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Les tiers-lieux au cœur des défis démocratiques

Des lieux pour faire culture et nouvelles centralités populaires

Hugues Bazin, dans « Préserver et développer les Tiers-Lieux fondés sur la logique des communs », p8-9, Coopérer pour Entreprendre, 2020, intervention du séminaire « CAE, Tiers-Lieux, Fablabs » (1) du 26 novembre 1019 à Strasbourg, table-ronde « Regards croisés ».

La notion de Tiers-Lieux a été introduite en 1989 aux Etats-Unis par le sociologue Ray Oldenburg pour « désigner des lieux ne relevant ni du domicile ni du travail ». Les Tiers-Lieux semblent prendre leur(s) source(s) dans les mutations du travail et des transformations des espaces urbains et sociaux à l’œuvre depuis les années 90, avec pour visages et mémoire les premières friches, squats et autres fabriques culturelles.

Les Tiers-Lieux émergent dans une société urbanisée en crise
En 2001, Fabrice Lextrait, ancien administrateur de la friche culturelle “La Belle Mai” publie un rapport sur les espaces intermédiaires, très fortement marqués par leur dimension artistique et culturelle : “Ces “organisations” n’émergent pas au hasard, mais elles n’ont pas à voir avec les grandes politiques de cohésion sociale qui échouent systématiquement sur ce terrain de l’intégration. En fait, ces mouvements concernent “les creux de la ville”, “des espaces interstitiels” dans lesquels des mondes sociaux différents s’entrecroisent.”

DES LIEUX POUR « FAIRE CULTURE »

Présent le 26 novembre à la table ronde « Regards croisés », Hugues Bazin est un chercheur indépendant en sciences sociales et l’animateur du Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action. Ses nombreuses recherches dans ce qu’il nomme des « tiers espaces » ou « espaces intermédiaires de l’existence » le conduisent à identifier le rôle crucial que la culture qui, « lorsqu’installée dans un lieu ou lorsqu’elle agit avec un lieu, a la capacité de favoriser la construction avec les habitants, les usagers et une diversité de publics ».
« Ces espaces sont des lieux de recomposition au sein desquels les usagers acteurs développent leurs outils et ressources communes. Ils y produisent un savoir original. En créant ses propres zones d’autonomie, le travail culturel interroge les normes et les dispositifs institutionnels. Il recompose de nouveaux rapports à la société. De fait, le travail culturel institue un nouveau monde de significations sociales et imaginaires. Or, sans imaginaire, pas de collectif. Sans imaginaire, pas de société. »
Ces analyses font écho à celles de Fabien Lextrait, qui observait également la capacité des lieux culturels à participer à la reconstruction d’espaces politiques : “Face à la dépolitisation de nos sociétés, les mobilisations artistiques et civiques se conjuguent de façon spécifique autour de chaque expérience afin de refuser un certain fatalisme et de construire un espace politique où l’art est interrogé dans sa capacité à reproduire du lien social et à rénover la cité.”
Elles renvoient également aux réflexions portant sur le droit culturel et l’identité culturelle, comprise comme « l’ensemble des références culturelles par lesquelles une personne, seule ou en commun, se définit, se constitue, communique et entend être reconnue dans sa dignité » (2).

INVESTIR LES TERRITOIRES DÉLAISSÉS ET CRÉER DE NOUVELLES CENTRALITÉS POPULAIRES

Ces nouvelles pratiques sont facilitées parce que des espaces anciennement industriels sont alors disponibles. À Strasbourg, après le déménagement de la coopérative de collecte de lait, les lieux sont progressivement réinvestis par des logements étudiants et des salles culturelles (expositions, concerts…), dont la LAITERIE. Le SHADOK, lieu dédié au numérique, prend place dans un ancien entrepôt commercial, utilisé précédemment pour l’armement portuaire. Dans ces territoires délaissés ou sans emprise, peuvent alors plus qu’ailleurs s’élaborer de « nouveaux systèmes d’échanges, d’auto-organisation, d’autoformation et d’auto-fabrication qui contribuent à répondre à leurs besoins ». De nouvelles centralités populaires.
À partir de l’observation d’un quartier populaire de Roubaix, le Collectif-Rosa-Bonheur a ainsi analysé la façon dont la marginalité économique et sociale des individus les avait poussés « à l’apprentissage d’autres formes d’organisation populaire dans le territoire, d’autres formes d’échange et de valorisation économique des ressources disponibles, [qui] s’effectue souvent aux marges du marché (3). »


  1. Près de 50 personnes s’étaient réunies à Le Shadok, lieu de fabrique numérique, pour participer au séminaire porté par Coopérer Pour Entreprendre avec le soutien de Ville et Eurométropole de Strasbourg et la participation du Pôle Stratégie de recherche et d’innovation de l’ ANCTerritoires, le Réseau Français des Fablabs et les #TiLiOS. Plusieurs enjeux clés avaient été abordés que vous retrouverez dans la publication : la protection sociale des travailleur·ses dans les tiers-lieux, les convergences entre #CAE et #TiersLieux, le rapport entre collectif et commun, les défis démocratiques auxquels font face les tiers-lieux et des propositions d’actions collectives pour renforcer la logique des communs. Cette journée s’inscrivant dans la dynamique de recherche-action « Agir par les communs » #APLC, vous pourrez retrouver le contenu de la publication en creative commons sur #MoviLab, site ressources sur les tiers-lieux.
  2. Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, 2007
  3. Collectif Rosa-Bonheur, « Centralité populaire : un concept pour comprendre pratiques et territorialités des classes populaires d’une ville périphérique », SociologieS [En ligne], Dossiers, Penser l’espace en sociologie, mis en ligne le 16 juin 2016.

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Graffiti hip-hop, enjeu d’un art dans l’espace public

Qui est créateur d’espace ? Est-ce que le graffiti dégrade ? À qui appartient l’espace public ? Ici se jouent des luttes de pouvoir à travers le contrôle de l’espace et la production du savoir. Nous essaierons d’éclairer le sens d’un « art en espace public », profitant de la rencontre avec Jeax, Popay et Alex, artistes graffitis, peintres, muralistes, designer.

TWE Crew, fresque représentant une Marianne manifestante, 18 mai 2016, Paris Quay de Valmy, puis effacée par les autorités

Esthétique impure ou contrôle de l’espace ?

Il est reproché couramment au graffiti de détourner les supports muraux, de déranger de manière peu esthétique l’espace public. Inversement nous pourrions défendre le rôle de l’espace public d’être le forum-critique où s’expose un problème qui interroge la collectivité ?

À ce titre nous nous intéressons au graffiti hip-hop (tag, graff)[1] qui doit sa diffusion sur la planète aux réseaux métropolitains, lieux de brassage, de rencontres et d’expérimentation d’un « art en transit ». À travers des parcours biographiques originaux, la mobilité (du support, de l’artiste, du public) participe à l’œuvre et à la définition non patrimoniale de l’art et de la ville.

L’esthétique qui se dégage du graffiti hip-hop ne peut être séparée de la vie sociale. Le sens de cette totalité se construit en situation avec d’autres, et contribue à urbaniser l’espace en le rendant public. En cela, le tag appartient au même mouvement que le spray can art.

Jeax : Il y a toujours dans le graffiti cette ambiguïté entre être compris et échapper. Dans l’écriture, il y a une double dimension entre une image simple et des lettrages très compliqués ou encore des jeux de couleurs peu évidents. Il y a une envie de séduire, mais de ne pas être forcément lisible. Le tag est une écriture déformée, moins c’est compris, plus le tag à un style. Dans le graff, c’est le même principe, plus tu arrives à une image complexe et jolie en apparence, tu séduis tout en n’étant pas facile à saisir.

Il existe des codes et des validations propres au milieu, un langage esthétique, un vocabulaire (élémentaire et sophistiqué), une forme structurée, une histoire, des modes de transmission et d’intervention dans l’espace public.

Cette performance décale, elle « provoque » (non parce qu’elle est en soi provocante), mais parce qu’elle interroge le cadre de compréhension des espaces communs et de ce qui les relie, c’est-à-dire la ville. « L’urgence du geste, l’authenticité du propos et l’invention qui préside à sa traduction graphique deviennent des qualités quand la violence et la provocation accèdent au rang de valeur esthétique. »[2]

Une nouvelle grammaire visuelle ne s’appuie pas nécessairement sur un message direct et explicite, mais sur une relation à l’espace urbain en instaurant le principe même de la mobilité comme « relation publique généralisée. »[3]

Popay : Il y a une tension entre le côté « on veut se rendre lisible » et le côté « tag inaccessible destiné à une intelligentsia du mouvement qui arrive seule à décoder » : Les « persos » (personnages) qui sont facile à lire, style réaliste ou cartoon tape-à-l’œil, qui sont plus accessibles que les wild-style (lettrage déformé). C’est peut-être des pièges pour attirer le regard. Ensuite, la personne peut s’attarder plus sur le déchiffrage des lettres.

Seul l’espace public peut lier ainsi une forme structurée esthétiquement et structurante socialement comme le graffiti hip-hop et l’événement qu’il entraîne en tant que configuration de présence ici et maintenant. L’espace public prend alors un rôle médiateur dans « la constitution d’un monde commun et dans l’organisation de l’action collective. »[4]

Le souterrain métropolitain est occupé par de nombreuses personnes. Pour la société de transport, il s’agit d’usagers, pour l’afficheur publicitaire, de client et pour le graffeur, de public, pris non comme masse indifférenciée, mais comme ensemble d’individus dont l’attention est personnellement sollicitée des rencontres se produisent, des paroles s’échangent, un jugement s’exerce et un nouveau cadre commun de compréhension s’élabore.

Depuis les années 70, le spray can art (art aérosol) a pu ainsi jeter ses ancres flottantes dans les espaces interstitiels et s’inscrire durablement dans le paysage urbain. Mais aurait-il pu émerger aussi facilement aujourd’hui ?

Popay : cela peut être vu comme une réaction à la société de consommation, de la publicité qui mitraille. Bando disait que ce n’était même plus le sens di mot, mais le plaisir de dessiner la lettre. Est-ce une critique ou juste une répétition de la société esthétique et du pouvoir de l’apparence ? Peut-être c’est une réaction pour redonner du sens aux mots assujettis par des intérêts.

Il y a effectivement possibilité à percevoir directement des significations, une totalité, un mode d’organisation. Cette relation du sensible à l’intelligible génère un espace esthétique propre. La forme graffiti et le sens qu’il provoque par son apparition événementielle sont reliés par une certaine qualité communicationnelle, moins permanente, plus déliée du territoire. Mais le graff n’est pas la simple trace d’un passage, c’est une configuration de l’expérience et donc de l’espace.

C’est une inscription contemporaine qui est représentative de l’inscription des espaces sociaux dans la modernité et reprise en tant que telle. La rue n’est pas simplement là où l’on passe, mais là où il se passe quelque chose que l’on ne contrôle pas.

Nous dépassons la rue et la place classiques pour couvrir de nouveaux nœuds de communication (dalles commerciales, zones temporaires de transit, etc.). Dans cette ville intervalle,« le problème n’est pas la distance qui sépare que celui du lien qui unit dans la séparation. »[5]

Dire que le graffiti crée de l’espace ou au contraire le détériore, ce n’est pas seulement opposer deux visions esthétiques ou juridiques, c’est concevoir la ville dans la possibilité ou non d’être formée par l’espace public. « Certains prétendent que barbouiller des bâtiments augmente la crainte du crime tandis que d’autres le voient comme une interaction avec les espaces urbains qu’ils créent. »[6]

Dans les luttes pour savoir qui a la définition et donc le contrôle, la plus ou moins grande permissivité des espaces urbains constitue un baromètre démocratique pour la société civile (pas plus que la démocratie, l’espace public n’est quelque chose de naturel et qui va de soi).

L’espace est un produit social. « Il y a des rapports entre la production des choses et celle de l’espace. L’espace n’est pas un objet scientifique détourné par l’idéologie ou par la politique ; il a toujours été politique et stratégique. C’est une représentation littéralement peuplée d’idéologie. »[7]

Art social ou socialisation de l’art ?

L’émergence d’un art populaire n’est pas liée à une instrumentalisation de l’espace, mais à une création de nouveaux espaces. Cette force créative s’exerce en situation (interaction, appropriation), justement en réaction à l’imposition d’une standardisation commerciale. Il crée une véritable communauté d’intérêts, que l’on ne peut pas atteindre en consommant, mais en étant soi-même créatif. Cependant demeurent les enjeux publics de l’art, particulièrement d’un art en espace public. « Espère-t-on de ces écarts l’ouverture d’un espace critique ? Dans un espace public envahi par les intérêts privés, acheté par des sociétés pourvoyeuses de fonds pour vendre leur étiquette et pour soutenir les artistes qui brouillent la communication, n’est-il pas illusoire de prétendre pouvoir créer autre chose qu’une nouvelle version de l’art public, mais ne permet pas d’entrevoir ce que seraient les enjeux publics de l’art ? Y a-t-il un mode de représenter qui serait public ? »[8]

Jeax : Est-ce qu’il serait possible à l’intérieur du circuit d’image rentable de créer une image « non rentable ». Est-ce que l’on autorise une grande partie de la population d’utiliser l’espace public comme espace d’expression, dans quel cadre et comment ? Est-ce que la société peut être enfin le reflet de ce que l’on est, ou est-ce qu’elle va continuer à être le reflet du schéma de consommation ?

L’art en espace public propose une autre rationalité économique. C’est donc un art public (intervient dans l’espace public dans un certain rapport aux publics) qui participe à la création de l’espace qui lui-même le définit. Nous retrouvons ici les différentes acceptions de « public » : un mode d’intervention dans un espace physique ouvert, la visibilité d’une forme travaillée ‘ des personnes participantes à une situation commune dans un jeu d’interactions, la possibilité de mettre en débat et d’élaborer une critique.

Alors que l’espace public est vidé de toute interaction humaine non ordonnée, verrouillée par un système de contrôle, de surveillance et de savoir, de l’autre un peu de désordre, c’est-à-dire de la vie, est réintroduit de temps en temps par des manifestations réglementées (fêtes déambulatoires, art de la rue, raves autorisées, défilés carnavalesques et autres journées où il est décrété que l’on peut faire la fête).

Alex : On ne sait pas que la « Nuit Blanche » à Paris a été inspirée par le mouvement squat. L’initiative aurait dû partir de là. Les personnes des squats avaient l’habitude de faire des fêtes et ouvrir leurs portes. Nous avons demandé de se réunir avec les autres squats pour une journée collective. La mairie a dit non et maintenant, il débloque des millions d’euros pour faire une nuit dédiée à la fête, à la musique et à l’art.

Quand est-il du rapport spontané, libre, créatif et imaginatif en dehors de tout cadrage préétabli et rapport hiérarchique ? L’espace public est occupé par un dispositif de médiation, en particulier de médiation culturelle qui tire légitimité, pouvoir et financement de cette position.

D’autre part, l’art en l’espace public a trop souvent été réduit par une visée instrumentale principalement dirigée vers les quartiers populaires. Cette confusion entre art d’intention sociale (injonction) et socialisation de l’art (processus) ne peut que mener à l’impasse. Est-ce à la politique culturelle « d’œuvrer la ville » ou est-ce à l’espace public de provoquer des émergences culturelles ?

Dans tous les cas, l’art ne peut pas résoudre les problèmes sociaux s’il n’y a pas d’espaces politiques pour les mettre en débat. Or, depuis une vingtaine d’années cette dimension populaire n’est pas perçue comme espace de redéfinition, mais comme enfermement territorial. Ainsi, les émergences culturelles deviennent paradoxalement le signe d’un « problème » (le ghetto) alors qu’elles portent en elles-mêmes la solution (ouverture d’un espace public, modes de socialisation et de transmission, etc.).

Jeax : Qu’est-ce que la fresque et la peinture dans l’espace public ? Elle vient d’une tradition mexicaine, c’est une démarche qui dit, notre peuple , depuis le temps où il a été opprimé, a besoin d’une identité. On prend des gens qui peuvent passer un message et qui peuvent renvoyer cette notion à travers un art qui appartiendrait à tout le monde en prenant la démarche de chacun. Ce n’est pas une instrumentalisation, les artistes ont le pouvoir de faire ou de ne pas faire, ils ont cette envie de passer à quelque chose de collectif et constructif. Est-ce que l’on a envie au début de la démarche d’avoir un art qui permette de créer au niveau public, est-ce que l’on veut cet outil.

Logiquement, la commande d’interventions artistiques ne peut créer d’espaces publics si l’on ne comprend pas en quoi l’espace public constitue d’abord le lieu privilégié de la socialisation de l’art.

Jeax : L’argent va dans de l’art événementiel. Mais il n’y a pas de soutien à de l’art qui se construit sur le long terme. Il y a une centaine de murs peints sur Paris. Ils ne savent plus quoi faire des murs. J’aimerais que ces murs deviennent des lieux, des lieux d’expressions qui puissent faire l’objet d’appels d’offres.

Des espaces « alternatifs » ?

Déjà, retenons cette notion d’expérience comme processus en devenir non réductible à des « projets », mais comme action structurée en situation, entre dimension personnelle et sociale, individuelle et collective, subjective et objective.

Nous y retrouvons le principe du « work in progress » qui met l’accent, d’une part, sur l’action plus que sur l’œuvre (work) et, d’autre part, sur ceux qui la réalisent plutôt que sur un auteur identifié. L’artiste n’impose pas une œuvre, bien au contraire, il la conçoit d’abord en fonction du site et ensuite avec ceux qui l’aident à la réaliser. C’est ainsi que l’élaboration en commun fait partie intégrante de l’œuvre.

De même, nous évoquons l’idée d’œuvre « open-source » et de « copyleft attitudes ». À la différence du « copyright », la copyleft est pour le partage de la propriété intellectuelle dans un but non marchand de développement des ressources par la coopération. La « free culture » s’oppose à l’industrie culturelle qui soumet l’exploitation de la propriété intellectuelle au seul usage du marchand, du diffuseur, d’un propriétaire unique. C’est le principe d’une « intelligence collective » qui est repris aussi derrière celui de « Licence Art Libre » : l’œuvre est alors véhiculée et utilisée par une communauté de personnes, de par les modifications qu’elles apportent à l’œuvre : une communauté d’auteurs/utilisateurs se forme autour de l’œuvre. À l’instar du réseau des Arts de la Rue[9], nous sommes renvoyés à ce qui fait commun dans la gestion d’une ressource culturelle partagée.[10]

Face à la légitimité basée sur une technologie du savoir s’oppose ici une autre légitimité basée sur une production en libre situation d’espaces populaires de création culturelle.[11]

La notion d’ « art participatif » rencontre aussi sa critique, car il continue à poser une distinction entre artistes et public, même si ce public est alternativement « acteur » et « regardeur ». Pas plus que les « ateliers-résidences », les « performances » et autres interventions n’offrent la panacée. L’art en l’espace public permet de mettre tout cela en question. En intervenant sur les conditions de réception et de transmission, il met en débat l’intention artistique, son cadre institutionnel et politique, tout en construisant sa propre grammaire en situation dans un décalage créatif. Voici quelques exemples d’espaces :

Les modes d’interventions directes :

Jeax : il y a des personnes qui viennent avec leur disque dur d’ordinateur et font de la projection d’image sur façade.

Popay : un mouvement d’action directe qui colle des affiches peintes 3×4 sur les emplacements d’affiches publicitaires.

Les lieux « alternatifs » :

Alex : Chacun a la possibilité de créer, c’est dans ce sens que j’ai ouvert des squats, organisé des free parties. À la différence des « friches », il y a cette liberté tout en apportant de l’énergie à un projet commun, une expo ou autre. Le point commun, c’est un but créatif. Montrer aux gens que c’est une richesse pour se connaître soi-même et par-là, avoir un rapport avec la société, beaucoup plus libre.

Jeax : j’ai une démarche de squat à la base. À 17 ans, j’ai appris beaucoup de choses dans le fonctionnement, dans la responsabilité des individus, dans la gestion des lieux, et cela, tu ne l’apprends pas dans une maison de quartier, tu ne l’apprends nulle part ailleurs. C’est à la fois très ambigu est c’est beaucoup de richesse dans les rapports humains. Dans les squats on trouve de tout : des artistes confirmés, des amateurs, des personnes « barrées », des personnes construites et c’est cette diversité qui est intéressante. Dans le mouvement squat, dans la démarche artistique, il y a une responsabilité qui pousse à un professionnalisme. On ne fait pas des règles pour faire fonctionner le projet, mais pour faire fonctionner l’humain, dans un respect de l’individu.

Et après, si l’individu se pose bien dans son espace, dans ce qu’il a à faire, cela fonctionne au niveau du projet. C’est une synergie, c’est une autre manière de fonctionner en collectif. C’est la différence avec les institutions, où on te donne un rôle à jouer par rapport à ton poste. Dans le squat tu as un rôle par rapport à toi-même et par-là, valoriser le collectif.

Les réseaux électroniques

Alex : Comment garder des espaces autonomes ? Est-il physique ou mental ? L’espace physique rencontre tout de suite des problèmes : comment tu vas le faire, qui va te donner un espace ? Pourquoi ne pas faire un réseau virtuel ! Il faut utiliser l’outil technologique internet. Chacun reste dans son individualité, mais travaille en groupe virtuel.

L’art numérique

Popay : Travailler en collectif sur une œuvre et obtenir une harmonie, cela reste un défi. Le pouvoir que nous avons sur les outils numériques, il est laissé aux mains de grosses sociétés qui ont besoin de vendre leurs produits. Je trouve dommage qu’il n’y ait pas de réelle proposition : se réapproprier dans l’espace au niveau d’échelle sur les murs, pour ce qu’on sait le faire et même, parce que nous avons un pouvoir d’adaptation, prendre les outils des publicitaires, faire des affiches 3×4 creees numériquement avant. En utilisant le 1 % réservé par le fond architectural pour une œuvre artistique. Il pourrait avoir une station qui serait « le Louvre du graffiti » ou d’autres expressions et qui pourrait être proposée en grand et permettrait à des artistes de trouver une notoriété et une émulation. On peut imaginer aussi un dispositif visuel grand format modifiable numériquement à volonté.

Le mot « alternatif » est peut-être impropre pour qualifier ces espaces de spontanéité et de créativité, il permet cependant de qualifier deux types de rapport à l’espace

  • La possibilité de créer là ce qui n’est pas possible ailleurs, sans moyen financier ou soutien des institutions, sans être assujetti à des lieux en termes de reconnaissance ou d’organisation,
  • La possibilité de jouer sur une alternance entre différents modes d’interventions et d’expériences entre une dimension « interstitielle » (non formalisée, mais structurante à travers des processus de création et de transmission) et une dimension intermédiaire (plate-forme de redéfinition socioprofessionnelle et d’interpellation publique).

Comment faire perdurer ces espaces collectifs en évitant de tomber dans une gestion de la précarité ? Lorsque ces espaces ne sont pas fermés, les idées qu’ils génèrent sont récupérées.

Comment faire en sorte que « l’alternative » dans le temps développe une production, garde trace d’une mémoire collective ? Pour que ces expérimentations se traduisent en termes de développement, elles doivent pouvoir renvoyer au questionnement d’intérêt public et d’interpellation des pouvoirs publics. Ces « zones autonomes temporaires »[12] constituent autant d’enjeux de connaissance et de transformation pour ce siècle.


Réf biblio : Hugues Bazin, « Graffiti hip-hop, enjeu d’un art dans l’espace public » in Médias et Contre-cultures, L’Harmattan, 2018, pp. 201-212


[1] Bazin H., La culture hip-hop, Desclée de Brouwer, 1995.

[2] Riout D., Qu’est-ce que l’art moderne ? Gallimard., Coll Folio/essai, 2000.

[3] George É., Du concept d’espace public à celui de relations publiques généralisées, sciences de la communication, Université du Québec-Montréal, 1999.

[4] Quere L., « L’espace public comme forme et comme événement », in Prendre place : Espace public et culture dramatique, Éd Recherches Plan Urbain, 1995, p. 93-110.

[5] Tassin E., « Espace commun ou espace public ? L’antagonisme de la communauté et de la publicité », in Hermes (No 10), Espaces publics, traditions et communautés, CNRS, 1992, p. 23-37.

[6] Scheepers 1., Graffiti And Urban Space, Honours Thesis – University of Sydney (Australia), 2004.

[7] Lefebvre H. Espace et politique : Le droit à la ville II, Paris : Anthropos, (ethno-sociologie ), 2000.

[8] Lamarche-Vade! G. De ville en ville, l’art au présent, Paris : Éd. de l’Aube, (Société et territoire), 2001, 172 p.

[9] Manifeste pour la création artistique dans l’espace public, Fédération nationale des arts de la rue, 2017.

[10] Maurel L., « Et si on repensait le Street Art comme un bien commun ? » blog S.I.Lex, 2018 – Pesta D., « Les communs urbains. L’invention du commun », Revue Tracés. 2016

[11] Bazin H, « Espaces populaires de création culturelle : enjeux d’une recherche-action situationnelle », INJEP, Cahiers de l’action, 2006.

[12] Bey H. 1991, TAZ : Zone Autonome Temporaire, Éd. Autonomedia USA, L’éclat, 1997.

Graffiti Hip-hop, Enjeu D'un Art Dans L'espace Public
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Production de savoirs issue de l’expérimentation populaire comme levier de transformation sociale

« Recherche-action et écriture réflexive : la pratique innovante des espaces comme levier de transformation sociale »

Revue Cahiers de l’action, 2018/2 N° 51-52 en libre accès sur la plate-forme cairn.info

Fruit d’un an et demi d’écriture collaborative entre une vingtaine d’acteurs-chercheurs, ce dossier relate l’expérience d’une production originale de savoirs à partir d’une écriture réflexive sur une pratique de « tiers espaces », lieux de réalisation collective, en retrait ou délaissés auprès de minorités actives et des groupes marginalisés. Les relations ainsi tissées entre acteur-chercheurs représentent une expérience inédite d’intelligence collective que ce dossier souhaite partager comme levier possible d’une transformation sociale. Cette valorisation des savoirs issus de l’expérimentation sociale s’organise autour de trois problématiques : rapport au travail, rapport au territoire et rapport à l’organisation de l’espace.

L’équipe du laboratoire social est à votre disposition si vous êtes intéressé par des rencontres-débats et autres échanges / interventions autour de cette expérience collective et la démarche de recherche-action en laboratoire social.

SOMMAIRE DU DOSSIER

Avant-propos, Emmanuel Porte
Introduction, Récit d’une recherche-action en situation, Hugues Bazin

I. Un autre rapport au travail qui nous travaille

  • Éducation populaire et action syndicale : un espace expérimental pour se reconnaître, apprendre les uns des autres en faisant un pas de côté, Anne Meyer
  • L’Atelier : beaucoup avec pas grand-chose, Anton Quenet-Renaud
  • Dénouer le travail. L’expérience du Cycle travail comme recherche et autoformation collective, Nicolas Guerrier
  • Recherche-action avec les récupérateurs-vendeurs de rue, Jeanne Guien, Maëlle Cappello, Hugues Bazin
  • Pédagogie sociale et appropriation du territoire, Laurent Ott

II. Un autre rapport au territoire qui transforme

  • De l’imaginaire au réel, lien entre tiers-espaces, collectifs et territoire, Christine Balaï
  • Les squats, une alter-urbanité riche et menacée, Arthur Bel
  • Lieux numériques : entre pratiques populaires et réappropriation des technologies ?, Julien Bellanger
  • Du bidonville au « lieu de vie » : la redéfinition de l’espace du bidonville à travers les arts politiques et la pédagogie sociale, Victoria Zorraquin
  • Un centre socioculturel embarqué sur une péniche « pour la paix » ou les singularités de l’espace fluvial, Éric Sapin

III. Un autre rapport à l’organisation de l’espace qui émancipe

  • Debout éducation populaire : la circulation de la parole et le partage des savoirs dans l’espace public, Camille Arnodin
  • La Chimère citoyenne, espace ouvert à tous, qui ne propose rien et où tout est possible, Élisabeth Sénégas, Marie-Françoise Gondol
  • Des tiers-espaces d’émancipation par l’action, Le collectif des utopien·ne·s du quartier de l’Ariane à Nice, Christophe Giroguy
  • « La nuit nous appartient » : médiation nomade dans les quartiers populaires, Lakdar Kherfi, Propos recueillis par Hugues Bazin
  • La méthode Système Bulle, Simon Cobigo

Conclusion

  • Les enjeux d’une science citoyenne au cœur de la société, Hugues Bazin
  • Retours sur l’expérience d’écriture collective

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Ecriture reflexive et espaces de transformation sociale
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La centralité populaire des tiers espaces

Les tiers espaces relèvent de plusieurs dimensions (centralité, altérité, levier, bordure, milieu, diversité, écosystème, communs) qui constituent autant d’analyseurs pertinents des mutations actuelles. Nous préférons parler de tiers espaces[1] plutôt que de tiers lieux, afin de mieux cerner ces processus à la fois symboliques et physiques, intellectuels et stratégiques, notamment quand des acteurs mobilisent des ressources pour répondre à leurs besoins. L’espace comme le lieu peuvent être localisés, mais l’espace n’est pas prédéfini par une activité ou une fonction. En revanche une pratique des espaces peut s’immiscer dans n’importe quels lieux, voire changer la hiérarchie symbolique des lieux.

 

C’est le cas lorsque nous explorons les formes d’économie populaire[2] et d’innovation sociale dans les territoires délaissés ou sans emprise (friches industrielles, quartiers paupérisés urbains ou ruraux à l’écart des grands pôles d’activités régionaux.) En quoi ces formes d’auto-organisation, d’autoformation et d’autofabrication contribuent-elles à répondre aux besoins des populations concernées ? Pouvons-nous concevoir ces tiers espaces comme l’émergence d’une nouvelle « centralité populaire »[3] qui amènerait à renverser le rapport centre / périphérie mais aussi à légitimer une autre expérience sociale et économique dans la construction d’un système d’échanges ?

Une telle conception suggère d’accepter l’éruption de luttes se structurant autour d’une occupation populaire des espaces disputés aux classes dominantes et dont les mouvements sociaux actuels sont assez représentatifs. C’est s’opposer à une vision misérabiliste où le populaire est assimilé à la périphérie (péri-urbaine ou péri-rurale) pour prendre la connotation d’une relégation sociale et économique, alors que le terme populaire renvoie historiquement à la manière dont les acteurs se positionnent et agissent dans un rapport social, notamment dans un rapport de production (biens matériels, savoirs, etc.). Que devient-il lorsque le rapport au travail disparaît et que les populations des anciens bassins d’emplois sont considérées comme surnuméraires d’une activité économique mondialisée ? Le populaire se confond au populisme, une forme sociale chosifiée sous l’énoncé de la « France d’en bas ». Cette vision d’une « France périphérique » connaît un grand succès sous la plume d’éditorialistes, nourrissant parfois, sous des justifications scientifiques, des idéologies réactionnaires comme « l’insécurité culturelle ».

Zacharie Gaudrillot-Roy – http://www.zachariegaudrillot-roy.com

La société post-industrielle, de l’interconnexion et de l’hyper vitesse laisserait des pans entiers de la société en friche en dehors des grands pôles régionaux « créatifs, fluides et flexibles ». Cette sociologie de l’écroulement n’est pas, pour autant, contradictoire avec une sociologie de l’émergence. Les tiers espaces sont directement l’émanation des zones laissées vacantes et seraient symptomatiques non pas d’une transition, mais d’une métamorphose : il ne s’agit pas d’une adaptation du modèle d’un « capitalisme durable », nous sommes dans un changement de nature dans notre manière de faire société où se réinventent les modèles sociaux, économiques et de gouvernance.

Les tiers-espaces peuvent-ils prétendre dans ce cas à représenter ce tiers de la population « invisible », ce « Tiers État » s’extirpant de la réification identitaire pour entrer dans un processus de transformation sociale, pour ne pas dire révolutionnaire ? Les mots de l’abbé Siéyès (1748 – 1836) résonnent alors étrangement dans le climat actuel : « Qu’est-ce que le Tiers État ? – Tout – Quel rôle a-t-il joué jusqu’à présent ? – Aucun – Qu’aspire-t-il à devenir ? – Quelque chose ».

Les tiers espaces favorisent un horizon d’attente pour des dynamiques de résistance ou de créativité populaires. On pensera notamment aux contre-espaces des ZAD[4], du communalisme[5] ou de la politique des communs[6] cherchant à poser une alternative à la logique concurrentielle et productiviste.

On comprendra que cette révolution populaire n’est pas la révolution ultralibérale de la « start-up nation » dont parfois les tiers lieux sont devenus – à leur corps défendant – le symbole archétypal. Car, sur un autre plan, ces mêmes zones deviennent un objet de convoitise dans la forme néolibérale des « clusters » ou des « makers ». À la faveur de réhabilitations urbaines, sous le couvert d’une « reconquête des territoires » ou de « l’attractivité des territoires », des bataillons de techniciens concepteurs-designers sont convoqués pour justifier cette conception de l’aménagement. Ici, la notion de créativité sert plutôt les intérêts de catégories socioprofessionnelles intermédiaires, une « classe créative » qui maîtrise les clés de langage et apparaît comme légitime en matière de développement.

Nous pensons, de notre côté que ce sont les classes les plus démunies et ceux qui sont hors système qui sont le plus porteurs d’une créativité amenant à des solutions profitables pour tous en termes de recherche et développement. Les classes populaires ne font pas que subir, mais peuvent également choisir d’être dans un mouvement de retrait.

Il pourrait exister, pour reprendre notre exemple, des « clusters populaires » occupant les interstices urbains ou ruraux sans emprise fonctionnelle ou projet d’aménagement, tout en expérimentant d’autres formes d’organisation où se croisent des fonctionnements d’autosuffisance dictés par la survie et des explorations dans la recherche d’une autonomie : proposer un service pour le territoire, valider et reconnaître des formes économiques non instituées, réfléchir à un modèle de gouvernance du commun, aménager une diversité écosystémique d’interdépendance non contraignante, partir de la maîtrise d’usage du territoire et d’un rapport à l’espace public, créer des tiers-lieux non soumis à la logique productiviste concurrentielle, mais d’accueil inconditionnel, de croisements et de veille, miser sur la créativité, le « bricolage » et autres pratiques populaires, articuler ressources humaines du territoire, levier économique, partenariat.

Les tiers-espaces génèrent ainsi des « effets de bordures », c’est-à-dire des écosystèmes entre deux milieux (le travail formel et informel, l’espace public et l’espace privé, etc.), créant de cette manière des espaces de vie plus riches, plus divers, voire plus conflictuels que ceux qu’ils bordent. Nous retrouvons dans la défense de cette biodiversité, le manifeste de Gilles Clément pour le Tiers-Paysage[7].

Nous voyons que la prise en compte d’un développement endogène des territoires soucieux des personnes et de leur environnement se heurte à la difficulté de forger de nouveaux cadres de pensée et d’action susceptibles de prendre en compte ces processus. De nouveaux référentiels ne peuvent naître de cadres déjà construits conceptuels ou opérationnels. Il est nécessaire de provoquer des labos citoyens, un « tiers-espace scientifique »[8] au croisement des savoirs où les acteurs populaires s’autorisent à mobiliser les outils de la recherche comme support d’émancipation.

Bien que les notions de recherche participative, d’empowerment et de community organizing soient reprises aujourd’hui dans le lexique de l’action, parfois comme synonymes de la recherche-action, il existe toujours un fossé abyssal dans la prise en compte des pratiques sociales, notamment dans les territoires délaissés ou « sans emprise ». La mobilisation des ressources de ces acteurs comme production de savoirs si elle n’est pas reconnue, réduit la possibilité de se constituer comme minorités actives, contre-pouvoirs et contre-expertises.

Trois points d’appui sont nécessaires au levier comme force de transformation sociale. Ce chiffre « trois » est une façon de nommer l’accueil de l’Autre sans condition dans son altérité et la sortie de l’opposition binaire pour atteindre une complexité, celle des processus vivants. Il ne s’agit donc pas seulement de donner la parole, mais aussi d’engager des coopérations entre les acteurs qui conduisent à une transformation des pratiques et des fonctionnements. Ce sont ces transformations qui sont au cœur de la recherche-action[9]. Acteur-chercheur n’étant ni une profession ni un statut, il s’agit de négocier en permanence des espaces qui peuvent jouer le rôle d’interface et valider ces processus et les compétences mobilisées en situation dans des milieux socioprofessionnels qui n’obéissent pas aux mêmes spatialités et temporalités.

La démarche de laboratoire social[10] se loge dans des « rencontres interstices »[11] pour rendre visible cette cartographie sociale des espaces en invitant les acteurs d’un territoire à se « décentrer » et se « recentrer » selon une autre géographie existentielle. Ce « milieu » est à la fois le lieu du centre d’une activité et le milieu de l’environnement dans lequel nous vivons, d’où nous tirons nos propres enseignements comme le propose la pédagogie sociale[12].

C’est une manière de dire que nous ne sommes plus définis par nos « extrémités » dans une histoire linéaire entre un « début » et une « fin », mais par des « espaces qui poussent du milieu », des espaces intermédiaires de l’existence dont l’expérience mentale, sociale et spatiale n’entre pas dans les formes classiques de validation et de légitimation des acquis professionnels[13].

 

[1] Hugues Bazin, « Les figures du tiers-espace : contre-espace, tiers-paysage, tiers-lieu », in Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société. Édifier le Commun, n°19, décembre 2015.

[2] Hugues Bazin, « L’économie populaire des récupérateurs vendeurs », Une Seule Planète / CRID, 2017 https://uneseuleplanete.org/L-economie-populaire-des-recuperateurs-vendeurs

[3] Collectif-Rosa-Bonheur, « Centralité populaire : un concept pour comprendre pratiques et territorialités des classes populaires d’une ville périphérique », in SociologieS, Penser l’espace en sociologie, 2016.

[4] Frédéric Barbe, « La « zone à défendre » de Notre-Dame-des-Landes ou l’habiter comme politique », Norois, vol. 238-239, no. 1, 2016, pp. 109-130.

[5] Paula Cossart. « Le communalisme comme « utopie réelle » », in Participations, vol. 19, no. 3, 2017, pp. 245-268.

[6] Pierre Sauvêtre, « Quelle politique du commun ? », in SociologieS, Dossier « Des communs au commun : un nouvel horizon sociologique ? », 2016.

[7] Gilles Clément, Manifeste pour le Tiers paysage, Paris, Éditions Sujet/Objet, 2004.

[8] Hugues Bazin, « Enjeux d’un tiers espace scientifique. Éléments méthodologiques et épistémologiques en recherche-action », document électronique, www.recherche-action.fr, 2014.

[9] Pour une idée des « espaces d’émancipation collectives et de transformation sociale », voir les blogs de la plate-forme recherche-action.fr, notamment le site http://recherche-action.fr/emancipation-transformation

[10] LISRA, « Laboratoire social au croisement des savoirs », www.recherche-action.fr/labo-social, 2018.

[11] Hugues Bazin  , « La marchabilité du citoyen arpenteur acteur chercheur. Écologie des mobilités et architecture fluide, Revue Aprpentages2, Lyon : Éd Scènes Obliques-La Fosse aux Ours, 2015, pp.139-151.

[12] Laurent Ott, Nicolas Murcier, Mélody Dababi , Des lieux pour habiter le monde : Pratiques en pédagogie sociale, Chronique Sociale, 2012.

[13] LISRA, De la formation du sujet aux démarches interdisciplinaires, journée d’étude INJEP-ACSE, 2008.

La Centralité Populaire Des Tiers Espaces
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Laboratoire social au croisement des savoirs

Présentation de la démarche en laboratoire social

Le Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action est actuellement composé d’une trentaine d’acteurs-chercheurs et de chercheurs-acteurs porteurs d’expérimentations sociales dans différentes régions (principalement : Pays de la Loire, Rhône-Alpes, Limousin, Île-de-France, PACA)

Il s’est constitué progressivement à partir des années 2000 dans la rencontre avec ces acteurs désireux d’ouvrir un espace de réflexivité à partir de leur vécu, de prendre leur propre expérience comme matériau de recherche afin de dégager de nouvelles perspectives dans leur rapport au travail, au territoire, aux modes de gouvernance. Ils sont en cela symptomatiques d’une transition de la société à la recherche d’alternatives au modèle de développement et d’engagement social.

La singularité de notre approche derrière la notion de « labo social » est de mettre ces acteurs en position de commanditaires de la recherche, renversant ainsi la proposition leur permettant de n’être pas objets, mais bien sujets de la recherche.

Les opportunités de mise en place d’un laboratoire social sont variées. Il n’émerge pas d’une commande qui vient du haut vers le bas, mais d’une mise en situation collective autour d’une pratique, d’un enjeu, d’une lutte. Ce sont des espaces « instituants » puisqu’ils créent leurs propres normes pour définir leur cadre d’expérience.
Nous cherchons à ce que ces espaces de nature précaire et éphémère s’inscrivent dans une certaine pérennité avec quelques soutiens en provoquant des interfaces avec le milieu institutionnel, notamment à travers des recherches collaboratives (lieu de croisement entre différents acteurs et partenaires de la recherche). L’espace interstitiel n’a donc pas pour vocation de rester en marge, mais de s’inscrire au centre d’une analyse des structures elles-mêmes qu’il s’agisse d’opérateurs comme les structures socioculturelles et d’éducation populaire, de laboratoire universitaire ou des pouvoirs publics. Ce rôle d’interface vise à instaurer un lieu de croisement des savoirs, de rencontres humaines et de légitimation des processus de recherche-action en invitant tous les acteurs concernés à développer une analyse critique des rapports sociaux dans lesquels ils s’inscrivent. C’est ainsi que nous développons actuellement des partenariats avec l’INJEP et la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord.

Le passage du LISRA au statut association 1901 après une décennie de travail en réseau interrégional correspond à cette volonté de poser des passerelles tout en gardant la spécificité d’une approche horizontale décentralisée où chaque acteur-chercheur constitue un point nodal d’accueil, de propositions et de construction. Bien souvent cet acteur-chercheur est lui-même responsable associatif et animateur d’un réseau sur son territoire.

1. Valoriser et légitimer la posture d’acteur chercheur

Nous essayons de faire en sorte que les acteurs trouvent les moyens et la liberté d’ouvrir là où ils sont dans leur cadre professionnel ou militant l’espace d’une réflexivité. Nous avons créé depuis 2002 une plate-forme ressources www.recherche–action.fr incitant à une mise en écriture de ces récits individuels et collectifs. Bien que l’écriture ne soit pas le seul support, elle reste le moyen privilégié pour nourrir ce processus qui se concrétise par des ateliers de recherche-action sur les lieux d’engagement. À côté des plates-formes numériques, nous publions également régulièrement dans des revues sociales ou scientifiques. Nous utilisons tous les supports qui facilitent un travail réflexif et une mise en dialogue entre les expériences. Nous pourrions ainsi parler d’une science de la reliance.

Acteur-chercheur n’étant ni une profession ni un statut, il s’agit de négocier en permanence des espaces qui peuvent jouer le rôle d’interface et valider ces processus et les compétences mobilisées en situation dans des milieux socioprofessionnels qui n’obéissent aux mêmes spatialités et temporalités. Cette interface prend le plus souvent la forme de collectifs autour de problématiques communes et parfois de programme de recherche-action négociés avec les institutions.

Le but est que cette confiance et cette légitimité acquise par les acteurs-chercheurs leur donnent autorité pour négocier au sein de leur engagement socioprofessionnel des espaces de recherche-action invitant leur structure à entrer dans ce processus réflexif et de transformation sociale.

2. Dégager des problématiques susceptibles de poser de nouveaux référentiels sur les mutations actuelles

Tout comme la notion de laboratoire social, les notions de tiers espace, d’espace intermédiaire et d’économie populaire font partie des problématiques forgées dans le creuset des processus de recherche-action. Si ces notions sont reprises par une « classe créative », nous pensons de notre côté que ce sont les classes les plus démunies et ceux qui sont hors système qui sont le plus porteurs d’une créativité amenant à des solutions alternatives profitables pour tous en termes de recherche et développement. Nous sommes vigilants dans ce sens à ce que les plus concernés soient bien au cœur comme co-auteurs du processus.
La production de référentiels communs se vérifie lorsque des acteurs de telle ou telle région que nous ne connaissons pas nous sollicitent parce qu’ils trouvent un lien avec leur propre expérience dans les savoirs issus de la recherche-action. Ils peuvent ainsi utiliser leurs propres mots, construire leur propre vocabulaire, qualifier ou requalifier leurs acquis d’expérience. Il n’y a pas ici d’opposition entre le « local » et le « global » mais transposition par ramification autour de savoirs et de référentiels communs.

Cette manière de procéder en laboratoire social facilite le croisement et la rencontre de profils sociaux et professionnels très différents : diplômés et sans diplôme, ruraux ou urbains, salariés ou indépendants précaires de milieux professionnels variés (artistes, travailleurs sociaux, architectes, animateurs de l’éducation populaire, militants en collectif et autres acteurs non affiliés). Les espaces qui accueillent une telle diversité ne sont pas si fréquents, et cette dimension trans-sectorielle et trans-disciplinaire facilite une approche en termes d’écosystème et de complexité au plus proche de la réalité de la vie sociale contemporaine.

3. Placer la recherche en sciences sociales au cœur de la société comme un des modes d’engagement citoyen

Les savoirs techniciens sectoriels propres aux champs professionnels, académiques ou universitaires ont, par leur approche disciplinaire, du mal à aborder la complexité des situations que nous évoquons, par le fait même de leur division verticale et des enjeux catégoriels internes aux institutions qui les portent.

Nous n’opposons pas ces savoirs, mais cherchons plutôt à les croiser avec le savoir issu des pratiques sociales en indiquant à travers la dimension de laboratoire social que les praticiens de la recherche-action sont eux aussi en mesure de produire un savoir de type scientifique même s’ils n’empruntent pas la voie académique. Peuvent ainsi se croiser de manière fructueuse différentes logiques comme la logique hypothético-déductive (construire son objet pour vérifier ces « hypothèses » sur un terrain) et inductive partant des situations d’implication pour ensuite faciliter une montée en généralité par une problématisation.

Nous avons été amenés à développer dans ce sens des partenariats de recherche avec le groupe « Croisement des savoirs avec les personnes en situation de pauvreté » animé par le mouvement ATD Quart-Monde en partenariat avec le CNAM, le CNRS, le GIS « Démocratie et Participation ». Nous essayons également de créer une plate-forme pour une recherche citoyenne avec les équipes de la MSH Paris Nord, l’INJEP et l’Alliance Sciences Société (ALLISS).

Cependant, bien que les notions de recherche participative, d’empowerment et de community organizing soient reprises aujourd’hui dans le lexique de l’action, parfois comme synonymes de la recherche-action, il existe toujours un fossé abyssal dans la prise en compte des pratiques sociales, notamment dans les territoires délaissés ou « sans emprise ». La mobilisation des ressources de ces acteurs comme production de savoirs si elle n’est pas reconnue, réduit la possibilité de se constituer comme minorités actives, contre-pouvoirs et contre-expertises.

Les principaux champs d’engagement de notre recherche-action

Tous les champs d’implication humaine sont susceptibles d’accueillir un dispositif en laboratoire social. Nous regroupons ici quelques problématiques transversales qui ont constitué des terreaux d’expérimentation.

1. Croisement avec le champ culturel : la créativité populaire

Le travail de la culture est un processus d’émancipation et de transformation structurant en recherche-action. Il ouvre des espaces d’hybridation. Ce n’est donc pas un hasard si des acteurs culturels et artistiques ont contribué fortement à l’expérimentation comme ceux de la culture hip-hop et d’autres pratiques urbaines. Nous avons ainsi participé à une université populaire des cultures urbaines avec l’association Métissage (banlieue parisienne) ou la mise en réflexivité d’un réseau d’acteurs autour de la question des lieux culturels.

À travers les organisations en réseau, il s’agit de légitimer la production de savoirs une « pensée politique de la culture » susceptible d’influencer les politiques publiques. C’est en cela que nous rejoignons et accompagnons des dispositifs à la croisée de l’éducation populaire et de l’action culturelle comme les ateliers résidences : atelier d’écriture de Peuple et Culture à Montpellier, atelier artistique dans les foyers d’Emmaüs, atelier résidences dans les quartiers populaires à Strasbourg, Bordeaux, Amiens, Dunkerque… Rôle de la culture avec les centres sociaux et culturels de Gironde, etc.. Ces recherches-actions interrogent aussi bien les notions de lieux interstitiels comme les friches et les squats, l’instauration de modes de création et de diffusion indépendants renforçant le positon de co-auteur des acteurs, les logiques de développement culturel aussi bien dans les zones à forte densité urbaine comme la Goutte d’Or à Paris que dans la chaîne montagneuse de Belledonne entre Grenoble et Chambéry[2]…

2. Croisement avec le champ de l’éducation populaire : les espaces intermédiaires de l’existence

Les outils de la recherche-action en laboratoire social sont particulièrement pertinents pour mettre en visibilité les trames d’expérience dont les parcours de vie échappent à la validation ou à la codification institutionnelle du milieu des études ou du travail. Le LISRA n’est pas un réseau de projets ou de structures, c’est d’abord cette trame qui s’est tissée dans les espaces de rencontre que nous appelons « tiers espaces ». Un programme appelé « Les enjeux d’une recherche-action situationnelle » en partenariat avec l’Injep de 2002 à 2006 a permis de mettre en récit cette expérience collective et a été édité en 2005 dans un dossier de la revue des Cahiers de l’Action. Il s’est poursuivi par de 2007 à 2009 le programme « Nouvelles professionnalités des acteurs populaires associatifs, les espaces intermédiaires d’innovation sociale » toujours en partenariat avec l’Injep et aussi l’Agence Nationale pour la Cohésion Sociale et l’Égalité des Chances. Il continua en 2010 et 2011 sous l’intitulé « Pratiques des espaces et innovation sociale » en partenariat cette fois-ci avec la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord.

Nous préfigurions dès le début des années 2000 dans une société en mutation la nécessité de reconnaître des « espaces intermédiaires de l’existence » qui questionnent notre rapport au travail et repositionne notre implication socioprofessionnelle. Nous disions également que c’est dans la pratique d’espaces « interstitiels » ou de « tiers espaces » que se dégage une force « instituante » amenant à penser la réalité autrement et par conséquent agir sur elle : structurer et reconfigurer nos manières de faire collectif, de faire territoire, partager et gérer des ressources du commun, développer une analyse critique des rapports sociaux et de concevoir autrement un développement, etc.

Nous poursuivons toujours aujourd’hui l’exploration de ces espaces qui pour certains ont pris le label « tiers lieux », tandis que d’autres préfèrent garder leur indépendance vis-à-vis de ces formes de catégorisation en s’affirmant dans une logique de tiers espace comme la « Chimère citoyenne » à Grenoble, ou le lieu de « L’Utopie » dans les quartiers nord de Nice, ou encore se croisent avec des mouvements comme celui de la pédagogie sociale portée par l’association Intermèdes en milieu ouvert aux pieds des immeubles ou dans les bidonvilles Roms dans la région parisienne. L’organisation d’un forum à la MSH Paris Nord en octobre 2017 sur « les espaces d’émancipation collective et de transformation sociale » regroupant une quinzaine d’expériences autour du réseau recherche-action alimentera un nouveau numéro des Cahiers de l’action de l’Injep bouclant ainsi ce cycle d’une quinzaine d’années.

3. Croisement avec le champ socio-économique : l’économie populaire et les modèles économiques alternatifs

La question du rapport au travail et des alternatives économiques dans ces espaces de créativité populaire confrontée à la précarité est devenue une préoccupation centrale dans nos démarches en recherche-action. Cette question porte à la fois sur le domaine d’un développement endogène des territoires et sur les modèles économiques de structuration des acteurs.

C’est ainsi que nous développons depuis quatre ans une recherche-action autour des récupérateurs vendeurs de rue que nous élargissons à travers un collectif appelé « Rues Marchandes » à d’autres pratiques d’une économie qui ne se limite pas à la survie, mais pose la question de la mobilisation des acteurs puisant dans les ressources d’un territoire pour répondre par des services aux besoins du territoire. Nous appelons ce développement endogène « économie populaire », une notion très peu développée dans les pays du Nord, mais beaucoup plus avancée en termes de réflexion et d’expérimentation dans les pays du Sud, notamment en Amérique latine. Nous aimerions ainsi expérimenter le principe de « clusters populaires » qui questionnent selon une autre cohérence partant du « bas », d’une maîtrise d’usage vers une maîtrise d’ouvrage, le domaine de l’économie sociale, de l’entreprenariat social ou de l’innovation sociale.

De même nous interrogeons suivant le même procédé les logiques d’auto-formation et d’auto-fabrication de production des savoirs et des modèles économiques qui en sont porteurs (associations, coopératives d’activités, communalisme, etc.) et allons organiser en mai 2018 un atelier de recherche-action à la Maison des Sciences de l’Homme sur ce thème. Cela rejoint la préoccupation de nombreux acteurs-chercheurs dont certains sont engagés dans des études supérieures de ne pas opter pour une carrière catégorielle classique, mais de s’inscrire dans une démarche de recherche-action utile à la société tout en trouvant un modèle économique indépendant des logiques institutionnelles ou productivistes marchandes.

L’expérience du mouvement, du voyage et de l’altérité radicale

Trois tableaux chorégraphiques autour du théâtre de Bernard-Marie KOLTÈS

« Je ne conçois un avenir (comment te l’expliquer ?) que dans une espèce de déséquilibre permanent de l’esprit, pour lequel la stabilité est non seulement un temps mort, mais une véritable mort.

Le deal, figure universelle

« Le dealer : Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir. C’est pourquoi je m’approche de vous, malgré l’heure qui est celle où d’ordinaire l’homme et l’animal se jettent sauvagement. […] Tout vendeur cherche à satisfaire un désir qu’il ne connaît pas encore, tandis que l’acheteur soumet toujours son désir à la satisfaction première de pouvoir refuser ce qu’on lui propose.
Le client : « Mon désir, s’il en est un, si je vous l’exprimais, brûlerait votre visage, vous ferait retirer les mains avec un cri, et vous vous enfuiriez dans l’obscurité comme un chien qui court si vite qu’on n’en aperçoit pas la queue. […] Cependant je n’ai pas, pour vous plaire, de désirs illicites. Mon commerce à moi, je le fais aux heures homologuées du jour ». (Dans la solitude des champs de coton).

Un rapport de force, une confrontation comme une musique latine qui saigne le chagrin de la perte, de l’inassouvi, c’est pourtant la relation nécessaire et impossible du deal ou de toute transaction au fondement du social et de l’économie. La recherche sur la communication entre les hommes est le constat d’une incommunication. On se voit, on se jauge, on se cherche, et on ne se trouve pas. On ne se comprend pas, mais on a besoin de cette relation qui tourne à la confrontation. L’impossibilité de rencontrer l’Autre, mais la nécessité d’aller à sa rencontre pour que l’échange ait lieu. C’est la scène entre le dealer et son client, la figure universelle entre le pourvoyeur et le dépendant. On est tous alternativement pourvoyeurs d’un service et dépendants d’un service. La relation ne peut exister sans cette médiation de l’objet de pourvoyance, c’est ce qui permet la transaction : drogue, sexe, argent, notoriété, croyance… Tout ne s’achète pas, tout ne se vend pas, mais tout sert à l’échange. C’est le malentendu sans lequel la relation n’existerait pas : on croit rencontrer l’autre, au mieux, on ne rencontre que soit même. La rencontre n’est que le support à autre chose, généralement combler un vide, un manque, une absence. Ce n’est déjà pas si mal de se rencontrer soi-même, à défaut de comprendre l’autre, c’est reconnaître chez lui sa part d’humanité à travers celle que l’on découvre en soi. Comme la danse d’un « duo de solo », on est toujours seul, surtout à deux, mais on ne peut pas être humain sans être deux. C’est un étrange ballet que l’on peut observer sur toutes les scènes où se déroule une transaction, des marchés, du deal, de la drague, de la baston…

L’art du mouvement, créer des endroits

« Brusquement, comme sous un coup, elle s’ébroua, se tourna de tous côtés ; se mit au milieu de la piste, et resta un moment, les mains sur les hanches. Puis, elle se mit à danser. Alors, celui qui regarde la danse songe : « De la mer jusqu’aux chevilles, sous l’air couleur de boue, je patauge ; mon pas contraint s’abandonne au sens et au rythme infinis du flot. Un cheval épouvanté fuit une marée au galop. L’espace inquiet qui les sépare s’absorbe sous le flot. Mais l’horizon absent figea la course, et donna au flux une pesante lenteur » ». (La fuite à cheval très loin dans la ville).

Il ne peut avoir mouvement sans direction. Comprendre « direction » non pas « diriger » mais comme une intuition dégagée de l’apesanteur. On peut se projeter, on n’est pas obligé d’espérer. D’ailleurs c’est plus intéressant de rêver le mouvement ; les espoirs sont rarement vrais, alors que le mouvement est toujours juste ; même entravé, il reste un champ du possible. Ce n’est pas une ligne de fuite, mais une perspective, un point de vue. Ce qui reste finalement, c’est le déséquilibre, c’est sa nature même, l’instabilité. « Je ne conçois un avenir (comment te l’expliquer ?) que dans une espèce de déséquilibre permanent de l’esprit, pour lequel la stabilité est non seulement un temps mort, mais une véritable mort » (koltès à sa mère, 20 juin 1969).

Le mouvement crée l’espace et l’espace suscite le mouvement. C’est dans ce sens que nous voyageons. En fait, nous mesurons la durée de l’espace, le temps de l’expérience à parcourir le monde, mental ou géographique peu importe, il y a toujours déplacement, décalage. C’est ce qui donne la possibilité d’être accordé, d’avancer au rythme de l’autre. C’est partout dans ce rythme-là qu’est ma maison. Je parle du voyageur léger, délesté, sans bagage, dont les racines se déplacent avec lui, animé seulement par l’esprit de découverte. « Il existe n’importe où des endroits. À un moment donné, on s’y trouve bien dans sa peau… Mes racines, elles sont au point de jonction entre la langue française et le blues […] Un jour — je ne sais vraiment plus où, très loin de Paris, dans un milieu plutôt hostile et fermé —, tout à coup, venant d’un bar ou d’une voiture qui passait, étouffées, lointaines, j’ai entendu quelques mesures d’un vieux disque de Bob Marley ; j’ai alors poussé une sorte de soupir, comme les propriétaires terriens, dans les livres, en poussent en s’asseyant le soir dans un fauteuil, près de la cheminée, dans le salon de leur hacienda. Et n’importe où maintenant, à entendre, même de loin, Rat Race ou Wear, je ressens l’odeur, la familiarité, et le sentiment d’invulnérabilité, le repos de la maison ». (Prologue)

La morale du masque, un art martial

« Autrefois il y avait des lampadaires, ici ; c’était un quartier bourgeois, ordinaire, animé, je m’en souviens très bien. Il y avait des parcs avec des arbres ; il y avait des voitures ; il y avait des cafés et des commerces, il y avait des vieux qui traversaient la rue, des enfants dans des poussettes. C’était un quartier d’artisans et de retraités, un monde ordinaire, innocent. Il n’y a pas si longtemps. Mais aujourd’hui, Seigneur ! N’importe quel individu, le plus innocent, qui se perdrait là même en plein jour pourrait se faire massacrer en plein soleil et son cadavre jeté dans le fleuve sans que personne ne songe à le chercher ici. J’en ai honte pour vous, jamais vu une telle dégueulasserie. Dans mon pays on aurait honte d’imaginer un endroit pareil. Même les rats des égouts de mon pays refuseraient de s’accoupler avec les rats d’ici. De toute façon, je ne me souviens même plus de mon pays ». (Quai ouest).

La proximité distante de se croiser sans se heurter, c’est la loi tacite, donc nulle part écrite, et pourtant sans laquelle la vie ne serait qu’un enfer. Les quartiers relégués ne poussent plus du milieu, les vies reléguées ne poussent plus du milieu. Ce qui permet de se supporter, de faire lien, c’est les silences entre les mots, les espaces entre les pas qui repoussent par le milieu les frontières qui limitent l’imaginaire, l’institution d’un ailleurs possible. Quand les Nicolas Brothers dansaient dans les années 30 en pleine période ségrégationniste dans les comédies musicales des Blancs, seule leur « tap dance » rendait une vie possible. Dans le creux de la superficialité du divertissement, c’est la morale du masque quand l’apparence devient profondeur et la clownerie message, quand le fils d’ouvrier incarné par Travolta humilié toute la semaine se métamorphose sur la piste en roi du dance floor le samedi soir, quand monte la fièvre et les rythmes de la rue nourrissent la culture club, puis la sono mondiale, la violence devient un temps plus supportable.

« Chaque fois que je revois Big Boss avec Bruce Lee, je sors épuisé de colère et de révolte, à cause de de ce foutu serment. Il refuse, pendant un tiers du film, de se défendre. Il se laisse humilier, sans rien faire, alors qu’il est le plus fort. De même, le Dernier Dragon, aurait dû ravager le public français comme je l’avais vu ravager les immenses salles de la Quarante-deuxième Rue, à New York. Mais il est sorti à Paris dans le plus grand silence : les revues ou bien n’en parlaient pas, ou bien faisaient une grimace dans un coin de page en disant « encore un film de kung-fu ». Pourtant, la grande supériorité des films de kung-fu, c’est qu’ils parlent le mieux d’amour tandis que les films d’amour parlent connement de l’amour, mais en plus, ne parlent pas du tout de kung-fu ». (Prologue)


Réf Biblio

  • La Nuit juste avant les forêts Tapuscrit de Théâtre Ouvert (1977), éditions Stock (1978), Les Éditions de Minuit, Paris, 1988, 64 p.
  • Dans la solitude des champs de coton (1985), Les Éditions de Minuit, Paris, 1986, 64 p.
  • Quai Ouest (1985), Les Éditions de Minuit, Paris, 1985, 110 p.
  • Combat de nègre et de chiens (1979), suivi des Carnets, Les Éditions de Minuit, Paris, 1989, 128 p.
  • Prologue et autres textes, Paris, Éditions de Minuit, 1991, 140 p.

Recherche-action en laboratoire social

Qu’est-ce que la Recherche-action ?

La recherche-action est une démarche qui peut s’inscrire ou non dans un cadre professionnel, mais est toujours une recherche impliquée qui nécessite un engagement de l’individu dans son entièreté et pas seulement dans sa « surcouche » technicienne. C’est en cela aussi une démarche existentielle.

La recherche-action n’est pas une recherche « déductive » qui va poser une hypothèse à partir d’une problématique pour aller la vérifier sur un « terrain ». C’est une recherche « inductive » qui construit une réponse à partir d’une expérience vécue en situation. Les personnes ne sont pas « objet » mais « sujet » de la recherche. On ne peut pas faire « de » la recherche-action sans être « en » recherche-action.

C’est ici que l’acteur rejoint le chercheur et réciproquement : l’expérience devient une recherche pour l’acteur et la recherche une expérience pour le chercheur. L’acteur comme le chercheur se retrouve sur cette position spécifique de l’acteur-chercheur qui n’est ni un statut ni une profession, mais une démarche où l’on tire une connaissance de son expérience pour ensuite réintroduire ces acquis dans l’expérience.

En mesurant ce qui se produit, on comprend l’intérêt du processus. Cet aller-retour dans un cheminement en spirale entre mode d’implication et mode d’analyse est appelé « réflexivité ». C’est une « science de la pratique ».

Qu’est-ce que n’est pas la recherche-action ?

Ce n’est pas de l’ingénierie de projets ou de la recherche fondamentale. La recherche-action ne peut non plus se résumer à une méthodologie au service de la recherche ou de l’action bien qu’elle se fasse souvent instrumentaliser dans ce sens. C’est une forme autonome et hybride entre l’action et la recherche créant ses propres référentiels d’opérationnalité et de scientificité, d’engagement et de production de connaissance.

C’est en cela que la recherche-action dépasse les champs disciplinaires universitaires et sectoriels professionnels pour être trans-disciplinaire et trans-sectorielle tout en allant puiser les éléments qui l’intéressent là où ils se trouvent aussi bien dans le champ académique que pragmatique.

Cependant demeurent des ambiguïtés. Différentes approches se présentent comme recherche-action, à la faveur des injonctions de « participation » et d’« expérimentation » des politiques publiques sans remplir véritablement les critères posés dans la précédente question. Que veut dire « participation » à un dispositif sans pouvoir d’orientation du processus qui l’anime ou « expérimentation » sans capacité de créer ses propres référentiels ?

Pour notre association Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action, sortir de l’ambiguïté, c’est poser la recherche-action comme « science radicale, intégrale, situationnelle ». Maintenant, c’est à chaque acteur-chercheur de construire son cheminement.

À quoi sert-elle ?

Elle permet de lier un mouvement d’émancipation et de transformation sociale avec une production de connaissance. En introduisant un récit au cœur de ces mouvements individuels ou collectifs, elle contribue à concevoir des outils et des cadres susceptibles de penser la réalité contemporaine et donc agir sur elle. En posant des mots sur leurs conditions et situations, les personnes se réapproprient un sens historique en tant qu’acteurs et auteurs de leur propre vie, voire une conscience en tant que minorité active.

Marche en mémoire d’Adama Traoré le 23 juillet 2017

La recherche-action est particulièrement adaptée dans les situations humaines par définition complexes nécessitant de mobiliser une intelligence sociale. Elle contribue ainsi à l’élaboration, la légitimation et la validation d’une contre-expertise ou de labos citoyens : expérimentation et modélisation, expertise territoriale et mobilisations locales, analyse institutionnelle, mis en place de collectifs et laboratoires sociaux, structuration de réseau, plate-forme et écriture collaborative, cycle de formation-action, valorisation des parcours d’expérience, évaluation de projet et analyse prospective, conception de modèles de gouvernance et du partage du commun…

Combien de temps ça dure ?

Une recherche-action peut s’instaurer dans un cadre informel ou institué, s’auto-saisir ou être commandée, sa durée est donc très variable, mais une recherche-action peut difficilement s’inscrire dans une courte durée puisqu’elle s’appuie sur l’expérience humaine par nature incompressible. Il y a donc une tension entre logique de productivité qui impose un résultat à court thème selon le modèle entrepreneurial ambiant et logique expérientielle s’inscrivant dans un temps long car elle ne se résume pas à mobiliser des compétences.

Sur un plan existentiel, la recherche-action n’est donc pas un projet limité dans la durée. Elle peut se comprendre comme une formation-action tout le long de la vie avec des séquences temporelles plus ou moins engagées. C’est ce rapport à l’espace et au temps qui crée des situations particulières d’implication de l’acteur-chercheur que nous appelons « tiers espace » ou « espace intermédiaire de l’existence ».

Sur un plan professionnel et institutionnel, elle dépend essentiellement de la manière dont est négociée la commande initiale. S’agit-il des acteurs qui se mobilisent pour répondre à un besoin ou d’une institution qui cherche à répondre à une question ? Dans les logiques interpartenariales se confrontent aussi le temps électoral et le temps du projet.

Avec quels moyens ?

Les moyens renvoient à la question de l’autonomie de la recherche-action. Il est effectivement difficile sans autonomie de favoriser une intelligence collective, contribuer à une créativité populaire, établir de nouveaux référentiels, provoquer des contres espaces d’expertise.

Cela dépend évidemment du type de recherche-action et son rapport au temps décrit dans la précédente question. Soit les acteurs comme les chercheurs puisent leurs propres ressources et celle de l’environnement pour répondre à ces conditions d’autonomie, soit ils dépendent de dispositifs extérieurs de type « appel à projets » qui sont rarement conçus pour accueillir une démarche en recherche-action.

La réalité se situe comme toujours en tension entre ces deux pôles autonomie et instrumentalisation, subversion et subventions. Le meilleur équilibre est trouvé quand la recherche-action s’articule avec une recherche collaborative impliquant des partenaires institutionnels soucieux de préserver cette autonomie et intégrant la démarche dans leur propre structure.

Des exemples ?

Écriture collaborative et formation action

La plate-forme ressources « www.recherche-action.fr » est devenue depuis 2002 un élément de référence en ce domaine et participe à la valorisation d’espaces d’innovation validés par la connaissance issue de l’expérimentation sociale (voir actes du LISRA).

La rencontre avec une génération de jeunes acteurs sociaux et culturels contribua à l’ouvrage « Espaces populaires de création culturelle : enjeux d’une recherche-action situationnelle » (INJEP, 2006). Cette mise en visibilité d’un réseau d’acteurs-chercheurs interrogeant le rôle des sciences sociales provoqua en 2009 la création du « Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action ».

Un nouveau numéro des « Cahiers de l’action » de l’INJEP est en cours de préparation sur les « processus d’émancipation et de transformation » et donnera lieu à un forum le 16 octobre 2017 à la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord.

Constitution de labos sociaux in situ et de pôles d’intelligence collective

Un exemple récent, le collectif « Rues Marchandes » est né fin 2014 de la nécessité de provoquer une intelligence collective autour de la question des récupérateurs-vendeurs appelés aussi « biffins » convoquant autour d’eux militants, citoyens, chercheurs, créateurs, formateurs, travailleurs sociaux, entrepreneurs et innovateurs de l’économie sociale, etc.

Cortège des biffins à fête du travail du 1er mai 2017

À travers ces ateliers Les Rues Marchandes se conçoivent comme un dispositif méthodologique et opérationnel inventant de nouvelles formes de collaboration avec tous les partenaires concernés en les invitant à partir d’un processus du bas vers le haut, de la maîtrise d’usage à la maîtrise d’ouvrage.

Cette démarche de recherche-action reflète en creux l’absence de connaissances et de reconnaissance pour cette activité et la nécessité de concevoir une autre économie au « rez-de-chaussée » des villes.

L’autre chantier de ce collectif est donc de créer un pôle de ressources dont les sites http://recherche-action.fr/ruesmarchandes et http://recherche-action.fr/ateliersbiffins. Ces ressources partagées permettent de mettre à disposition des outils pour susciter des réflexions et des rencontres autour des problématiques soulevées par les biffins en matière de culture, d’espace public, d’économie populaire, de statut du travail, etc.

Les Rues Marchandes décrivent ainsi la possibilité de provoquer, négocier et accompagner des expérimentations dans l’espace public susceptibles de prendre en compte l’ensemble du travail des récupérateurs vendeurs et du cycle économique de l’objet : récupération, tri, stockage, valorisation, vente…

Recherche-action en Labo social
Recherche-action en Labo social
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Le syndrome de la planète des singes

Le syndrome de la planète des singes est une manière de comprendre le modèle de gouvernance qui s’instaure où le président dit « je veux que la France soit une Start-Up Nation. Une nation qui pense et évolue comme une Start-Up ». Selon ce principe l’État devient une « plateforme » ; la nation un simple « fichier-client » ; la démocratie un « algorithme », le citoyen un « utilisateur ».

Or un citoyen est quelqu’un qui jouit de droits pleins et entiers alors que l’utilisateur est quelqu’un à qui l’on attribue, temporairement, un certain nombre de permissions, « d’autorisations » comme le souligne Olivier Ertzscheid, chercheur en sciences de l’information et de la communication (L’appétit des géants : Pouvoir des algorithmes, ambitions des plateformes, C & F Édition, 2017)

Ce modèle des plateformes numériques avec des airs de suppression des intermédiaires, de rapport direct avec l’usager, de rationalité et d’économie, crée d’autres systèmes de rente, d’autres soumissions.

Le juriste Alain Supiot montre que l’idée de « gouvernance par les nombres » (Fayard, 2015) , ce rêve de « l’humain « machinisé » n’est pas du tout moderne, cet imaginaire normatif teinté aujourd’hui de nouvelle technologie « se représente le gouvernement des hommes sur le modèle de la machine ».

Ce modèle de gouvernance peut s’appuyer sur ce que Bruno Amable et Stefano Palombarini appellent « l’illusion du bloc bourgeois » (Ed Raisons d’agir, 2017), effaçant les classes populaires et l’opposition droite/gauche au profit d’une alliance entre les classes moyennes et supérieures qualifiées, favorables aux réformes économiques structurelles visant la « compétitivité » et la « modernisation » du pays.

Le pourcentage d’abstention aux dernières élections confirme que les populations les plus jeunes et les plus exploitées n’ont pas voté, ne croyant plus en une forme de gouvernance plus technicienne que politique au risque de fabriquer leur propre servitude…

Ces prochaines années verront si ce mouvement de déprise générera un mouvement de reprise à partir des territoires délaissés selon une gouvernance du commun.

Sinon pourrait se confirmer le « syndrome de la Planète des singes » nous dit le paléoanthropologue Pascal Picq (Qui va prendre le pouvoir ? Les grands singes, les hommes politiques ou les robots, Odile Jacob, 2017).

Ce processus en référence à la fameuse nouvelle d’anticipation (1963) de Pierre Boulle décrit la prise de pouvoir des singes à force d’observer les humains qui se dissocièrent de la nature et délaissent leur activité critique au profit des logiques techniciennes et leur appareillage technologique… Les singes sont peut-être déjà au pouvoir.

Espaces d’émancipation et de transformation

L’éducation populaire réinterrogée par la recherche-action dans un travail de la culture

Où et comment s’incarne le projet émancipateur et transformateur ? Qui sont les acteurs populaires de ces mouvements ? Quels sont les dispositifs et les outils de ce processus ? Pourquoi ces acteurs ne se revendiquent pas nécessairement de l’héritage de l’éducation populaire, voire contestent cette notion ?

Une praxis sociale

Une transformation de la société ne peut se concevoir sans une émancipation individuelle et collective et réciproquement, des personnes autonomes ne peuvent s’affirmer comme minorité active sans un mouvement de transformation sociale qui les qualifie comme acteurs historiques.

Le projet de l’éducation populaire s’est renouvelé dans les luttes sociales du Front Populaire de 1936, puis la culture du maquis, de la désobéissance, de l’utopie combattante des années quarante d’où sont provenus les cadres émancipateurs de la France d’après-guerre à l’instar de Joffre Dumazedier[1] l’un des fondateurs de Peuple et Culture. Sur ce terreau s’expérimenta la pratique de « l’entraînement mental[2] » comme formation intellectuelle pratique des cadres militants de la vie associative, coopérative et syndicale s’inscrivant dans la tradition de Condorcet d’une éducation tout au long de la vie ou « l’art de s’instruire soi-même ».

Cette dynamique relève d’une « praxis sociale », selon laquelle la conscience de sa pratique d’acteur est inséparable d’une analyse critique des rapports sociaux. Il n’y aurait pas d’articulation entre émancipation et transformation si ne s’exerçait pas cette conscientisation qui est une autre manière de nommer un « travail de la culture ».

Quelle est l’importance de ce travail de la culture[3] ? Il se décrit déjà par la capacité de rassembler les éléments de la culture au quotidien[4] comme premières ressources mobilisables et structuration de résistance, notamment pour les personnes sans capital économique. La seconde dimension est une transmission en situation par autoformation réciproque et intergénérationnelle permettant de se réapproprier collectivement un savoir pragmatique en croisement avec d’autres savoirs (professionnels, scientifiques). Il se poursuit enfin par une symbolisation susceptible, notamment à travers l’art et la science, de permettre à ce processus d’être diffusé et assimilable par tous comme point de référence au-delà des langues et des cultures particulières.

Mais, dès les années soixante-dix ce processus commence à se dissoudre avec la notion même de culture vidant de sa substance le projet de l’éducation populaire qui se maintient plus que par ses institutions et ses activités professionnelles sectorielles suppléant à la crise de l’État social.

Pour réarticuler aujourd’hui émancipation et transformation par un travail de la culture, il nous faudrait dégager une nouvelle pensée politique de la culture à travers une analyse critique. C’est là où la démarche de recherche-action prend toute sa place.

Symptomatique de cette désarticulation, l’apologie de l’émancipation individuelle sans transformation de la société consacre la prédominance de l’idéologie néolibérale entrepreneuriale renvoyant l’individu à sa seule responsabilité, le précaire à sa solitude et les sciences sociales aux oubliettes. L’ubérisation de la société et la dérégulation sauvage n’en sont que les derniers avatars économiques.

Et inversement, la transformation sans l’émancipation sous l’argument de dépasser les blocages sociétaux confirme la prise de pouvoir technicienne d’opérateurs agissant du haut vers le bas et s’érigeant en nouvelle oligarchie derrière un vernis démocratique. Il est d’autant plus compliqué de cerner ce rapport de classe/castes qu’il se pare du discours de la « créativité » délégitimant celle émanant des couches populaires, enfumant les esprits d’une nova langue gorgée d’accents progressistes, chantre des nouvelles technologies et de la mondialisation, raflant les symboles révolutionnaires[5] pour mieux les dépouiller de leurs forces subversives.

Autre indicateur, le discours de la « participation » et du « pouvoir d’agir » (ou « empowerment ») convoqué dans toutes les strates de décision sous des inflexions « éducation populaire » cache mal une injonction paradoxale. De fait, la participation comprise comme modalité de gouvernance n’est pas là pour restaurer le lien entre émancipation et transformation, mais au contraire vérifier qu’il ne puisse pas s’établir en contre-pouvoir. Les promoteurs de la participation, surtout s’ils sont de bonne volonté, deviennent les meilleurs supports d’une aliénation vérifiant l’axiome que toute domination ne peut s’établir sans le consentement des dominés. On peut tout autant se poser la question si la thématique au goût du jour d’une « science participative » peut infléchir cette logique[6].

C’est bien au cœur de ce jeu que se situe l’enjeu à la fois humain et politique dans la possibilité d’émettre une analyse critique des mutations et produire de nouvelles connaissances ; de se constituer comme acteur et minorités actives orientant les choix de société, notamment par la reprise d’un récit collectif comme ressource ; d’apporter des éléments éthiques et méthodologiques d’une contre-expertise quant aux mécanismes de transition.

Désarticulation des années quatre-vingt

Le développement exponentiel de la société de consommation consacre la marchandisation généralisée du mode de vie, dépassant la sphère du travail pour occuper le champ du temps « libre ». C’est justement dans cet espace que l’éducation populaire des années soixante pensait porter son projet émancipatoire, espace dorénavant saturé par un capitalisme cognitif exploitant la matière existentielle au-delà de la simple force de travail. Ou plus précisément, c’est l’ensemble de la société civile qui est converti aux normes de l’entreprise s’imposant comme seul horizon acceptable et pensable.

Quelles sont les raisons pour lesquelles la culture n’a pas pu jouer ici son rôle politique ? Relevons trois facteurs principaux.

Constatons la perte d’autonomie des quartiers populaires qui s’inscrivaient dans un rapport de luttes sociales ne séparant le cadre de vie de celui du travail à l’instar des « banlieues rouges », des régies de quartier, des mouvements pour les droits des minorités revendiquant une citoyenneté culturelle, des fêtes populaires autogérées comme les concerts « Rock Against Police ». C’était il y a 35 ans, l’organisation autonome des quartiers… A partir de ces concerts gratuits et auto-organisés, l’idée est « de brancher des gens qui vivent dans la même merde, qui partagent les mêmes besoins, les mêmes envies », de créer des occasions de rencontres et de circulations à l’intérieur des cités, mais aussi entre différentes banlieues. Dans une conjoncture particulièrement tendue, face aux meurtres, au racisme et à l’occupation policière, l’enjeu est de se réapproprier « le territoire social » de la cité. Et donc, pour les « jeunes immigrés et prolétaires de banlieue », cible et bouc-émissaire principaux de l’idéologie sécuritaire, de s’affirmer et de prendre la parole de façon autonome, en dehors des cadres et des discours établis. A travers la recherche d’un imaginaire et d’une identité collective propres, il s’agit très concrètement d’arracher une possibilité d’existence, d’affirmer ses besoins et ses aspirations à une autre vie. Ces organisations solidaires dessinaient une géographie territoriale de leurs propres ressources susceptibles de constituer autant de pôles de résistance, notamment à travers un tissu associatif fort et autonome.

L’ « affaire Théo » à la cité des 3000 à Aulnay-sous-Bois le 2 février 2017[7], au-delà du grave préjudice physique et moral a soulevé autant l’indignation parce qu’elle synthétisait la désagrégation sociale et culturelle renforcée par une ségrégation territoriale et raciale de ces dernières décennies. Une quarantaine d’années plus tôt c’était une cité ouvrière dont les luttes dans l’industrie automobile servaient d’exemple [8]. Les quartiers populaires ont toujours été en lutte. Ce qui rend aujourd’hui le caractère répressif intolérable, c’est la déconstruction des organisations autonomes de résistance sans accorder aux révoltes émeutières le statut de luttes sociales[9].

La déperdition d’un travail de la culture s’est également opérée sous le double mouvement d’une mondialisation et d’une localisation de la culture lui enlevant son caractère processuel (ressources, transmission, symbolisation) pour la naturaliser comme objet : objet marchand standardisé d’une industrie culturelle et objet identitaire assigné à une forme ethnique ou territoriale. La montée des fondamentalistes est un marqueur politique de cette double emprise qui n’offre plus de prise autrement que dans une construction de la réalité de l’ordre de la croyance. Les nouvelles technologies n’offrent pas plus la raison d’une défense démocratique. En nous servant de béquille intellectuelle, elles atrophient l’exercice critique de vérification des faits dans la profusion du mensonge (Hoax, troll, fake news, canulars) au profit de groupes affinitaires confortant les obscurantismes et les conspirationnismes.

Enfin, à partir des années soixante-dix et surtout à partir de l’extension de l’industrie culturelle dans les années quatre-vingt, la professionnalisation de ce travail de la culture conduit à la production d’une surcouche appelée « le culturel » constituer par ceux qui vivent de la médiation et de la diffusion culturelle. L’éducation populaire n’échappe à pas à cette professionnalisation et sectorisation des processus de solidarité, d’émancipation et de transformation. Tandis que les métiers traditionnels d’accompagnement du travail social sont en crise et s’inscrivent de plus en plus dans une logique de contrôle, de nouvelles professions apparaissent telle que l’animateur socioculturel, l’agent développement local ou le médiateur social et culturel. La marchandisation du secteur de la formation permanente change les cadres de l’éducation populaire en prestataires de services en direction des couches intermédiaires du secteur socioculturel sans toucher les populations qui souffrent le plus.

Cette couche technicienne et son idéologie techniciste, de l’ingénierie de projet au « design social », censée améliorer les conditions de vie à tendance à fétichiser l’outil d’intervention qui devient une finalité en soi plutôt que de s’appuyer sur les processus d’émancipation et de transformation.

Se réapproprier les espaces d’un travail de la culture

Si les décennies 1980-2000 conduisent à une forte désagrégation des formes de résistance dans et en dehors de la sphère du travail, où peut s’exercer de nouveau un travail de la culture ? Les acteurs de chaque époque sont pris dans les contradictions des relations de pouvoir où chacun s’affaire à la reproduction des structures et à leur subversion. Il est donc toujours possible de recréer ou investir des espaces pour que la société soit pensable autrement. C’est ainsi que l’occupation d’espaces délaissés se propage à partir des années 2000.

Le système hégémonique de l’économie néolibérale crée les conditions de sa propre faiblesse. La société postindustrielle de la mondialisation, du productivisme, de l’interconnexion et de l’hyper vitesse a laissé des pans entiers de la société en friche, notamment les anciennes zones industrielles, les quartiers populaires, les territoires ruraux et les villes de moyenne importance en dehors des grands pôles régionaux qui se présentent comme « créatifs, fluides et flexibles » à l’image du profil des employés subordonnés à cette économie.

Si le phénomène de zones d’abandon n’est pas nouveau dans les périodes de mutation, celui-ci est d’ampleur inégalée. Nous pourrions alors concevoir que dans les zones reléguées, voire dévastées, s’opèrent des reconfigurations à l’instar des tiers paysages[10] » dont la déprise de l’activité humaine favorise un nouvel équilibre écosystémique. Si le monde policé tenter à comparer les zones en friche à des contrées sauvages délabrées nous pourrions répondre que le côté sauvage est plutôt du côté du monde financier dérégulé et qu’au contraire peut-être que dans c’est tiers espace pourrait s’instaurer une créativité non marchandisée ? Il n’en demeure pas moins que ces indicateurs d’une transition ravivent les tensions politiques et que cette géographie sociale des territoires délaissés et des populations invisibilisées alimente des idéologies réactionnaires, néolibérales ou transformatrices suivant justement le rôle attribué à la culture.

Dans sa forme réactionnaire est évoquée une « France périphérique » en opposition aux centres urbains mondialisés. C’est une essentialisation culturelle des territoires délaissés selon des critères identitaires. Ce serait la France d’en bas qui voterait Front National et serait confrontée à l’insécurité culturelle. Le géographe Christophe Guilluy[11] a rendu célèbre cette thèse qui alimente un néoconservatisme xénophobe et nationaliste.

Dans sa forme néolibérale, ces espaces font l’objet de convoitise. Sous le couvert d’une « reconquête des territoires » ou de « l’attractivité des territoires », des bataillons d’artistes, d’architectes et autres consultants sont convoqués pour justifier cette conception de l’aménagement. Ici la notion de créativité est détournée non pour soutenir une autonomisation des plus défavorisés, mais pour servir les intérêts de catégories socioprofessionnelles intermédiaires qui maîtrisent les clés de langage et apparaissent comme légitimes en matière de développement.

Idéologies réactionnaires et néolibérales se recoupent dans une vision culturaliste rigidifiant toute articulation entre émancipation et transformation. Peut-on imaginer une troisième configuration où puisse se loger dans ces tiers espaces un véritable travail de la culture réinterrogeant le projet d’une éducation populaire ?

Face au resserrement d’une politique économique contrainte par des logiques gestionnaires et techniciennes où l’humain n’est qu’une variable d’ajustement, où l’ensemble de la société civile est converti aux normes de l’entreprise et que toutes les dimensions existentielles sont marchandisées, est-ce que d’autres formes d’entreprise peuvent se déployer dans des « contre-espaces » comme les soutiennent les ZAD et autres zones autonomes ?

Une respatialisation qui mise sur une créativité non productiviste, une créativité populaire revient à revendiquer et assumer un « art du bricolage » comme culture de résistance et d’autoformation réciproque[12]. Elle se caractérise par la capacité de prendre en compte des situations aléatoires contribuant à une culture de l’incertitude facilitant la revalorisation par le détournement des situations déclassées ou reléguées.

Cette architecture fluide selon une maîtrise d’usage des espaces se construit dans la confrontation avec les matériaux bruts à disposition ou à proximité. Elle contribue à une économie populaire[13] basée sur les ressources endogènes du territoire et une économie du commun[14] impliquant une autre manière de faire collectif. Le principe de processus est préféré à celui de « projet » dans une approche intuitive et réflexive. Sans exclure toute forme de professionnalisation, celle-ci emprunte des chemins braconniers où est valorisée sa propre façon d’organiser, de classer, de hiérarchiser ses modes de validation et de jugement, distincts de ceux de l’institution, de l’entreprise ou de l’école académique.

Ainsi les tiers espaces favorisent des formes hybrides d’une autre créativité. Relevons quelques exemples :

  • En Limousin s’organise un cycle sur le travail animé par l’association Medication Time et le concourt de Peuple et Culture, espace d’autoformation où l’on met en résonance, en débat, ses vécus du travail et ses recherches.
  • En région parisienne, le collectif Rues Marchandes travaille dans les espaces informels d’une économie populaire et organise des ateliers pour l’écriture d’un guide culturel des droits des récupérateurs vendeurs.
  • Le réseau tiers Lieu Nomade organise avec le labo social des lieux temporaires de croisement sur la question des tiers espaces et du territoire.
  • La ManuFabrik, notamment les activités de l’AmorçÂge ouvrent avec les acteurs du quartier populaire de l’Ariane à Nice l’espace de l’Utopie qui se décline sur le quartier en contre-espace les jours de marché, tiers-paysage de jardins partagés, locaux d’un tiers-lieu permanent, etc.
  • À Grenoble la Chimère Citoyenne a ouvert un espace de partage inédit, justement parce que c’est « un lieu qui ne propose rien, pour que tout soit possible », une des caractéristiques communes à toutes ces expériences.
  • Les squats comme celui du Clos Sauvage en banlieue de Paris sont des architectures écologiques qui questionnent le mode d’habitat et d’aménagement du territoire renvoyant à des modes de vies individualistes qui multiplient les dépenses matérielles selon un monde dominé par le chiffre et la pensée rationnelle.
  • Une démarche en pédagogie sociale portée par l’association Intermèdes expérimente dans les bidonvilles Rroms de nouvelles façons de vivre et travailler et éduquer ensemble hors institution, développant les potentiels de création et d’expression des enfants selon les principes d’inconditionnalité de l’accueil et de recherche de l’autonomie.
  • Les Parcours Numériques dans les Pays de la Loire proposent des croisements recherche-action autour de la culture numérique et l’éducation populaire, rejoignant l’expérience de fablabs quand ils prennent le sens d’autofabrication collective.
  • Des bricoleurs artistes se rebellent contrent les circuits de diffusion et de classification, retrouvent leurs « publics » dans une expérience en ateliers pour « faire des trucs ».
  • Le « mouvement des places » et le maillage en réseau de Nuit Debout en résonance avec les mouvements sociaux de mai 2016 sur la loi travail se perpétuent et s’infiltrent sous des espaces multiformes qui interrogent les modes d’organisation et de gouvernance entre horizontalité et verticalité.

À la vue de cette présentation, la question se pose si la notion de tiers espaces couvre une simple juxtaposition d’expériences artificiellement regroupée par une construction sociologique et idéologique ou si elles participent d’une approche de la complexité susceptible de comprendre les conditions d’une transition.

La diversité des parcours et des contextes de formation et leur éparpillement sur les territoires conduiraient à les considérer plutôt comme des îlots séparés. Ces expériences entrent difficilement sous des labels, passant et pour cause, sous les radars des observatoires institutionnels.

On peut y voir au contraire une concordance puisque ces situations au rez-de-chaussée des villes et des campagnes constituent la plus petite unité de l’échelle du commun à partir de laquelle s’élabore une commune politique.

Parce que ces situations n’émanent pas d’une volonté descendante, mais opèrent par processus émergeant, elles nous poussent à chercher s’il n’existe pas une trame sous-jacente qui ramifie ces îlots en archipel dans un autre rapport au développement et aux territoires, dans la constitution de minorités actives, dans l’autoformation de compétences collectives et dans un travail réflexif.

Un autre enjeu est celui d’un récit collectif où les acteurs de ces espaces ne se revendiquent généralement pas de l’histoire de l’éducation populaire[15] ou d’autres traditions militantes. S’il y a un récit des luttes, il est en train de s’écrire confirmant que nous sommes dans un travail de la culture permettant d’articuler processus d’émancipation et de transformations sociales où chacun peut se définir comme acteur social et producteur de connaissance dans la capacité à travailler sur sa propre expérience.

Il ne s’agit pas de provoquer une nouvelle labellisation sous le prétexte de chercher une unification entre ces différentes expériences. Ce serait contribuer à la reproduction d’un rapport de domination, où nous avons vu comme combien il était facile d’instrumentaliser le rôle de la culture et détourner des notions d’innovation sociale. Nous avons notamment remarqué que les labels de « nouveautés et d’innovation » conduisent à transformer un processus en produit marchand dans un rapport docile au travail sous le couvert des nouvelles technologies, du coworking, des start-up et autres incubateurs de projets.

Mais rien n’empêche de défendre une autre conception de l’innovation sociale qui n’a pas obligatoirement un lien avec ces « nouveautés », mais cherche selon un principe de créativité populaire à répondre directement et durablement par des services aux populations qui en ont plus besoin en partant de ses propres ressources et capacités de mobilisation. Les tiers espaces seraient symptomatiques de cette recomposition d’un art de faire et d’être.

Réhabiliter la fonction des sciences sociales par la recherche-action

La recherche-action peut être une manière de répondre à ce paradoxe d’établir des correspondances sans imposer une unification, de reconnaître, valider et valoriser ces espaces tout en se refusant à une modélisation conduisant à une labellisation. Il s’agit donc moins de reproduire des dispositifs que d’établir des référentiels par une praxis des espaces, cette science des pratiques amenant à une analyse critique des rapports de production et de pouvoir.

La recherche-action vise à privilégier ce caractère processuel de la création dans des espaces du commun où se croise une diversité dans des dispositifs d’ateliers et d’autoformation, dans une manière de se confronter aux situations redistribuant les rôles socioprofessionnels.

À travers la rencontre de ces « espaces intermédiaires de l’existence »[16] et des acteurs qui les portent, s’est structuré pour nous de manière intuitive et non instituée une démarche de recherche-action depuis le début des années 2000 qui pris la forme d’un réseau appelé « espaces populaires de création culturelle »[17] puis d’un « Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action ».

Le statut d’« acteurs-chercheurs » caractérise une posture existentielle éthique qui n’est pas directement reliée à un statut professionnel et permet d’autant mieux de questionner ces statuts dans leur cœur de métier. Cela évite la prise de pouvoir d’un savoir sur un autre au profit d’un croisement des savoirs entre l’apport des métiers, de l’expérience pragmatique et de l’outillage conceptuel.

C’est en cela que la recherche-action permet d’ouvrir un imaginaire instituant et favoriser l’émergence de contre-espaces qui se caractérisent par la possibilité à la fois d’imaginer une autre manière de faire société tout en développant des compétences en matière de contre-expertise. Peut s’y réinventer des stratégies émancipatrices, formatrices, transformatrices, subversives constituant autant d’inscriptions des luttes dans le champ social.

La recherche-action en tant que science transdisciplinaire voir « indisciplinée » permet d’aborder un travail sur la complexité en favorisant des mises en relation inédite. Effectivement, les disciplines propres au savoir académique ont leur « forme épistémique » qui les porte vers une certaine vision du monde. En décryptant les modes de production de connaissance, on comprend comment les stratégies de savoir se rapportent aux idéologies qui s’expriment dans la manière d’organiser la connaissance. Cela permet d’analyser une certaine perte d’influence des sciences sociales sur l’éclairage des mouvements de transformation, quand elles ne sont pas explicitement assimilées au pouvoir dominant.

La recherche-action rappelle une des fonctions originelles des sciences de la société quand elle renoue avec la tradition d’un engagement où les chercheurs n’éludent pas leur responsabilité d’acteur en matière de changement et ne manquent pas de nous rendre visibles les enjeux d’une implication en faveur de la justice sociale, de l’égalité et de la démocratie. On peut dans ce sens considérer le dispositif en labo social comme la possibilité de la société civile de travailler sur elle-même : partir des processus plutôt que des dispositifs ; légitimer la posture de l’acteur-chercheur ; valider de nouveaux référentiels qui permettent une diffusion et une réappropriation de la connaissance dans un travail critique ; accompagner des expérimentations pour qu’elles ne restent pas seulement expérimentales et s’inscrivent de droit dans une maîtrise d’ouvrage d’un développement territorial.

Nous pouvons alors poser ce que seraient quelques-uns des référentiels des tiers espaces d’une transition :

Ce sont des espaces transfrontaliers de croisement où peut s’exprimer et se confronter une diversité, où peut être validé un savoir pragmatique, avec des parcours d’expériences hétérogènes permettant aux personnes d’élaborer une contre-expertise.

Ce sont des espaces hybrides dans le sens où il permet à chacun d’interroger son cœur de métier, sa posture socioprofessionnelle en faisant un « pas de côté », mélanger des compétences et des expériences dans le sens d’une intelligence collective ;

Ce sont des espaces de réflexivité et d’autoformation amenant chacun à s’interroger sur sa pratique et à comprendre en quoi la connaissance produite à partir de ses propres matériaux expérientiels alimente un processus de transformation individuelle et sociale ;

Ce sont des espaces écosystémiques d’interdépendance et de régulation entre des formes d’activités socio-économiques permettant de répondre aux besoins vitaux tout en expérimentant une autre manière de faire société.


Hugues Bazin, conférence dans le cycle « comprendre ce qui nous arrive » organisé par Peuple et Culture, Paris, 7 avril 2014.


[1] Pierre Bitoun, Les hommes Uriage, Paris : La Découverte, 1988.

[2] Isabelle Lévy, Dominique Païni, Pratique de l’entraînement mental, Peuple et Culture, 1979.

[3] Hugues Bazin, Les conditions-pour-une-pensee-politique-de-la-culture, rapport pour la fédération des Centres Sociaux et Culturels de Gironde, 2013

[4] Dans les tactiques du quotidien, on retrouve chez Michel de Certeau cette approche souple et heuristique en termes d’articulations, d’emplois et de réemplois de contenus et de faires. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. : Arts de faire et 2. : Habiter, cuisiner, Paris : Gallimard, 1980.

[5] Alors que l’idéal révolutionnaire s’était structuré dans la conscience de classe, notamment dans l’opposition droite / gauche, aujourd’hui c’est l’effacement de ce rapport qui es présenté comme « révolutionnaire » à l’instar du titre du livre d’Emmanuel Macron « Révolutions ».

[6] Laetitia Delhon, « La science participative peut-elle réenchanter la démocratie ? », TSA no 82, 2017, pp. 10-12.

[7] Le 2 février, dans la cité des 3000, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), Théo L., 22 ans, est gravement blessé, violé par une matraque télescopique d’un policier.

[8] Les luttes sociales portaient autant sur le travail que sur le logement, les lois discriminatoires d’expulsion, les actes racistes. Les grèves sont l’occasion de libérer une parole muselée. Les quartiers populaires trouvent une certaine autonomie dans cette articulation entre luttes professionnelles et luttes des minorités.

[9] Hugues Bazin, Police des banlieues, contremaitre du néo capitalisme, www.recherche-action.fr, 2017

[10] Gilles Clément, Manifeste du tiers paysage,, 2004

[11] Christophe Guilluy, La France périphérique : Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris : Flammarion, 2014

[12] Hugues Bazin, Contre-espaces d’une économie créative et populaire, recherche-action.fr, 2017

[13] L’économie populaire désigne l’ensemble des activités économiques et des pratiques sociales développées par les groupes populaires en vue de garantir, par l’utilisation de leur propre force de travail et des ressources disponibles, la satisfaction des besoins de base, matériels autant qu’immatériels.

[14] Ensemble des activités ne relevant ni du secteur public ni du secteur privé à but lucratif, et qui œuvrent à l’intérêt général. Un bien commun répond à des critères de de non-exclusion et de non-rivalité. : on ne peut exclure personne de son usage, et l’usage par un individu n’empêche pas celui d’un autre. Cela ouvre des droits : accès aux connaissances, droit culturel, droit à un environnement sain, droit aux ressources naturelles équitablement partagées, droit au patrimoine commun de l’humanité.

[15] Hugues Bazin, « Les enfants non reconnus de l’éducation populaire », revue Agora débats/jeunesses n° 44, L’Harmattan, 2007, pp.46-61.

[16] Hugues Bazin, « Les espaces intermédiaires de l’existence », revue Arpentages No 9, Scènes Obliques éditions, 2012, pp.33-45.

[17] Hugues Bazin, Espaces populaires de création culturelle : enjeux d’une recherche- action situationnelle, Éditions de l’INJEP, 2006, 91p, (Collection « Jeunesse/Éducation/Territoires : cahiers de l’action »).

Espaces De Transformation Et Emancipation
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Contre-espaces d’une économie créative et populaire

Sans organisation de base, il n’y a pas de justice sociale. Il s’agit de prendre tous les aspects de la réalité auxquelles sont confrontés les plus démunis. Ces lieux ne sont pas en dehors de la ville, mais au centre des questions urbaines et par leur activité confirment qu’on ne peut les reléguer à la marge selon les représentations sécuritaires du moment. Ce sont les plus petites unités de l’échelle du commun à partir de laquelle s’élabore une commune politique.

 

Ce texte est issu d’une rencontre qui s’est déroulée en janvier 2017 dans un squat du 18e arrondissement de Paris entre différents acteurs portant d’une démarche collective : la Fédèr’Actions des Rêves Evolutionnaires (FARE ouvrant des squats d’hébergement et de création) ; l’Association des Marchés Économiques Locaux Individuels et Organisés de la Récupération (AMELIOR) ; le Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action (LISRA) animant le collectif Rues Marchandes (plate-forme de ressources et d’action sur l’économie populaire) ; le squat le Clos Sauvage à Aubervilliers à travers une démarche pluridisciplinaire inter-squats.

L’association FARE regroupe des particuliers, des collectifs, des associations, des fondations. Cela a donné lieu à des partenariats commerce avec l’Armée du Salut ou Médecins du Monde. Ce fut le cas pour le lieu « GPS » à Clichy. Il est proposé des hébergements pour des SDF, des réfugiés, et des projets comme la ressourcerie, la recyclerie, le café citoyen, cantine solidaire, fablab, garage solidaire. On y développe des concepts comme la paysannerie urbaine qui s’expérimente sur les toits avec des bibliothèques de graines anciennes. Il y a aussi une dimension artistique, il y a beaucoup d’artistes dans l’équipe.

Amelior travaille à l’ouverture de marché aux puces et vise une coopérative ouvrière de la récup, de la revente, du recyclage, la rémunération et l’inclusion des travailleurs du recyclage dans la revalorisation sociale des déchets, mais qui ne sont pas reconnus en tant que tel. Elle organise pour l’instant deux marchés à Montreuil et aux Grands voisins dans le 14e et vient d’ouvrir un espace de stockage, d’atelier et de rencontre. Elle peut se charger de la gestion des déchets des squats. Elle peut venir débarrasser et nettoyer lors de l’ouverture d’un lieu. Elle peut assurer une organisation cohérente des déchets et des espaces. Par exemple mettre à disposition des poubelles créer des zones de dépôt emmener des rebuts à la déchetterie, tout ça dans une économie sociale et solidaire viable et de proximité.

Il existe aussi une logique de collectif pluridisciplinaire qui essaie de faire converger les projets dans des logiques écologiques et citoyenne dans des milieux différents comme celui du squat et d’autres milieux plus académiques ou intellectuels et essayer de voir comment se fait rencontrer différent public. Il existe par exemple le réseau d’architectes coopératifs Archicoop qui fédère plusieurs projets d’habitat et pose la question du rapport entre habitat et activités (ou encore le squat du Clos Sauvage à Aubervilliers qui croise un collectif théâtre et un projet d’AMAP. Peut-être faut-il s’intéresser à l’existence d’un réseau inter squats qui a ses réunions, ses objectifs, ses événements (le Festival des Ouvertures Utiles notamment)…

Le collectif Rue marchande cherche à poser la question du développement endogène des territoires à travers une économie populaire. Il développe pour cela plusieurs chantiers avec les acteurs concerné notamment les biffins : ateliers d’écriture et guide culturel, étude d’impact, recherche de lieux, ateliers de recherche-action et plate-forme ressource, etc.

L’enjeu d’une économie populaire de la récup

Cela renvoie la question de l’économie du commun, quelles sont les ressources vitales à partager. L’économie biffine a été exclue par la logique technicienne, il n’y a pas de case pour l’intégrer cette économie. L’occupation d’un lieu pourrait réintroduire ce principe d’économie populaire sur le territoire obligeant le politique de prendre en compte. On pourrait y réfléchir à plusieurs collectifs en ouvrant un lieu avec un tel projet entre des personnes qui ont besoin d’un logement, celles qui font de la récupération vente et qui sont parfois les mêmes, bref tous les gens qui ont besoin d’une économie populaire pourraient s’unir dans une logique qui n’est pas uniquement de survie, mais d’aménagement du territoire. Sans organisation de base, il n’y a pas de justice sociale. Il s’agit de prendre tous les aspects de la réalité auxquelles sont confrontés les plus démunis. Il y a des pôles de ressources de connaissance on peut s’allier aux classes moyennes qui pourraient le jouer le rôle d’intermédiaire et en même temps susciter des interlocuteurs auprès de l’État à travers une expertise sur le droit au logement, au travail, aux soins, etc. Donner de l’argent n’est pas suffisant si l’on reconnait pas les droits.

Partout dans le monde les recycleurs obtiennent des locaux comme des travailleurs. Dans certains pays comme le Brésil, les recycleurs gèrent les matériaux « secs » de la ville entière, ils obtiennent le droit de collecter. La majorité des déchets sont ainsi recyclés par les travailleurs formels ou informels. La base c’est reconnaître le droit au travail pour tous, c’est ensuite développer des contacts avec les mairies sur des services, ensuite obtenir du matériel pour la collecte, des camions avec une balance. Ils reçoivent un SMIC et grâce aux coopératives obtiennent la scolarisation. Ils gagnent en plus l’argent de la valorisation et en plus de la paye de la collecte. La coopérative permet d’obtenir le même numéro de SIRET pour tous les travailleurs et paye les charges.

A Paris il y a l’exemple de la Petite Rockette qui est issue d’une lutte squat pendant 3 ans, il aidait les gens en grande précarité et ils ont trouvé quelques moyens grâce à la ressourcerie. Remarquons cependant que dans le modèle économique des ressourceries 50% de la collecte est donnée à l’industrie sur le réseau du Refair ou d’Emmaüs Défit qui va au recyclage industriel. Alors qu’une économie populaire permet de mieux valoriser les objets et profiter directement aux personnes. Les politiques veulent l’employabilité des biffins dans les ressourceries. Il y a 250 embauches dans les structures de remploi en île de France en contrat d’insertion, alors qu’il n’y a plus de 3000 biffins. Le but ce n’est pas d’insérer les pauvres, mais de reconnaître des capacités, des compétences, des qualités autonomes des biffins qui sont bien plus professionnels qu’une personne employée en ressourcerie. Le boulot n’est pas le même. Il est plus restreint en ressourcerie. Dans la communauté des biffins, il y a tout ce que fait une ressourcerie : les récupérateurs, les collecteurs, les revendeurs suivant les profils.

Au lieu de parler d’employabilité dans un système économique qui les exclut, l’intérêt est de concevoir une économie populaire qui inclut tout le monde, notamment ceux qui n’auraient de toute façon pas accès à l’emploi, ce qui représente un biffin sur deux, comme les retraités, les sans-papiers, les extrêmement précaires, les handicapés. Cela renvoie à la question des droits comme pour les sans-papiers qui peuvent représenter 20 %. L’Économie populaire est à prendre aussi dans le sens que les biffins sont aussi des acheteurs, cela participe dans les deux sens. Les marchés aux puces actuelles ne répondent plus à cette économie, alors qu’avant les chiffonniers étaient intégrés à l’économie, ils revendaient les boues, les matériaux putrescibles pour l’agriculture et les matériaux utiles pour les artisans et les industries, il y avait des intermédiaires, tout était payé à la pièce, au poids, il y avait zéro déchet.

Les acteurs concernés doivent pouvoir développer leurs propres réflexions et expérimentations relatives à une économie profitable à tous. C’est une manière de déjouer les formes de récupération d’initiatives qui partent du terrain, mais sont ensuite récupérées dans des logiques qui dépossédés acteurs de terrain sous le couvert d’un discours techniciens et innovateurs. Il y a par exemple des séries de conférences sur l’occupation temporaire des lieux vacants, mais on n’y voit jamais les réseaux de militants en solidarité des plus démunis. Ceux qui parlent au nom des lieux sont souvent dans une logique de conventionnement et pas du tout de désobéissance. Il manque des gens plus militants plus engagés alors que ceux qui prennent la parole sont des gens plutôt déconnectés du terrain avec un discours plein de bonnes intentions. On peut s’interroger alors si ces « nouveaux lieux créatifs » ont une efficacité raccordée vraiment aux préoccupations de la population environnante tout en reprenant les symboles des anciens bastions des luttes ouvrières comme les friches culturelles.

Le squat lui-même est devenu une sorte de marché avec des appels à projets qui mettent en compétition des collectifs. Cela devient une forme d’anti squat. La dynamique squat a été ainsi récupérée par les classes sociales plus riches sous le couvert de la terminologie de l’innovation sociale. Il y a une libéralisation des biens communs, mais uniquement dans une logique marchande dans le sens par exemple d’une ubérisation des services de proximité. C’est le dernier accaparement du néolibéralisme rien n’y échappe.

On a essayé de défendre en décembre dernier un projet collectif sur un site d’Aubervilliers animé par le collectif Gargantua. On espérait être conventionné et monter un projet élaboré pouvant intégrer un marché d la récup. Finalement il n’y a pas eu de dialogue possible avec le propriétaire qui s’était pourtant engagé dans le cadre d’un protocole à reloger un squat précédent. Cependant la mairie d’Aubervilliers à une politique favorable en essayant de bloquer les projets de rénovation urbaine. Certaines mairies des quartiers populaires peuvent empêcher la police d’expulser les familles. Le problème c’est que pour récupérer des terrains il faut de l’argent, des financements.

Autoformation et expertise citoyenne à travers la problématique des squats

Les squats peuvent devenir des lieux d’autoformation où on invite d’autres catégories professionnelles apporter leurs compétences au service d’un processus commun. Des étudiants pourraient aussi trouver la possibilité de sortir de leurs murs d’expérimenter un processus d’engagement collectif. Rien n’empêche que ces lieux deviennent en cela aussi des formes d’université populaire animées par les principaux intéressés et invitant les universitaires où les techniciens à se mettre ainsi à l’école de la rue et de l’expérimentation sociale. Peut-être se rapprocher des écoles d’architecture et voir si une telle expérience peut être validée comme un « stage chantier » qui est obligatoire en licence (durée d’un mois).

L’invisibilité sociale rend difficile l’émergence de problématiques politiques. L’intérêt d’un lieu est aussi de faciliter un accompagnement et d’identifier les besoins, mais aussi dans une logique de formation-action de renforcer les compétences individuelles et collectives pour y répondre. L’expérience du lieu est en elle-même une formation, s’approprier un espace, pouvoir le gérer collectivement, se défendre dans les procédures de justice, etc. Cette expérience manque notamment aux habitants, maitre d’ouvrage et maitre d’œuvre qui s’engagent dans la conception d’habitats coopératifs.

Vivre 15 ans dans la rue ou vivre 15 ans de la biffe, c’est une expertise de la ville.

En cela les logiques d’innovation sociale et d’économie du commun sont des processus que peuvent s’approprier des acteurs qui en ont le plus besoin à travers des outils méthodologiques et les dispositifs. Roberto Bianco-Levrin (médecins du monde) parle ainsi de favoriser des « politiques ascendantes », qui partent du bas des situations d’expertise, de maîtrise d’usage, « l’expérience de survie collective construit des politiques de l’habitat, de la santé, de l’activité économique, de la culture, etc. ». Les politiques ascendantes interpellent les politiques d’État qui ne se pensent pas à partir des plus pauvres, mais à partir d’une culture technicienne qui pense ce qui est bien pour les pauvres. L’idée est alors de faire entrer dans le droit commun des dispositifs qui sont pensés et maîtrisés par les acteurs eux-mêmes.

Les collectifs de squatters sont généralement dans des approches transdisciplinaires. Ils peuvent mêler hébergement d’urgence et activités culturelles et artistiques. C’est une manière de dire qu’on ne peut pas dissocier la création d’un imaginaire d’une transformation sociale. Quelles que soient les formes de luttes, il reste nécessaire qu’elles s’appuient sur la revendication des droits fondamentaux comme le droit au travail et le droit au logement, elle ne peut se faire non plus sans l’appui de « contres espaces » où se recompose une autre manière de faire ensemble. C’est dans ces interstices que des espaces de vie naissent. Les milieux se mélangent.

Par rapport aux gens en situation de pauvreté qui vivent ou travaillent dans la rue comme les biffins dont certains sont aussi sans logement, la problématique « squat » s’inscrit dans une dynamique collective renvoyant à des questions citoyennes et non pas à une logique de contrôle social par l’insertion. Effectivement les biffins comme d’autres sont considérés soit comme sous-prolétaires, ne soit comme personnes à insérer. Dans les deux cas ne sont pas remis en cause ni le système économique ni le système d’insertion sociale.

Cela n’élude pas la réalité parfois difficile de ces formes collectives qui regroupent des intérêts et des approches avec des temporalités différentes, mais aussi des profils contrastés. Les personnes en situation de vulnérabilité accumulent les traumatismes parfois difficiles à gérer collectivement. Il est nécessaire de compartimenter les différentes activités. Il est difficile par exemple de faire coexister hébergement d’urgence avec les autres activités.

Il n’est pas simple effectivement d’organiser des collectifs occupants des espaces autonomes à une époque qui privilégie la criminalisation de la pauvreté et la marchandisation de tous les domaines de l’existence. On peut imaginer autrement que ces tiers lieux ou ces interstices urbains soient les seuls moments de respiration et de reconstruction d’une forme collective et citoyenne.

Ces lieux peuvent constituer en quelque sorte des zones d’apaisement, de constructions et de création, où s’exerce une bienveillance réciproque sans jugement a priori (« aller vers… », « être avec », « partir de… »), et essayer ainsi, même si ce n’est pas toujours facile, de ne pas reproduire les conflits, hiérarchisations, subordinations, discriminations vécues à l’extérieur. En prendre conscience, c’est se mettre non simplement en tant qu’occupant d’un lieu, mais aussi acteur d’une démarche collective, dans une logique d’autoformation, d’auto encadrement, d’autos missionnèrent, etc. Ou comment permettre aux personnes de se réinscrire dans sa propre trajectoire, défendre une cohérence, être respecté dans son intégrité. Le lieu induit par définition une relation de proximité et par conséquent un autre rapport entre l’espace et le temps. On peut prendre le temps de la rencontre est aussi le temps de se projeter dans le temps, bref s’inscrire dans une temporalité qui permet d’envisager l’action et l’aller-retour entre l’action et la pensée de cette action.

Les lieux de type squat sont donc des lieux de cohabitation où se croisent des populations différentes confrontées à la précarité et qui cherche un mode de vie alternatif à travers un mode d’habitat collectif. Certains squats sont plus ou moins socialement homogènes. La démarche dans laquelle nous pouvons tous nous retrouver et de partir des situations auxquelles sont confrontés les acteurs et de travailler à partir de ces parcours d’expérience pour dégager des problématiques et des actions communes. Nous sommes bien dans une recherche-action. Il s’agit donc de respecter les dynamiques internes de chaque collectif ou groupe et en même temps d’arriver à construire une parole et des enjeux dans l’espace public pour amener ses lieux à s’inscrire dans un schéma d’aménagement de développement du territoire et une économie de proximité.

Pour une autre approche du territoire et de son aménagement

Ces lieux ne sont pas en dehors de la ville, mais au centre des questions urbaines et par leur activité confirment qu’on ne peut les reléguer à la marge selon les représentations sécuritaires du moment. Il ne s’agit pas simplement en tant que « collectivisme libertaire » ou disons de manière moins orientée « démarche autonome » de dénoncer un pouvoir, mais aussi prendre le pouvoir de diffuser des expérimentations qui peuvent rentrer dans les logiques de développement territorial. Le lieu est la plus petite unité de l’échelle du commun à partir de laquelle s’élabore une commune ou une collectivité territoriale. L’architecture fluide du lieu peut donc se concevoir comme une modélisation de tiers lieux extensible à d’autres espaces de vie, en termes notamment d’économie du commun, de circuits courts, d’innovation sociale, etc.

Le squat, comme habitat, renverse complètement l’approche actuelle de l’architecture écologique. Le discours technocratique dominant se focalise sur la technologie et la matière, la performance des équipements et de l’isolation… tout en construisant des logements nécessitant toujours plus de surface par individus, incarnant des modes de vies individualistes qui multiplient les dépenses matérielles, énergétiques, etc… des résidents.

Le squat est un habitat écologique non pas par les performances de ses qualités physiques (isolation…) mais par la qualité écologique des modes de vie qu’il incarne. Dans un monde dominé par le chiffre et la pensée rationnelle, il serait intéressant d’organiser la mesure de cette qualité écologique de l’habiter coopérativement. Cela revient à mettre la science, ou plus précisément une forme de démonstration scientifique, au service d’un projet politique. Celui de tordre le cou au discours technocratique qui règne encore dans le monde dans le bâtiment et empêche l’émergence de réponses crédibles à la hauteur des enjeux sociaux et écologiques contemporains. Si les limites de l’agriculture conventionnelle sont connues du grand public et que s’organise des formes de soutien citoyen à l’agriculture paysanne, raisonnée, écologique… la prise de conscience citoyenne des limites de l’architecture conventionnelle reste à générer. L’agriculture intelligente fait sourire, la ville intelligente continue de faire rêver.

Il est important de faire connaître le squat comme forme d’habitat écologique et de le mobiliser dans le cadre des débats actuels entourant l’architecture écologique.

Annexe : Économie populaire et/ou économie sociale et solidaire ?

Cette note de travail reprend des éléments discutés à la table ronde « Redistribuer » du colloque du Groupement d’Intérêt Scientifique « Démocratie et Participation » sur les « Expérimentations démocratiques aujourd’hui : convergences, fragmentations, portées politiques » le 27 janvier 2017 à la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord[1].

Quelles sont les conditions pour que la problématique de l’économie populaire soit prise en compte dans le domaine politique ? Depuis une dizaine d’années, des récupérateurs-vendeurs franciliens qui se nomment eux-mêmes « biffins » se sont mobilisés en réseau et en associations pour faire reconnaitre l’utilité directe de leur activité et faciliter l’ouverture de marchés dans l’espace public (voir le rapport d’étude auquel nous avons contribué en 2012 pour la région Île-de-France)[2].

  • Soit on place la récupération vente des biffins dans une économie de survie, c’est-à-dire à un sous-prolétariat qui rentre en concurrence avec le prolétariat classique et la forme salariale. Nous parlons effectivement d’économie informelle c’est-à-dire de personnes sans statut à qui on peut toujours reprocher de développer une économie concurrentielle (pas d’agrément, pas d’inscription au registre professionnel, as de cotisation sociale, pas de diplôme ni de licence)
  • Soit on place la récupération vente dans le couple « infernal » insertion / répression qui conditionne la mise en place de certains espaces marchands à une obligation de réintégration dans l’économie classique et au développement la répression partout ailleurs. Ce qui aboutit à la situation actuelle de quelque centaine de places accessibles en région parisienne alors que l’ensemble du territoire est soumis à une répression sans vision globale de cette économie.

Mais quand on interroge des structures de réemploi sur quel modèle économique ils veulent insérer les plus pauvres on s’aperçoit qu’il n’y a pas véritablement de réflexion quant à une forme alternative économique. Autrement dit on demande aux biffins qui ont trouvé une réponse par l’économie populaire de les réinsérer dans le système qui les a exclus.

Une autre approche est de dire que la récupération vente s’insère dans une forme écosystémique interrogeant les possibilités d’un développement économique sur un territoire. Il manque cette interface aujourd’hui entre une économie de survie et ce que serait cette économie populaire. On parle à la fois d’une économie au rez-de-chaussée des villes, d’un travail d’autoformation, d’une économie menée par les plus pauvres qui bénéficient aux plus pauvres.

Par leur propre force de travail, leur capacité à s’auto-organiser, les ressources recyclables disponibles sur les territoires, les biffins développent une activité économique de proximité. Tout en satisfaisant leurs besoins de base, ils participent en outre à un système socioéconomique d’échange. Ils contribuent à travers des circuits-courts à réintroduire des logiques endogènes de développement territorial.

Elle peut prendre différentes formes : ateliers autogérés, groupe d’achat, échoppes fixes ou ambulantes, petites réparations, systèmes d’échange local, cuisines collectives, récolte des déchets et revente dans la rue ou au bénéfice de dispositif de récupération…

C’est sur ce dernier aspect du circuit de la récupération-vente que s’appuie particulièrement notre programme de recherche-action, car il est exemplaire d’une économie d’auto-réalisation basée sur des compétences collectives contribuant à un développement durable dans la tradition des puciers aux portes de Paris.

La question qui se pose alors sur l’articulation entre forme d’expérimentation et forme d’écodéveloppement. À quoi sert-il d’expérimenter un nouveau modèle économique si les travailleurs qu’ils soient employés ou entrepreneurs sont confrontés à un modèle économique subordonné selon des règles financières à court terme peu propices à la créativité ? C’est en cela que les logiques normatives de l’économie sociale et solidaire classique ne sont pas non plus les réponses adéquates. Il est important que les formes de modélisation qui permette la généralisation de l’expérimentation puissent être aussi en adéquation avec une économie populaire. Sinon, on tombe dans une injonction paradoxale où l’on nous le demande d’expérimenter sans possibilité de proposer un modèle alternatif.

Nous rejoignons en cela la position de Jean Louis Laville sur la difficulté de la problématique de l’économie populaire soit prise en compte dans le domaine politique : « Il y a une segmentation et une hiérarchisation entre les sphères économiques et politiques. Au XIXe siècle la gauche s’est affirmée comme relevant du déterminisme économique avec la croyance très forte du développement des forces productives qui rejoint une pensée du libéralisme et participe à l’invalidation symbolique des économies populaires. Ce fétichisme politique pense finalement qu’à partir de la prise de pouvoir d’État de la possibilité par quelques réformes structurelles d’aller vers un changement démocratique. En cela la pensée sur le changement social a été orientée par le déterminisme économique.

Du côté de la pensée d’une entreprise non capitaliste, il n’y a pas de théorisation qui est tenue la durée. L’une des seules est la théorisation de l’économie sociale, mais qui s’est également enfermé dans une pensée limitée à l’entreprise comme organisation. Elle a cru qu’il suffisait de changer la propriété collective pour avoir un fonctionnement démocratique et qui a pensé que le changement social se réduisait à un certain nombre d’entreprises coopératives qui allaient essaimer par leur valeur d’exemple. La question est donc de penser un pont, construire des médiations entre la sphère politique et la sphère économique. Ce déficit théorique est devenu de plus en plus sensible alors que les pratiques aujourd’hui nous indiquent ces ponts existent dans la réalité où l’économie populaire sort de l’économie de survie pour légitimer un certain nombre de pratiques populaires en accentuant les formes de solidarité qui réinterroge les modèles de gouvernance à partir d’actions concrètes. C’est bien ici que se situe notre recherche-action avec les récupérateurs vendeurs l’expérimentation « Rues marchandes ».

Nous dégageons ici quatre points principaux qui pourraient représenter autant de soutiens à des expérimentations dans la perspective d’une généralisation :

  1. La capacité d’auto développement à partir des ressources endogènes du territoire qui à la capacité de miser sur son identité propre territoriale affirmer à partir de ses ressources humaines naturelles culturelles patrimoniales qui sont liées à l’histoire Savoir-faire et des coutumes. Il y a lien entre développement économique et préservation du capital patrimoniale. On pourrait concevoir des ateliers populaires du territoire incluant des équipes pluridisciplinaires pour révéler les ressources inexploitées.
  2. La capacité de créer un écosystème à travers une diversité des acteurs socio-économiques mise en relation. Où pourrait en envisager un cluster pour prendre un terme à la mode consacrée à l’économie populaire entre entreprises sociales, culturelles et économiques qui mettrait en relation fabrication de l’habitat, rues marchandes, accueil d’urgence, jardins partagés, auto réparation et autres ateliers.
  3. La capacité de mettre en place une nouvelle forme de gouvernance qui dépasse les élus et la démocratie élective ou même participative en inventant de nouveaux dispositifs de gestion des biens communs mettant en lien des acteurs autour d’une dynamique de développement territorial. Cela renvoie à la possibilité à de nouveaux acteurs de se déclarer sur le territoire qu’ils passent ou non par le tissu associatif ou coopératif de l’économie sociale et solidaire classique.
  4. La capacité à créer une économie d’échelle en mettant en relation différents territoires dans une dimension régionale et en créant ainsi une interface entre une économie de proximité et filières économiques s’appuyant sur une ingénierie dans une logique de mutualisation des moyens, afin de répondre aux besoins des différents acteurs qui maîtrisent sans sa production du territoire. Cette économie au « rez-de-chaussée » des villes d’auto construction, de transformation répondant à la nécessité des situations, induit également un autre rapport à la mobilité et la proximité.

Hugues Bazin, Contre-espaces d’une économie créative et populaire, www.recherche-action.fr, 2017


[1] Participant à la table ronde : Hugues Bazin (Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action), Pierre Crétois (Université Paris Ouest Nanterre La Défense), Maria Inés Fernandez Alvarez (Universidad de Buenos Aires), Jean-Louis Laville (Lise, Cnam), Sébastien Thiéry et Charlotte Cauwer (PEROU, sous réserve), Stéphane Vincent (27ème Région)

[2] http://recherche-action.fr/ruesmarchandes/download/etude_sur_les_biffins_en_ile_de_france/Les-biffins-etude-qualitative.pdf

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Analyse critique et sciences participatives

Un article d’entretiens auquel j’ai contribué avec d’autres chercheurs-acteurs engagés sur différents terrains d’une contre expertise citoyenne et d’une analyse critique des rapports sociaux (Paru en mai 2017 dans la revue TSA)

Sciences Participatives Revue TSA
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Le corps politique de la danse hip-hop

©Thomas-Bohl, Danse des guerriers de la ville

Le corps est l’endroit où s’enchevêtrent l’intime et le politique entre l’expression des sentiments et l’incorporation des oppressions. Le « dedans » est une opération du « dehors ». Dans ces plis se logent les conditions sociales de production de la personne. S’il y a bien un espace où cette confrontation peut avoir lieu entre art et pouvoir, c’est l’espace public.

 

Entre ceux qui pratiquent l’espace et ceux qui veulent contrôler son caractère sauvage, inorganisé, improbable, ingouverné, non fonctionnalisé. Il n’y a pas de définition préétablie de l’espace public, sinon dans la manière de jouer sur le curseur entre liberté et contrôle.

Soumis au formatage de la convocation et de l’événementiel, plus les cultures urbaines, le street art  et autre art de la rue sont encensés dans le discours officiel, plus ils sont inféodés à l’idéologie consensuelle de l’« attractivité » et de la « reconquête » des territoires interstitiels ou délaissés, c’est-à-dire à la fermeture des derniers espaces de respirations de la ville, « à la grande entreprise d’uniformisation urbaine, de cadrage des usages dans l’espace public et de gentrification de quartiers populaires »[1].

Comprendre les enjeux actuels, c’est comprendre comment le corps réagit dans l’espace public. Est-il régi par lui ou au contraire ouvre-t-il un espace en se déployant à travers lui ? Cette immersion dans l’espace provoque une poussée politique d’une force esthétique dirigée de bas en haut égale au poids du volume déplacé. Ce théorème d’Archimède appliqué à tous arts publics, appelons-le poussée de « l’art à l’état vif »[2].

Une technologie du pouvoir s’est instaurée pour évacuer les indésirables, les gueux, les marginaux, les migrants, les révoltés, pour les rendre invisibles, pour les mettre hors de portée, hors société, pour exclure savamment et méthodiquement le corps de l’espace et infliger aux corps les contraintes de la servitude. L’exploitation économique commence par une coercition des corps. C’est une manipulation calculée de ses éléments, de ses gestes, de ses comportements. La discipline fabrique des corps soumis et exercés, des corps « dociles » ; elle majore les forces du corps en termes économiques d’utilité et diminue ces mêmes forces en termes politiques d’obéissance[3].

Un jeune noir ou arabe dans les rues françaises apprend très tôt à ne pas courir devant les forces de l’ordre sous peine d’injures et de poursuites, car si l’on court c’est que l’on fuit et si l’on fuit c’est que l’on est coupable. Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois sont morts d’avoir couru[4].

« Ne jamais courir, surtout la nuit, pas de mouvements brusques, pas de capuchon sur la tête, pas d’objet à la main, surtout brillant, ne jamais attendre des amis à un coin de rue, au risque d’être pris pour un dealeur, garder ses distances avec ceux qui pourraient vous juger dangereux sous peine de se mettre soi-même en danger[5] ». Ce sont des règles universelles de résistance dans tous les territoires ségrégationnistes de la planète[6].

La marche comme proto mouvement d’un état du monde traduit directement ce rapport politique. Une pensée du corps dans l’espace ouvre cette voie réflexive d’interroger son expérience en constituant le contre espace d’un labo in vivo des repliements et dépliements d’une forme corporelle et sociale.

« Pendant l’entre-deux-guerres des artistes afro-américains propose de nouvelles formes de danse cherchant à s’éloigner des claquettes des danses de revue, il commence à penser la danse comme un lieu de revendications sociales et raciales, de métissage, de mémoire culturelle et de représentation de la diaspora »[7] qui fit écho quelques années plus tard à la lutte pour les droits civiques, le mouvement Black Power et les luttes des minorités.

Tout processus d’oppression génère sa culture de résistance. Les luttes sociales se réinventent à l’aune du changement radical des rapports de production. Un acte libre et gratuit ne peut qu’interroger de par sa simple existence les conditions politiques d’émergence d’un espace public. C’est une manière de réaffirmer le caractère non-propriétaire comme espace du commun partageable. Un système à prétention totalitaire possède ses propres failles. La rue avec ses espaces insoumis et ses murs révoltés est une de ces failles spatio-temporelles. Par le fait même d’être à la fois le début et la fin d’un processus de marchandisation, elle provoque des tensions où se logent des pratiques spontanées et brutes d’hacking urbain selon les méthodes créatives de détournement et de la récupération à l’instar du graffiti[8] et du parkour[9].

La danse devient elle-même politique en dépassant l’emprise de la peur, en retournant ce par quoi la ville se refuse à la rencontre et à l’expression. Et tout d’un coup, ce corps invisible, refoulé, replié, relégué aux périphéries rythme le cœur des places. Cet acte fondamental d’appropriation de son espace vital recompose l’unicité de son parcours de vie.

La danse hip-hop est politique parce qu’elle restaure cette fonction critique dans la tension entre le proto mouvement du corps contraint et le méta mouvement des luttes d’émancipation. Elle se distingue en cela de la danse contemporaine dans sa forme instituée labellisée par le monde de l’art qui a perdu sa promesse émancipatrice, « un projet dont la faillite accompagne la fin des avant-gardes historiques et l’échec du projet révolutionnaire »[10]. Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du spectacle. « Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps »[11].

Au rez-de-chaussée des villes, au plus bas des dalles et des halls, en tâtant la dureté des textures le mouvement tire sa force des matériaux disponibles, le béton prenant ici le rôle de la terre mère africaine. « En Afrique, la danse n’est pas séparée, elle fait partie intégrante du complexe vivant »[12].

Cette capacité à relier la terre battue et le bitume participe d’une médiation de la forme (l’expérience esthétique) avant une médiation de l’œuvre (l’expérience artistique). C’est ce qui a facilité la traversée des océans entre Afrique et Amérique, Amérique et Europe, Europe et Afrique. C’est ce qui a permis de transcender les cultures en dépassant la séparation entre un art de vivre et vivre l’art entre culture populaire et culture savante.

Ce n’est pas un objet d’art statufié qui prend sens dans le regard du public averti de « La » culture, mais des situations en mouvement d’un imaginaire instituant entre les hommes et le monde. Autrement dit, il ne peut avoir transformation sans relation entre forme et sens, matériaux et symboles. Sans l’irruption créatrice de cet imaginaire, la société n’existe plus dans ce qui fonde notre manière de vivre ensemble.

« En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. Loin de notre pensée de vouloir ressusciter un soi-disant art « pur » qui d’ordinaire sert les buts plus qu’impurs de la réaction. Nous estimons que la· tâche suprême de l’art à notre époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. L’artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s’il s’est pénétré subjectivement de son contenu social et individuel, que s’il en a fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s’il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur »[13].

Mais une fois décrétée objet d’art, l’œuvre perd cette force médiatrice. Retrouver l’énergie salvatrice s’opère dans la confrontation aux matériaux. Se cogner au ciment cimente. C’est dans cette force structurante que naissent une conscience et des collectifs, un mouvement indiscipliné, sauvage qui s’invente lui-même ; c’est dans ce mouvement que s’exprime un désir irrépressible et spontané surgi de l’expérience innommable, intolérable des rapports de domination. Si les cultures urbaines sont nées du croisement entre l’art et le peuple alors elles ne peuvent exister que comme formes autonomes et subversives.

Elles perdent leur autonomie là où commence la définition de l’art et du peuple comme objet économique et sociologique. Existent-ils vraiment ? Certains disent les avoir rencontrés. Ne les croyez pas ou plutôt croyez en l’illusion de la réalité du peuple que procure l’art. « L’art est un mensonge qui dit la vérité en nous délivrant de l’illusion du réel »[14].

La folie de Charlie Chaplin disparaît lorsque le cinéma parlant devenu une industrie s’est mis à prétendre décrire le réel alors que le cinéma muet finissait en objet de curiosité et d’analyse. Sa force était ces zones d’ombre, le caractère irréel de ses personnages. Comme le déplorait Chaplin, « de nos jours on n’en sait trop sur les gens, il n’y a plus de place pour l’imagination, pour la poésie inhérente aux figures mythiques »[15]. Ces personnages n’existaient pas dans la vraie vie et pour cela pouvait dénoncer férocement les conditions de vie, jouer le facteur de chaos à l’intérieur de l’ordre établi, réussissant à créer leurs propres dynamiques auxquelles pouvaient s’associer les gens.

Alors, doutons lorsqu’on prétend décrire un peuple et un art hip-hop. Attachons-nous à une recherche qui se déjoue des représentations chosifiant le vivant pour mieux toucher la vérité d’un mouvement d’émancipation et de création, là où la danse de rue retourne l’enveloppe de la ville permettant à chaque passant pauvre ou non de projeter dans le clochard céleste l’âme révolutionnaire.

Que nous dit le danseur hip-hop ? « Puisque tu n’as rien, tu vas faire quelque chose de magnifique. L’art est au coin de la rue, il suffit d’avoir des yeux de poète »[16]. Ne croyez pas les commentaires paternalistes qui disent d’un ton condescendant qu’un chorégraphe est « issu du » hip-hop ou « issu de » la rue lorsqu’il accède au Saint Graal des scènes contemporaines. Le hip-hop serait digne d’intérêt non dans sa force éruptive, mais comme volcan éteint, esthétiquement domestiqué, policé une fois éliminé tout danger subversif.

« La danse est la danse. Un chorégraphe noir qui chorégraphie des ballets classiques sur des thèmes empruntés à l’Antiquité grecque n’est pas moi artiste qu’un chorégraphe noir dont le travail s’inspire du ghetto »[17]. « Issu de » rappelle constamment l’injonction faite aux arts considérés comme mineurs et a-historiques – puisqu’enfermés dans un passé dénué d’avenir – de s’ouvrir à l’art, le vrai, celui qui s’inscrit dans l’histoire et le récit national. Comme il est toujours rappelé aux jeunes « issus de » l’immigration trois générations après qu’ils ne seront jamais totalement français, qu’ils n’appartiendront jamais au récit collectif et doivent toujours faire la preuve de leur intégration comme manifestation de leur docilité.

Michel De Certeau appelait cela la « beauté du mort » où les arts et les cultures populaires deviennent attractifs qu’une fois éteints[18]. Chris Marker le confirme notamment à propos du pillage de l’art africain : « quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture »[19].

Mais l’émergence de formes brutes et singulières nous indique qu’« il se peut que, sur les ruines de la culture, une création d’art renaisse, orpheline, populaire, étrangère à tout circuit institué et à toute définition sociale, foncièrement anarchiste, intense, éphémère, dégrevée de toute idée de génie personnel, de prestige, de spécialisation, d’appartenance ou d’exclusion, de clivage entre la production et la consommation. Ce serait l’avènement d’un homme sans modèles, radicalement irrespectueux et par conséquent créateur »[20].

De l’art et du peuple lequel finalement manque le plus à l’autre ? Il est de bon ton, et plus confortable moralement, de prétendre que l’art manque au peuple. C’est ainsi que s’érige l’idéologie néo coloniale envoyant les artistes comme missionnaires civilisateurs au nom de la reconquête des territoires populaires. « On peut penser aussi que c’est le peuple qui manque à l’art, et c’est aux artistes alors de nous le rappeler, eux qui ont recours à son énergie, à sa créativité et à ses ressources, pour renouveler leur inspiration »[21].

La danse hip-hop reçoit l’injonction de s’ouvrir. « En distinguant art majeur et art mineur, la politique culturelle de l’État a contribué à maintenir les ségrégations culturelles. Elle a établi des échelles normatives de valeur fondées sur la notion vague d’« excellence », dont on peut se demander si elle relève du goût, nécessairement subjectif, ou d’un critère construit par l’esthétique et/ou l’histoire de l’art »[22].

Pourtant, loin d’enfermer l’art, le hip-hop et autre art populaire le libèrent du carcan qui le sépare de la vie. Ainsi la danse ne devient pas « art » une fois qu’elle monte sur la scène des théâtres contemporains, l’art existait dès les premières secondes de sueur jetée sur l’asphalte. Elle sera vivante tant qu’elle continuera d’introduire le corps pensant dans l’espace public.

Ce corps acrobate tel un Buster Keaton prend des risques. Parfois maltraité, parfois briser, « il est projeté avec fulgurance au travers des structures sociales, des mécaniques et des machinations de la société. C’est un corps jeté au monde, et dans le mouvement de sa projection il va précipiter, emballer le monde à l’échelle des grands espaces, de la ville entière »[23].

Dans le cercle hip-hop, dans ce jeu continuel d’appel réponse propre à toute forme populaire, le corps du spectateur est mobilisé, il est transporté, il devient lui aussi acteur de ces liaisons et déliaison sensorimotrice, il est projeté dans cette danse avec le monde.

En créant un nouveau cadre de réception, la danse hip-hop crée un environnement qui ouvre un champ de possibilités sans pouvoir présager de la forme d’apparition et de production des événements, rarement répertoriés dans les lieux dédiés à la culture qui qualifient l’œuvre en fonction des critères d’excellence artistique.

Mais comme le rappelle Jean Dubuffet « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle ».

Échapper à la catégorisation de la forme esthétique c’est d’une autre manière revendiquer l’expérience esthétique comme faisant partie du processus artistique et l’art lui-même comme bricolage assumé. C’est comprendre avant tout l’œuvre comme un principe d’accomplissement de ce mouvement. Ce n’est pas refuser une professionnalisation, mais indiquer que les modes de création, de transmission et de diffusion peuvent emprunter des chemins braconniers et, par conséquent, sa propre façon d’organiser, de classer, de hiérarchiser ses modes de validation et de jugement, distincts de ceux du monde de l’art.

Après tout on veut bien accepter de l’art contemporain qu’il développe des œuvres comme processus d’emprunts collages, réappropriation, transformation, rupture, renversement… Alors, la prise en compte de l’aléatoire dans l’œuvre, le dialogue ou la confrontation avec les matériaux bruts, la préférence du processus intuitif à l’ingénierie de projets, l’absence d’appartenance à une école, la revalorisation par le détournement des situations déclassées ou reléguées devraient être des critères tout aussi acceptables d’une mise en œuvre artistique que celle du milieu académique ou institutionnel.

Et si l’on refuse à cet art indiscipliné une autonomie, ce n’est pas pour des critères artistiques, mais politiques couvrant d’autres raisons économiques. Le refus de considérer l’art catégorisé comme mineur, minoritaire, voire communautaire, c’est lui refuser de se constituer comme forme sociale et culturelle totale, un « Tout-Monde »[24] dans sa diversité et son universalité.

À la brutalité du monde et des hommes ­répond l’art porté à mains nues comme une arme. Le collectif de femmes du New Dance Group affirmait dans les années 30 « dance is a weapon », la danse est une arme contre les puissants, une arme pour les dominés, une ­arme pour l’émancipation des masses. « Alors on va dans les usines, dans les bureaux, dans les rues, on enseigne l’art du mouvement ­libre, de l’improvisation aux danseurs professionnels comme aux amateurs, ­enfants, ouvriers ou secrétaires »[25].

Le corps politique de la danse et autre art dans l’espace public sont une guérilla en faveur d’un libre accès à l’espace et la culture. « Il est grand temps pour nous, dans la grande tradition de la désobéissance civile, de manifester haut et fort notre opposition à la confiscation de la culture publique par les organismes privés »[26]. Il nous faut nous emparer du savoir et tous autres matériaux utiles là où ils sont, les diffuser et les partager avec le reste du monde.


Hugues Bazin, Intervention à la conférence dansée, « Danse contemporaine, questions d’Afrique », 18 mars 2017, Morsang-sur-Orge (91) sous les auspices des Rencontres Essonne Danse et du centre de développement chorégraphique La Briqueterie (Val-de-Marne)


[1] Anne Gonon, « La ville a-t-elle définitivement dompté ses artistes urbains ? », in revue Nectart No 1, 2015.

[2] Richard Shusterman, L’art à l’état vif, La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Ed de Minuit, 1992, Col Le sens commun.

[3] Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975

[4] À l’origine des émeutes de 2005

[5] Garnette Cadogan, « Être Noir dans la ville », Le Monde du 19/01/2017

[6] Sur l’humiliation et l’incorporation du pouvoir par le corps : Hugues Bazin, « Police des banlieues, contremaître du néo capitalisme », recherche-action.fr, 2017

[7] Claire Rousier, « Avant-propos » in Danses noires, blanche Amérique, Centre National de la Danse, 2008, p.5.

[8] Hugues Bazin,  « L’art d’intervenir dans l’espace public » in Territoires No 457, Adels, 2005, p.10-12

[9] Hugues Bazin, « Les arpenteurs ouvreurs d’espaces », revue Arpentages, 2013

[10] Thierry de Duve, « Fonction critique de l’art ? Examen d’une question », in C. Bouchindhomme et R. Rochlitz (dir.), L’Art sans compas. Redéfinitions de l’esthétique, Paris, Le Cerf, 1992

[11] Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages, 2008

[12] Ric Estrada, « Three leading negro artists and how they feel about dance in the community » in Dance Magazine, vol 42, no11, 1968, p.60.

[13] André Breton, Diego Rivera, Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant, Mexico 25 juillet 1938

[14] Pablo Picasso, Cité par Florent Fels dans « Propos d’artistes », Bulletin de la vie artistique, juin 1923.

[15] Simon Backès, Chaplin/Keaton, le clochard milliardaire et le funambule déchu, 52’, MK2 TV, 2015

[16]  Bodan Litnianski, cité in Olivier Olivier Thiebaut, Bonjour aux promeneurs ! Sur les chemins de l’art brut, Editions Alternatives, Paris, 1996.

[17] Julinda Lewis William, « Black dance : adiverse unité », Dance Scope, vol14, no2, 1980, p.58

[18] Michel de Certeau, « La beauté du mort » in La culture au pluriel, Paris, Christian Bourgeois, 1974, (Points Essais), 1993.

[19] Chris Makher , Commentaires, Paris, Seuil, 1961

[20] Michel Thévoz, L’Art Brut [1975], Genève, Albert Skira, 1995.

[21] Jean Olivier Majastre, L’art, le corps, le désir. Cheminement anthropologique, Paris l’Harmattan 2008

[22] Jean Caune, « Culture administrée ? Art instrumentalisé ! », Revue Nectart No 4, 2017

[23]  Simon Backès, Chaplin/Keaton, le clochard milliardaire et le funambule déchu, 52’, MK2 TV, 2015

[24] Hugues Bazin « Art du bricolage, bricoleurs d’art » in Les cahiers d’Artes « L’art à l’épreuve du social », Presses Universitaires de Bordeaux, 2013, pp 95-113.

[25] Victoria Phillips Geduld, Dance is a weapon : le New Dance Group, 1932-1955, Centre National de la Danse, 2008.

[26] Aaron Swartz, Manifeste pour une guérilla en faveur du libre accès, Juillet 2008, Eremo, Italie

Police des banlieues, contremaître du néocapitalisme

Les derniers faits de cruautés[1] sous le couvert de contrôles policiers sont présentés par les commentateurs médiatico-politiques comme des actes individuels. Au pire, il suffirait d’extirper les brebis galeuses du troupeau pour que tout rentre dans l’ordre républicain.

Les « bavures » ne sont pas des dérapages individuels, l’humiliation est un système de domination. La police représente pour les jeunes de banlieue de la cité des 3000 à Aulnay (Seine-Saint-Denis) ce que furent les contremaîtres de leurs parents travailleurs à l’usine automobile d’Aulnay.

Les choix industriels de l’époque d’embaucher massivement une main-d’œuvre immigrée sans possibilité de formation et de promotion condamnent ces ouvriers à des bas salaires et des conditions de travail pénible. « On n’en pouvait plus, les ouvriers travaillaient plus et perdaient en salaire, ils étaient insultés » raconte Christian Bonin dans le film « Haya » (« en avant », en arabe) [2]. Jusqu’à 3000 ouvriers, sur un site qui compte alors 6000 employés, cessent le travail. Cette grève restera atypique : grève d’OS (ouvriers spécialisés), grève d’immigrés, grève pour la dignité avant toute autre revendication (grève de Citroën-Aulnay de 1982).

Les années 80 sonnèrent entre Ronald Reagan, Margaret Thatcher et François Mitterrand la fin dans les pays occidentaux d’un type de capitalisme industriel, l’installation d’un chômage de masse, l’avènement d’un capitalisme financier, la marchandisation de l’existence et le recyclage des idéologies soixante-huitardes dans l’économie néo-libérale. Ce sont les banlieues qui constituent alors les lieux de résistance.

Entre 1982 et 84, « les grèves menées par les ouvriers immigrés de l’automobile de la région parisienne posent la question du devenir d’un salariat particulièrement dominé et exploité, dans une industrie en constante restructuration »[3]. Les luttes sociales portaient autant sur le travail que sur le logement, les lois discriminatoires d’expulsion, les actes racistes. Les grèves sont l’occasion de libérer une parole muselée. Au-delà des revendications syndicales, la question de la dignité est omniprésente dans les paroles des OS, qui renvoie tant à la dignité en tant que salariés vis-à-vis de l’entreprise, qu’en tant qu’immigrés vis-à-vis de la France. Les quartiers populaires trouvent une certaine autonomie dans cette articulation entre luttes professionnelles et luttes des minorités. Une de ces expressions fut en 1983 la « marche pour l’égalité » qui s’achève par un défilé de 100 000 personnes à Paris et l’engagement du président de la république sur certains droits.

Le discrédit participe de l’arsenal répressif. Les rapports des renseignements généraux dans les luttes au sein des entreprises sont invoqués pour appuyer la thèse relayée pas les plus hautes sphères de l’État d’un « islam ouvrier sous influence extérieure » . Le traitement politique du conflit sous l’angle religieux inaugurait il y a 35 ans le discours islamophobe postcolonial et le clivage national/racial s’imposant aujourd’hui dans l’argumentaire de l’islamisation des ex-banlieues ouvrières. En même temps que le Front National engrange ses premiers succès électoraux en 83, le Premier ministre socialiste de l’époque, Pierre Mauroy et son ministre du travail Jean Auroux développent la thématique des « grévistes noyautés par l’intégrisme » : « les immigrés sont les hôtes de la France et à ce titre ont un double devoir : jouer le jeu de l’entreprise et celui de la nation »[4].

Si l’entreprise a disparu, le quartier la remplace dans l’injonction de docilité. Le contrôle qui s’opérait dans le rapport au travail s’étend dorénavant dans toutes les séquences de vie par la militarisation de l’espace. De l’exploitation ouvrière à l’asservissement des banlieues, les procédés sont les mêmes : c’est l’incorporation de la domination par les corps où le policier joue dorénavant le rôle du contremaître. Le quadrillage par les mouchards, la hiérarchisation parallèle, les assignations sans motif, les insultes racistes qui étaient le lot quotidien de « l’usine de la terreur » dénoncée par les ouvriers de l’époque sont les mêmes mécanismes qui opèrent maintenant dans les « quartiers de la peur ». Il est logique que les revendications résonnent de la même façon aujourd’hui. Les travailleurs immigrés demandaient le respect de la dignité, la liberté de parler, de s’engager dans l’organisation de son choix, d’être reconnu dans le droit de penser et de religions différentes, de cesser d’être traités comme des esclaves…

L’humiliation reste le support privilégié pour effacer le sujet dans sa qualité même d’être humain. « Elle est une forme intense, de souffrance psychique : elle dévalorise, méprise et met en cause le droit de l’individu »[5].  Chaque personne doit intégrer cette peur comme modèle comportemental de soumission indépassable de sa situation personnelle. En entreprise comme dans le quartier, l’humilié doit comprendre son inadaptation aux exigences du système. Le sentiment d’inutilité est la base même du totalitarisme économique, ce que Patrick Vasseur appelle « superfluité »[6], c’est-à-dire un système où les hommes sont superflus, atomisés dans une masse sans possibilité de se rattacher à une forme collective : un individu sans qualité, sans originalité, sans singularité, sans personnalité, un individu inférieur. À cette forme totalitaire correspond une humiliation radicale. Le manque de respect, de considération, le déni de reconnaissance viennent rappeler cette condition. La soumission des groupes passe toujours par la dimension individuelle. On isole pour cela l’individu, on cherche à l’atteindre par l’intime, là où s’abritent les sentiments les plus profonds d’existence de soi et des autres. On le réduit à un corps, on disqualifie sa vie par le vécu sensible de la douleur, de la dégradation.

Résister à cette domination, c’est analyser l’humiliation avant tout comme une question politique décisive. À cette dégradation individuelle correspond la détérioration constante ces dernières années des conditions socio-économiques dans les quartiers classés « prioritaires ». Alors que la situation de l’emploi semble se stabiliser sur le plan national, la hausse du chômage deux à trois fois supérieur dans les quartiers (indépendamment du niveau de diplôme) n’est pas une conséquence de la crise, c’est un choix politique. Plus les banlieues populaires apparaissent inutiles au développement du pays depuis la déstructuration du tissu industriel, plus le système répressif s’accentue, le contrôle s’opérant par transfert de la violence de la sphère de production à la sphère publique.

Cette domination basée sur une ségrégation territoriale et une discrimination ethno-sociale n’est pourtant pas audible dans le débat public. Elle est même devenue progressivement « acceptable » en se parant d’un alibi idéologique. La critique de classe laisse place à une approche culturaliste où le travailleur immigré devient le musulman et le jeune issus de l’immigration une racaille naturellement encline à la délinquance. Ce sont les thèses fumeuses de l’« insécurité culturelle » (peur du multiculturalisme, du « grand remplacement »), la thématique de la « reconquête des territoires de non-droit », la reformulation d’un récit national excluant l’apport des immigrés, l’instrumentalisation de la laïcité dans une racialisation des rapports sociaux, etc.

Les travailleurs de terrain ont pu constater ce pourrissement progressif caché par la logique technicienne de la « politique de la ville » qui finit d’étouffer toute velléité d’auto organisation du milieu associatif. Détruire les tours d’immeubles et rénover les façades n’ont jamais permis aux populations de mieux s’organiser en autonomie. Les modes de structuration anciennement liée aux luttes dans le travail ayant disparu, il n’est pas accordé aux révoltes le statut de luttes légitimes comme en 2005 (suite à la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois), systématiquement renvoyées à la case délinquance des « casseurs » et autres « réseaux mafieux ».

La perpétuation d’un état d’urgence débridant la violence policière et son détournement dans la répression du mouvement du printemps 2016 contre la Loi Travail ont eu pour effet inattendu de faciliter un rapprochement entre les différentes formes de luttes. Les primo-manifestants découvrent en « live » la technologie du pouvoir militaro-policier maintenant sous le joug les banlieues depuis des décennies et réciproquement les acteurs de banlieues découvrent à travers les réseaux sociaux les stratégies d’organisation et de rébellions mises en place par les mouvements autonomes.

La convergence des luttes souhaitée à l’époque ne s’est pas vraiment faite, car restant accolée au modèle de rapport au travail et de militance propre à certaines couches socioprofessionnelles. Les « Sans » se sont retrouvés cependant dans les cortèges de tête des manifestations et les AG d’occupation des places sans permettre vraiment aux quartiers populaires de trouver leur propre forme d’organisation. Le rassemblement le 11 février 2017 devant le tribunal de Bobigny et dans plusieurs autres villes de France en soutien à Théo L. a constitué peut-être l’un de ces points de convergence.

Alors que les flammèches d’une guérilla urbaine peuvent à tout moment provoquer un embrasement, l’émancipation des populations dominées passe par la possibilité de prendre le statut d’acteurs politiques comme à l’époque des luttes ouvrières dans l’industrie automobile. En s’affirmant comme référent à l’ensemble des mouvements, la périphérie devient centrale, condition nécessaire à une transformation radicale des modèles économiques et politiques. Les banlieues ne sont plus alors les « lieux du ban » assigné identitairement, mais les centres d’une intelligence sociale dans le partage des savoir-faire, l’autoformation réciproque, l’appropriation des lieux et des outils, l’émulation et la fierté collective… L’histoire des luttes montre que d’autres trajectoires collectives sont toujours possibles.

 

[1] Le 2 février, dans la cité des 3000, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), Théo L., 22 ans, est gravement blessé, violé par une matraque télescopique d’un policier.  Le 29 octobre 2015,  Alexandre T. a également l’anus  perforé par la matraque d’un policier municipal de Drancy (Seine-Saint-Denis) qui est jugé pour violences volontaires avec arme, le jeune homme a perdu son emploi et reste traumatisé, – Le 19 juillet 2016  à la suite de son interpellation, Adama Traoré, 24 ans, meurt dans la gendarmerie de Persan (Oise) dans des conditions non inexpliquées par les autorités… Sans être aussi dramatiques, les contrôles qui tournent mal sont monnaie courante. Trois points de suture au cuir chevelu, une dent cassée et un hématome sur le visage. C’est le bilan médical de l’interpellation d’Hicham, dans la nuit du 3 au 4 février dernier à Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine). Une plainte est déposée, etc.

[2]  « Haya », Réalisé par Edouard Bobrowski et Claude Blanchet, France, 1982, 60 mn

[3] Vincent Gay, « Des grèves de la dignité aux luttes contre les licenciements : les travailleurs immigrés de Citroën et Talbot, 1982-1984 », www.contretemps.eu

[4]  Frantz Durupt, « L’usine PSA d’Aulnay sous influence islamiste ? Un argument qui remonte à 1983 », Libération du 3 janvier 2017

[5] Claudine Haroche , « Le caractère menaçant de l’humiliation », Le Journal des psychologues, 6/2007 (n° 249), p. 39-44.

[6] Patrick Vassort, Contre le capitalisme. Banalité du mal, superfluité et masse, Le Bord de l’eau, coll. « Altérité critique », 2014

Révolution et contre-révolution à l’époque des tueries suicidaires

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Combattre le feu par le feu

Le renouvellement en quasi-simultanéité par le parlement de la procédure du 49.3 sur la loi travail et de l’état d’urgence sur une période de 6 mois n’est pas dû au simple télescopage d’un calendrier dramatique, c’est la nature même de cette concomitance qui conduit à des conséquences dramatiques.

Néolibéralisme et terrorisme n’ont que faire des nations et se nourrissent de la décomposition de leur société, seule une alternative au capitalisme débridé pourrait repousser l’obscurantisme. Aucune militarisation de la société et lois liberticides ne pourront étouffer l’idéologie terroriste parce qu’un feu ne peut être combattu que par un contre-feu de même nature. Seul un mouvement d’inspiration révolutionnaire peut aspirer l’oxygène d’une contre-révolution.

Une idéologie n’est pas qu’un corpus d’idée justifiant d’une réalité, cette activité théorique possède aussi une dimension performative, elle structure pour le meilleur ou pour le pire les fonctions de formation, d’encadrement, de programmation. Ces fonctions sont habituellement attribuées aux corps intermédiaires éducatifs, militant, politique, etc. Ces corps sont malades, car leur gouvernance institutionnelle s’éloigne du modèle démocratique sous les pressions d’une économie déterritorialisée défendant ses propres intérêts oligarchiques au détriment du pouvoir citoyen de se constituer comme acteur historique.

Le propre de l’idéologie néo-libérale est de ne pas apparaître comme idéologie en présentant la marchandisation de tous les espaces comme seule alternative plausible sous le couvert de la fin de l’histoire et des rapports de classes (le fameux slogan « There is no alternative » de Margaret Thatcher). Cette fausse-vraie démocratie est appelée aussi « post-démocratie » pour décrire un état intermédiaire qui n’est plus vraiment la démocratie tout en gardant l’apparence où les élites sous la férule des lobbies ou des groupes d’intérêt ont appris à gérer et manipuler les exigences  de ses électeurs.

Une post-démocratie penche naturellement vers une dérive autoritaire. Elle est confirmée ici par l’alliance objective du 49.3 imposant la loi travail et l’institution de la plus longue durée d’une situation d’exception dans l’histoire moderne de la France. L’état d’urgence est moins une opposition au terrorisme qu’une adéquation à l’ultralibéralisme.

La stratégie du choc

Cette résolution par implosion de la société ressemble à une attitude suicidaire puisqu’elle sape ses propres fondements démocratiques tout en réprimant les mouvements sociaux susceptibles de porter une alternative à la crise. Mais le principe même du capitalisme n’est-il pas de prospérer sur le désastre ? C’est une stratégie du choc comme en témoigne le conflit en Afghanistan, puis en Irak, puis en Syrie dont est issu directement l’État Islamique. Cet échec cuisant de l’option militaire américaine incapable d’endiguer les vagues terroristes a permis le renforcement des pouvoirs politico-économiques aux États-Unis alors que les lois du Patriot Act depuis le 11 septembre 2001 ont consacré la diminution des droits civils n’empêchant en rien la multiplication des tueries de masse sur le sol américain.

De même, le défilé du 14 juillet dans un détournement des symboles républicains ne consacre plus la prise du pouvoir du « peuple », mais cette emprise marchande dont l’armée est l’instrument. La politique interventionniste en Afrique et au Moyen-Orient ne se mesure pas à la promotion démocratique dans ces pays, mais à l’économie de l’armement dont la France est le principal exportateur mondial. Alors que sur le plan intérieur, la « lacrymocratie » (gestion des mouvements par les gaz lacrymogènes) et la médiacratie (gouvernement par l’opinion) conduisent à la crise des institutions démocratique et confortent la concentration des pouvoirs financiers et médiatiques.

À quelques heures d’intervalles ce 14 juillet le président de la République peut indiquer le midi la fin de l’état d’urgence et suite à l’attentat de Nice le soir sa prolongation, confirmant à la fois l’inefficacité du dispositif déjà pointée dans un rapport parlementaire et sa vocation instrumentale au gré des surenchères électoralistes extrêmes-droitières piétinant allègrement l’État de droit et la Constitution.

Ce hold-up mental avait déjà été tenté après les attentats de novembre 2015. Il s’appuie toujours sur la même stratégie du choc comme manipulation des masses. Sous les effets conjugués et permanents de la sidération, de la peur et de la compassion commémorative, nous devenons obéissants, plus enclins à suivre les leaders qui prétendent garantir notre sécurité quitte à restreindre nos libertés. Cette manipulation des représentations symboliques de l’unité de la nation s’incarne dans la figure du chef d’État paternaliste et protecteur.

Quand le PS condamnait l’instrumentalisation de la peur du terrorisme à des fins politiques

Il est alors d’autant plus instructif de revoir cette interview de François Hollande le 14 janvier 2008 par l’excellent John Paul Lepers. Alors dans l’opposition l’ancien secrétaire du parti socialiste critiquait l’instrumentalisation de la peur terroriste à des fins politiques par le gouvernement sous Sarkozy.

Morceaux choisis :

  • JPL : Est-ce que vous trouvez dans notre pays vous François Hollande que nos libertés sont en danger ?
  • FH : Je crois qu’au nom d’une cause qui est juste et nécessaire, lutter contre le terrorisme, on est en train de faire des amalgames et des confusions. C’est-à-dire, celui qui n’est plus dans la norme, qui peut avoir un comportement déviant, qui peut parfois même être au-delà de la loi, peut être assimilé à un terroriste, ce qui est une atteinte grave aux libertés.
  • JPL : Pourquoi le pouvoir politique fait cela selon vous ?
  • FH : Je crois qu’il y a d’abord une espèce de mouvement politique, c’est-à-dire donner le sentiment qu’il y a une menace et que le pouvoir y répond. Donc il y a une intention politique…
  • JPL : Pourquoi il invente alors le pouvoir ?
  • FH : Peut-être pour montrer une efficacité qui sur d’autres terrains, notamment économiques et sociaux, n’est pas forcément au rendez-vous.
  • JPL : C’est grave quand même vos accusations Monsieur Hollande !
  • FH : Je pense que c’est grave de mettre en cause des hommes et des femmes, et privés de liberté, les accusés de terrorisme.

C’était à propos de l’« affaire Coupat » ou « affaire Tarnac ». L’insurrectionnalisme est-il un terrorisme ? Les publications de cette mouvance résurgente sont versées au procès comme pièces à conviction.t Après 8 ans de procédure, le dossier se dégonfle aujourd’hui comme une baudruche et perd sa qualification de terrorisme malgré la décision du parquet général de se pourvoir en cassation.

L’ironie veut que cette même rhétorique de l’ultragauche soit reprise par le gouvernement Valls et on se demande bien pourquoi François Hollande ne lui a pas répété le contenu de son interview… Tout cela pour justifier l’instrumentalisation de l’état d’urgence dans son application répressive des derniers mouvements sociaux (assignation préventive à résidence, interdiction de se déplacer dans certaines zones, mise en garde à vue et inculpations sur simples présomptions, débridage des violences policières en guise de dissuasion à manifester, etc.).

On peut imaginer que le nouvel état d’urgence, rallongé et durci, ne manquera pas d’étendre cette répression dès la rentrée sociale à toutes les formes de mobilisation, occupation, manifestation. La tendance est de passer de l’état d’urgence à l’État d’urgence (avec majuscule), c’est-à-dire d’une situation d’urgence avec ses dispositifs d’exception à un État d’exception de type autoritaire (ce basculement peut se produire sans coup d’État intérieur comme en Turquie, simplement à l’occasion des prochaines élections de 2017).

Les occupants des places publiques ont été traités de « zadistes », les manifestants de « casseurs », des suprêmes insultes sans doute dans la bouche des accusateurs qui voient selon eux proliférer toute la racaille gauchiste, populaire, marginale. Les renseignements généraux ont même cru apercevoir l’ombre de Julien Coupat hanter les réunions (que ne ferait-on pas sans lui !).

Cette stigmatisation d’un mouvement protestataire jugé trop radical voudrait attiser les peurs en amalgamant résistance politique et terrorisme. Et si au contraire c’était lui le meilleur rempart contre le terrorisme ? Sa nature éruptive et situationnelle n’est-elle pas la mieux à même de déconstruire le modèle djihadiste ? Ce n’est pas dans les ZAD et l’occupation des places que se forment les apprentis terroristes, mais dans les fans zones morbides d’une logorrhée mondialisée.

Idéologie par capillarité

Alors qu’une vague d’attentat frappe la France et l’Allemagne ces derniers jours, les modes explicatifs restent inchangés. La notion de « radicalisation » employée à profusion n’a pas grand lien avec la compréhension de la radicalité et des processus en cours.

Soutenir que ces assassins sont des forcenés ou encore les soldats fous d’une armée ennemie ne suffit plus à comprendre un phénomène avant tout idéologique. Et si la série de tueries de la fusillade de Columbine en 1999 aux États-Unis jusqu’aux 77 personnes tuées en Norvège en 2011 par Anders Breivik n’étaient que l’annonce d’un terrorisme suicidaire répandu aujourd’hui sous la bannière de l’État Islamique ? Il est important de comprendre comme le soutient le philosophe italien Franco « Bifo » Berardi en quoi ces courants autodestructeurs ne sont pas éloignés.

Chacun y va de son sociologisme ou de son psychologisme dont la seule pertinence démonstrative est de se répandre dans les médias. Ainsi sort-on du chapeau la « radicalisation rapide » reprise par le ministre de l’Intérieur en mal d’interprétation justificatrice. Bientôt viendra la « radicalisation immédiate » achevant de décrédibiliser ce mode explicatif. En miroir les propositions de « déradicalisation » ne peuvent gagner en pertinence.

Il n’est venu à personne d’accuser de « radicalisation » le co-pilote de la Germanwings qui a volontairement crashé le 24 mars 2015 dans les Alpes un avion de ligne avec ses 144 passagers et ses 6 membres d’équipage. Personne ne semble avoir fait le parallèle sans doute parce qu’il était allemand et non musulman. Comme le remarque un journaliste aux États-Unis « Les tireurs de couleur sont appelés terroristes et les tireurs blancs malades mentaux ».

Or, si nous nous situons uniquement sur le modus operandi, nous pourrions trouver des schémas concordant dans la construction de l’action du pilote de l’avion et du conducteur du camion du 14 juillet. Il est important de souligner qu’il s’agit toujours d’un suicide qui s’accompagne d’autres morts. Pour exercer leur violence, ils empruntent à un répertoire mental et comportemental disponible à une époque donnée.

Le débat qui s’est instauré au sujet du tireur « fou » de Munich le 22 juillet est aussi révélateur. Il est avéré qu’il a été fasciné par les tueries suicidaires et s’était inspiré d’un autre jeune allemand de 17 ans qui avait tué quinze personnes dans son ancien collège. Il n’a pas été possible d’établir un quelconque lien avec Daech ou une « radicalisation islamique ». En revanche toujours en Allemagne quelques jours plutôt le 18 juillet un jeune afghan attaquant à la hache les passagers d’un train s’est revendiqué « soldat de l’État Islamique ». De même, le 24 juillet toujours en Allemagne, un réfugié syrien meurt en provoquant une explosion devant un restaurant, le qualificatif d’attentat est retenu, son passé psychiatrique est proposé avant que l’on découvre qu’il a fait allégeance » au groupe djihadiste État islamique.

Nous voyons donc que la qualification de « terrorisme » n’est pas obligatoirement liée à la grandeur et la forme des crimes ni réductible à un enchainement de causalités lié au profil individuel de l’auteur, mais à la possibilité de raccrocher l’acte à une idéologie et une organisation.

À partir du moment où ce lien n’est pas avéré, il perd le qualificatif. On peut poser l’hypothèse inverse que toutes ces tueries suicidaires aient un lien avec une idéologie, qu’elles s’en revendiquent ou non ; seulement il existe différentes couches plus ou moins apparentes. La couche daechienne étant une surcouche, la plus visible et la plus communicative. Fluide, elle agit sur la surface par capillarité ayant trouvé « l’astuce » religieuse pour pénétrer des couches plus profondes sans lesquelles elle ne pourrait se diffuser. Paradoxalement ce n’est pas les idéologies les plus visibles qui sont les plus dangereuses.

Capitalisme absolu

Quand Nicolas Sarkozy dit en réaction au dernier attentat à Rouen le 26 juillet « notre ennemi n’a pas de tabou, pas de limite, pas de morale, pas de frontière », nous pourrions parfaitement l’appliquer à une définition du capitalisme absolu qui ne reconnait aucune loi. Lui n’a pas besoin de communiquer, son idéologie pénètre au plus profond des corps, ses forces de destruction n’ont pas d’équivalent avec le terrorisme de surface et cause directement ou indirectement bien plus de victimes. Le monde de la finance et des multinationales suicident en masse au point que cela « devienne une mode » comme le disait si cyniquement l’ancien président de France Télécom. Une mode sans doute le suicide par milliers des petits paysans indiens couverts de dette par l’achat de semences OGM  Monsanto, etc., etc. Cette emprise idéologie s’incarne dans une profonde désespérance dépossédant la personne de la maitrise de sa vie. Le nihilisme suicidaire en est sa face obscure. Comprendre ces tueries comme processus systémique, c’est donc engager une réponse politique.

Daech peut faire beaucoup de mal, mais il ne peut détruire une société si elle-même ne porte pas ses propres forces de destruction. Ce que provoque Daech, ce n’est pas une « conversion » dont on sait qu’elle n’a pas grand rapport avec la maîtrise du religieux, mais une « autorisation », au plus précisément le déblocage d’un registre à un autre sans en avoir nécessairement conscience. Il n’est donc pas étrange que ces « conversions » de personnes non religieuses soient plus nombreuses dans les dossiers antiterrorisme que l’appartenance d’origine à une religion. On peut même concevoir que plus la personne est religieuse, c’est-à-dire détentrice consciente d’une couche idéologique structurante, moins ce basculement s’effectue. Et si l’option du fondamentalisme participe à cette surcouche qui favorise la bascule, les fondamentalistes ne sont rarement ceux qui passent directement à l’acte.

Il n’est pas non plus étonnant que ces forcenées appartiennent essentiellement à la gent masculine. Face à la dépossession d’un statut, sans incorporation de sa frustration dans une lutte de classe, soumis à la compétitivité exaltée par le monde libéral d’être le gagnant, l’individu à l’opportunité de n’être plus un « fou isolé », il devient l’élément (sur)humain s’emboîtant à d’autres éléments, un point référentiel d’un ordre s’opposant à un autre ordre, une compétition à une autre compétition, une performance à une autre performance. Cette autorisation à tuer permet de changer de statut.

Jean Rostand exprima simplement dans une maxime ce jeu des légitimités : « On tue un homme, on est un assassin. On tue des millions d’hommes, on est un conquérant. On les tue tous, on est un dieu ». D’une manière plus prosaïque, les services secrets de tout temps ont utilisé ce jeu entre différentes couches idéologiques, retournant des individus « normalement intégrés » dans l’ordre établi pour en faire des espions dormants d’un ordre contre un autre. Ils leur offrent un répertoire d’action.

Ces registres de l’action structurés par couches sont aussi appelés en sociologie « pattern ». C’est par ce mode opératoire et non la biographie, la psychologie ou les croyances du personnage que l’on peut relier des actes apparemment sans rapports, se déroulant dans des zones socioculturelles éloignées. En revanche le fait qu’ils soient plutôt jeunes, voire très jeune est un indicateur de la perméabilité entre un horizon d’attente et la possibilité de s’approprier un kit idéologique clefs en main.

Théorie du drone

On aurait tort de réduire la toile internet et ses réseaux de sociaux à un support de prolifération. Ce n’est pas le web qui crée ces idéologies, ce sont ces idéologies qui épousent la forme réticulaire de la dématérialisation numérique. La restriction des espaces d’expression et les tentatives de contrôle ne peuvent que renforcer l’irradiation de la partie la plus obscure du web.

Qui va décider d’abaisser et selon quels critères le seuil de suspicion d’une dérive criminelle ? Les tentatives de profilage et de « dépistage précoce » non seulement se montrent inopérantes, mais particulièrement dangereuses pour les libertés individuelles, particulièrement si elles s’appuient sur des routines informatiques. La logique technicienne s’auto-alimente comme une force de production autonome, une entité spécifique découplée moralement de l’humain.

Comme un écran de fumée masquant l’idéologie profonde, répandre obsessionnellement la rhétorique du terrorisme n’est nullement un amalgame ou un dérapage verbal. Ce n’est pas une gradation supplémentaire sur l’échelle de la répression, mais une mise en condition d’un nouveau régime politique. Ce qui est nouveau, ce n’est pas la nature de l’ordre pénal, mais c’est de s’en passer.

C’est l’arbitraire technocratique de l’état d’urgence qui ne peut s’accomplir sans l’apport d’une logique technicien qui enlève tout libre arbitre aussi bien pour la victime que pour le bourreau. Les drones antiterroristes et les programmes fureteurs sur Internet obéissent aux mêmes algorithmes.

La théorie du drone décrit cette violence à distance, télécommandée, recomposant la notion de guerre en une « chasse à l’homme préventive ». Pour tuer ou faire consommer, il faut déterminer l’intention avant que l’acte soit commis en comparant votre comportement à un schéma type. Votre pattern virtuel vous colle à la peau de manière bien réelle.

Il s’agit bien des mêmes méthodes de schématisation qui gomment les aspérités et les singularités individuelles pour dresser des catégories qui deviennent des « publics cibles » au profit d’usages commerciaux ou sécuritaires.

Les ouvrages et les films d’anticipation ont été les mieux à même de décrire ce moment de suffocation où l’on découvre que notre réalité n’est pas la réalité, mais une construction de la technologie du pouvoir. Un peu comme une cage de verre où l’on pense être libre tant qu’on reste dans le périmètre attribué et contre laquelle on se cogne dès que l’on exprime quelque velléité d’une autonomie du mouvement.

Est-ce la radicalité qui nourrit le terrorisme ou au contraire une nouvelle forme de radicalité qui permettrait de le combattre en posant à la fois une rupture et un enracinement. Elle peut rompre avec cette phénoménologie du désespoir conduisant à la tuerie suicidaire, se déprendre du lien entre exploitation économique et système de répression qui affaiblit le corps social. Quant à l’enracinement dans des territoires autonomes d’expérimentation d’une nouvelle gouvernance, il serait la meilleure réponse à une virtualisation et une décorporalisation de l’individu économique globalisé qu’impose l’ultralibéralisme comme forme générale de la socialité.

Contre-espaces

Les partis politiques traditionnels se montrent incapables de capter et d’assimiler cette intelligence sociale des mouvements, intelligence qu’ils préfèrent sous-traitée auprès de think tanks défendant leurs propres intérêts de classe. Perdant leurs fonctions d’encadrement et de programmation, ils sont devenus de simples coquilles vides, écuries à candidat comme le dénonce certains démissionnaires.

Le pourvoir politique devrait accepter le frottement rugueux de ces contre-espaces. Une génération dans une autoformation réciproque expérimente des modes de gouvernance qui participent à une relégitimation de l’action politique.

Ces zones autonomes à géométrie variable, enracinées ou en rhizome, resserré ou en liens lâches, empruntent aux modes d’organisation et de propagation des réseaux déconcentrés horizontaux. Cette manière de faire archipel procède d’une culture transfrontalière. Pour cette raison ces acteurs sont les mieux armés pour répondre à la déstructuration implosive de notre époque dont se nourrissent aussi bien l’idéologie néolibérale que djihadiste. Pour cette raison également le logiciel nationaliste renvoie au passé et profite plus à la logique réactionnaire identitaire comme le démontre le Brexit qu’à la gauche radicale citoyenniste qui s’en inspire, de Mélenchon à Lordon. D’autre part, la notion de « peuple » cher aux populistes reste une catégorie unificatrice du pouvoir.

Ce sont dans les tous les cas des lignes de tension pour ne pas dire de fracture qui traversent les mouvements actuels. À la mondialisation du capital et de la terreur ne peut répondre qu’une forme à la fois transnationale et locale. C’est un dépassement des mouvements nationalistes et internationalistes du siècle dernier puisqu’il ne s’agit plus de compiler ou de fédérer les cadres existants, mais d’en construire de nouveaux entre globalisation de l’individu et implication territoriale.

La lutte des classes ne s’estompe pas, elle épouse de nouveaux contours. Ce qui se passe dans le monde numérique est un bon observatoire de cette lutte entre capitalisme cognitif, nihilisme fasciste et hacking libertaire.

On peut le transposer aux autres domaines de l’expérience humaine pour essayer de définir ce que serait une « politique de la multitude » renouvelant les traditions communistes et anarcho-syndicaliste révolutionariste. Les « lanceurs d’alerte » sont une autre expression moderne de cette dissidence. La résurgence de la notion des « communs » comme ressources partageables en accès libre entre l’économie privée et publique selon un modèle de gouvernance collective est aussi symptomatique de la recherche d’alternative.

Notre-Dame des Landes l’ingouvernable

Les « semailles de la démocratie » étaient l’intitulé des deux journées de forums-débats concerts du rassemblement annuel à Notre-Dame des Landes, 9-10 juillet 2016.

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« Non à l’aéroport, Le ciel nous appartient ! », lâcher de lanternes en hommage à Rémi Fraisse, 21 ans, tué dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014 par un gendarme, à Sivens.160710_ndl_10Déjà la convivialité et l’hospitalité d’un territoire autonome en démocratie réelle, le plaisir de venir à un rassemblement sans contrôle hormis l’aimable survol d’un hélicoptère de la gendarmerie.

160710_ndl_9Le « oui » à la pseudo consultation départementale n’a pas entamé les convictions, sans doute renforcées par l’apport des troupes blessées mais déterminées formées aux luttes contre la loi travail et confrontées à un arbitraire de même nature, celui du 49.3

160710_ndl_4Beaucoup de monde, beaucoup d’idées dans les forums et de paroles tendues sur la corde raide des chapiteaux.

160710_ndl_8Le sentiment qu’ici les bribes d’expériences et de luttes apparemment éparpillées participent sans l’obligation de la convergence d’un même récit collectif.

160710_ndl_3C’est quelque chose qui s’écrit, dont les auteurs anonymes deviennent les acteurs historiques d’un retournement du pouvoir et de ses appareils.160710_ndl_1Un petit coup de main au stand de l’association d’édition « A la criée »160710_ndl_7Le pouvoir régional et national qui rêve d’une évacuation musclée de la ZAD, avec recours à l’armée «comme au Mali» (dixit l’ancien président de région) devrait justement retenir la leçon du retour de bâton des zones occupées.

160710_ndl_5Même si la France à la fâcheuse habitude à l’intérieur comme à l’extérieur d’imposer la démocratie à la pointe des baïonnettes, les « semailles de la démocratie » poussent déjà. Il est trop tard, ces îlots font archipel, réduire une zone ne réduira pas le mouvement.

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Les « mains fragiles », mai 1968 – mai 2016

Deux films d’archives d’images documentaires à plusieurs décennies de distance mettent en résonance les années 1968 et 2016 et nous interrogent sur la place de l’histoire et de l’image dans l’émergence et la chute des utopies révolutionnaires. Le premier est d’un jeune réalisateur indépendant de 23 ans, avec le collectif Productions Nouvelles. Son montage « je n’invente rien, je redécouvre » de 4’23 met en relation des images vidéo des mouvements sociaux de 2016 et 2016.

Il s’est inspiré explicitement du film de Chris Marker « Le fond de l’air est rouge » (1977) dont il remonte quelques plans. Recycler un vieux film documentaire qui lui-même avait recyclé des archives est une manière de confirmer qu’une image n’est jamais un objet figé, elle peut se regarder à toutes les époques.

Ce film culte de trois heures de Chris Maker a été diffusé sur ARTE en 1996 en deux parties : sur la montée (« les mains fragiles« ) et la retombée (« les mains coupées« ) des mouvements révolutionnaires des années 60-70 sur le plan international à travers un enchaînement d’images dont le sens peu à peu se dévoile.

« On ne sait jamais ce qu’on filme » dit à un moment le commentaire, ce n’est que dans les après-coups que les images prennent sens.  Cette phase en terrible écho a été reprise pour titre du court film de Matthieu Bareyre et Thibaut Dufait à propos de violences policières sur manifestants menottés le 28 avril 2016 à Paris, Place de la République.

Le principe est que les images l’emportent sur le texte afin « de rendre au spectateur son commentaire, c’est-à-dire son pouvoir ». Le montage est en lui-même un commentaire à travers un collage kaléidoscopique. La voix-off en contraste, soutenue par un texte aiguisé nous engage dans cette narration. La mise en parallèle historique de ces deux films indique comment les luttes transforment les données politiques d’une époque. Déjà on peut remarquer d’étonnantes similitudes visuelles entre 1968 et 2016.

« L’histoire est comme Janus, elle a deux visages : qu’elle regarde le passé ou le présent, elle voit les mêmes choses » (Maxime Du Camp, Paris Tome 6, 1875). Est-ce que l’on doit comprendre que tout ce que « l’histoire pourra espérer de neuf se dévoilera n’être qu’une réalité depuis toujours présente ; et ce nouveau sera aussi peu capable de lui fournir une solution libératrice qu’une mode nouvelle l’est de renouveler la société » ? (Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, 1939).

6 mai 1968 Quartier latin : « Il y a une double erreur dans ces situations-là. L’État révèle tout d’un coup sa face répressive. Celle qui est plus ou moins diluée dans la vie quotidienne ; diluée aussi selon le quartier que l’on habite est le métier que l’on exerce. Mais là il faut faire peur, on sort sa police avec de tout nouveaux affûtiaux qu’on lui ne connaissait même pas. Parfait. Le manifestant de son côté comprend que l’État lui est apparu comme Bernadette la Sainte Vierge. C’est aussi pour lui une révélation. Dans certains cas extrêmes, il y a quelqu’un qui a le droit de décider pour lui sur quel trottoir il doit marcher et qui, s’il choisit le mauvais, a le droit de l’empêcher à coups de lattes. Donc, cette chose qui m’empêche de traverser la rue, c’est l’État. Mais alors, si je la traverse, si je fais reculer la chose, c’est l’État qui recule (Chris Maker, Le fond de l’air est rouge, 1977).

Les époques et les sociétés ne sont pas les mêmes, les mouvements ne sont pas comparables dans ce sens, mais les processus de confrontation à la réalité amènent toujours à une prise consciences politique, notamment comme nous l’écrivions à travers le rapport entre violence légitime et illégitime.

Voilà donc une génération en cours de rattrapage accéléré à l’école de la rue comme « 1967 qui voit apparaître une race d’adolescents assez étrange, ils se ressemblaient tous : semblaient doués d’une connaissance muette et absolue de certaines actions de certaines questions. Et sur d’autres ne semblaient pas savoir. Les mains très habiles à coller des affiches à échanger des pavés, à écrire à la bombe des phrases courtes et mystérieuses qui restaient dans les mémoires et cherchant d’autres mains à qui transmettre un message qu’ils avaient reçu sans le déchiffrer. Les mains fragiles, c’était marqué sur les affiches. Elles ont laissé le signe de leur fragilité sur une banderole : « les ouvriers prendront les mains fragiles des étudiants le drapeau de la lutte… »

Ces « mains fragiles » seront-elles « coupées » comme dans l’écrasement ou l’institutionnalisation des révolutions d’après 68 selon la conclusion de Chris Maker ? « Le système capitaliste et socialiste, ces deux formes de société sont périmées. On assistera à des structures nouvelles. Libérales, évolution de ces deux tendances. La réintroduction du profit et de la concurrence. Le rêve communiste a implosé, le capitalisme a gagné une bataille sinon la guerre. Ces hommes de la nouvelle gauche ont été entraînés dans le même tourbillon. Les staliniens et leur opposition sont morts avec eux. Ils étaient liés comme le scorpion à la tortue ».

Peut-être faut-il prendre le travail historique non pas comme une construction rationnelle, mais par son versant sensible comme le suggère Sophie Wahnich dans « Les émotions, la Révolution française et le présent. Exercices pratiques de conscience historique » (2009). De même, notre travail de recherche-action est en décalage avec les présupposés classiques d’une scientificité qui imposerait une mise à distance des situations selon une froide objectivation alors que nous plongeons délibérément dans les situations humaines complexes laissant toute sa place à l’empathie et à l’intuition comme appréhension cognitive de la réalité.

Le présent ainsi interrogé éclaire le passé. Ce sont les événements qui cristallisent des émotions en autant de matériaux d’un mouvement en construction dont nous pouvons présager la forme : insurrection, vitalités populaires, organisation éruptive, économie informelle, manifestations, expressions de la violence, espérance, solidarité spontanéité interclassique, formation réciproque, etc. L’histoire apparaît non plus linéaire, mais en de multiples ruptures, manière de déjouer la récupération des événements, l’accaparement mémoriel et le storytelling politique.

Cela offre la possibilité d’établir des correspondances inédites entre des faits éclatés dans le présent et le passé comme propose Damien Gurzynski dans sa compilation documentaire entre 1968 et 2016. C’est parce que justement il n’y a aucune logique historique à articuler ces deux événements éloignés, que précisément dans la juxtaposition, dans l’écart se loge un enseignement qu’aucun livre scolaire d’histoire ne divulguera.

Par ce chemin, se revitalisent des formes symboliques (le signifié) qui avaient été détachées de leurs forces transformatrices (le signifiant) sous l’emprise de la marchandisation des slogans et des images.
Espérons que cette initiative sera suivie d’autres comme l’a fait en son temps Chris Maker, travaillant sur ces « détritus » que sont les archives historiques qu’il a récupérées dans les poubelles des salles de montage, sur des bandes d’actualité, dans d’autres films, etc. C’est accepter et même revendiquer la constitution d’un corpus avec ses impuretés, ses raccourcis et ses lacunes.

Déjà, des groupes de recherche-action sont en train de se mettre en place au sein de Nuit Debout qui pourraient devenir autant d’espaces d’autoformation collective à travers la collecte de matériaux du passé et du présent, d’expérience vivante et de documents de façon à inventer des outils de réflexion et d’analyse critique dans une forme autonome vis-à-vis des modèles institués de production et de transmission de la connaissance.

2016_Les "Mains Fragiles", Mai 1968 - Mai 2016
2016_Les "Mains Fragiles", Mai 1968 - Mai 2016
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Le rapport entre violence légitime et illégitime, ferment d’une conscience collective

Dans ce rapport entre violence légitime et illégitime se joue la possibilité de quatre composantes d’une mobilisation sociale de faire leur jonction ou non : la classe ouvrière, les quartiers populaires, les couches moyennes précarisées et la gauche radicale. Cette jonction est apparue jusqu’à maintenant improbable, car ne s’appuyant pas sur un rapport social commun, notamment le rapport au travail.

Le but de la violence légitime est de faire apparaître comme illégitime toute opposition à sa violence. Ceux qui sont dépositaires de cette violence légitime sont les corps constitués de l’État, en l’occurrence la police et l’armée.

Ce qui s’est passé ce 1er mai à Paris est un exemple de l’utilisation de la violence légitime de manière illégitime.
Le rapport était à peu près d’un policier pour cinq manifestants pour le défilé du 1er mai de Bastille à Nation. Même si on peut discuter de la proportion de ce rapport, il n’en demeure pas moins que le dispositif mis en place n’était pas celui d’un maintien de l’ordre discret d’une manifestation, mais d’une militarisation de l’espace public. Entendons par « militarisation » non seulement la disproportion entre la partie armée et la partie civile, mais par le fait que la société civile dans son ensemble est considérée d’emblée comme hostile.

À partir de ce principe, l’objectif n’est pas de garantir la paix, mais d’organiser la violence. Avant même le départ de la manifestation à la place de la Bastille les policiers suréquipés étaient directement en contact avec les manifestants et verrouiller déjà toutes les rues adjacentes. Certaines de ces rues étaient occupées par des groupes spécialisés comme la BAC facilement reconnaissable bien qu’habillée en civil et qui étaient déjà prête à l’action.

La question n’était donc plus de savoir si l’affrontement allait avoir lieu, mais de déterminer le lieu de l’affrontement. La tactique est un moment donné de détacher la tête du corps de la manifestation, ceci pour en extraire les éléments les plus violents. Pour créer cette émulsion, la gent casquée montre ces apparats de manière ostensible comme pour mieux agiter un chiffon rouge dans un champ de taureaux. Il ne suffit alors de pas grand-chose pour déclencher l’étincelle. Une fois les premiers heurts constatés, les forces de l’ordre par les rues adjacentes coupent la manifestation en deux. C’était ici au niveau du métro Reuilly – Diderot à 400 m de l’arrivée à la Place de la Nation.
Comme pour un filet de pêcheurs, une nasse se constitue. Il s’agit alors de « traiter » cette zone qui dans le langage fleuri militaire veut dire écraser, annihiler en utilisant à profusion gazage et matraquage. Cette hyper violence doit apparaître comme la résultante d’une première violence. Dans un enchaînement imparable, la contre-réaction à cette violence permet ensuite des interpellations sous différents libellés qu’il sera ensuite difficile de contester.

Cependant ici ce dispositif n’a pas vraiment fonctionné pour deux raisons. La première est que le 1er mai est aussi une fête familiale et comme en témoigne la photo, le profil de ces « casseurs » peut être très étendu, des enfants aux vieillards… D’autre part et surtout cette fois-ci les syndicats officiels, sans doute au regard du contexte politique, n’ont pas accepté de dérouter le corps de la manifestation pour laisser fonctionner la nasse. Après un statu quo très tendu d’une heure où les manifestants criaient « libérez nos camarades » indiquant également par là une solidarité avec tous les manifestants quel que soit le degré d’expression violente, finalement les forces de l’ordre ont cédé et ont laissé rejoindre les deux parties où ces retrouvailles ont donné lieu à une scène de liesse étonnante. La manifestation a pu ainsi se dérouler jusqu’au bout à la place de la Nation. Ce qui n’a pas empêché quelques projectiles de voler à droite et à gauche.

A été déployé le soir pour boucler la place de la République le même scénario programmé. Un des prétextes fut la dégradation de la vitrine d’un magasin de sport. Cette fois-ci malgré l’intervention des conciliateurs de Nuit Debout le rapport de force était défavorable. Le dispositif était encore plus vicieux d’une certaine manière puisque les personnes se sont laissées refouler dans le métro pour ensuite être gazées et matraquées jusqu’à l’intérieur des couloirs. Sans doute cette nuit va représenter un point de bascule d’une manière ou d’une autre dans la poursuite de l’occupation de la Place et des stratégies à déployer.

Cette dérive sécuritaire est directement cautionnée par l’état d’urgence qui se pare d’un dispositif technique et juridique. Le pouvoir en place comme les partis politiques d’opposition usent et abusent de cet argument. Mais sa légitimation initiale liée à l’effroi des attentats s’effrite de plus en plus. Dès les premiers jours de l’état d’urgence, nous soupçonnions ses dérives (« Quand le terrorisme devient le meilleur allié du capitalisme »).

Sans doute la délégitimation de la violence d’État n’aurait pas suffi à donner aux différentes formes de mobilisation leur caractère éruptif quasi insurrectionnel si elles ne rejoignaient pas l’opposition à une autre violence plus profonde et insupportable, celle socio-économique dont la « loi travail » a réussi à symboliser toute l’arrogance oligarchique.
La militarisation du territoire, les quartiers populaires n’ont pas attendu l’état d’urgence pour se confronter à cette violence. De même les classes laborieuses n’ont pas attendu la loi El Khomri pour subir l’oppression des rapports économiques de subordination. Ce n’est pas non plus d’hier que la gauche radicale dénonce les rapports de domination. Enfin, les étudiants, les travailleurs intellectuels, artistiques et autres indépendants savent au quotidien ce que la précarisation induit.

Cependant, chacune de ces composantes ne peut à elle seule changer le rapport de force, étant séparée dans leur manière de vivre et de répondre à leurs conditions de vie. Paradoxalement, la double conjonction d’une délégitimation de la violence d’État et d’une violence économique, notamment à travers ces points de focalisation dans l’espace public peut constituer le ferment d’une conscience collective. C’est en cela que les « casseurs » ne peuvent être séparés sociologiquement du reste du mouvement quoi qu’en disent les médias mainstream et des intellectuels qui préfèrent préserver leur position dominante que d’assumer leur fonction critique. La manière dont cette rage pourra être réorientée en stratégie aura une incidence déterminante sur la suite du mouvement (« Agir en primitif et prévoir en stratège ») en offrant un point de référence entre les différentes luttes qui n’ont pas réussi jusqu’à maintenant à trouver leur traduction politique.

Nous n’en sommes pas encore à former ces fameux « Communs » (définis par Edwy Plenel et d’autres) qui pourraient structurer une nouvelle organisation économique et politique. Effectivement, ces Communs ne pourront pas se penser à partir d’une seule catégorie au risque de reproduire un schéma ethnocentré qui réduirait une transformation de la société à une lutte de champs tels qu’ont pu se laisser enfermer les corps intermédiaires (syndicats, partis politiques, associations, universités, etc.). C’est ainsi qu’ont pu prospérer les « penseurs » néoconservateurs et réactionnaires sur le terreau de décomposition de la gauche dont ils sont issus (Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Pascal Bruckner, Pierre-André Taguieff, Alexandre Adler, Max Gallo, Philippe Val, Élisabeth Badinter, etc.) érigeant en guise de pensée politique l’éthnicisation des rapports sociaux et ses dérives identitaires les plus inacceptables.

On ne peut s’opposer à cette contre-révolution intellectuelle que par une autre révolution. Elle ne s’obtiendra pas simplement en réunissant Nuit Debout avec les mouvements syndicaux ou les associations militantes de banlieue où les minorités actives basées sur la défense des droits : LGBT, genre, migrants, « sans ». Elle viendra dans la possibilité de chacune de ces composantes de se penser de l’extérieur dans sa capacité à être ou redevenir une forme instituante de la société. Bien qu’on puisse tout à fait la développer sans s’y référer, cette démarche d’auto-analyse n’est pas sans rappeler les courants de la sociologie radicale tels que l’analyse institutionnelle et certaines formes de recherche-action. C’est aussi une manière d’indiquer qu’un mouvement transversal se structure à travers une intelligence collective qui dépasse les disciplines et croise les savoirs.

Les situations éruptives permettent de déconstruire les formes constituées, mais les formes constituées permettent de structurer les situations transversales sans organisation. C’est bien dans la tension entre les deux processus, dans le mouvement des luttes que se forgera cette conscience collective.

Dans le jeu entre légitimation et délégitimations de la violence, la balance ne penche pas toujours du côté de ceux qui possèdent le bras armé comme en témoigne la révolution tunisienne. À la vitesse où se reconstitue une culture politique auprès de ceux qui étaient réputés n’en avoir aucune, le pouvoir en place aurait tort de miser sur une dégradation des relations sociales pour se maintenir, même s’il valide de fait aux prochaines échéances électorales le renforcement d’un pouvoir autoritaire.

Agir en primitif et prévoir en stratège

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« Agir en primitif et prévoir en stratège » (René Char, Feuillets d’Hypnos , 1946)

C’est une époque dominée par l’innommable, elle avale les mots comme un trou noir la lumière empêchant de nommer les luttes, renforçant le régime d’exception.

Un engagement ne se fait pas à l’abri du « Bien », mais au regard du Néant. De cet « inconcevable peuvent naître des repères éblouissants » nous dit René Char sous l’Occupation.

« Les résistants commencent à créer cet espace public entre eux où la liberté peut apparaître » confirme Hannah Arendt

Cela commence par « se tenir face à », « s’arrêter ».

Cela commence par des traces, car les traces indiquent le passage des routes braconnières.

Cela commence par le retournement des lieux pour en explorer méthodiquement toutes les échappées.

Cela commence par la déconstruction du politique et de l’historique pour que se dessine un nouveau récit collectif.

Cela commence par une autre écriture, à la fois dépouillée et complexe, radicale et rigoureuse, intimement liée à l’action et totalement poétique.

« L’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant… Le poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu’il n’écrit pas ».

Dénudés et délogés, sans héritage, sans tradition, sans équipement et sans préparation, primitifs et stratèges, revendiquons ce non-espace-temps comme culture de la brèche entre le passé et l’avenir.

Sur les tiers espaces

La revue Filigrane consacre un dossiers aux tiers espaces. Filigrane souhaite accueillir et favoriser les débats au sein de la communauté universitaire et artistique, renforcer les échanges entre les diverses approches de la musique et élargir la notion même de musicologie.

filigrane

n°19 | janvier 2016, Edifier le Commun, I

Tiers-Espaces

 

Hold-up mental

Nous assistons à une manipulation mentale utilisant le choc traumatique des derniers attentats pour anesthésier la conscience populaire. Les plus anciens d’entre nous se souviendront peut-être que le titre « Hold-up mental » fait référence au célèbre morceau du groupe de rap IAM [1] .

« Lourde comme le rythme qui m’accompagne13943429-720x485

Je lance l’ascension qui frappe sans palabre

Les incultes qui tentèrent de nous étouffer

Dans un ghetto où il est difficile de s’échapper

Car il est clair que l’ignorance est une énorme barrière

Un obstacle à l’évolution autre que guerrière

Mais je me suis un jour pris en main

Et suis parti en quête de précieux bouquins

[…] Vos exactions entraînent un verdict sans égal

Subissez à présent un hold-up mental »[2]

13943429Le hold-up mental dont parle IAM est une déconstruction du langage dominant opéré par le rap pour faire émerger un nouvel imaginaire émancipateur de sa condition sociale, notamment à travers la prise de conscience de l’accès à la connaissance comme outil de libération. Le but est d’opérer un choc mental par le flow (rythme des mots scandés), véritable « retournement de la tête » appuyé par la force métaphorique et allégorique du vocabulaire. C’est en fait la base du rap, qu’il est donc inutile d’appeler « hardcore », « social » ou « politique » sinon pour le distinguer d’une variante édulcorée reprenant dans une version stéréotypée et une visée commerciale (les deux étant liées) cette faculté de faire passer un message.

Le « hold-up mental » dont nous parlons aujourd’hui est exactement inverse de ce que voulait exprimer IAM. Ici, la « stratégie du choc » [3] est utilisée pour légitimer un état d’urgence et étouffer dans l’œuf le réveil d’une conscience politique, en l’occurrence la mobilisation de la société civile autour de la question du climat. C’est symptomatique d’un modèle de gouvernance qui, au lieu de faire confiance à la responsabilité citoyenne qui serait le meilleur appui aux négociateurs de la COP 21, préfère vider les rues des manifestants et déresponsabiliser ou infantiliser leurs encadrants pour que les chefs d’État puissent se réunir tranquillement.

Cela a commencé par le discours martial devant la Représentation Nationale, l’imposition du deuil et l’injonction du drapeau, enfin le discours aux Invalides sur « une génération devenue l’image de la France », n’autorisant qu’une seule vision de la société délégitimant toute analyse critique assimilée à du « sociologisme » ou de la « justification »[4].

Le détournement consiste ainsi à transformer le légitime choc émotionnel en légitimation d’un rapport de domination qui permet aux autorités, sans l’ombre d’un débat, de mettre en résidence surveillée des militants, d’interdire les manifestations puis les réprimer sous le couvert de l’état d’urgence. Des pratiques dignes d’un État autoritaire que ne renierait pas Monsieur Poutine.

L’alliance objective du système économique que nous décrivions dans un précédent billet[5] est renforcée par celle du système médiatique. La fonction première de décrypter la réalité a été dévoyée au profit d’une construction de la réalité. Il ne s’agit plus d’informer, mais de participer à une expérience commune cimentée par l’émotion, autre manipulation mentale qui n’a de seul but que vendre du cerveau disponible par effet de subjugation.

Ainsi est opposé de manière particulièrement perverse le recueil du deuil incarné par l’autel populaire érigé en mémoire aux victimes des attentats au pied de la statue de la Place de République à la violence irrespectueuse des manifestants sur cette même place appartenant pourtant au même peuple. Un simple décryptage des vidéos permettrait de comprendre comment une manifestation pacifique ce dimanche 29 novembre dégénère en affrontements par effet de nasse, vieux système par ailleurs utilisé par les forces de l’ordre pour séparer les « bons » des « mauvais »[6].

Les effets risquent d’être surprenants où ce gouvernement va finir par réussir en quelques jours d’état d’urgence à ce que n’a pas pu faire la gauche radicale en 30 ans, c’est-à-dire relier et renforcer un mouvement social au-delà de ses logiques groupusculaires.

[1] Hold-up mental (4’51), Akhenaton, Shurik’N / IAM, «Red, Black and Green » EP 1991, « Micro d’Argent » Album Edition limitée, 1998
[2] Lyrics complets ici – vidéo ici
[3] Voir l’excellente analyse de l’essayiste canadienne Naomi Klein.
[4] Michel Wieviorka, Terrorisme : pouvons-nous critiquer le discours officiel ?
[5] Quand le terrorisme devient le meilleur allié du capitalisme
[6] La police se lance dans le tri sélectif des manifestants et ici pour un récit détaillé de la manifestation