ma réflexion. Les réactions ne se firent pas trop attendre, et comme, à ce moment-là, j’avais rencontré Hugues BAZIN et “sa” recherche-action, et m’étais engagé dans le réseau “Espaces Populaires de Création Culturelle”, j’ai pris plusieurs fois la parole en public à ce sujet, lors de journées Interstices (dispositifs expérimentaux initiés par ce même réseau) notamment.

Les débats qui en ont émergé m’ont encore alimenté dans mon questionnement, de sorte que j’ai par la suite décidé de faire un film documentaire qui questionnerait le concept d’espace public au regard de cette pratique particulière qu’est le parkour, film qui est actuellement en cours de tournage.

Le processus réflexif que le film a mis en route m’a poussé à généraliser le propos en parlant notament de “pratiques créatives des espaces”. Force est de constater qu’investir l’espace public par sa pratique d’une part, en être systématiquement chassé d’autre part, les danseurs hip-hop, les skateurs, les riders de BMX, tous connaissent. Mais qu’est-ce-qui, parmi ces différentes pratiques des espaces, les rend toutes suspectes aux gens traversant ces mêmes espaces?

Finalement, il se peut bien que, comme je le disais dans mon avant-propos, ce soit le fait même d’avoir une pratique créative des espaces normés qui pose problème, où bousculer les habitudes spatiales, c’est quelque part, semble-t-il, mettre en danger l’ordre public. Si plus rien ne va de soi, alors plus rien ne va.

Or, ces pratiques, pour certaines d’entre elles en tous cas (je pense notamment au parkour) trouvent leurs fondements mêmes bâtis sur l’idée du détournement de l’usage des choses. Faire de la métropole un terrain de jeu, faire de ses murs des obstacles à franchir, de ses barrières des surfaces d’aterrissage. C’est là le sens même de cette pratique: se déplacer “avec tout ce qui n’est pas prévu pour à la base”, selon les mots de David Belle, fondateur du parkour, lequel parkour ne peut par définition donc pas se pratiquer dans l’enceinte d’un gymnase, ce serait un non-sens par rapport à l’essence même de cette pratique. Mais il ne peut pas non plus être confiné à un “parkour-park”, comme les skateurs tendent à le devenir aux nombreux skate-parks qui inondent les villes un peu partout. Puisque le détournement est l’objectif, à partir du moment où l’on dispose d’un terrain et d’un matériel dédiés, la pratique se meurt, elle n’a plus de sens.

Mais est-ce parce qu’une pratique est haïe qu’elle est subversive? Le simple fait de faire un usage inhabituel du mobilier urbain et de la ville suffit-il à faire surgir un questionnement, voire à opérer un renversement dans le rapport qu’ont les gens à cet espace? Rien de moins sûr. Peut-être cela ne suscite-t-il que la haine, sans possibilité d’un échange et d’un enrichissement mutuel entre pratiquants et passants.

Le problème de la prise de conscience qui accompagne celui qui a une pratique créative des espaces, c’est qu’arrivé à un moment il ne sait plus si c’est la pratique qu’il a de l’espace qui, en elle-même est subversive, ou si c’est la vivacité des réactions auxquelles il fait face qui le conduit à penser qu’elle l’est.

Se pose alors la question de savoir si, au fond, il s’agit d’une forme d’intervention dans l’espace public (laquelle implique une intentionnalité politique), ou d’une pratique déambulatoire dans l’espace (laquelle implique au contraire la gratuité de l’acte, l’inutilité revendiquée, l’absence d’intentionnalité). Je me trouve aujourd’hui pris de manière contradictoire entre ces deux postures, précisément à cause du processus réflexif que ma pratique de l’espace a fait naître en moi. Je ne sais plus bien si faire du parkour suffit à interroger le rapport qu’on a à l’espace public, si le simple fait de pratiquer n’est pas simplement voué, selon les personnes rencontrées, à la consécration, ou à la condamnation, à l’approbation ou à la désapprobation, à l’acceptation ou au refus. Sans chercher plus loin. C’est cela, ce doute, ce questionnement auquel je n’ai pour l’instant pas trouvé de réponse, qui m’a amené à planifier de nouvelles expérimentations faisant usage de ces pratiques créatives des espaces, mais ne consistant pas dans ces pratiques elles-mêmes. En d’autres termes, je cherche comment incorporer ces pratiques déambulatoires à la fabrication de situations subversives dans l’espace public, de situations de nature à interroger les gens sur le rapport qu’ils entretiennent à cet espace. Petit à petit, des idées me viennent. Ce qui ne m’empêche pas de continuer à pratiquer le parkour de façon strictement gratuite, sans chercher quoi que ce soit d’autre que l’authentique plaisir de déambuler, la recherche perpétuelle de la créativité, la sensation de fluidité, la jouissance de ce contact si particulier avec les murs et autres textures de l’architecture urbaine.

Bref, le parkour m’est un plaisir et un jeu, en même temps qu’un outil de subversion, un outil politique, et un objet de réflexion et d’étude.

Ce sont là simplement différentes façons d’appréhender une même pratique. Une pratique créative des espaces.

Transformation sociale et pratique des espaces

L’espace est une étendue. Finie ou indéfinie. Céleste ou terrestre. Pleine ou vide. En tous cas, l’espace n’est pas un lieu. Pas un point figé dans la géométrie spatiale, pas un endroit désigné, indiqué, limité, circonscrit, l’espace est partout. Il est mobile, friable, modifiable, habitable, déplaçable. On peut le faire surgir, l’investir, le ré-agencer, le changer. Bref, l’espace est étendue, et l’étendue est mouvement.

Et c’est en comprenant cela qu’on en comprend la dimension politique. Finalement, un lieu est un lieu, il est ce qu’il est; mais l’espace, lui, est ce qu’on en fait. Et c’est cela qui en fait l’intérêt. Car si l’espace est mouvement, on peut non seulement y bouger, mais aussi le bouger, le faire bouger. L’espace est en quelque sorte ouvert à toute proposition. Encore faut-il proposer quelque chose.

C’est dans ce sens que va cette première proposition d’expérimentation.

Il s’agirait d’abord d’occuper l’espace. Car si l’espace est partout, il est donc toujours . Et ça n’est pas parce qu’il est en conséquence sans cesse traversé, qu’il est pour autant occupé. La traversée n’indique qu’un mouvement spatial, géographique; l’occupation implique une dimension d’auto-saisissement, une prise de possession. Il ne s’agit pas de traverser l’espace, mais de l’habiter, de s’en saisir, de le remplir. L’origine étymologique d’ « occuper » met d’ailleurs bien en évidence l’enjeu politique de l’occupation: occupare signifie en latin « prendre avant les autres ».En effet, puisque l’espace se trouve être ce qu’on en fait, on peut donc en faire tout et n’importe quoi. C’est pourquoi il est si important d’en faire quelque chose. D’y faire quelque chose. Quelque chose d’autre que le simple fait de le traverser. Car si nous n’en faisons rien, il y a cela dit toujours quelqu’un d’autre qui s’y emploiera. Et il suffit, pour privatiser un espace public et faire de l’espace commun un lieu réglementé strictement réservé à la publicité marchande, -il suffit pour cela dis-je- que les gens s’en fichent. Il suffit de ne pas s’en occuper -ou de ne pas l’occuper-. Il suffit que nous nous fichions de l’espace public pour qu’il cesse d’exister, car d’autres auront vite fait d’en faire autre chose, et vice-versa: si le public réinvestit en masse l’espace et l’occupe, il redevient public. C’est là tout le pouvoir de l’espace, et tout son problème aussi. Sa nature malléable rend sa fonction tributaire de ce qu’on en fait et de ce qu’on y fait. L’espace peut très bien voir sa fonction réduite à un lieu de passage. Heureusement, les services de communication des entreprises le savent et il en est tout autrement.

Occuper l’espace est une chose, mais il faut également savoir quoi y faire. Car comme nous l’avons noté, on peut par définition tout (ou presque tout) y faire, et si occuper l’espace est le préliminaire inévitable à tout processus de transformation sociale, l’occupation seule demeure insuffisante à la transformation; c’est la nature de ce qu’on y fait et la façon dont on le fait qui en sont les conditions.

En effet, l’occupation de l’espace peut vite tourner au spectacle, lequel n’a pour effet que de divertir les passants potentiels. De les divertir sans pour autant les faire réfléchir, de les étonner sans les questionner. Or à partir du moment où le but recherché n’est plus de divertir, mais de subvertir -car pour qu’il y ait transformation sociale, il faut bien qu’il y ait un renversement qui s’opère quelque part-, l’approche n’est plus spectaculaire mais situationnelle. Il s’agit, comme le préconisait Guy Debord, de construire des situations. Des situations à même de questionner les gens sur l’espace qu’ils traversent, sur le rapport qu’ils ont à cet espace, ainsi que sur leur mode d’exister. En somme, il faut poser le(s) problème(s) sur la place publique, il faut poser problème. Car tant qu’on ne dérange rien ni personne, alors il n’y a aucune raison que quelque chose change, chacun étant bien trop affairé à ses soucis propres. Une pratique créative de l’espace implique de l’aborder différemment. Il faut y faire autre chose que ce qu’on y fait d’habitude, et faire cette autre chose selon des usages nouveaux, afin -précisément- de rompre l’habitude, d’en défaire l’évidence, de la soumettre à examen, de la mettre à l’épreuve. La créativité doit se faire l’ennemi juré de l’habitude. Elle doit la traquer dans ses moindres recoins. C’est pourquoi il faut veiller à ne tomber sous le coup d’aucune catégorie préexistante. Il faut être en permanence en dehors de toute catégorie.

Les catégories sont les labels et appellations en tous genres qui régissent l’intervention dans l’espace. « Arts de rue », « manifestations », « cultures urbaines », « sports extrêmes », « happenings », « théâtre de rue ». Et la pire de toutes, « performance ». Celle-là peut englober à elle seule à peu près toute forme d’intervention dans l’espace public. C’est dans ce type de cases qu’il faut veiller à être impossible à ranger. A partir du moment où les gens nous identifient comme prenant part à tel ou tel type d’intervention, il n’y plus possibilité de soulever quelque questionnement que ce soit en eux. Tout est joué. Ils savent à quoi ils ont à faire, c’est un « happening »; ils en ont déjà vu à la télé, ce sont des protestataires qui protestent, mais des moins ennuyeux que ceux qui manifestent: ils savent se donner en spectacle! Aussitôt que l’on vous circonscrit à une catégorie, il vous est impossible d’en sortir, et tout échange ultérieur est voué à se faire dans le cadre bien défini de cette catégorie. Autrement dit, la subversion n’est plus possible. L’aversion ou l’amusement des passants sont alors ce que vous pouvez espérer de mieux.

Pour qu’il y ait subversion, il faut être insaisissable, non pas incompréhensible, mais impossible à circonscrire à une catégorie d’appréhension de la situation présente. Il faut que la situation puisse se comprendre d’elle-même, générer du sens à partir de ce qui se passe, et non de ce qui a été entendu ou vu préalablement. La manière d’intervenir dans l’espace doit absolument ne renvoyer à aucun code, à rien qui permette de la sectoriser, de l’ « assimiler à ». Tous les éléments pour la comprendre sont à l’intérieur. Il n’y a pas de mode d’emploi. Il n’y a pas une, mais plusieurs façons de la com-prendre, de la prendre avec soi, littéralement. De se l’approprier.

Par ailleurs, il faut veiller, à chaque intervention de ce type, à n’être pas là où l’on nous attend, à surprendre, à ne pas se cantonner à un mode d’expression ou à une façon de faire. Que l’on nous traite d’artistes, et nous deviendrons terroristes. Aussitôt qu’une appellation se systématise et se généralise parmi la foule, il y a danger. Il faut changer, bouger, susciter le doute, la surprise, voire l’incompréhension dans un premier temps, il faut anéantir les certitudes quant à la nature de l’intervention ainsi qu’à l’identité de l’intervenant. Garder une part de mystère.

Il semble également important d’éviter tout didactisme. A une démarche explicative ou pédagogique, nous préfèrerons une démarche interrogative, qui suscite le questionnement plutôt que l’approbation ou la réprobation. Il n’y a pas une, mais une infinité d’approches de la situation en cours, une infinité de façons de la comprendre, une infinité d’interprétations possibles. Celui qui intervient veillera ainsi à ne pas, par le forme même qu’il donne à son intervention, empêcher cette diversité de s’exprimer. Faire croire aux gens qu’il n’y a qu’une seule façon de comprendre ce que l’on fait, ne nuit pas seulement à la qualité de l’échange lors de l’intervention, mais aussi au débat public qu’elle est susceptible de faire naître. C’est en compromettre la naissance même. La radicalité ou la profondeur du renversement opéré ne sont pas mises en cause par l’absence de didactisme dans l’approche situationnelle. Au contraire. L’espace public étant ce qu’il est, à savoir un espace transitoire régi par une infinité de codes et d’usages préétablis, moins on est didactiques, plus on est subversifs.

C’est lors de la situation que le sens se construit, collectivement. Car pour qu’il y ait transformation sociale, il faut qu’il y ait construction de sens à partir de la situation, sans quoi nous faisons de l’animation. En ce sens, c’est au centre de la transformation qu’il faut que le public soit, et pas au centre de loisirs. Nous ne cherchons pas à amuser la galerie, mais à produire de la connaissance, en postulant que cette dernière peut émerger, qui plus est de manière bien plus riche, d’une situation sociale réelle, plutôt que d’un séminaire universitaire quelconque.

Sur la nature de l’intervention, je ne donnerai volontairement pas d’exemples trop précis. D’une part, afin de ne pas fausser la compréhension intuitive que chacun peut avoir de ce type de démarche, afin de ne pas impulser une direction plutôt qu’une autre. D’autre part -et les deux motifs se rejoignent-, parce qu’il y a une infinité de façons d’intervenir de manière créative dans l’espace public, ces dernières n’ayant de limites que l’imagination de leurs auteurs. On peut, par définition, tout faire; encore faut-il savoir comment, et pourquoi. Car après tout, un type déguisé en téléphone portable qui distribue des tracts pour le compte de je ne sais quel opérateur de téléphonie mobile, lui aussi intervient dans l’espace public. Certains trouveront même à son intervention une dimension créative.

En fait, investir l’espace public est désormais une chose commune, un usage convenu, une habitude. Ceux-là même qui le privatisent n’ont que ça à la bouche: « investir l’espace public », « être au contact des gens ». On peut parfois même se demander s’il n’y a pas un peu de sincérité dans la démarche, si, au fond, l’intention de l’entreprise n’est pas louable. Mais alors la question se pose de savoir au nom de quoi, au juste, on veut l’investir? De quelle façon et pour quelle(s) raison(s) veut-on être au contact des gens?

Comme je le disais précédemment, investir l’espace public est sans doute une bonne idée…pour peu que l’on sache ce que l’on veut y faire. Et pour cela, nul doute qu’il faille se poser la question de savoir ce que l’on veut en faire. Les réponses à la première dépendent directement de ce que l’on répondra à la seconde.

De fait, un certain nombre de pratiques déjà existantes semblent potentiellement capables de questionner le rapport à l’espace public en ce sens qu’elles en défient les codes, en changent les usages, en bousculent les habitudes. Et dans la perspective d’interventions collectives dans l’espace public, il n’est pas exclus d’en faire usage et de les croiser. Danse, parkour, skate, bmx… L’ennui est que si ces diverses disciplines refusent l’usage habituel qui est fait de l’espace commun, elles en suggèrent de nouveaux, qui hélas ont vite fait, notamment après étiquetage médiatique, d’être identifiés en tant que tels et d’obéir à une certaine conformité. Le problème qui se pose alors est de préparer l’intervention de sorte à décaler à nouveau les usages, et être hors de portée de toute labellisation potentielle. Il ne s’agit pas d’exclure les pratiques elles-mêmes, qui, comme je le disais, sont à même d’opérer un renversement, mais bien d’en affiner les modalités d’intervention de façon à échapper à l’ « art de rue » et aux « cultures urbaines ». Il faut pour cela déployer la pratique dans une situation à laquelle elle-même est étrangère, dans laquelle elle ne trouve pas ses propres aises, où elle n’a pas ses petites habitudes. C’est seulement alors que le pouvoir de subversion se fait sentir.

On n’a plus à faire à un rendez-vous de traceurs ou à une performance de danse, mais à une entière situation, dont l’étrangeté conduit au questionnement de ceux qui y sont confrontés, et où les pratiques déployées ne se donnent pas à voir en tant que telles mais comme éléments de la situation dans son ensemble.

On peut, par exemple, imaginer que le pratiquant évolue dans un espace, public ou privé à accès public (espace appartenant à quelqu’un mais auquel chacun peut accéder), qui d’une part n’est pas son terrain de prédilection, et d’autre part est un espace utilitaire dont la finalité est établie, et dont l’utilité est la plus éloignée possible de ce type de pratiques. Des traceurs envahissant une laverie libre-service, traversant un centre commercial ou une gare SNCF, déambulant dans un aéroport, une station-essence ou une grande surface. En effet, le décalage entre la finalité du lieu investi – finalité connue de tous-, et l’usage qui en est fait par certains dans cette situation est sujet à faire surgir un questionnement.

On peut par ailleurs imaginer que les intervenants ou pratiquants adoptent, dans le cadre de leur intervention ou de leur pratique, une attitude particulière, de nature à interroger les gens. Le parkour, par exemple, puise de fait grand nombre de ses techniques de franchissement et de déplacement chez les singes, les félins et les lémuriens. Les traceurs, qui renvoient donc déjà, de par leur posture, leur gestuelle, et leur mode de déplacement, à l’animalité, pourraient très bien adopter volontairement une attitude pleinement animale: systématisme de la quadrupédie lors des déplacements (sauf lors des sauts); implication totale dans ce que l’on est train de faire (chasse impitoyable à la distance critique et au retour sur soi); communication par regards, par postures (suppression de la parole, quelle que soit la situation (vigiles coursant les pratiquants, questions, menaces). Il faut cependant veiller, dans ce cas précis, à ne pas tomber dans le registre parodique en singeant tout bonnement les bêtes. Car alors, c’est dans la catégorie « cirque » ou « numéro de clowns » que l’intervention sera rangée. Il faut pour cela être tout à ce que l’on fait, et éviter à tout prix toute distance critique. J’ajouterais que la gestuelle du traceur imite suffisamment celle du singe ou du félin pour ne pas qu’il y ait besoin, en plus, de faire des grimaces en se grattant sous les aisselles. Une chose me semble également importante: fusse-t-elle animale ou non, une fois adoptée, l’attitude choisie ne doit plus nous quitter, de l’entrée dans le lieu, jusqu’à sa sortie, sans quoi l’intervention passerait instantanément du statut de situation à celui de pitrerie.

Enfin, l’apparence étant la premier pan de connaissance que l’on donne de nous-mêmes, rien n’interdit de jouer sur la tenue. Sans donner dans le bal costumé, on peut très bien porter des tenues emblématiques, qui accentuent l’effet de contraste (entre l’usage habituel fait de l’espace occupé et l’usage qu’on en fait alors) en nous assimilant à la foule sur un plan vestimentaire, ou, au contraire, en nous en distinguant d’une manière prononcée à même de générer du sens. On pourrait, par exemple, imaginer que les pratiquants déambulent à quatre pattes dans un centre commercial, en costard-cravatte (assimilation à la foule), ou en bleu de travail (distinction prononcée, mettant en évidence le lien entre consommation et travail). De même, dans un aéroport, on pourrait opérer en tenue de stewards et d’hôtesses de l’air, ou au contraire tous en djellabas et avec de fausses barbes.

Bien évidemment, les trois techniques que je viens de mentionner, permettant un décalage de la pratique hors de sa situation habituelle, peuvent (et ont tout intérêt à) être associées. Plus le décalage est grand, plus il y a construction d’une véritable situation en tant que telle.

Le passant n’assiste plus à une accumulation de démonstrations de performances individuelles, mais à une situation expérimentale collective à laquelle il peut prendre part. Il faut à ce propos que la situation n’exclut pas le regardeur, mais qu’elle suggère au contraire qu’il en fait partie, le faisant ainsi passer du statut de spectateur à celui d’acteur, ce qui est également une condition à toute transformation sociale, laquelle n’aura jamais le visage d’une performance d’artistes ou d’initiés cabotinant devant une assistance de badauds béats. Aussi faut-il préalablement se mettre d’accord sur ce que l’on recherche: amuser la galerie, ou transformer la société.

Naïm BORNAZ

Parkour: la paresse, malgré l’apparence

Préambule – sport et effort

C’est entendu, le sport, c’est dur.

Ce lieu commun est à la fois le refrain des paresseux qui s’en préservent, et des sportifs qui s’y emploient. Les uns et les autres, tous sont d’accord sur une chose: faire du sport, c’est « se dépenser » (dépenser soi), c’est-à-dire dépenser tout ce dont on dispose en soi ; autrement dit c’est se vider de ses forces, s’efforcer de s’épuiser en puisant jusqu’à la dernière ressource ; ne s’arrêter qu’une fois vide de toute énergie, qu’une fois exténué; le sport, c’est le fait de se « tuer à l’effort » comme on se tuerait au travail.

C’est, pour ainsi dire, la religion de l’effort, religion où la paresse, péché capital selon le Catéchisme de l’Eglise Catholique, est rachetée à travers la souffrance que l’on s’inflige par l’effort. L’effort (action de s’efforcer(1)) est d’ailleurs précisément ce que le travail (du latin tripalium, « instrument de torture à trois pieux ») désigne: « l’effort, l’application nécessaire pour faire quelque chose », la souffrance que l’on doit endurer pour parvenir à faire quelque chose de bien (« Le travail est ce qui lie un effort où l’on peut s’épuiser (voire une souffrance) à un résultat positif ») (2). La tradition chrétienne n’est sûrement pas sans rapport avec cette conception du bien auquel seule la souffrance peut conduire, et où la rédemption passe nécessairement par le consentement à cette souffrance.

En effet, Jésus de Nazareth (3) ne s’est-il pas fait le payeur par substitution des péchés de l’humanité toute entière? N’est-il pas mort pour notre salut?

C’est en tous cas ce que L’Enseignement Chrétien affirme, et ce depuis la naissance même de la Chrétienté – peut-être pour la bonne et simple raison que c’est là le fondement de cette religion – .

Où se trouve la rédemption? Dans la souffrance (remède prescrit), dans la torture (4) (mode d’administration), et dans la mort (conséquence), où l’on aura (peut-être) l’ultime avantage d’aller au paradis, à la condition que l’on se soit bien conduit (comprendre : que l’on ait consenti à se faire du mal).

Il est toutefois intéressant de noter qu’à l’origine du mot anglais « sport », ensuite francisé, il y a le mot d’ancien français « desport » signifiant « jeu, amusement, plaisir physique ou spirituel».

Quelle que soit la définition à laquelle on se réfère, le sport renvoie systématiquement aux notions de « jeu » et de « plaisir », et cela avant de renvoyer à des notions plus actuelles comme celles d’ « exercices physiques » ou de « compétition ». En deux époques, certes fort éloignées, un même mot signifie une chose et son contraire. En effet, la notion de « compétition » s’oppose à celle de  « jeu » et celle d’ « exercices physiques » à celle de « plaisir physique ou spirituel ».Lorsqu’on s’exerce, on ne joue plus, et quant à la compétition, elle semble renfermer cette propriété qu’elle rend l’accès au plaisir tributaire du gain ou de la victoire, et non plus de l’acte lui-même. Et si les mêmes activités peuvent être pratiquées des deux façons, il n’en demeure pas moins que le moteur du jeu reste l’amusement, celui de la compétition, la victoire.

« Arrête de t’amuser, joue sérieux ! ». Impossible de passer dans une salle où se déroule une compétition sportive sans entendre ces mots. Les entraîneurs, coachs, et autres supporters n’ont que ça à la bouche lorsqu’ils s’adressent aux joueurs. Pour ceux qui les prononcent comme pour ceux à qui ils sont destinés, ces mots sont anodins, tant leur usage est fréquent, leur message connu, leur contenu appris. Les uns et les autres l’ont parfaitement intériorisé. Mais qu’un non-habitué des salles de sport s’y arrête un moment, qu’il y fasse un peu attention : cette phrase ne formule-t-elle pas ce que toute sociologie du sport saurait mettre au jour sans tarder ? Ne comprend-elle pas dans ses termes le paradoxe du sport : cesser de s’amuser ; jouer sérieusement ?

Ce qu’il faut savoir, pour comprendre l’adresse du regardeur au regardé, c’est que le regardeur n’attend pas de voir le joueur « s’amuser », il n’attend qu’une chose, c’est de le voir gagner. C’est de là qu’il tire tout son plaisir, et c’est là qu’il puise tous ses espoirs, et même au-delà, c’est là, et seulement là, qu’il trouve de l’intérêt au fait de regarder un joueur jouer. Un joueur qui ne ferait que jouer plongerait ses spectateurs dans un ennui sans fin, les poussant bientôt à la démission, à l’abandon de leur position de regardeurs. Car qui s’amuse de voir un autre s’amuser ? Certes personne. En tous cas pas dans le domaine sportif. Le sport a donc cette particularité d’être un jeu auquel il ne s’agit pas de jouer, mais de gagner uniquement. Le jeu n’a plus rien d’un jeu, et tout d’un travail.

Pour percevoir son salaire (pour remporter la victoire), il faut travailleur dur (jouer sérieusement), et cesser de se prélasser (arrêter de s’amuser).

Par ailleurs, le sport évolue dans un cadre comparable, en bien des points, à celui du travail :

  • un système pyramidal, au sport à travers la compétition et les podiums, le classement des joueurs, le classement des clubs ; au travail, à travers la hiérarchie (patron/chefs/sous-chefs/superviseurs/chefs d’équipe/employés), et le miroitement de la promotion au rang supérieur.
  • des pressions continuelles sur l’individu, exercées au sport par les sponsors, les entraîneurs, les coachs, et au travail par les financeurs, les clients, les actionnaires, et les supérieurs.
  • l’appât du gain, victoire ou salaire, c’est ce qui explique, en grande partie tout du moins, l’adhésion des uns des et des autres à un système dont ils perçoivent par ailleurs qu’il les fait souffrir.
  • la nécessité d’adhérer à un système régi par des règles conçues par d’autres, pour nous.
  • la promotion du « goût de l’effort », et l’affirmation selon laquelle « on ne gagne son salaire qu’à la sueur de son front » (sa victoire aussi).
  • la requête (c’est la conséquence du point précédent) d’un investissement sans limites, qui se fait d’ailleurs toujours au détriment de la santé morale et physique de celui qui y consent au mépris des ressources bel et bien limitées dont il dispose.
  • l’incessante promotion sociale dont l’un et l’autre disposent (« Il faut faire du sport, c’est bon (et même indispensable pour la santé », « Le travail, c’est la santé »).
  • la manière dont le corps social (en cela bien éduqué) poursuit ceux qui s’y dérobent, et fait pression sur eux pour qu’ils y aillent (ou y retournent) dans les plus brefs délais.
  • le profit financier qu’il y a à tirer du travail comme du sport (pour les employés et les joueurs, mais bien plus encore pour les patrons et les sponsors), et son indéniable qualité de moteur à tous les étages de la pyramide.
  • l’assignation du participant à un terrain délimité ; l’assignation du travailleur à un bureau ou à un poste.

Comme je l’expliquais précédemment, au sport finalement on travaille. Et au travail, on s’épuise, on s’inflige des souffrances, pour parvenir à un résultat positif. Il n’est donc pas très étonnant, au regard des enjeux, tant financiers (les plus évidents) que de conditionnement mental et de soumission (les plus cachés), que l’appareil social établisse son fonctionnement autour de ces deux notions, et qu’il en promeuve par conséquent sans cesse les bienfaits pour l’individu, notamment dans ces termes : « se faire du mal fait du bien ».Ce n’est qu’une fois convaincu de cela, et du bien-fondé de cette démarche, que ledit individu consentira à y prendre part, et ainsi contribuer lui-même à faire marcher la machine, et à en promouvoir les bienfaits, et ainsi de suite…

Il ne s’agit toutefois ici pas de condamner ou de consacrer, mais de chercher à comprendre les mécanismes qui sous-tendent l’univers social particulier du sport. Or, dans ce cadre, on ne peut que constater la mutation sémantique du signifiant qui, au fil du temps, s’est chargé de ce que le corps social l’a fait signifier. C’est ce dernier qui y a inscrit les notions de compétition, de règles, de victoire, d’effort (d’effort physique plus précisément), de dépassement de soi, et de « jeu pas pour jouer ». L’acception originelle de sport, celle de « jeu », d’ « amusement », et de « plaisir physique ou spirituel » rend toute activité ludique, activité sportive, et non point seulement les activités physiques (c’est ce qui explique peut-être l’origine du « et » du sigle EPS (Education Physique et Sportive (5)) comme on aurait tendance à le penser. Cela induit, en sus, que toute activité physique n’est pas nécessairement du sport ; en effet, si celle-ci ne répond pas aux critères de jeu (au sens de « s’amuser »), d’une part, et de plaisir d’autre part, elle est alors une activité physique non-sportive. Il y a aujourd’hui un gouffre entre cette conception du sport, établie sur l’origine étymologique du mot, et la pratique qui en est faite.

Le sportif des temps présents n’est pas un joueur, mais un gagnant. Or, si les valeurs qu’on lui inculque afin de susciter son adhésion au dogme sportif en vigueur sont en tous cas considérées comme des valeurs positives (santé, mérite, équilibre, discipline, compétitivité, etc…), on peut néanmoins, au regard de l’histoire du mot « sport », redéfinir le sportif moderne non pas par sa capacité, mais par son incapacité. Celui qu’on appelle aujourd’hui « sportif » n’est pas, comme on le laisse entendre, capable du dépassement de soi, mais incapable d’économiser ses forces et de ne pas s’épuiser ; il n’est pas capable de jouer pour gagner, mais incapable de jouer pour jouer ; il n’est pas capable de fournir des efforts, mais incapable de se reposer/de paresser ; il n’est pas capable de jouer selon les règles, mais incapable de jouer sans.

Si la notion commune de sportif associe ce dernier à des capacités positives, et non des incapacités, comme on vient de le voir, c’est aussi et surtout parce que l’adhésion des masses est à ce prix ; il faut expliquer qu’on lui veut du bien, et lui expliquer pourquoi le mal qu’on veut lui faire, et/ou lui faire se faire, pourquoi cela lui fera du bien. Sans cela, toute personne dotée d’un peu de bon sens réfléchirait à deux fois avant de s’exécuter (dans toutes les acceptions du terme).

Mon projet n’étant cependant pas de réformer la langue française, l’on s’en tiendra donc, après cette parenthèse étymologique, au sens actuel ou factuel du mot, et non à son contenu théorique ou historique.

Ainsi, si le sport est sport, il est difficile d’en dire autant du parkour. Pas de règles, pas de compétitions (6), pas de trophées ni médailles ni coupes, pas d’homologation, pas de licences, pas de clubs, pas d’entraîneurs, pas de terrain délimité, pas de structure hiérarchique, pas  de sponsors, pas d’argent à la clé, pas d’argent derrière, pas de plan de carrière, pas de tenue règlementaire, etc. Il semble donc n’avoir aucune des qualités requises à l’obtention du statut de sport. Et les notions de jeu et de plaisir en sont en revanche les bases mêmes. C’est probablement pourquoi on n’utilise pas l’expression « jouer au parkour », qui serait un pléonasme tant le jeu y tient une place importante, tant c’en est en fin de compte l’essence. Et à partir du moment où l’on fait du parkour, on joue, et on ne fait plus rien d’autre. Et cela bien qu’il n’y ait aucun espoir de gagner quelque médaille en retour ; ici, on ne joue que pour jouer, par goût du jeu, par pur plaisir.

Il est, cela dit, indéniable que le parkour conduit à un usage qu’on pourrait être tenté de qualifier de « sportif » du corps, ce dernier devenant l’unique outil de déplacement du pratiquant.

Mais, s’il y a usage, il n’y a pas nécessairement usure. Au contraire du « sport de la performance », le parkour, sport du jeu, met l’accent sur la conservation et la préservation du corps, outil de « jeu » (par opposition à l’outil de travail) – et outil du « je », par opposition à la mise à disposition de l’athlète au service des autres (sponsors, entraîneurs, investisseurs divers) dans le cas du sport – , ce notamment par une connaissance et une écoute accrues de son propre corps, qui permettent de définir des techniques de réception épargnant les articulations en sollicitant les muscles appropriés, en calculant les angles de pliage au dessus desquels il y aurait traumatisme articulaire, et en absorbant la force de l’impact à travers un circuit musculaire bien précis, ainsi qu’avec différentes techniques d’absorption du choc, comme la roulade.

Le parkour inclut d’ailleurs des pratiques à usage thérapeutique reconnu (comme la quadrupédie, dont les vertus thérapeutiques relatives, notamment, aux lombalgies, sont bien connues du monde médical), et a, me semble-t-il, du moins pour qui en a compris le sens, davantage la caractéristique de faire prendre soin du corps et de le maintenir en forme et en bonne santé – nécessité absolue de celui qui en fait l’usage quotidien d’unique outil de déplacement- , que de le négliger, de le malmener, ou de le détruire. Les apparences sont donc trompeuses, puisqu’une pratique telle que le parkour sera souvent qualifiée, par ceux qui y sont étrangers, de « pratique sauvage » ou « dangereuse », de « sport extrême », alors que le sport homologué sert, croit-on, à se maintenir en forme et à garder la santé (mythe du sportif).Il n’en demeure pas moins que derrière la façade rassurante de l’homologation, la réalité à laquelle est confrontée l’athlète est tout autre : pressions, humiliations, menaces, nécessité d’accomplir toujours davantage, de faire toujours mieux, d’être toujours (le) meilleur, et leurs conséquences : dopage, dépression, état de santé critique conduisant parfois au pire.

I. Etre fort par fainéantise

Le parkour, discipline créée en France il y a un peu plus d’une vingtaine d’années, est défini, de manière théorique, comme étant « une pratique sportive consistant à transformer des éléments du décor du milieu urbain en obstacles à franchir, principalement par des sauts, le but étant de se déplacer d’un point à un autre de la manière la plus efficace possible.[…]Le traceur (pratiquant du parkour) essaie de trouver un chemin passant par des endroits que personne n’emprunterait normalement. Il recherche des obstacles à franchir par des mouvements qui se veulent utiles, efficaces, rapides et simples. Les acrobaties ne répondent donc pas à ces qualités d’utilité et d’efficacité » (7).

Pour formuler cela plus simplement, le parkour sert en théorie à raccourcir le chemin de celui qui le pratique, en lui évitant de devoir contourner les obstacles se trouvant sur sa route, et l’amener à emprunter le chemin le plus direct et le plus rapide. Ce faisant, le traceur évite des dépenses d’énergie en contournements inutiles (contournements que le non-pratiquant devra effectuer, puisqu’il contourne bien par incapacité à surmonter l’obstacle, et non par choix, et cela, même si ce code est inscrit en lui de sorte qu’il ne se pose même pas la question, pensant de fait emprunter le chemin le plus rapide).Il y a trois éléments dont le passant lambda ne dispose pas, et dont la non-connaissance favorise l’intériorisation des chemins classiques comme norme – justement -incontournable : tout d’abord, il n’a pas conscience que d’autres chemins que celui qu’il emprunte sont possibles (défaut de perception visuelle et d’imagination créatrice) ; ensuite, il n’a, par conséquent, pas non plus conscience que ces autres chemins sont plus courts et plus directs que celui qu’il emprunte (défaut de rationalisation)  ; enfin, il n’a pas conscience qu’il lui est possible, à lui, de les emprunter (défaut de connaissance de soi, de son corps, et de l’étendue de ses possibilités).Ainsi, si le non-pratiquant ferme les yeux, ce n’est pas par choix mais par conditionnement ; il ne voit pas, mais, surtout, il ne voit pas qu’il ne voit pas, et croit qu’il voit – ce qui l’empêche d’ouvrir les yeux-.

Le traceur, lui, a les yeux ouverts, et a, à cause du parkour et de la modification du regard qu’il entraîne (élargissement du champ de vision doublé d’une transformation du regard qu’on porte sur la ville et le mobilier dont elle est faite), les informations nécessaires à l’examination des différents chemins potentiels. Aussi, il a conscience tant de la multitude des voies, que du temps et de l’énergie qui lui seront nécessaires pour emprunter chacune d’elles, ainsi que de sa capacité ou de son incapacité à le faire. Simplement parce qu’il regarde autour de lui, et qu’il connaît son corps, le traceur a donc un accès privilégié au déplacement, notamment lorsqu’il s’agit d’efficience (« capacité de produire le maximum de résultats avec le minimum d’efforts, de dépense » (8)) et de rapidité.

L’art du déplacement ne préconise en effet pas seulement la rapidité, mais aussi l’économie d’énergie, qui permet notamment de maintenir un niveau de ressources suffisantes pour aller au bout du chemin choisi. C’est cela qui fait que les acrobaties (saltos, etc.), figures strictement esthétiques, inutiles à la progression du traceur sur la voie empruntée, et représentant une dépense d’énergie colossale, en sont exclues. L’énergie dont le traceur dispose n’est pas illimitée, et il le sait. C’est pourquoi, si le traceur doit faire preuve de créativité et d’inventivité face aux obstacles, il doit cependant veiller à ne pas tomber dans le productivisme (« système qui prône le sacrifice de toute autre considération pour maximiser la productivité » (9)) ou le gaspillage (« action de dépenser, consommer avec prodigalité ; perte, dilapidation » (10)).Pas de mouvements, de sauts, ou de rotations inutiles (11) donc, pas d’efforts dénués de sens.

« Dans la mesure où le productivisme privilégie les quantités de biens produites sur la qualité, il peut conduire à un gaspillage et à un épuisement des ressources naturelles » (12). Le traceur se garde bien de dépenser son énergie jusqu’à l’épuisement ; au contraire, il la préserve et l’économise. Il ménage ses forces et sa monture, puisqu’il veut aller loin.

Il ne s’agit donc pas du tout de « tout donner », comme le préconisent nombre d’autres disciplines sportives, mais, au contraire, de fournir le strict minimum requis pour avancer – et d’être en mesure de le fournir jusqu’à destination -. Aussi le parkour est-il moins le produit d’une accumulation d’efforts monumentaux, que celui d’une savante répartition des dépenses énergétiques requises au fil du chemin.

Quelle que soit la façon dont chacun pratique, et le niveau atteint dans sa capacité à s’économiser, il est amusant de penser que c’est la paresse qui préside à la naissance d’une telle discipline. En effet, les passants pensent : « il se dépense, il pousse son corps dans ses retranchements, c’est un sportif ».Alors qu’en fait il s’économise, il va au plus simple et au plus direct, c’est un fainéant !

Il ne faut pas s’y tromper : l’acharnement que le traceur met à parfaire ses mouvements et la fluidité de leur combinaison n’est pas le signe d’un goût prononcé pour l’effort physique, mais bien le témoignage d’un désir intense d’en fournir le moins possible. La volonté du traceur s’entraînant est à la mesure de la paresse l’animant. Il ne fait que mettre en œuvre les moyens pour pouvoir paresser, sachant que mettre en correspondance la paresse à laquelle on aspire, avec son application dans la réalité, est toujours une tâche fort compliquée, demandant un entraînement intensif et régulier, lui-même permettant le développement de techniques spécifiques adéquates. Pour cela (pour augmenter son efficience), il faudra que le traceur fasse preuve d’une volonté et d’une détermination sans pareils – ce qui est toujours le cas d’un fainéant, lorsqu’il s’agit d’en faire le moins possible -.

II. Le nécessaire du traceur

L’entraînement intensif et régulier que requiert l’idéal du paresseux passe par un impératif : il lui faut du temps. Plus le temps passé à s’entraîner afin de parfaire sa technique est important, moins celui passé à l’effort lors d’un déplacement quelconque le sera. En somme, l’aptitude du traceur à minimiser l’effort dépendra du temps consacré à l’entraînement en amont. Il ne s’agit pas de « se tuer au travail », mais de « préparer sa (seule vraie) retraite ».

A l’évidence, l’assimilation des techniques de base, leur mémorisation par le corps, leur automatisation – comme lorsqu’il s’agit d’apprendre à faire du vélo – ne se font pas par magie, mais par apprentissage. Cet apprentissage nécessite une application particulière dans une société où la télé est reine –et le canapé, roi-, et où pullulent automobiles, ascenseurs, et fast-foods. Le corps, dont les ressources sont de fait très peu sollicitées, s’endort et se ramollit. Le parkour opère alors une véritable rééducation du corps humain, non pas par l’effort, mais par la simple activité, par le fait de le tirer de son état léthargique.

Ce vaste programme nécessite un temps considérable, temps que le cadre de vie moderne n’offre pas, essentiellement du fait de son accaparation par le travail.

Il faut savoir que nous passons au grand minimum 8 heures par jour au travail, quel que soit le domaine d’activité. En prenant cette quantité, plus théorique que pratique lorsqu’on sait que la majorité y passe de 10 à 12h, voire davantage, et en partant, en matière d’horaires, de la base 8h-12h/14h-18h, on se rend facilement compte que la journée commence et finit avec le travail. On se lève pour aller travailler (après un éventuel petit café), et on rentre pour aller se coucher (après un éventuel petit cachet).Les temps de repas, de préparation, et de sommeil prenant tout le reste du temps, on peut dire que le temps libre est une utopie, un concept ne renvoyant à rien de concret dans la réalité du quotidien. Et si l’entreprise achète notre force de travail contre un salaire qu’elle estime à la mesure de ce qu’elle (notre force de travail) vaut, c’est de notre côté notre temps que nous monnayons en premier lieu. En d’autres termes, l’entreprise achète du temps avec de l’argent ; l’employé achète de l’argent avec du temps. Rien ne dit toutefois que les deux monnaies soient équivalentes, ni que le taux de change soit juste.

Quoi qu’il en soit, le temps dont dispose le travailleur est largement insuffisant (pour ne pas dire inexistant) pour ce qui est de la pratique d’une discipline telle que le parkour, laquelle requiert bien plus de temps que n’importe quelle activité sportive.

Non seulement l’aptitude à paresser est directement dépendante de l’investissement en temps à l’entraînement, mais, surtout, le parkour se caractérise par un certain nombre de « rituels », indispensables à la pratique, et augmentant considérablement le temps passé à l’entraînement.

Le corps étant totalement étranger à cette façon de le solliciter, le traceur doit tout d’abord le préparer, à travers différents exercices, regroupés sous l’appellation « conditionnement ». Cela comprend aussi bien les exercices musculaires basiques (tels que tractions, pompes, abdos, flexions), pratiqués indifféremment à l’intérieur ou à l’extérieur, et ce quotidiennement, que les exercices plus spécifiques au parkour, comme les « sessions de conditionnement », qui ont lieu, elles, impérativement en extérieur, et où l’on développe des exercices musculaires complexes en relation avec les structures présentes dans l’espace (13). Ces séances sont généralement longues de 2 à 4 heures pendant lesquelles le traceur appréhende l’espace puis développe des exercices, dont la forme finale est liée en partie à la façon dont il veut faire travailler son corps, et aux muscles qu’il souhaite solliciter plus particulièrement, et en partie aux structures qui l’entourent, à leur hauteur, à leurs formes, aux matériaux les composant, etc. De cette façon, non seulement le traceur effectue un travail musculaire complexe et inhabituel, mais, en plus, il met son corps à l’épreuve de l’espace dans lequel il évolue, ce qui constitue sans nul doute une étape décisive dans la préparation à la pratique du parkour en tant que tel. Ces sessions ont lieu une à trois fois par semaine, dans leur version longue, et à chaque début et/ou fin d’entraînement, de manière épisodique et ciblée.

Il faut ajouter à tout cela le temps nécessaire à la recherche des lieux pour s’entraîner. Le parkour se nourrissant du relief dans l’espace, et du mobilier urbain, le traceur est en recherche perpétuelle de foisonnements de murs, de murets, et de barrières en tous genres. En cela, les différents endroits par lesquels il passe sont inégalement dotés, et les plus riches en relief(s) sont les plus à même de satisfaire son besoin de mouvement. Cela implique donc de consacrer parfois jusqu’à des journées entières à la visite de lieux nouveaux, de quartiers et de villes. Aller dans une direction, fouiller le quartier : ne rien trouver ; repartir et aller ailleurs : trouver des choses ; s’amuser avec ; reprendre la marche pour chercher ailleurs, et ainsi de suite…Le traceur opère dans la ville une véritable marche labyrinthique en quête de murs ou d’obstacles avec lesquels « danser ».

Quant à l’entraînement lui-même, il dure en moyenne de 4 à 6h), à la différence de la plupart des « sports » où l’on a davantage à faire à des plages d’1h30/2h. Il est, par ailleurs, précédé d’un long échauffement (30 à 45 minutes), indispensable pour éviter les blessures, musculaires et articulaires notamment, et toujours suivi d’une séance d’étirements (30 minutes environ). La fréquence d’entraînement est très irrégulière, et sujette aux aléas des existences de chacun. Toutefois, si l’on devait établir une moyenne, parler de 4 à 5 séances d’entraînement hebdomadaires me paraît fort raisonnable. Cela n’empêche qu’en définitive, le traceur pratique aussi souvent qu’il en a l’occasion (sa capacité future à mettre en œuvre sa paresse en dépend, ne l’oublions pas), tous les jours s’il le peut. Disposant de l’avantage non négligeable que, dans le cas du parkour, le fait de s’entraîner consiste à jouer (et ce sans que qui que ce soit exerce quelque pression sur nous), la répétition, même poussée à ce stade, n’a rien de rédhibitoire, et la quotidienneté de l’entraînement ne pose aucun problème au traceur. Bien au contraire…C’est bien au jeu que le traceur va, non au travail, et c’est bien au plaisir que jouer le conduit, non à l’ennui.

Une fois disposé à s’entraîner, le traceur ne se fie pas à un mode d’emploi, mais à sa capacité à interroger l’espace. Il lui faut avant tout regarder autour, dessous, dessus, puis inventer ; inventer des techniques de franchissement adaptées à chaque lieu, à chaque structure, imaginer comment les combiner entre elles, comment faire des mouvements un mouvement, du mouvement ; trouver des chemins, ouvrir des voies, en dessiner les itinéraires par son mouvement dans l’espace.

Il ne s’agit pas de venir et de faire. Il faut savoir où aller – avant de venir -, et réfléchir – avant de faire -.Il n’est pas question de reproduction, mais de création, donc de temps. Il faut « avoir le temps de prendre le temps » (14), pour créer.

Une petite parenthèse m’est nécessaire pour expliciter la notion de création telle que je l’entends.

Par création, je n’entends pas l’oeuvre comme étant née d’une aptitude extra-ordinaire dénotant une incontestable supériorité génétique de celui qui la conçoit, ni comme le fruit divin des muses soufflant l’inspiration à l’artiste.

Non, par création, je n’entends que l’action de créer, de tirer du néant (15), de donner l’être, l’existence (16). Créer, c’est faire exister quelque chose – quelque chose qui n’existait pas avant -.

Cela n’advient pas par magie, mais par imagination. A partir des informations mémorisées par le système nerveux, et de la possibilité d’apprentissage qui en découle, les motivations pulsionnelles, dont la forme originelle a été transformée par l’intériorisation des automatismes socio-culturels, permettent « la mise en jeu de l’imaginaire », selon l’expression du professeur Henri Laborit, neurobiologiste. Imaginaire qu’il définit en ces termes : « fonction spécifiquement humaine qui permet à l’Homme, contrairement aux autres espèces animales, d’ajouter de l’information, de transformer le monde qui l’entoure » (17).

Cette parenthèse refermée, revenons à l’entraînement et au temps.

En considérant la moyenne de temps d’entraînement définie plus haut (à savoir 4 à 6h, auxquelles s’ajoutent systématiquement 45 minutes d’échauffement avant, et une demi-heure d’étirements après, ainsi que de longues heures de marche à la recherche d’obstacles, et de longues minutes de réflexion servant à l’invention et à la fabrication des chemins ensuite empruntés), et en la multipliant par la fréquence moyenne définie plus haut (à savoir 4 à 5 fois par semaine), on obtient une moyenne d’environ 40 heures. Tiens donc ! Exactement le même nombre d’heures que la semaine de travail ! Ce n’est pas de chance.

Ajoutons à cela les sessions de conditionnement (exercices musculaires complexes en adéquation avec le mobilier urbain environnant) d’une durée moyenne chacune de 2 à 4h, et d’une fréquence de 1 à 3 fois par semaine, et l’on obtient un total de 46 heures par semaine dédiées au parkour (en moyenne).Ce chiffre exclue les exercices musculaires simples, de type pompes ou tractions, qui représentent environ 15 à 30 minutes par jour.

Au final, on arrive à un peu plus de 50 heures. Quel travailleur dispose de ce temps ?

En somme, le parkour (ou toute autre activité créatrice) nécessite bien trop de temps, pour rendre possible la cohabitation avec un emploi, quel qu’il soit. Et c’est en cela que le parkour pousse à une autre paresse (qui n’est pas sans dénoter un certain courage), la paresse du chômeur. Celle de celui qui pour « se la couler douce » a renoncé à travailler,  à faire (aban)don de sa personne à la collectivité. Celle de celui qui, égoïstement – mais heureusement (18) -, a repris possession de son temps. Celle de celui qui avec cette idée est en paix. Le paresseux, le vrai !

III. L’indiscipline de la discipline

Malgré la discipline (au sens d’obéissance, soumission à un ensemble de règles, écrites ou coutumières (19)) que pourrait paraître requérir une discipline (au sens de champ d’activité (20)) comme le parkour, le fond des choses est fort différent de ce que les apparences suggèrent, et, de fait, c’est bien davantage dans l’indiscipline, que dans la discipline, qu’il se pratique.

L’apparente rigueur prêtée au traceur n’est qu’un leurre résultant de la projection de notre conception du sport (ensemble de règles pré-énoncées, compétition et hiérarchisation, religion de l’effort) sur l’objet particulier qu’est le parkour. Or, si ce dernier emprunte au sport l’usage athlétique qu’il fait du corps, il n’hérite en revanche ni de sa rigidité réglementaire (règles prédéfinies, très strictes, et identiques pour tous), ni de son conservatisme organisationnel (entraînements d’une durée et d’une régularité prédéfinies également, et dont le contenu même fait l’objet d’une systématisation rendant l’ensemble de l’entraînement entièrement prévisible).

Le traceur n’adhère à aucune structure (club, association, ligue, fédération) lui dictant les règles à observer et la voie à suivre lors de l’entraînement. Il fait comme bon lui semble. Autrement dit, il ne se fie qu’à lui -et à lui seul- pour déterminer de la marche à suivre dans sa pratique.

Il n’a besoin ni de license, ni de certificat médical, ni de cotisation d’adhésion à quelque structure que ce soit, ni d’équipement spécifique, ni de terrain ou de structure dédiés. Il fait avec ce qu’il a –envies y compris-, sort quand il veut, s’entraîne comme il veut, le temps qu’il veut, avec qui il veut –souvent seul-.

La license, c’est lui-même qui se la donne toute. De la même façon, c’est lui qui sonde son organisme, qui estime ce que son corps peut. C’est là son seul « certificat » médical. Quant au terrain de jeu, c’est le monde dans son ensemble qui en fait office. Il ne revient donc qu’à lui de choisir où il pratiquera, au fil de ses humeurs et de ses aspirations. En d’autres termes, tout passe par lui, et chaque décision ne revient qu’à lui seul. C’est là une autre particularité du parkour.

Celui qui le pratique n’obéit à aucune règle prédéfinie. Si règles il y a, c’est lui seul qui les invente, et les change à sa guise, en situation, lesquelles règles ont de ce fait l’avantage d’être en adéquation avec ladite situation, précisément parce que c’est à l’intérieur de cette même situation qu’elles prennent naissance. Elles ne sont jamais théorisées ni en amont ni en dehors.

Par ailleurs, le contenu ainsi que la régularité des séances d’entraînement sont davantage le produit de désirs (ceux du traceur), que de règles. Aussi le traceur va-t-il s’entraîner quand il en éprouve l’envie, ni plus, ni moins. Il s’entraînera alors comme il en a envie, s’abandonnant à satisfaire tout « bêtement » ses désirs, sans plus de complications. Il est, sur ce point encore, en rupture, d’une part avec le milieu sportif, où il n’est nullement question de désirs, mais plutôt d’objectifs, ainsi que de moyens à mettre en œuvre pour les atteindre –les objectifs étant qui plus est définis davantage par l’entraîneur et le sponsor que par le joueur lui-même- ; d’autre part, avec la tradition religieuse, judéo-chrétienne notamment, où le désir, moteur de la recherche du plaisir, est, à cause de sa nature même, considéré comme suspect, et où l’assouvissement de ses désirs mène au pire (vol, adultère, meurtre).

Et pourtant, ce qui peut apparaître comme un caprice d’adolescent n’en est pas moins l’essence de la pratique. La conception de la chose en termes de possibles à explorer et de désirs à satisfaire n’est rien d’autre que la manifestation du jeu, là où le sport induirait une conception de la chose en termes d’objectifs à atteindre et de moyens à mettre en oeuvre pour y parvenir.

Le jeu semble en effet emporter une idée spinoziste du désir comme potentiel moyen d’augmenter sa puissance d’être, et non comme manifestation du Diable en l’homme.

Aussi cette nonchalance assumée du traceur, de ne faire que comme il en a envie, n’est-elle pas négociable, puisqu’elle est inhérente à la pratique, et qu’elle en conditionne la possibilité. Contraindre le traceur à tracer sous contraintes –autres que celles que lui-même juge amusant d’inventer lorsqu’il investit l’espace- reviendrait à brider son inventivité et son imagination, et donc restreindre sa capacité à créer, voire à rendre toute création impossible, et limiter la pratique à la reproduction d’un set de mouvements prédéfinis.

Ce n’est pas la prétention mais la recherche de l’exactitude qui conduit à penser le pratiquant du parkour non pas comme un sportif, mais comme un artiste. Le traceur est l’artiste du mouvement, du franchissement d’obstacles. Par la justesse et la fluidité de son déplacement à travers son environnement, il donne d’ailleurs davantage l’impression d’un ballet avec les murs que d’une course d’obstacles, lorsque, sous ses mains, ces derniers semblent passer du statut d’obstacle à celui d’outil, n’étant plus désormais des obstructions à son avancée mais des partenaires de la danse qu’il opère dans l’espace.

Or, l’artiste ne crée pas sur commande ; il ne fait pas œuvre de 14h à 16h les mardi et jeudi.

Il est à l’écoute de ce que sa conscience lui renvoie de ses perceptions sensorielles. Il fait interagir le senti et le ressenti, les fait s’entremêler dans un ballet sans fin, conditionnant la fabrication de son ballet urbain.

Il est indiscipliné non par l’effet d’une intention, mais à cause de la nature de la discipline qu’il pratique. Non par révolte, mais par besoin.

IV. L’entraînement ou la volonté de ne rien faire

Afin de se rendre disponible à ce qu’il fait, le traceur doit se rendre indisponible à tout ce qu’il ne fait pas, donc à toutes les banalités du quotidien. Il n’est pas, lorsqu’il pratique, dans un rapport aux choses qui relève du quotidien, mais bien de l’instant, de l’ici et maintenant.

Pour l’esprit cherchant à faire le vide, les préoccupations habituelles sont autant de pensées parasites dont il lui faut se défaire afin de se faire apte à penser et sentir les choses dans un mode différent du mode de penser et sentir habituellement emprunté.

Il faut donc bien que le pratiquant développe une stratégie visant à lutter contre les incessantes sollicitations extérieures ; il lui faut veiller à ne rien faire d’autre que ce qu’il fait – ce qui n’est nullement trivial, loin de là-.

Prenons un exemple. Lorsque quelqu’un marche dans la rue, il marche certes – et fait donc ce qu’il fait-. Mais il ne fait cependant pas que marcher. Il pense à un tas de choses : à ce qu’il a oublié de faire avant de sortir, à ce qu’il va faire en rentrant, à ce qui l’attend là où il va. Au fond, il a beau être là, devant nous, il est moins que partout ailleurs. Et puis, s’il ne faisait que penser ; mais il observe les gens qu’il croise, regarde les vitrines des magasins, se retourne au passage de jolies créatures, écoute de la musique de l’oreille gauche, et téléphone avec un kit piéton de la droite. Parfois, il lit même en marchant.

Manifestement, l’action de marcher dans la rue ne suffit pas à solliciter toutes les ressources dont il dispose, il a de fait besoin de faire un certain nombre d’autres choses dans le même temps. C’est donc ainsi que chacun fait dans un pareil cas, sans même y penser, le plus spontanément du monde.

En revanche, dans le cas d’un traceur qui s’entraîne, la situation est très différente : l’aptitude à se mouvoir dans l’espace de manière fluide d’une part, et sécurisée d’autre part, et donc à juger à chaque instant de la nature d’un saut (distance, inclinaison, matériau de la plateforme d’où l’on part, matériau de la plateforme où l’on compte se réceptionner (solidité, texture, fait qu’il soit glissant ou non, espace disponible à l’arrivée), éventuelles traces d’humidité, bouts de verre, etc) ainsi que de sa capacité à le faire ou non (détente, savoir-faire technique, expérience, solidité mentale dans le cas d’une situation à risque, état dans lequel se trouve le corps, niveau de fatigue, etc) repose essentiellement sur le niveau de concentration du pratiquant, autrement dit sur sa disponibilité. Il en résulte qu’il lui faut bien-sûr être tout à ce qu’il fait non seulement au moment où il saute (ça va de soi), mais aussi à tous les moments où il ne saute pas, moments où il dispose d’intervalles extrêmement courts pour juger efficacement de sa capacité à exécuter le saut suivant.

C’est dans ces moments-là, où il est plus facile (comparativement aux moments où l’on saute) de relâcher son attention, de se laisser distraire par quelque chose ou quelqu’un, que la moindre erreur peut s’avérer fatale. C’est donc là qu’il faut redoubler de concentration. Cela pourrait apparaître comme un paradoxe, lorsqu’il s’agit de paresse.

Peut-être buttons-nous sur ce point par l’effet d’un préjugé nous conduisant à penser la paresse comme le défaut d’activité, ou comme l’exclusion de toute activité. Or, le contraire de l’activité, c’est bien l’inactivité, et non la paresse. La paresse n’est d’ailleurs pas, étymologiquement parlant, définie comme le défaut de quoi que ce soit. Elle jouit de toute la positivité du concept qu’elle renferme.

Les formes verbales peuvent être un indice du contenu de certains mots. Par exemple, l’activité se décline sous la forme verbale « s’activer ». En revanche, son contraire, l’inactivité, ne se décline pas sous la forme d’un verbe ; on ne « s’inactive » pas. On est inactif. Ceci parce que le terme d’inactivité ne renvoie pas à un concept positif, qui aurait une consistance propre, mais ne se définit que par rapport à un autre concept, celui d’activité, dont il manifeste l’absence. Or, le terme paresse donne bien le verbe « paresser ».Je paresse, tu paresses, il paresse, nous paressons, vous paressez, ils paressent.

Il faut donc bien comprendre la paresse comme un concept plein et entier, qui ne souffre aucun manque de quelque nature que ce soit. La paresse, c’est avant tout le « refus de l’effort » (21). Et par extension, le refus de tout ce qui demande de faire un effort. L’effort, qui décrit l’action de s’efforcer (1), n’est en aucun cas synonyme d’activité, qui définit une « faculté active » ou « puissance d’agir » (22). Et il n’en conditionne pas davantage la réalisation, dans la mesure où l’on peut être en activité, sans faire le moindre effort pour autant.

Il ne faut pas non plus confondre effort et énergie, la seconde définissant une « force en action », alors que le premier en définit l’épuisement.

Cette mise au point sémantique étant faite, il paraît difficile de refuser à la paresse la possibilité de s’inscrire dans l’activité (capacité active). La paresse relève bien d’une capacité, puisqu’on en est capable –ou incapable-. Cela n’exclut pas par ailleurs qu’il faille souvent un apprentissage et un entraînement préalables pour pouvoir paresser véritablement (« paresser, c’est plus dur qu’il n’y paraît » (23)).

Dans le cadre d’un refus de l’effort, la paresse est aussi une « disposition habituelle à ne pas travailler, nonchalance, négligence des choses qui sont de devoir, d’obligation ». En bref, absolument rien qui n’exclut l’activité –à moins qu’on ne la conçoive que comme travail, ce qui est réducteur, donc faux-.

Mais la paresse est aussi définie comme l’« amour du repos, du loisir, tranquillité du corps et de l’esprit ». Cette autre acception confirme ce qu’on a vu précédemment, à savoir que la paresse peut se penser dans l’agir, non comme état, mais comme activité.

Mais pour en revenir au parkour, agir paradoxal qui voit cohabiter chez ceux qui le pratiquent, patience et vitesse, nonchalance et explosivité, paresse et prouesses physiques, il faut bien dire que l’entraînement en lui-même consiste, contre les apparences, en la volonté de ne rien faire. En effet, il s’agit originellement d’en faire le moins possible, et pour en faire le moins possible il faut toujours trouver qu’on en fait trop (afin d’aspirer continuellement à réduire les efforts consentis), et bien avoir en tête qu’il serait possible d’en faire encore moins. Or, en descendant graduellement sur l’échelle des efforts fournis, après peu, gageons qu’il y a très peu, ou presque rien ; mais qu’y-a-t-il donc après très peu ? Qu’y-a-t-il de moins que le moins possible ? Il n’y a assurément rien de moins, que le moins possible. Moins que presque rien, c’est rien. Aussi, rien est-il, sinon un objectif, en tous cas ce qu’on prend pour point de repère, l’horizon vers lequel on tend.

Et puis, faire du parkour, c’est aussi et enfin avoir la volonté de faire quelque chose qui, pour beaucoup, ne rime à rien. Que fait le traceur aux yeux du monde qui le regarde (car le monde le regarde, étant entendu qu’il opère dans l’espace public)? Pas grand-chose, de toute évidence. Il ne travaille pas. Il ne gagne pas d’argent. Il ne rapporte pas d’argent. Autant dire qu’il ne sert à rien.

Il n’est même pas en train de faire un show ou une démonstration, il se donne à voir tout en refusant de se donner en spectacle. Il se moque bien d’être applaudi, et ne rentre pas en conflit avec ses détracteurs dont il se moque éperdument. Il ne demande rien.

Il saute d’un muret à l’autre, escalade un mur, marche en équilibre sur une barre. Il ne fait que faire ce qu’il fait. Et il ne le fait que pour le faire. Et peut-être est-ce précisément parce qu’il est tout à ce qu’il fait, que les passants pensent qu’il ne fait rien.

Ils n’y voient qu’un grand vide, le signe du désoeuvrement croissant d’une jeunesse inutile –ou inutilisable-.

V. Etre fort pour être inutile

C’est pourtant peut-être bien là, dans son inutilité manifeste, que la pratique du parkour se révèle être du plus grand intérêt.

Si le parkour, tel que le théorise son concepteur David Belle, est une méthode d’entraînement servant à préparer celui qui la pratique à faire face à toute situation nécessitant qu’il se déplace de cette manière –par exemple pour fuir, ou pour secourir quelqu’un-, le fait est que ces situations adviennent exceptionnellement, voire jamais, et que beaucoup de traceurs se préparent en quelque sorte constamment à la venue de choses qui n’adviendront jamais. Si bien que l’entraînement, qui en théorie peut être susceptible de servir un jour, est en pratique bien souvent parfaitement inutile. On ne fuit aucun danger plus grand que celui qu’on encoure lorsqu’on saute –on ne fuit en réalité aucun danger-, et on ne secoure personne. On joue. On fait comme si. On ne fait que ça.

De ce point de vue, le parkour renvoie, schématiquement, au « pouce » qu’on lève, lors des parties de « chat » que les enfants jouent dans la cour de récréation de l’école primaire, et qui sert à inaugurer un moment où « ça ne compte plus ». Tout ce qu’on fait lorsqu’on s’entraîne ne compte plus ou compte pour du beurre, on le fait pour rire ou pour du faux. On fait comme s’il était impératif de sauter par-dessus telle ou telle barrière en se réceptionnant sur tel ou tel muret, comme si notre vie s’y jouait. Alors qu’en fait rien ne s’y joue, si ce n’est nous, qui y jouons et nous laissons prendre au jeu. Après notre passage, qui, de fait, ne sert à rien, la rue ressemblera à ce à quoi elle ressemblait avant qu’on y passe. Elle cessera d’être un terrain de jeux pour revêtir son air habituel de rue, faite de places, de murets et de barrières, qu’on voit à peine, ou pas, ou mal.

Mais il suffira qu’on revienne y jouer, y sauter, y grimper, pour qu’elle redevienne à nouveau un terrain de jeux et d’invention, et cesse de n’être qu’une simple voie de passage –même si, d’une certaine façon, nous aussi ne faisons qu’y passer-. De sorte que la rue, comme le mobilier urbain qui la constitue, semblent être tributaires de l’usage qu’on en fait, et cessent d’être ce qu’ils sont primitivement, aussitôt qu’on en fait autre chose. Il ne tient qu’à nous de faire d’une barrière un jouet. Il suffit de faire appel à notre imagination, par la seule force de laquelle nous avons le pouvoir de transformer un espace et de suspendre le temps. Tout cela est parfaitement inutile, mais c’est par contre très important.

L’utile est une notion aussi arbitraire que le beau. Ce qui est utile pour moi n’est pas nécessairement utile pour d’autres, et inversement. Aussi, chacun définit-t-il l’utile selon sa nature propre, mais tous avons tendance à considérer ce qui nous est utile comme utile à tous. Or, il semble qu’il n’y ait pas d’utile en soi, mais seulement de l’utile à quelque chose ou à quelqu’un.

Dans la société capitaliste, l’utile est par exemple associé, dans l’imaginaire collectif, à la notion de rentabilité. La question que l’on se pose lorsqu’on aborde une chose, quelle qu’elle soit, ressemble à « Qu’est-ce que j’y gagne? » plutôt qu’à « En ai-je envie ? ».

L’utile et l’inutile sont devenus des verdicts servant à valider ou à disqualifier des comportements sociaux.

Le travail, par exemple, est utile. Le temps libre, lui, est inutile, il faut l’employer à quelque chose (à quelque chose d’utile).

Le sport est utile. Le jeu est inutile (ce sont les enfants qui jouent ; ils feraient cela dit mieux de travailler).

Avoir de l’argent est utile. Avoir du temps est inutile (on ne peut rien en faire sans argent).

Il existe ainsi une classification, qui s’opère dans l’institution comme dans l’imaginaire collectif, des choses et des activités selon qu’elles sont considérées comme utiles ou inutiles.

Les réactions des passants, pris dans cette logique, à la vue de traceurs, sont parfois violentes. Il est en effet difficile de comprendre comment l’on peut mettre tant d’acharnement à faire rien. Mais peut-être est-ce précisément parce qu’il ne fait rien (en tous cas rien que l’on puisse identifier à quelque chose que l’on connaît) que le traceur enclenche quelque chose (puisqu’il produit par sa pratique des effets notoires dans l’espace où il évolue). Peut-être est-ce parce que le parkour apparaît comme libéré du concept de finalité qu’il affecte de la sorte la réalité de la ville où il met au jour, à travers l’étonnement ou la colère des passants, des questions essentielles : « A qui est la ville, la place publique ? » ; « De quelle façon peut-on en disposer, à quoi sert-elle ? » ; « Qu’est-ce-qu’un espace public? ».

Avec le parkour, la paresse est rendue publique. On ne fait rien, on ne sert à rien, on ne veut rien faire ; mais on fait tout cela sur la place publique. On s’y expose. Ou plutôt en dispose-t-on, cela sans l’avis de quiconque et avec la même nonchalance qui caractérise l’être dans son ensemble. On refuse de faire l’effort de servir à quelque chose, se contentant d’être, tout simplement.

La nonchalance du traceur renvoie le passant à l’idée, lui étant difficilement supportable, de l’absence de finalité de la vie. On est, que pour être, pour persévérer dans notre être (Spinoza). Tout le reste est illusions, raisons qu’on se donne d’être ayant pour but de nous rendre l’existence supportable. Ce qui est ne sert par définition à rien. C’est nous qui attribuons aux choses un usage, une finalité ; aux êtres une mission, une raison d’être.

Derrière sa façade protectrice (« Etre fort pour être utile », selon les mots de David Belle), le parkour jouit en pratique de l’inutilité la plus totale. L’inutile qualifiant toute chose dont l’institution est incapable de l’assigner à une tâche et/ou de l’enfermer dans une case, il y a de quoi se réjouir – et jouir paresseusement du plaisir que le jeu procure à ceux qui, en la publicisant de la sorte, font de la paresse un enjeu politique majeur-.

Naïm BORNAZ.

NOTES

(1) s’efforcer: employer toute sa force à faire quelque chose ; ne pas assez ménager ses forces en faisant quelque chose (source : entrée « s’efforcer » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.(http://fr.wiktionary.org/wiki/s’efforcer))

(2) Entrée « travail » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.    (http://fr.wikipedia.org/wiki/Travail)

(3) nommé Jésus-Christ par les Chrétiens. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Jésus-Christ)

(4) torture dispensée principalement par le tripalium (au travail): « gagner sa vie », cette expression ne dit-elle pas que la vie est quelque chose qui ne nous est pas acquis, mais qu’il nous faut gagner, et si elle reste à gagner, on peut gager qu’elle n’est pas (encore) gagnée, et que pour la gagner ce n’est pas gagné, puisque c’est précisément parce qu’on ne la gagne jamais tout-à-fait qu’on passe sa vie à la gagner?L’expression « perdre sa vie à la gagner » dit-elle autre chose?

(5) La réalité de cet enseignement témoigne toutefois lui aussi de la confusion qui est faite entre « sport » et « activité physique », puisqu’on n’y enseigne rien d’autre que des activités physiques, ainsi que les règles régissant les différents sports homologués, mais certainement pas le goût du jeu ou de l’amusement, et encore moins le « plaisir spirituel ».

(6) Evidemment, cette pratique, comme toute émergence culturelle, est en proie à la même volonté de certains groupes de l’institutionnaliser, de la soumettre à des règles, et d’en faire une pratique conforme aux normes en vigueur, ce notamment afin qu’elle soit validée et reconnue par l’institution en tant que « sport ». Dans le cas du parkour, un groupe anglais, du nom d’Urban Freeflow, a notamment mis en place les premiers Championnats du Monde de Parkour (sponsorisés par Barclaycard, organisme de crédit) – les médias ont alors jubilé à l’unisson qu’enfin « le Freerun semble être devenu un sport à part entière » (Nouvel Obs, Rubrique « Sports Extrêmes », 04.09.2008) – ; a également fait développer un jeu vidéo, « Free Running », sur Playstation 2, avec des personnages à l’effigie des « traceurs » qui en sont à l’origine ; collabore étroitement avec la police anglaise ainsi que les forces armées anglaises pour leur faire profiter des bénéfices que la pratique du parkour peut leur apporter. A titre non exhaustif. Pour plus d’informations sur leurs exploits, rendez vous sur http://www.urbanfreeflow.com/

(7) Entrée « parkour » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Parkour)

(8) Entrée « efficience » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/efficience)

(9) Entrée « productivisme » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/productivisme)

(10) Entrées « gaspillage » et « gaspiller » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/gaspillage) (http://fr.wiktionary.org/wiki/gaspiller)          Entrée « gaspillage » du dictionnaire en ligne Larousse.fr. (http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/gaspillage)

(11) L’inutile étant ici défini comme le défaut d’utilité à l’avancée du traceur, et non comme l’ « inutile » en soi. On pourrait, par opposition, définir l’utile comme étant ce qui fait sens en regard de la voie que le traceur a choisi et des obstacles qu’il lui faut franchir pour continuer à avancer. Il s’agirait ici davantage de ce « qui n’a aucun effet, qui ne remplit pas son but », que de ce « qui ne sert à rien, qui n’apporte rien, qui est superflu ». (source : entrée « inutile » du dictionnaire en ligne Larousse.fr.(http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/inutile))

(12) Entrée « productivisme » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Productivisme)

(13) Cela peut, par exemple, prendre la forme d’une longue série d’exercices multiples sur les structures d’un périmètre réduit, ou, au contraire, consister en une traversée du quartier tout entier sans jamais toucher le sol.

(14) « J’aime avoir le temps de prendre le temps », L’1consolable, in « Consommer Moins ».

(15) Entrée « création » du dictionnaire en ligne Larousse.fr. (http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/création)

(16) Entrée « création » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/création)

(17) Henri Laborit, in « Eloge de la Fuite », édition Folio Essais, p.13.

(18) Lire, à ce sujet, le Manifeste des Chômeurs Heureux, éditions Le Chien Rouge.

(19) Entrée « discipline » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Discipline)

(20) Idem.

(21) Entrée du dictionnaire en ligne Reverso.           (http://dictionnaire.reverso.net/francais-definition/paresse)

(22) Entrée « activité » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/activité)

(23) Denis de Casabianca, in « Pourquoi paresser », édition Aléas.

Parkour : l’art de subvertir le rapport à l’espace public

« Pas plus que la démocratie, l’espace public n’est quelque chose de naturel et qui va de soi. »

Hugues Bazin

Prologue : Au cœur de l’exercice définitionnel

Parkour (ou « art du déplacement ») : pratique sportive consistant à se déplacer d’un point A à un point B, et ce en recherchant avant tout l’efficacité dans le franchissement des obstacles. Cette efficacité combine la rapidité, l’économie d’énergie et la prudence. Le Parkour se pratique aussi bien en milieu naturel qu’en milieu urbain, c’est ensuite au traceur(1) d’imaginer le chemin qu’il va suivre, quels obstacles il va franchir et cela en fonction de ses capacités.

Telle est la définition que l’encyclopédie en ligne Wikipédia donne du Parkour. Le terme ne figure à ce jour dans aucun dictionnaire, bien que la pratique qu’il désigne existe vraisemblablement depuis une vingtaine d’années. Et si l’exercice définitionnel n’a jamais cessé de faire débat au sein de la communauté des traceurs, les « puristes » n’admettront aucune extension à une telle définition, principalement, semble-t-il, par souci de fidélité envers la philosophie à l’origine de cette pratique (aspect philosophique hélas exclu de la définition ci-dessus, qui ne fait état que d’une « pratique sportive », quand il s’agit, à mon sens, davantage d’une pratique philosophique, où il est fait un usage qu’on pourrait considérer comme « sportif » du corps humain). Toutefois, je ne me considère, bien que pratiquant, pas comme « puriste » (je n’en ai pas la légitimité), et ai par conséquent moins à l’esprit le souci d’être fidèle, que celui d’être attentif, moins celui de dire que de questionner, d’observer, et tenter d’analyser les effets que produit la pratique du Parkour, dans l’environnement urbain notamment. Je veux bien, pour ma part, m’en tenir à la définition évoquée ci-dessus, d’autant que c’est la seule définition écrite facilement accessible à ce jour. De toutes façons, comme je viens de le préciser, mon projet consiste moins à (re-)définir le Parkour, qu’à en questionner les effets.

Il semble qu’il y ait deux catégories d’effets. D’abord, il y a les effets prédictibles, qu’ils soient souhaités ou non (surprise des passants, regard des gens s’attardant, sentiment de peur éprouvé par ceux auxquels cette pratique est étrangère, ou, au contraire, stimulation, envie d’en faire autant, tentative de récupération marchande du phénomène par des entreprises…). Ceux-ci, bien qu’ils ne puissent être assimilés à la pratique elle-même, semblent y être inhérents, et en découler naturellement. Ensuite, il y a les effets non prédictibles mais constatés (colère des passants ou des résidents des abords, prise en main et gestion de la situation par les autorités locales (Mairie, etc…), chasse aux pratiquants…), ces derniers étant loin d’être sans intérêt du point de vue d’une étude sociologique du Parkour.

Quelle que soit la finalité originelle du Parkour – fût-ce se déplacer d’un point A à un point B de la manière la plus rapide et la plus efficiente possible, en franchissant les obstacles qui se trouvent sur notre passage -, force est de constater que les effets qu’il provoque sont loin de se limiter à cette finalité supposée, et qu’il affecte l’espace public dont il fait son terrain de jeu et/ou d’entraînement.

I. Un acte politique

Pratiquer le Parkour apparaît dès lors comme un acte politique, bien que certains pratiquants s’en défendent (principalement par le fait d’une acception erronée du terme « politique »), comme si la politique était le mal absolu, et peut-être moins encore le mal qu’il faut combattre, que le mal qu’il ne faut pas faire. Ainsi, si personne ne faisait de politique le monde irait beaucoup mieux, semble-t-il. Hélas, réduire la politique aux échéances électorales et à l’appareil d’état ainsi qu’aux relations mutuelles des divers états n’est pas seulement réducteur, mais fondamentalement faux. La politique, du grec polis (« cité »), se trouve en l’occurrence moins dans le prestige de l’Elysée, du Palais du Luxembourg, et du Palais Bourbon, que dans l’espace public qu’est la rue. La politique n’est ni un bulletin de vote dans une urne, ni un siège à l’Assemblée, c’est « la structure et le fonctionnement, méthodique, théorique, et pratique, d’une communauté, d’une société »(2) ou, selon les mots d’Henri Laborit, biologiste, « une science de l’organisation des structures sociales »(3).

Selon cette acception, l’espace public est certainement le lieu le plus politique qui soit (nous entendons par espace public, « l’ensemble des espaces de passage et de rassemblement qui sont à l’usage de tous »(4).

La rue est le principal lieu de passage et de croisement des uns et des autres, et a l’avantage sur les transports en commun d’être gratuit et sans restriction d’accès. C’est donc, pourrait-on dire, l’espace public par excellence. Or, pour quelle raison majeure les individus traversent-ils cet espace ? On peut affirmer sans crainte de se tromper qu’ils l’empruntent principalement pour aller d’un endroit à un autre. Le déplacement se trouve par conséquent être l’activité la plus commune  et la plus communément observée à l’intérieur de cet espace. Il s’y pratique par différents modes opératoires, parmi lesquels l’individu sélectionne selon des critères tels que la praticité, la rapidité, le coût, la longueur du trajet à effectuer, etc…Il choisira, selon les cas, la marche, à pied, la voiture, les transports en commun (train, métro, bus, tramway), ou le vélo, chaque mode ayant ses codes établis, ses règles fixées, ses normes à respecter. Il y a la chaussée, les trottoirs, les feux, les passages cloutés, les « stop », les passages obligatoires, ceux interdits…Tout cela laisse pour ainsi dire bien peu de place à la créativité. Certes, il y a bien quelques enfants qui, ici et là, imaginent que les briques rouges sont des coulées de lave, les grises des îlots où s’en mettre à l’abri, et sautent inlassablement de l’une à l’autre, grimpent, courent, s’inventent des défis qu’ils relèvent au fur et à mesure qu’ils avancent, et les parents qui derrière crient, grondent, leur promettent la fessée, ou la leur mettent, qui les reprennent constamment et souvent pensent bien faire…

Pour le reste, tout est semblable, uniformisé, les gens avancent aux mêmes rythmes, selon les mêmes codes, en observant les mêmes règles, et tous s’arrêtent ensemble, repartent ensemble, et se ressemblent.

On voit mal, dans ces conditions particulières, comment l’on pourrait prétendre, autrement que par mauvaise foi, que le Parkour ne s’inscrit pas dans cet espace comme un acte profondément politique. Au diable les codes, les règles, les normes, les habitudes, des animaux humains envahissent l’espace public, qui l’utilisent à leur manière, en dehors des voies tracées, des routes communes, suivant leurs propres règles, leurs propres codes, et tracent des chemins qui semblaient ne pas exister l’instant d’avant. Parfois pieds et torse nus, ils avancent à quatre pattes en équilibre sur une barre, sautent d’un muret à une barrière, escaladent un mur qui fait plus de deux fois leur taille en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, courent, s’accrochent, roulent…Ils vont et viennent là où personne jamais ne va, sans quoi ils y vont comme personne jamais n’y va. Comme les enfants, ils courent, sautent, et grimpent ; comme les chats, ils s’agrippent, se hissent, filent et se faufilent…Mais ils ne sont ni des enfants ni des chats.

Ils respectent « la loi » certes, mais ils violent les codes qui régissaient jusque là le déplacement dans l’espace public, en défient les règles, bousculent les habitudes, et, sortant des sentiers battus, et des passages obligatoires, ils inventent leurs propres passages et dessinent leurs propres routes au fil de leurs enjambées. Imaginant en permanence aussi bien de nouveaux obstacles, que de nouvelles façons de les franchir, de nouveaux endroits où aller, que de nouvelles façons d’y accéder, ils ne font pas que détourner l’usage des choses publiques, mais créent en sus de nouveaux espaces, évolutifs et infinis, à l’intérieur de l’espace public.

Evolutifs, parce que le pratiquant affûte son regard au fur et à mesure qu’il progresse dans l’espace urbain, où il relève de nouveaux défis qu’il se lance lui-même par pur esprit de créativité et goût de la performance technique, et où il décèle sans cesse de nouveaux obstacles potentiels, aux possibilités de franchissement multiples – possibilités de franchissement qui d’ailleurs n’ont de limites que son imagination -, mettant ainsi au point de nouveaux itinéraires, renouvelables à l’infini, et dont les repères se trouvent sans cesse déplacés et redéfinis par le traceur.

Infinis, parce que n’ayant pas de contours figés, circonscrits ; ils sont illimités, du fait de leurs perspectives d’évolution au gré de l’imagination du traceur. L’espace ainsi créé n’est pas un espace fini, il est modifiable à souhait, et constamment remodelé par ceux qui daignent s’y atteler.

Le Parkour n’a donc, pour résumer, pas uniquement vocation à faire un nouvel usage, créatif et imaginatif, de l’espace public, mais permet la création, à l’intérieur de cet espace, de nouveaux espaces d’expression, et de création artistique, de nouveaux espaces publics, dont les caractéristiques communes sont les manières peu communes de s’y déplacer qui s’y pratiquent. Contrairement à l’espace originel où naissent ces extensions spatiales, qui lui est normatif au possible, et où la conformité à la norme en vigueur est de rigueur.

Ces espaces étant éphémères et modifiables, – mobiles même pourrait-on dire -, leurs contours sont flous et indéfinis, et ils s’imbriquent dans l’espace dans lequel ils prennent naissance de telle sorte qu’on ne distingue pas les premiers du second, et les traceurs évoluent dans l’espace urbain en y chevauchant en permanence deux espaces qui se confondent.

De cette manière, le commun des utilisateurs de l’espace public primaire, ignorant la pluralité des espaces, ne voient les traceurs évoluer que dans leur espace. Or, cela pose des problèmes multiples.

II. Face à la marchandisation des espaces

D’une part, l’espace public tend de plus en plus à être privatisé, de sorte qu’il se transforme peu à peu en une multitude d’espaces privés, juxtaposés, qui n’ont de commun – au sens de partagé – que les frontières qui les séparent les uns des autres.

L’espace qui, par exemple, se trouve devant la porte ou la vitrine d’un commerce quelconque se voit réquisitionné par celui-ci, au nom du domaine privé ; n’y évolue pas et ne s’y arrête pas qui veut, et les indésirables en seront chassés dans l’instant par le commerçant, qui s’en considèrera – et proclamera – propriétaire, soit parce que, par leur position dans l’espace, ils « empêchent les clients de regarder la vitrine », soit parce qu’ils les « empêchent d’accéder facilement à l’intérieur du magasin », soit tout simplement parce qu’ils les indisposent, ou, pire, qu’ils risquent de les indisposer (l’exclusion de l’espace en question est bien plus souvent préventive que consécutive à la plainte d’un client).

Outre les commerçants, l’immense majorité des individus, conditionnés en cela par le libéralisme ambiant, se comportent dans la rue comme si la trajectoire qu’ils empruntaient dans l’espace leur était potentiellement réservée. Ils ne peuvent donc admettre le fait qu’un autre la croise sans considérer que l’autre n’a pas fait attention, et, qu’en l’occurrence, il « aurait pu faire attention».Il leur vient rarement à l’esprit que, l’espace étant public, d’autres qu’eux empruntent des parties communes à leur trajectoire, et qu’il est bien plus probable que ce soit cela – au-delà de l’éventuel manque d’attention – qui explique que leurs parcours se croisent de la sorte.

Mais cette tendance au sentiment de propriété se cristallise dans les lieux publics contigus à des lieux privés, comme si les seconds débordaient sur les premiers de telle sorte qu’ils les annexent implicitement. Ainsi en va-t-il des commerces s’appropriant une partie plus ou moins grande de l’espace public en contact avec leur devanture, mais également des résidents qui eux s’approprient la partie de l’espace public – là aussi de manière plus ou moins étendue selon les cas, cela va parfois loin -, contiguë à leur pas de porte, à leur hall d’immeuble, aux escaliers qui y conduisent, aux murets qui délimitent leur jardin, etc…- et ils en chassent impitoyablement les « intrus », et autres indésirables -.Autrement dit, les propriétaires privés – ou parfois même les locataires – se sont octroyés, bien au-delà de leur lieu de résidence, au beau milieu de l’espace public, le pouvoir de gérer une partie dudit espace, décidant, selon des critères qu’eux seuls connaissent – et qu’eux seuls valident par conséquent -, ceux qui y sont tolérés de ceux qui en seront chassés. Sous peine d’ « appeler la police ». A cela on peut ajouter que nombre de lieux publics (écoles, mairie, centres sociaux, …) adoptent désormais ce type de comportement, et exercent sur l’espace public environnant le même contrôle que les commerçants ou les propriétaires privés.

Ce phénomène va croissant, et le privé – ou à défaut le privatisé -, gagne, dans l’espace, du terrain sur le public. Comme celle du désert, son avancée va bon train, d’autant qu’aucun outil n’est pour l’instant mis à la disposition du public pour défendre son territoire. Car il s’agit bien de « luttes d’espaces », ou luttes pour l’espace, dont l’enjeu est d’en déposséder l’autre afin de le posséder soi. En somme, rien de nouveau dans la famille des mammifères – dont l’humain fait partie-.

D’autre part, l’espace public, qui comme toute chose traverse l’ère du capitalisme, et de sa course au profit, devient majoritairement un espace « marchand » (l’espace ne sert qu’à acheter et/ou à vendre) et est lui-même en proie à une constante marchandisation (l’espace lui-même est transformé en marchandise).Il faut bien distinguer le premier phénomène du second, car ce sont deux choses différentes, bien qu’elles aillent de pair.

« Mars 2005, dans le métro parisien le regard est arrêté par un graffiti au feutre sur une affiche publicitaire murale : « Publicité, espace public, profit privé, libérez nos murs ! », « et nos esprits » rajoute un autre intervenant dans un feutre d’une autre couleur. Des personnes s’arrêtent et ne regardent pas la pub, mais le graffiti avec un sourire approbateur. »(5)

De fait, l’espace public, qui, au départ, a pour vocation « d’être le forum où s’expose un problème qui interroge la collectivité », d’être un lieu d’expression et d’échanges entre les individus, se voit transformé en une gigantesque vitrine marchande, où la publicité commerciale a pris la place de la public-ité(6) originelle, celle dont le rôle était de « créer l’espace de l’agir politique », où « l’information-communication dans l’espace public comme support de connaissance et de débat est réduite à une communication d’entreprise à des fins marchandes », où il ne « peut s’[…]exercer aucune pratique du jugement »(7).

Puisque l’espace est un lieu stratégique (notamment le lieu de stratégies qui consistent à en prendre le contrôle), il n’est pas surprenant que l’entreprise capitaliste cherche constamment à se l’approprier de la sorte. Ce qui pourrait, en revanche, davantage surprendre, c’est le manque de ferveur avec lequel le public défend l’espace qui était sien, la nonchalance, à l’allure presque fataliste, avec laquelle il s’en laisse déposséder, et peut-être aussi le cruel manque d’inventivité du peu de moyens mis en œuvre pour lutter. De tout cela, il résulte que l’espace fait de plus en plus de place au marchand, et de moins en moins à ce qui ne l’est pas. Lorsqu’il n’est pas occupé par des commerces ou, comme on l’a vu précédemment, annexé par ceux-ci – c’est-à-dire lorsqu’il ne sert pas à acheter ou à vendre -, il sert essentiellement de lieu transitoire aux individus se rendant dans un espace commercial ou bien, à défaut, se rendant au travail afin de gagner de l’argent qui pourra ensuite être dépensé dans l’un de ces lieux.

Par ailleurs, l’espace, lorsqu’on l’aborde comme une chose physique, ne peut échapper lui-même à la volonté des uns de vendre tout ce qu’ils voient, et devient de ce fait l’objet de processus de marchandisation constants, de mises à prix, de recherches du profit, d’élévation des droits d’entrée…L’espace, auparavant public, aujourd’hui se monnaye, se vend, s’achète. Il coûte cher, et « prendre de l’espace », qu’on ne nous aurait pas octroyé via une transaction commerciale – réelle, ou symbolique-, peut aussi coûter très cher en termes de représailles.

III. Rapport changeant à l’espace public

L’intérêt du Parkour, au vu d’une telle situation, est que ceux qui le pratiquent se saisissent d’une partie, toujours changeante, de l’espace public, pour laquelle ils ne demandent aucune permission et n’avertissent personne ; ils s’en saisissent spontanément, et en disposent et l’utilisent comme si tout cela était naturel ou allant de soi (il est certes vrai que cela devrait aller de soi…).Mais au-delà du fait qu’ils s’en saisissent sans en demander l’autorisation, ils ne paieront ensuite jamais pour cet espace qu’ils utilisent comme  – et quand – bon leur semble. Ils ne tiendront pas compte des processus de marchandisation incessants dont cet espace fait l’objet, et feront tout simplement comme s’ils n’existaient pas, comme si les règles, aussi bien celles définissant l’accès à l’espace ainsi que le prix dont on doit s’acquitter pour en disposer que celles en réglementant l’utilisation, comme si toutes ces règles restaient à inventer. Sur la place publique. En situation.

De plus, ils utilisent cet espace, acquis par des voies peu communes, d’une manière pas plus commune, et n’en font, dans tous les cas de figure, aucun usage commercial, remettant, de fait, en cause les dispositions inhérentes à la réglementation marchande des espaces. Ils ne payent pas pour l’utiliser ; ils ne l’utilisent pas pour le vendre – ni pour y vendre autre chose – ; ils n’y produisent rien – en tous cas rien dont on peut espérer tirer un profit commercial – ; ils n’y travaillent pas et n’y recherchent pas de travail ; ils n’y font pas transiter de l’argent. L’espace occupé est occupé gratuitement, et cela dans les trois acceptions du terme : il est occupé par des individus qui n’ont pas payé pour en disposer ; les individus qui l’occupent y font ce qu’ils y font de manière gratuite, pour rien, sans rétribution ; et pour finir, ils le font sans raison, sans fondement, sans motif apparent, excluant ainsi de cette pratique toute finalité à vocation utilitariste. Et si la vue des pratiquants indispose un certain nombre d’individus qui, dans l’espace public, y sont à un moment ou à un autre, confrontés, c’est en grande partie parce que le Parkour instaure ce rapport non-marchand et gratuit à l’espace.

IV. Finalité théorique du Parkour

En effet, il me semble utile de discerner la finalité théorique du Parkour, avancée par ceux qui en sont à l’origine, David Belle notamment, de la façon dont il est pratiqué. En d’autres termes, discerner ce à quoi pourrait un jour servir l’entraînement, de ce en quoi il consiste.

Il se trouve que, si le but recherché par la pratique qui selon les mots de David Belle est « une méthode d’entraînement, de préparation physique aux obstacles », semble être de prévenir, par un entraînement complet et rigoureux aux franchissements d’obstacles, et par le développement d’une capacité à l’adaptation à des environnements divers et variés (milieux urbain comme naturel, de jour comme de nuit, par temps sec comme par temps pluvieux, mais aussi sous la neige, dans le désert, par des conditions de chaud ou de froid extrêmes, parfois pieds et torse nus, etc…) la plus exhaustive possible, – de prévenir donc – tout cas de figure dans lequel une telle préparation physique et mentale pourrait se montrer utile ( nécessité de fuir, personne en danger à secourir, urgence du déplacement effectué…), et permettre à celui qui la pratique de faire face à n’importe quelle situation où il serait requis de se déplacer de manière rapide, efficace et sécurisée, il n’en demeure pas moins que l’entraînement ne consiste précisément pas à faire face à de telles éventualités, mais à en préparer la venue. Or, puisque l’urgence reste, dès lors, du domaine de l’imaginaire – comme pour les enfants qui imaginent que les briques sont des coulées de lave -, on a, par conséquent, droit à l’erreur, dans la mesure où rien ne nous met effectivement en fuite, où nul n’encourt un grave danger, attendant qu’on le secoure de toute urgence – et où les briques ne sont pas des coulées de lave -.Ainsi, le traceur s’entraînant fait « comme si ».Il invente des schémas complexes répondant à la vitale nécessité de fictions que lui-même imagine. En des termes plus concrets, il invente des chemins, dont il invente la nécessité de les emprunter, par rapport à une situation qui pourrait advenir, autrement dit elle aussi inventée. On peut alors affirmer, si la conjecture est conforme à la définition que Kant en donne, à savoir qu’elle est « un exercice concédé à l’imagination, accompagnée de la raison, pour le délassement et la santé de l’esprit », que le traceur, continuellement, forme des conjectures. Juste pour voir comment on ferait si…Il soumet le monde à des déformations dans le but de changer le regard qu’il porte dessus. Par ce biais, refusant l’évidence, il questionne l’espace et les structures qui le forment, et il remet en question l’usage à en faire, la vocation de telles structures (un muret, une barrière, une bordure, un mur, un banc, une poubelle…), et, outre cela, l’unicité de leur utilité, suggérant, par les variations d’utilisation qu’il leur fait subir, une possible pluralité des usages. Et, le moins que l’on puisse dire – il n’y a pour cela qu’à observer les réactions des individus alors rencontrés -, c’est que cela – l’idée que les usages d’une même chose puissent être multiples d’une part, et qu’ils puissent être différents de l’usage que l’on en fait habituellement d’autre part – ne va pas de soi. Les « Ce n’est pas fait pour ça ! » fusent de toutes parts.

V. L’art du voyage

Dans cette situation – celle où le traceur s’entraîne -, les déplacements, qui ne répondent à aucun besoin concret et immédiat de se déplacer, se suffisent à eux-mêmes. Le pratiquant se déplace pour se déplacer, pour être en mouvement ; il ne se déplace en réalité pas pour aller d’un endroit à un autre. Et s’il s’avère qu’il va d’un endroit à un autre – puisqu’il se déplace tout de même -, il ne le fait pour rien d’autre que pour le faire. Aucune raison que le commun des passants considèrerait comme valable ne le lui commande. A l’endroit où il va, il n’a rien de particulier à faire, que d’en repartir, pour se rendre à un nouvel endroit. Le déplacement passe alors du statut de moyen à celui de fin en soi. Il n’est plus le moyen d’atteindre un but, mais le but lui-même. Une telle façon de procéder est vécue comme une insulte à l’utilitarisme ambiant. Il ne faudra donc pas s’étonner que l’utilitarisme ambiant le lui rende en l’insultant en retour (je fais ici référence aux propos régulièrement tenus aux traceurs s’entraînant dans l’espace public).Que certains se déplacent ainsi par jeu n’amuse pas tout le monde. Parce qu’en jouant ainsi – cela n’empêcha pas, au contraire ! -, on ne remet pas seulement en cause la normalisation des modes de déplacement qui sont communément rencontrés à l’intérieur de l’espace public, ainsi que les voies leur étant affectées ; mais on remet en cause les rapports que l’on entretient à l’espace public, et non point seulement l’usage qu’on en fait, mais également la fonction qu’on lui attribue ; on remet en cause la privatisation et la marchandisation dont il fait l’objet ; on en remet en cause le prix, ainsi que le fait qu’il en ait un ; on remet en cause les règles qui y sont en vigueur, ainsi que les codes qui le régissent ; on remet en cause l’unicité de l’espace, ainsi que l’impossibilité d’évoluer simultanément dans deux espaces différents (ou dans deux dimensions différentes de l’espace) ; on remet en cause l’usage à faire des structures constitutives de l’espace public, mais également la vocation à caractère unique de l’usage qu’on pourrait en faire ; on remet en cause la manière d’utiliser le corps comme outil de déplacement ; on remet en cause le rapport à son corps, à sa structure biologique…Et cette liste, pour sûr, n’est pas exhaustive. Jouer n’est donc certes pas si anodin, et le Parkour apparaît dès lors, au-delà d’un moyen de se déplacer, comme un outil de réappropriation et de questionnement de l’espace public, d’une richesse et d’une puissance rares.

Naïm BORNAZ.

NOTES:

1. Traceur : pratiquant du Parkour

2. Entrée « politique » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire.

3. Henri Laborit, « Eloge de la Fuite », p.67, collection Folio Essais.

4. Entrée « espace public » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.

5. Hugues Bazin [2005], L’art d’intervenir dans l’espace public, www.recherche-action.fr

6. Publicité : [Du latin médiéval publicitatem composé de « public » et du suffixe « -ité » qui                                     indique un état; étymologiquement ce mot signifie « état de ce qui est public »] qualité de ce qui est rendu public. (source : encyclopédie en ligne Wikipédia)

7. Hugues Bazin [2005], op. cit.