Les tiers espaces relèvent de plusieurs dimensions (centralité, altérité, levier, bordure, milieu, diversité, écosystème, communs) qui constituent autant d’analyseurs pertinents des mutations actuelles. Nous préférons parler de tiers espaces[1] plutôt que de tiers lieux, afin de mieux cerner ces processus à la fois symboliques et physiques, intellectuels et stratégiques, notamment quand des acteurs mobilisent des ressources pour répondre à leurs besoins. L’espace comme le lieu peuvent être localisés, mais l’espace n’est pas prédéfini par une activité ou une fonction. En revanche une pratique des espaces peut s’immiscer dans n’importe quels lieux, voire changer la hiérarchie symbolique des lieux.
C’est le cas lorsque nous explorons les formes d’économie populaire[2] et d’innovation sociale dans les territoires délaissés ou sans emprise (friches industrielles, quartiers paupérisés urbains ou ruraux à l’écart des grands pôles d’activités régionaux.) En quoi ces formes d’auto-organisation, d’autoformation et d’autofabrication contribuent-elles à répondre aux besoins des populations concernées ? Pouvons-nous concevoir ces tiers espaces comme l’émergence d’une nouvelle « centralité populaire »[3] qui amènerait à renverser le rapport centre / périphérie mais aussi à légitimer une autre expérience sociale et économique dans la construction d’un système d’échanges ?
Une telle conception suggère d’accepter l’éruption de luttes se structurant autour d’une occupation populaire des espaces disputés aux classes dominantes et dont les mouvements sociaux actuels sont assez représentatifs. C’est s’opposer à une vision misérabiliste où le populaire est assimilé à la périphérie (péri-urbaine ou péri-rurale) pour prendre la connotation d’une relégation sociale et économique, alors que le terme populaire renvoie historiquement à la manière dont les acteurs se positionnent et agissent dans un rapport social, notamment dans un rapport de production (biens matériels, savoirs, etc.). Que devient-il lorsque le rapport au travail disparaît et que les populations des anciens bassins d’emplois sont considérées comme surnuméraires d’une activité économique mondialisée ? Le populaire se confond au populisme, une forme sociale chosifiée sous l’énoncé de la « France d’en bas ». Cette vision d’une « France périphérique » connaît un grand succès sous la plume d’éditorialistes, nourrissant parfois, sous des justifications scientifiques, des idéologies réactionnaires comme « l’insécurité culturelle ».
La société post-industrielle, de l’interconnexion et de l’hyper vitesse laisserait des pans entiers de la société en friche en dehors des grands pôles régionaux « créatifs, fluides et flexibles ». Cette sociologie de l’écroulement n’est pas, pour autant, contradictoire avec une sociologie de l’émergence. Les tiers espaces sont directement l’émanation des zones laissées vacantes et seraient symptomatiques non pas d’une transition, mais d’une métamorphose : il ne s’agit pas d’une adaptation du modèle d’un « capitalisme durable », nous sommes dans un changement de nature dans notre manière de faire société où se réinventent les modèles sociaux, économiques et de gouvernance.
Les tiers-espaces peuvent-ils prétendre dans ce cas à représenter ce tiers de la population « invisible », ce « Tiers État » s’extirpant de la réification identitaire pour entrer dans un processus de transformation sociale, pour ne pas dire révolutionnaire ? Les mots de l’abbé Siéyès (1748 – 1836) résonnent alors étrangement dans le climat actuel : « Qu’est-ce que le Tiers État ? – Tout – Quel rôle a-t-il joué jusqu’à présent ? – Aucun – Qu’aspire-t-il à devenir ? – Quelque chose ».
Les tiers espaces favorisent un horizon d’attente pour des dynamiques de résistance ou de créativité populaires. On pensera notamment aux contre-espaces des ZAD[4], du communalisme[5] ou de la politique des communs[6] cherchant à poser une alternative à la logique concurrentielle et productiviste.
On comprendra que cette révolution populaire n’est pas la révolution ultralibérale de la « start-up nation » dont parfois les tiers lieux sont devenus – à leur corps défendant – le symbole archétypal. Car, sur un autre plan, ces mêmes zones deviennent un objet de convoitise dans la forme néolibérale des « clusters » ou des « makers ». À la faveur de réhabilitations urbaines, sous le couvert d’une « reconquête des territoires » ou de « l’attractivité des territoires », des bataillons de techniciens concepteurs-designers sont convoqués pour justifier cette conception de l’aménagement. Ici, la notion de créativité sert plutôt les intérêts de catégories socioprofessionnelles intermédiaires, une « classe créative » qui maîtrise les clés de langage et apparaît comme légitime en matière de développement.
Nous pensons, de notre côté que ce sont les classes les plus démunies et ceux qui sont hors système qui sont le plus porteurs d’une créativité amenant à des solutions profitables pour tous en termes de recherche et développement. Les classes populaires ne font pas que subir, mais peuvent également choisir d’être dans un mouvement de retrait.
Il pourrait exister, pour reprendre notre exemple, des « clusters populaires » occupant les interstices urbains ou ruraux sans emprise fonctionnelle ou projet d’aménagement, tout en expérimentant d’autres formes d’organisation où se croisent des fonctionnements d’autosuffisance dictés par la survie et des explorations dans la recherche d’une autonomie : proposer un service pour le territoire, valider et reconnaître des formes économiques non instituées, réfléchir à un modèle de gouvernance du commun, aménager une diversité écosystémique d’interdépendance non contraignante, partir de la maîtrise d’usage du territoire et d’un rapport à l’espace public, créer des tiers-lieux non soumis à la logique productiviste concurrentielle, mais d’accueil inconditionnel, de croisements et de veille, miser sur la créativité, le « bricolage » et autres pratiques populaires, articuler ressources humaines du territoire, levier économique, partenariat.
Les tiers-espaces génèrent ainsi des « effets de bordures », c’est-à-dire des écosystèmes entre deux milieux (le travail formel et informel, l’espace public et l’espace privé, etc.), créant de cette manière des espaces de vie plus riches, plus divers, voire plus conflictuels que ceux qu’ils bordent. Nous retrouvons dans la défense de cette biodiversité, le manifeste de Gilles Clément pour le Tiers-Paysage[7].
Nous voyons que la prise en compte d’un développement endogène des territoires soucieux des personnes et de leur environnement se heurte à la difficulté de forger de nouveaux cadres de pensée et d’action susceptibles de prendre en compte ces processus. De nouveaux référentiels ne peuvent naître de cadres déjà construits conceptuels ou opérationnels. Il est nécessaire de provoquer des labos citoyens, un « tiers-espace scientifique »[8] au croisement des savoirs où les acteurs populaires s’autorisent à mobiliser les outils de la recherche comme support d’émancipation.
Bien que les notions de recherche participative, d’empowerment et de community organizing soient reprises aujourd’hui dans le lexique de l’action, parfois comme synonymes de la recherche-action, il existe toujours un fossé abyssal dans la prise en compte des pratiques sociales, notamment dans les territoires délaissés ou « sans emprise ». La mobilisation des ressources de ces acteurs comme production de savoirs si elle n’est pas reconnue, réduit la possibilité de se constituer comme minorités actives, contre-pouvoirs et contre-expertises.
Trois points d’appui sont nécessaires au levier comme force de transformation sociale. Ce chiffre « trois » est une façon de nommer l’accueil de l’Autre sans condition dans son altérité et la sortie de l’opposition binaire pour atteindre une complexité, celle des processus vivants. Il ne s’agit donc pas seulement de donner la parole, mais aussi d’engager des coopérations entre les acteurs qui conduisent à une transformation des pratiques et des fonctionnements. Ce sont ces transformations qui sont au cœur de la recherche-action[9]. Acteur-chercheur n’étant ni une profession ni un statut, il s’agit de négocier en permanence des espaces qui peuvent jouer le rôle d’interface et valider ces processus et les compétences mobilisées en situation dans des milieux socioprofessionnels qui n’obéissent pas aux mêmes spatialités et temporalités.
La démarche de laboratoire social[10] se loge dans des « rencontres interstices »[11] pour rendre visible cette cartographie sociale des espaces en invitant les acteurs d’un territoire à se « décentrer » et se « recentrer » selon une autre géographie existentielle. Ce « milieu » est à la fois le lieu du centre d’une activité et le milieu de l’environnement dans lequel nous vivons, d’où nous tirons nos propres enseignements comme le propose la pédagogie sociale[12].
C’est une manière de dire que nous ne sommes plus définis par nos « extrémités » dans une histoire linéaire entre un « début » et une « fin », mais par des « espaces qui poussent du milieu », des espaces intermédiaires de l’existence dont l’expérience mentale, sociale et spatiale n’entre pas dans les formes classiques de validation et de légitimation des acquis professionnels[13].
[1] Hugues Bazin, « Les figures du tiers-espace : contre-espace, tiers-paysage, tiers-lieu », in Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. Édifier le Commun, n°19, décembre 2015.
[2] Hugues Bazin, « L’économie populaire des récupérateurs vendeurs », Une Seule Planète / CRID, 2017 https://uneseuleplanete.org/L-economie-populaire-des-recuperateurs-vendeurs
[3] Collectif-Rosa-Bonheur, « Centralité populaire : un concept pour comprendre pratiques et territorialités des classes populaires d’une ville périphérique », in SociologieS, Penser l’espace en sociologie, 2016.
[4] Frédéric Barbe, « La « zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes ou l’habiter comme politique », Norois, vol. 238-239, no. 1, 2016, pp. 109-130.
[5] Paula Cossart. « Le communalisme comme « utopie réelle » », in Participations, vol. 19, no. 3, 2017, pp. 245-268.
[6] Pierre Sauvêtre, « Quelle politique du commun ? », in SociologieS, Dossier « Des communs au commun : un nouvel horizon sociologique ? », 2016.
[7] Gilles Clément, Manifeste pour le Tiers paysage, Paris, Éditions Sujet/Objet, 2004.
[8] Hugues Bazin, « Enjeux d’un tiers espace scientifique. Éléments méthodologiques et épistémologiques en recherche-action », document électronique, www.recherche-action.fr, 2014.
[9] Pour une idée des « espaces d’émancipation collectives et de transformation sociale », voir les blogs de la plate-forme recherche-action.fr, notamment le site https://recherche-action.fr/emancipation-transformation
[10] LISRA, « Laboratoire social au croisement des savoirs », www.recherche-action.fr/labo-social, 2018.
[11] Hugues Bazin , « La marchabilité du citoyen arpenteur acteur chercheur. Écologie des mobilités et architecture fluide, Revue Aprpentages2, Lyon : Éd Scènes Obliques-La Fosse aux Ours, 2015, pp.139-151.
[12] Laurent Ott, Nicolas Murcier, Mélody Dababi , Des lieux pour habiter le monde : Pratiques en pédagogie sociale, Chronique Sociale, 2012.
[13] LISRA, De la formation du sujet aux démarches interdisciplinaires, journée d’étude INJEP-ACSE, 2008.
La-centralite-populaire-des-tiers-espaces.pdf