Le rapport entre violence légitime et illégitime, ferment d’une conscience collective

Dans ce rapport entre violence légitime et illégitime se joue la possibilité de quatre composantes d’une mobilisation sociale de faire leur jonction ou non : la classe ouvrière, les quartiers populaires, les couches moyennes précarisées et la gauche radicale. Cette jonction est apparue jusqu’à maintenant improbable, car ne s’appuyant pas sur un rapport social commun, notamment le rapport au travail.

Le but de la violence légitime est de faire apparaître comme illégitime toute opposition à sa violence. Ceux qui sont dépositaires de cette violence légitime sont les corps constitués de l’État, en l’occurrence la police et l’armée.

Ce qui s’est passé ce 1er mai à Paris est un exemple de l’utilisation de la violence légitime de manière illégitime.
Le rapport était à peu près d’un policier pour cinq manifestants pour le défilé du 1er mai de Bastille à Nation. Même si on peut discuter de la proportion de ce rapport, il n’en demeure pas moins que le dispositif mis en place n’était pas celui d’un maintien de l’ordre discret d’une manifestation, mais d’une militarisation de l’espace public. Entendons par « militarisation » non seulement la disproportion entre la partie armée et la partie civile, mais par le fait que la société civile dans son ensemble est considérée d’emblée comme hostile.

À partir de ce principe, l’objectif n’est pas de garantir la paix, mais d’organiser la violence. Avant même le départ de la manifestation à la place de la Bastille les policiers suréquipés étaient directement en contact avec les manifestants et verrouiller déjà toutes les rues adjacentes. Certaines de ces rues étaient occupées par des groupes spécialisés comme la BAC facilement reconnaissable bien qu’habillée en civil et qui étaient déjà prête à l’action.

La question n’était donc plus de savoir si l’affrontement allait avoir lieu, mais de déterminer le lieu de l’affrontement. La tactique est un moment donné de détacher la tête du corps de la manifestation, ceci pour en extraire les éléments les plus violents. Pour créer cette émulsion, la gent casquée montre ces apparats de manière ostensible comme pour mieux agiter un chiffon rouge dans un champ de taureaux. Il ne suffit alors de pas grand-chose pour déclencher l’étincelle. Une fois les premiers heurts constatés, les forces de l’ordre par les rues adjacentes coupent la manifestation en deux. C’était ici au niveau du métro Reuilly – Diderot à 400 m de l’arrivée à la Place de la Nation.
Comme pour un filet de pêcheurs, une nasse se constitue. Il s’agit alors de « traiter » cette zone qui dans le langage fleuri militaire veut dire écraser, annihiler en utilisant à profusion gazage et matraquage. Cette hyper violence doit apparaître comme la résultante d’une première violence. Dans un enchaînement imparable, la contre-réaction à cette violence permet ensuite des interpellations sous différents libellés qu’il sera ensuite difficile de contester.

Cependant ici ce dispositif n’a pas vraiment fonctionné pour deux raisons. La première est que le 1er mai est aussi une fête familiale et comme en témoigne la photo, le profil de ces « casseurs » peut être très étendu, des enfants aux vieillards… D’autre part et surtout cette fois-ci les syndicats officiels, sans doute au regard du contexte politique, n’ont pas accepté de dérouter le corps de la manifestation pour laisser fonctionner la nasse. Après un statu quo très tendu d’une heure où les manifestants criaient « libérez nos camarades » indiquant également par là une solidarité avec tous les manifestants quel que soit le degré d’expression violente, finalement les forces de l’ordre ont cédé et ont laissé rejoindre les deux parties où ces retrouvailles ont donné lieu à une scène de liesse étonnante. La manifestation a pu ainsi se dérouler jusqu’au bout à la place de la Nation. Ce qui n’a pas empêché quelques projectiles de voler à droite et à gauche.

A été déployé le soir pour boucler la place de la République le même scénario programmé. Un des prétextes fut la dégradation de la vitrine d’un magasin de sport. Cette fois-ci malgré l’intervention des conciliateurs de Nuit Debout le rapport de force était défavorable. Le dispositif était encore plus vicieux d’une certaine manière puisque les personnes se sont laissées refouler dans le métro pour ensuite être gazées et matraquées jusqu’à l’intérieur des couloirs. Sans doute cette nuit va représenter un point de bascule d’une manière ou d’une autre dans la poursuite de l’occupation de la Place et des stratégies à déployer.

Cette dérive sécuritaire est directement cautionnée par l’état d’urgence qui se pare d’un dispositif technique et juridique. Le pouvoir en place comme les partis politiques d’opposition usent et abusent de cet argument. Mais sa légitimation initiale liée à l’effroi des attentats s’effrite de plus en plus. Dès les premiers jours de l’état d’urgence, nous soupçonnions ses dérives (« Quand le terrorisme devient le meilleur allié du capitalisme »).

Sans doute la délégitimation de la violence d’État n’aurait pas suffi à donner aux différentes formes de mobilisation leur caractère éruptif quasi insurrectionnel si elles ne rejoignaient pas l’opposition à une autre violence plus profonde et insupportable, celle socio-économique dont la « loi travail » a réussi à symboliser toute l’arrogance oligarchique.
La militarisation du territoire, les quartiers populaires n’ont pas attendu l’état d’urgence pour se confronter à cette violence. De même les classes laborieuses n’ont pas attendu la loi El Khomri pour subir l’oppression des rapports économiques de subordination. Ce n’est pas non plus d’hier que la gauche radicale dénonce les rapports de domination. Enfin, les étudiants, les travailleurs intellectuels, artistiques et autres indépendants savent au quotidien ce que la précarisation induit.

Cependant, chacune de ces composantes ne peut à elle seule changer le rapport de force, étant séparée dans leur manière de vivre et de répondre à leurs conditions de vie. Paradoxalement, la double conjonction d’une délégitimation de la violence d’État et d’une violence économique, notamment à travers ces points de focalisation dans l’espace public peut constituer le ferment d’une conscience collective. C’est en cela que les « casseurs » ne peuvent être séparés sociologiquement du reste du mouvement quoi qu’en disent les médias mainstream et des intellectuels qui préfèrent préserver leur position dominante que d’assumer leur fonction critique. La manière dont cette rage pourra être réorientée en stratégie aura une incidence déterminante sur la suite du mouvement (« Agir en primitif et prévoir en stratège ») en offrant un point de référence entre les différentes luttes qui n’ont pas réussi jusqu’à maintenant à trouver leur traduction politique.

Nous n’en sommes pas encore à former ces fameux « Communs » (définis par Edwy Plenel et d’autres) qui pourraient structurer une nouvelle organisation économique et politique. Effectivement, ces Communs ne pourront pas se penser à partir d’une seule catégorie au risque de reproduire un schéma ethnocentré qui réduirait une transformation de la société à une lutte de champs tels qu’ont pu se laisser enfermer les corps intermédiaires (syndicats, partis politiques, associations, universités, etc.). C’est ainsi qu’ont pu prospérer les « penseurs » néoconservateurs et réactionnaires sur le terreau de décomposition de la gauche dont ils sont issus (Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Pascal Bruckner, Pierre-André Taguieff, Alexandre Adler, Max Gallo, Philippe Val, Élisabeth Badinter, etc.) érigeant en guise de pensée politique l’éthnicisation des rapports sociaux et ses dérives identitaires les plus inacceptables.

On ne peut s’opposer à cette contre-révolution intellectuelle que par une autre révolution. Elle ne s’obtiendra pas simplement en réunissant Nuit Debout avec les mouvements syndicaux ou les associations militantes de banlieue où les minorités actives basées sur la défense des droits : LGBT, genre, migrants, « sans ». Elle viendra dans la possibilité de chacune de ces composantes de se penser de l’extérieur dans sa capacité à être ou redevenir une forme instituante de la société. Bien qu’on puisse tout à fait la développer sans s’y référer, cette démarche d’auto-analyse n’est pas sans rappeler les courants de la sociologie radicale tels que l’analyse institutionnelle et certaines formes de recherche-action. C’est aussi une manière d’indiquer qu’un mouvement transversal se structure à travers une intelligence collective qui dépasse les disciplines et croise les savoirs.

Les situations éruptives permettent de déconstruire les formes constituées, mais les formes constituées permettent de structurer les situations transversales sans organisation. C’est bien dans la tension entre les deux processus, dans le mouvement des luttes que se forgera cette conscience collective.

Dans le jeu entre légitimation et délégitimations de la violence, la balance ne penche pas toujours du côté de ceux qui possèdent le bras armé comme en témoigne la révolution tunisienne. À la vitesse où se reconstitue une culture politique auprès de ceux qui étaient réputés n’en avoir aucune, le pouvoir en place aurait tort de miser sur une dégradation des relations sociales pour se maintenir, même s’il valide de fait aux prochaines échéances électorales le renforcement d’un pouvoir autoritaire.

Réunion d’ouverture programme recherche-action « La biffe comme écodéveloppement en milieu urbain »

Invitation à la mise en place du programme de recherche-action

« La biffe comme écodéveloppement en milieu urbain »

Le 7 avril 2016 de 14h à 17h – salle 414

MSH Paris Nord – 20 avenue George Sand – 93210 La Plaine Saint-Denis – M° 12 Front populaire

Ce séminaire atelier ouvre le programme de recherche-action en partenariat avec la Maison des 2016-635936624963200459-320Sciences de l’Homme Paris-Nord. Il a pour but principal de confirmer les modalités de structuration et de développement sur 2016-2017. Si l’atelier est ouvert à tous acteurs – chercheurs motivés par la démarche et les problématiques[1], il nous faudra trouver la forme collaborative la plus adéquate pour la constitution d’un collectif où chacun puisse trouver une place et un mode d’implication.

Nous essaierons notamment d’articuler trois points d’organisation du programme en précisant une définition, une organisation, une production :

  • La gouvernance : mise en place à différentes échelles d’une démarche sur un territoire : recherche collaborative, problématique de travail, implication de tous les acteurs concernés de manière égalitaire selon une maîtrise d’usage
  • La formation-action : condition d’une intelligence collective et validation de compétences collectives (dans l’articulation avec des enquêtes de terrain et des ateliers transdisciplinaires)
  • L’expérimentation : accompagnement, production de connaissance et modélisation d’un espace marchand sur le territoire francilien

Nous nous projetterons donc sur deux ans pour envisager comment peut s’articuler ce processus. Le but est de partir de la réunion avec un outil opératoire et une répartition des tâches.

 

[1] Il est fortement conseillé avant de venir à la rencontre de se documenter sur la démarche à l’origine de la mise en place de ce programme, le collectif Rues Marchandes (https://recherche-action.fr/ruesmarchandes/) et la démarche de recherche-action portée par le Laboratoire Social (www.recherche-action.fr).

Trajectoires politiques du XXIe siècle, Démocratie, Citoyenneté, Participation (Dunkerque-59)

A une époque où la politique n’a plus bonne presse, où la défiance a pris le pas sur la confiance et où le divorce entre la société et la classe politique est consommé, il est urgent de dégager des pistes de Capturerenouvellement des expériences démocratiques au sein de nos territoires.
Démocratie, citoyenneté, participation… ces termes ne sont plus que les étendards malheureux d’un monde en bout de course. Pour s’en convaincre : le nombre de personnes à déserter les bureaux de vote, à partager le sentiment de ne plus être écoutés et à estimer ne plus rien avoir à attendre de la politique.
Cependant, ce défaut de démocratie masque mal les alternatives, les mobilisations et les résistances citoyennes qui foisonnent un peu partout dans les territoires (zones à défendre, habitats coopératifs, comités des indignés, etc.). Ces quelques conférences seront l’occasion de dessiner ensemble les conditions et les contours d’une révolution à venir dont il faudra bien un jour se décider à prendre la mesure…

1.     De quoi la démocratie est-elle le nom ? (20 février 2016 – 14h 30)

Alors que certains ont tendance à se replier sur eux-mêmes, d’autres explorent les chemins d’une démocratie plus directe où le peuple (au sens fort du terme) serait au cœur de l’exercice du pouvoir. Eléments d’éclaircissements à l’occasion de cette première conférence.
Avec Ali KEBIR, philosophe, doctorant à l’université de Rennes 1, auteur de « Sortir de la démocratie » (l’Harmattan, 2015).

2.    Vous avez dit éducation populaire ? (19 mars 2016 – 14h 30)

Qu’on se le dise, la révolution démocratique ne tombera pas du ciel … Et sans doute est-il utile pour cela de renouer avec une éducation populaire digne de ce nom visant à la transformation sociale et à l’émancipation collective. Tour et détour de l’histoire de l’éducation populaire en France et ailleurs.
Avec Hugues BAZIN, chercheur indépendant en sciences sociales, coordinateur du Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action et Joackim REBECCA, sociologue et ancien membre de la SCOP d’Education populaire Le Pavé.

3.    Pourquoi faire participer les habitants ? (23 avril 2016 – 14h 30)

Les démarches de « mise en mouvement » des citoyens se sont hissées depuis quelques années au centre de toutes les actions publiques territoriales (débats publics, conseils citoyens, budgets participatifs). Aussi utiles qu’elles puissent apparaître, elles permettent aussi souvent de contourner la question du partage de pouvoir de délibération et de décision entre les décideurs et la société civile.
Avec Patrick NORYNBERG, cadre territorial, enseignant formateur et essayiste.et Guillaume FABUREL, géographe, professeur à l’Université Lumière Lyon II.

4.    Changer la ville pour changer la vie ? (21 mai 2016 – 14h 30)

Dix ans après les émeutes urbaines, la banlieue reste un sujet à risque pour les politiques. Les fractures raciales, sociales et territoriales ne cessent de se creuser sans que les rénovations urbaines successives ne parviennent à les résorber. La forme de la ville change, certes, mais la pauvreté des populations demeure tout comme le sentiment d’abandon et de stigmatisation dont elles font l’objet.
Avec Hacène BELMESSOUS, chercheur indépendant et essayiste, auteur de plusieurs ouvrages sur les questions urbaines dont récemment « Le Grand Paris du séparatisme social » (Post Editions, 2015).

5.    Trajectoires révolutionnaires (18 juin 2016 – 14h 30)

Squatteurs, zadistes, grévistes, hackeurs… expérimentent aujourd’hui à la marge des institutions de nouvelles constructions sociales plus humaines, solidaires et collectives. Comment interpréter le foisonnement de ces révolutions sinon comme le signe d’imaginaires politiques nouveaux en ces temps de crises où nous en aurions grandement besoin. Rencontre avec celles et ceux qui ont fait de l’engagement politique un principe de vie.
Avec le Collectif Mauvaise Troupe, auteurs de « Constellations : trajectoires révolutionnaires du jeune XXIe siècle » (L’Eclat, 2014).

Organisation

Learning center de la Halle aux sucres est un équipement de la Communauté Urbaine de Dunkerque et qui s’inscrit dans le réseau régional des Learning Centers du Nord-Pas de Calais. Il est le point central du projet de création d’un pôle de ressources et d’expertises entièrement dédié à l’écologie des villes et des territoires urbanisés. Organisé autour d’espaces de muséographie, d’un centre de ressources et d’une programmation scientifique et culturelle,

Coordination scientifique
Richard Pereira de Moura
03.28.29.40.97
richard.pereira@cud.fr

Lieu

Halle aux sucreshallesauxsucres
9003, Route du quai Freycinet 3
59140 Dunkerque
Entrée et activités gratuites (dans la limite des places disponibles)
Renseignements au 03.28.64.60.49
http://halleauxsucres.fr/

Et le monde resta de marbre (Autocritique de nos replis stratégiques)

On ne sait plus par quel bout le prendre, voilà tout.

Dans nos milieux habituellement considérés comme militants, partout nous entendons l’expression gênée d’un trouble de l’engagement. Organisations classiques ; partis ou syndicats, ou bien freelances de l’insurrection et factions nocturnes, nous respirons l’air du dépérissement, et nous nous contaminons d’abattement un peu plus à chacune de nos entrevues. Au mieux, nous nous laissons en nous répétant quelques faux-espoirs, histoire de ne pas nous quitter fâchés par le reniement d’une vie engagée. Car en réalité plus personne ne sait mettre un pied devant l’autre avec ardeur, tellement chacun croit connaître par avance les limites, les contradictions, la faible portée et la récupération du prochain mouvement social.

Pourtant quelques durs à cuire savent faire abstraction de la mélancolie politique ambiante, en bondissant de fronts en fronts avec une égale énergie, sans jamais arrêter de mordre. Faut-il s’inspirer de leur ferveur, comme antidote à la prostration ? Ou doit-on douter des fables qu’ils se racontent pour vivre encore enthousiastes dans un monde aussi désespérant ?

Dans l’ensemble, la lutte continue, vaille que vaille, au milieu d’un déclin sans précédent de l’excitation à l’idée de « changement social ». Il faut dire que notre énergie libidinale a été largement captée par ailleurs ; on nous demande de nous « réaliser », de nous « accomplir » au travail, car la santé de l’entreprise passe par notre bonheur personnel, notre « créativité » et notre « audace ». Et ces nouvelles méthodes de management nous conviennent, bien sûr. Après huit heures de ce soi-disant « travail-bonheur », toute notre attention est mobilisée quand notre voisin publie sur le Net une vague intrigue, imprécise, lamentable et désespérée, qui suggère que sa femme l’a quitté pour un autre. « Tu es partie, j’aurais aimé te voir une dernière fois ». Il était éventuellement CGTiste, il avait peut-être été formé aux Jeunesses Communistes, mais nous ne retiendrons de lui que l’adultère dont il est l’objet, et nous nous délecterons des piètres réactions que sa publication minable génère sur la toile.

Les existences politiques semblent s’éteindre devant la prolifération d’un lien social inconsistant et inepte.

Voilà où sont passées notre énergie et notre excitation, sans parler des milliers de panneaux publicitaires qui détournent notre regard et de la perfusion d’information instantanée qui nous empêche de penser.

Contre toute attente, la lutte survit. Peut-être est-elle tolérée. Les libertaires qui aiment citer La Boétie se gargarisent de l’idée que « les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux ». Vu l’affaiblissement continuel de notre désir de lutter et notre dispersion intergalactique, on est désormais en mesure de pousser la maxime un peu plus loin : « les tyrans doivent vraiment être nains pour ne pas arriver à venir à bout de luttes aussi faiblardes que les nôtres ».

Face au peu de force dans les formes de militantisme actuel, nous avons succombé à la tentation de nous extraire des organisations, pour sauver notre peau, de la manière la plus convenable éthiquement, au regard de nos visions politiques faites de bric et de broc idéologiques. Jusqu’à abandonner les mots de lutte, de militantisme, de socialisme, etc, car ils finissaient par apparaître comme les pièges historiques de notre asservissement. Preuve en serait ; notre gouvernement « socialiste ». Preuve ultime, Syriza. Alors on constate partout des replis, autour du local, du territoire, en groupes identitaires et affectifs, pour tenter d’organiser une vie la plus autonome par rapport aux forces du capital, mais aussi vis à vis des solidarités sociales habituelles, devenues les prérogatives d’instances de pouvoir qui s’évertuent dans le contrôle social et la maîtrise de nos destins. Finalement, céder à cette tentation du repli n’était pas le plus dur. Les tyrans ne nous ont pas vraiment empêchés de nous autonomiser vis à vis de leurs bidules technologiques, solidaires ou policiers. Ils nous laissent même fonctionner en réseaux avec des collègues connivents qui suivent le même chemin. Peut-être faut-il s’inquiéter du fait qu’il soit si simple de se défaire de leurs griffes.

Comment ne pas voir dans cet éclatement à peine joyeux des forces critiques, dans ces replis autonomes locaux entre copains, un affaiblissement suprême des bases d’un changement social ?

Certes nous avons été capables d’organiser des survies avec peu de moyens dans les interstices du couple Capital / Etat, nous sommes mêmes des milliers, peut-être des millions dans ce cas là, à vivre plus ou moins sans emploi, plus ou moins hors des clous consuméristes, entre amis, mais alors, pourquoi, à ce point, le monde reste-t-il de marbre ?

Pourquoi, au milieu de ce qui devrait nous réjouir, nous nous sentons si noirs à l’intérieur ?

Il faudrait peut-être accepter de regarder en face l’absence cruelle de l’effet libérateur escompté dans nos Actions. Du moins cette forme d’Action par laquelle nous avons tous été tentés, à laquelle nous succombons encore ; l’Action qui se déleste de ses poids doctrinaires, de ses éternels débats sans fin, celle qui lâche prise, l’action aérienne qui prospère sur le plaisir de faire entre pairs, et qui redonne de l’entrain là où nos lieux de militance habituelle nous dessèchent. Parce qu’effectivement, penser a pu nous paraître lourd et débattre insupportable. Parler nous épuiser et écrire nous accabler. Produire du sens semblait bien être la seule piste, mais une petite voix ne cessait de nous répéter « à quoi bon ? ». A quoi bon, c’est vrai. Car nous connaissions trop bien le non-lieu vers lequel le travail du sens nous amenait souvent. Puis nous avions tellement détruit (à juste titre) nos fondements idéologiques, qu’on ne savait plus vraiment faire sens. Ni convaincre d’ailleurs, car se coltiner le peuple était loin d’être de tout repos, rien qui ne donnait espoir en tout cas. Voilà pourquoi, encore aujourd’hui, nous fabriquons, réparons, jardinons, organisons… Entre nous.

Avec le recul cet acharnement activiste était malheureusement un subterfuge pour se délester des questions qui fâchent, redondantes, invivables et pourtant si fondamentales. Quid de l’hôpital public, de l’école, de la sécurité sociale, de la production industrielle, des solidarités nationales, dont nous bénéficions au quotidien, mais que notre posture romantique et détachée fait semblant d’ignorer. Le repli était une manière de faire sécession d’un monde aux contours médiocres et étouffants. Mais pendant que nous Faisions, que nous nous retrouvions dans la convivialité de l’entreprise collective (ou que nous nous lancions isolement vers une existence autarcique), sur notre petit territoire, en partageant la même longueur d’onde émotionnelle, en vertu des ruines de nos petites croyances, pendant ce temps là, le monde, lui, restait aussi dur, et nous, aussi tristes. Et si ce n’est pas de la tristesse, de la dépression, de la mélancolie, il s’agit au moins d’une quête profonde inassouvie, que nos modes de vie alternatifs n’ont jamais réussi à satisfaire.

En ce sens, nous devrions nous intéresser davantage à l’affaire Richard Durn. Ce type, qui mortellement troublé par le manque de sens de sa vie et de la « sensation de perte du sentiment d’exister », s’est transformé en serial killer, en dégommant tout un conseil municipal de gauche, qu’il considérait comme une « mini élite locale exécrable » à embarquer avec lui dans sa chute finale. Dans le fond nous en sommes tous là en terme d’états d’âme, sans devenir auteurs de tueries, nous souffrons bien de cette anomie grandissante, où chaque jour nous voyons tomber un peu plus nos repères historiques.

Voilà pourquoi les puissants de tout bord ne nous rendent pas la tâche si difficile que ça quand nous choisissons le repli local sur nos petites créations alternatives amicales. C’est parce qu’ils ont bien senti qu’on allait y perdre les pédales. Les pouvoirs en place ont même anticipé qu’on allait leur servir sur un plateau quelques innovations sociales dont ils pourraient profiter en nous laissant tranquilles. Notre DIY n’est-il pas utilisé comme un des meilleurs arguments de vente à Leroy-Merlin ? Nous sommes devenus leurs producteurs d’externalités positives, et nous y avons perdu notre Latin politique au passage, l’air de rien. A défaut de doxa, de Marxisme, de Proudhonnisme, plus actuellement de Lordonnisme, de Varoufakisme ou de Fradinnisme, et surtout à défaut d’ouvrir la voie vers une pensée pertinente de la complexité, du fait de notre refus systématique de toute doctrine, nous sommes devenus simplement Activistes.

Mais Activistes de quoi ? Vers quoi ? Faire et Agir font aujourd’hui l’objet d’une injonction dont nous devons nous méfier ; « il faut Agir ! » sous-entend « il faut arrêter de réfléchir et passer à l’Action ! ». Nous sommes tellement éparpillés et confus éthiquement et politiquement, nous nous sommes tellement repliés sur nos petites identités sentimentales, que nous avons tendance à arrêter de rechercher, d’étudier, à jeter tout le bazar idéologique aux oubliettes pour privilégier l’Agir comme un acte pur et céleste. Et c’est vrai que ça fait du bien. Mais on s’est mis au tas avec cette histoire là, on a suivi le chemin tout tracé vers le mutisme, en délaissant ce qui nous aidait à penser et à verbaliser un peu librement.

L’action sans la recherche revient à prendre le risque d’être agi par les autres, de devenir un simple agent.

Puis pendant que nous nous purifions dans une belle Action locale, plus ou moins libérée des cadres de la pensée militante classique, les nouveaux maîtres des idéologies confuses, médiocres et conservatrices (Soral, Le Pen, Manif pour tous, Religieux rétrogrades, Bonnets Rouges et autres quenellistes perdus) s’en donnent à cœur joie, sur un terrain sans opposant. Ces gens là font un tabac, car leurs pensées contradictoires et arriérées, piochant dans tous les populismes sans cohérence, séduisent aisément les nouveaux égarés de la politique dépossédés de leurs repères historiques, sans conscience de classe, et aux valeurs versatiles sujettes aux émois agités 2.0.

Si nous ne nous frottons pas à ce monde là, qui pourtant est inévitable tellement il nous encercle de façon massive, nous faisons le jeu du conservatisme.

Le haut de l’ordre social lui aussi rigole. Car nous ne l’inquiétons plus. Les moyens de renseignements qu’il développe à notre égard ne servent qu’à vérifier que nous continuons bien de ne pas l’inquiéter. Et quiconque dépasse les bornes de ce confinement, sera rapidement renvoyé menotté à sa douce autarcie locale inoffensive, dans sa tribus. Autrement dit, les déviants les plus audacieux donnent une occasion en or à l’ordre établi de les punir et ainsi de rappeler les règles applicables à tous. Et nos petits mouvements autonomistes tribaux, seulement gentiment déviants, sont un gage de paix sociale qui convient à tout le monde, surtout aux autorités.

Dans notre stratégie de repli et de déconstruction idéologique, qui par ailleurs est tout à fait légitime, vue la médiocrité et l’inertie des instances politiques, syndicales ou associatives actuelles, nous avons perdu de vue les angles d’attaques. Dispersés par les « projets » (culturels, associatifs, militants, subversifs), occupés par les « Actions » (constructions, réparations, manifestations…), overbookés par les réunions (de coordination, de chantier, de bilan…) rassurés par l’aisance sociale de nos milieux alterno-affecto-conforts, il faut bien l’avouer, nous nous sommes un peu paumés.

Revenons dans les files de pôle-emploi pour nous rappeler qu’une majorité de la population a été rendue addict au travail aliéné, et qu’à défaut de contrat de travail, les visages se creusent d’amertume, de ressentiment, de haine des autres.

Partons en vacances entre le 15 juillet et le 15 août sur une plage bondée pour écouter les discours misogynes, les querelles familiales perpétuelles, le racisme, le consumérisme, la richesse ostentatoire, les fières réussites sociales qui élèvent leurs voix si haut et si fort que nos petites subversions en bandes organisées s’en trouvent hors propos et futiles.

Revivons l’école pour y observer la fabrication en masse des travailleurs-consommateurs de demain, leur pré-classement au mérite pour qu’ils intègrent leur juste rang social au plus tôt, et leur bannissement s’ils font montre d’une pensée autonome.

Surtout, retraversons l’univers concentrationnaire des entreprises qui prospèrent sur le labeur d’une majorité de la population dite « active ». N’oublions pas que ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre se la font extorquer, et se retrouvent alignés en rang le long de chaînes produisant des objets insensés qui n’ont d’utilité que l’addiction à la consommation qu’ils génèrent sur les masses, et les marges qu’ils dégagent pour le haut du panier.

Ouvrons un magasine de mode et allumons la télévision pour bien vérifier que la moitié de l’humanité, les femmes, subissent au quotidien une obligation de paraître, sous des formes sexuellement dominées et prêtes à servir le patriarcat au pouvoir.

Demandons-nous ce qui continue de foirer pour qu’un individu accepte de passer un contrat de travail dans lequel il s’engage « volontairement » à se mettre au service d’un autre individu plus puissant, qui lui est nuisible en tout point.

Discutons avec notre voisin, notre cousin, et on comprendra mieux comment le Front National est devenu le parti majoritaire idéologiquement. Même nos proches pensent, sans démordre, que les étrangers viennent en France pour vivre du RSA et qu’ils gagnent plus que les vrais travailleurs (sous-entendus blancs) qui se lèvent tôt.

Il y a donc bien des raisons claires de lutter, de militer, de lire, d’écrire et de débattre utilement, d’entrer en conflit pour des idées, de comprendre de quoi sont faites les valeurs des gens, de travailler les institutions au cœur, aussi détestables soient-elles. Il existe bien une nécessité de plonger dans les lieux de travail et toutes les instances normatives, de ne jamais arrêter de se fondre dans le réel, qui, certes, pue très fort. Nous devrions saisir l’occasion de sortir de nos orbites affectifs et d’envisager de se retrouver sur des idées, des démarches, du sens, sans devoir à tout prix s’aimer ou vibrer ensemble. Même si ça nous bouscule, il devient impérieux de participer au jeu social, car quand nous décidons de nous en extraire pour en jouer un autre selon nos propres règles, nous nous y retrouvons seuls, et même pire, nous y sommes autorisés. Autrement dit, il existe, si on ose se défaire de notre petit nihilisme confortable et de nos relations affectives, des voies à ouvrir, des idéaux à construire, des théories politiques à bâtir et à expérimenter, dans ce monde là, celui pourri par des années de collaboration entre le capitalisme et l’Etat en vue d’amoindrir les capacités critiques de chacun. Autant de voies excitantes à côté desquelles nous passerons éternellement, à trop rester tête dans le guidon de nos Actions, Territoires et Identités groupusculaires. Mais faut-il encore vouloir rester en contact avec la population « normale », celle qui justement subit le diktat des normes. Faut-il encore être capable d’affronter la violence symbolique, voir physique, des institutions qui, elles, ne se sont jamais arrêtées de s’entraîner au maniement des armes sociales, voir létales.

Sur ces derniers points là, nous avons pas mal échoué. A notre décharge, nous n’avons pas eu le choix, il a bien fallu que nous « sortions » un minimum de ce système ignoble pour ne pas nous y perdre indéfiniment. Pour couvrir nos arrières, se nourrir, avoir un toit, se déplacer, se préserver de l’esclavage moderne travaillo-consumériste, ressentir du plaisir, il a fallu recréer de nouveaux espaces assainis. C’est aussi grâce à ce pas de côté que l’oppression banale en exercice dans le monde normal, nous saute pleinement aux yeux. Mais, en plus de nous couper du monde, ceci ne nous a jamais prémunis contre « la perte du sentiment d’exister », qui pullule à tous les niveaux, prolos, alternos, patriarches, oligarchie, toute la hierarchie sociale y passe. Dans cette situation absurde où dominants et dominés sont logés à la même enseigne de l’immobilité mentale, du gel de la pensée, du coma de la critique, on ne sait plus quel levier pousser pour tout faire basculer. C’était bien plus simple quand le malheur des uns trouvait ses origines dans l’opulence des autres. Aujourd’hui la sensation de « perte du sentiment d’exister » transcende les classes sociales. La source du mal n’est plus uniquement la domination, même si elle continue de se propager de manière rampante et certaine.

La source de ce mal, c’est le vide politique. La délégation perpétuelle des commandes. La pollution du monde des idées. L’absence de prise sur le monde. L’effondrement de la critique. La fluidité visqueuse des problèmes sociaux et l’inadaptation éternelle des solutions trop dures.

L’inassouvissement qui nous frappe, nous qui évoluons dans un repli stratégique, vient plus ou moins du même endroit que celui du bon travailleur qui mène sa vie comme on l’attendait de lui (et dont on s’est séparé). Cet endroit se situe dans l’abandon, plus ou moins conscient, des armes du jeu social. Peu importe que l’on se résigne à jouer avec le monde du fait de notre parfaite intégration ou au contraire de notre marginalisation stratégique, le résultat est sensiblement le même. Il est simplement impossible de trouver du désir à vivre sans être investi dans le grand jeu jusqu’au cou. Pas simplement de réussir à ne plus se nourrir au supermarché grâce à son jardin, ou, fait plus « normal » ; d’obtenir un crédit à la banque grâce à sa bonne situation.

Non, jouer, jusqu’au cou, c’est jouer le tout pour le tout, c’est à dire se battre pour la définition du sens que doit prendre une société, au péril de sa vie, du moins de sa vie sociale.

Enfin, quitte à le redire, il faut tordre le cou à la question de l’affect. Nous prenons inconsciemment la communauté d’affects comme un remède au grand vide et à l’angoisse provoquée par ce monde qui nous échappe. Ce remède, qui est peut-être pire que le mal, nous l’embrassons alors qu’il ne vient pas vraiment de nous, c’est une chimère de notre temps. Il est lié à un truc dans l’air qui nous traverse, à ce nuage des idées humaines qui gronde en orage affectif. Son apparition s’explique certainement par l’écroulement des grandes causes, l’impossibilité d’extirper du sens dans cette complexité envahissante, puis également par les déceptions liées aux grands mouvements sociaux tenus systématiquement en échec. Aussi, les réseaux dit « sociaux » et les médias en général qui ne jouent plus que sur l’affect, ont une capacité à irradier le monde des idées que nous sous-estimons incroyablement. Toutes les connexions entre les uns et les autres, ces échanges si creux et vitaux à la fois, ces images dépolitisées à l’absurde, ces relations interpersonnelles qui se déchirent et se reconstituent en live, aux yeux de tous, tout cela a pris une place démesurée dans nos vies, et certainement de manière irrémédiable.

Nous avons été irradiés par une bombe affective. Même les plus déconnectés d’entre nous.

Nous avons été empoisonnés par le virus identitaire, dont la propagation a été largement facilitée par « la sensation de perte de sentiment d’exister » qui a été développée chez nous par ailleurs.

Mêmes les plus avancés en terme de critique, titrent leur livre « A nos amis ». Et malgré la haute pertinence de leurs analyses de l’état du monde, ils ne peuvent s’empêcher de conclure à la nécessité de se reformer localement, selon des groupes Agissant en vertu de leurs identités.

Il ne s’agit pas là de prôner, à l’inverse, une grande organisation nationale ou internationale, froide, désincarnée et stalinienne. Bien sûr qu’il faut éviter que le collectif vienne briser ce que nous croyons être « nos identités ». Bien sûr que les sentiments, l’amour, la poésie (au sens de Paul Aries, c’est à dire la maîtrise symbolique des formes de l’existence), sont des carburants pour vivre.

Mais, vivre, on sait déjà faire. C’est jouer avec le monde qu’il faudrait apprendre. C’est à dire vivre bien, ou bien vivre.

Jouer ce jeu excitant, ce bien vivre, signifie déjà prétendre à la maîtrise des orientations que notre société doit prendre. Cela passe nécessairement par des efforts considérables que chacun de nous doit accomplir pour une compréhension et une conceptualisation du monde et de nos expériences. Donc par de la recherche, de l’écriture, du récit, du reportage… Pour ne plus déléguer la conduite d’une société à des experts, nous devons monter en puissance en terme d’expertise.

Puisque nous nous refusons d’agir en doctrinaires éclairés (ceux encore en vie nous agacent sans limite), ce jeu doit en même temps nous amener à diffuser massivement, non pas des idées, mais une démarche d’autonomisation de la constitution des savoirs et de l’éthique. Il faut se coltiner le monde normal, en partant du principe que nous n’avons rien à apprendre à personne, mais en multipliant les endroits où de l’apprentissage et de l’expertise autonomes peuvent émerger. Voilà peut être une forme d’engagement, moins affectif, plus politique, qui sans forcément abandonner nos petites fabrications alternatives amicales entre pairs, serait de nature à nous sortir de la torpeur de l’entre-soi des diseurs de révolution.

Parkour: la paresse, malgré l’apparence

Préambule – sport et effort

C’est entendu, le sport, c’est dur.

Ce lieu commun est à la fois le refrain des paresseux qui s’en préservent, et des sportifs qui s’y emploient. Les uns et les autres, tous sont d’accord sur une chose: faire du sport, c’est « se dépenser » (dépenser soi), c’est-à-dire dépenser tout ce dont on dispose en soi ; autrement dit c’est se vider de ses forces, s’efforcer de s’épuiser en puisant jusqu’à la dernière ressource ; ne s’arrêter qu’une fois vide de toute énergie, qu’une fois exténué; le sport, c’est le fait de se « tuer à l’effort » comme on se tuerait au travail.

C’est, pour ainsi dire, la religion de l’effort, religion où la paresse, péché capital selon le Catéchisme de l’Eglise Catholique, est rachetée à travers la souffrance que l’on s’inflige par l’effort. L’effort (action de s’efforcer(1)) est d’ailleurs précisément ce que le travail (du latin tripalium, « instrument de torture à trois pieux ») désigne: « l’effort, l’application nécessaire pour faire quelque chose », la souffrance que l’on doit endurer pour parvenir à faire quelque chose de bien (« Le travail est ce qui lie un effort où l’on peut s’épuiser (voire une souffrance) à un résultat positif ») (2). La tradition chrétienne n’est sûrement pas sans rapport avec cette conception du bien auquel seule la souffrance peut conduire, et où la rédemption passe nécessairement par le consentement à cette souffrance.

En effet, Jésus de Nazareth (3) ne s’est-il pas fait le payeur par substitution des péchés de l’humanité toute entière? N’est-il pas mort pour notre salut?

C’est en tous cas ce que L’Enseignement Chrétien affirme, et ce depuis la naissance même de la Chrétienté – peut-être pour la bonne et simple raison que c’est là le fondement de cette religion – .

Où se trouve la rédemption? Dans la souffrance (remède prescrit), dans la torture (4) (mode d’administration), et dans la mort (conséquence), où l’on aura (peut-être) l’ultime avantage d’aller au paradis, à la condition que l’on se soit bien conduit (comprendre : que l’on ait consenti à se faire du mal).

Il est toutefois intéressant de noter qu’à l’origine du mot anglais « sport », ensuite francisé, il y a le mot d’ancien français « desport » signifiant « jeu, amusement, plaisir physique ou spirituel».

Quelle que soit la définition à laquelle on se réfère, le sport renvoie systématiquement aux notions de « jeu » et de « plaisir », et cela avant de renvoyer à des notions plus actuelles comme celles d’ « exercices physiques » ou de « compétition ». En deux époques, certes fort éloignées, un même mot signifie une chose et son contraire. En effet, la notion de « compétition » s’oppose à celle de  « jeu » et celle d’ « exercices physiques » à celle de « plaisir physique ou spirituel ».Lorsqu’on s’exerce, on ne joue plus, et quant à la compétition, elle semble renfermer cette propriété qu’elle rend l’accès au plaisir tributaire du gain ou de la victoire, et non plus de l’acte lui-même. Et si les mêmes activités peuvent être pratiquées des deux façons, il n’en demeure pas moins que le moteur du jeu reste l’amusement, celui de la compétition, la victoire.

« Arrête de t’amuser, joue sérieux ! ». Impossible de passer dans une salle où se déroule une compétition sportive sans entendre ces mots. Les entraîneurs, coachs, et autres supporters n’ont que ça à la bouche lorsqu’ils s’adressent aux joueurs. Pour ceux qui les prononcent comme pour ceux à qui ils sont destinés, ces mots sont anodins, tant leur usage est fréquent, leur message connu, leur contenu appris. Les uns et les autres l’ont parfaitement intériorisé. Mais qu’un non-habitué des salles de sport s’y arrête un moment, qu’il y fasse un peu attention : cette phrase ne formule-t-elle pas ce que toute sociologie du sport saurait mettre au jour sans tarder ? Ne comprend-elle pas dans ses termes le paradoxe du sport : cesser de s’amuser ; jouer sérieusement ?

Ce qu’il faut savoir, pour comprendre l’adresse du regardeur au regardé, c’est que le regardeur n’attend pas de voir le joueur « s’amuser », il n’attend qu’une chose, c’est de le voir gagner. C’est de là qu’il tire tout son plaisir, et c’est là qu’il puise tous ses espoirs, et même au-delà, c’est là, et seulement là, qu’il trouve de l’intérêt au fait de regarder un joueur jouer. Un joueur qui ne ferait que jouer plongerait ses spectateurs dans un ennui sans fin, les poussant bientôt à la démission, à l’abandon de leur position de regardeurs. Car qui s’amuse de voir un autre s’amuser ? Certes personne. En tous cas pas dans le domaine sportif. Le sport a donc cette particularité d’être un jeu auquel il ne s’agit pas de jouer, mais de gagner uniquement. Le jeu n’a plus rien d’un jeu, et tout d’un travail.

Pour percevoir son salaire (pour remporter la victoire), il faut travailleur dur (jouer sérieusement), et cesser de se prélasser (arrêter de s’amuser).

Par ailleurs, le sport évolue dans un cadre comparable, en bien des points, à celui du travail :

  • un système pyramidal, au sport à travers la compétition et les podiums, le classement des joueurs, le classement des clubs ; au travail, à travers la hiérarchie (patron/chefs/sous-chefs/superviseurs/chefs d’équipe/employés), et le miroitement de la promotion au rang supérieur.
  • des pressions continuelles sur l’individu, exercées au sport par les sponsors, les entraîneurs, les coachs, et au travail par les financeurs, les clients, les actionnaires, et les supérieurs.
  • l’appât du gain, victoire ou salaire, c’est ce qui explique, en grande partie tout du moins, l’adhésion des uns des et des autres à un système dont ils perçoivent par ailleurs qu’il les fait souffrir.
  • la nécessité d’adhérer à un système régi par des règles conçues par d’autres, pour nous.
  • la promotion du « goût de l’effort », et l’affirmation selon laquelle « on ne gagne son salaire qu’à la sueur de son front » (sa victoire aussi).
  • la requête (c’est la conséquence du point précédent) d’un investissement sans limites, qui se fait d’ailleurs toujours au détriment de la santé morale et physique de celui qui y consent au mépris des ressources bel et bien limitées dont il dispose.
  • l’incessante promotion sociale dont l’un et l’autre disposent (« Il faut faire du sport, c’est bon (et même indispensable pour la santé », « Le travail, c’est la santé »).
  • la manière dont le corps social (en cela bien éduqué) poursuit ceux qui s’y dérobent, et fait pression sur eux pour qu’ils y aillent (ou y retournent) dans les plus brefs délais.
  • le profit financier qu’il y a à tirer du travail comme du sport (pour les employés et les joueurs, mais bien plus encore pour les patrons et les sponsors), et son indéniable qualité de moteur à tous les étages de la pyramide.
  • l’assignation du participant à un terrain délimité ; l’assignation du travailleur à un bureau ou à un poste.

Comme je l’expliquais précédemment, au sport finalement on travaille. Et au travail, on s’épuise, on s’inflige des souffrances, pour parvenir à un résultat positif. Il n’est donc pas très étonnant, au regard des enjeux, tant financiers (les plus évidents) que de conditionnement mental et de soumission (les plus cachés), que l’appareil social établisse son fonctionnement autour de ces deux notions, et qu’il en promeuve par conséquent sans cesse les bienfaits pour l’individu, notamment dans ces termes : « se faire du mal fait du bien ».Ce n’est qu’une fois convaincu de cela, et du bien-fondé de cette démarche, que ledit individu consentira à y prendre part, et ainsi contribuer lui-même à faire marcher la machine, et à en promouvoir les bienfaits, et ainsi de suite…

Il ne s’agit toutefois ici pas de condamner ou de consacrer, mais de chercher à comprendre les mécanismes qui sous-tendent l’univers social particulier du sport. Or, dans ce cadre, on ne peut que constater la mutation sémantique du signifiant qui, au fil du temps, s’est chargé de ce que le corps social l’a fait signifier. C’est ce dernier qui y a inscrit les notions de compétition, de règles, de victoire, d’effort (d’effort physique plus précisément), de dépassement de soi, et de « jeu pas pour jouer ». L’acception originelle de sport, celle de « jeu », d’ « amusement », et de « plaisir physique ou spirituel » rend toute activité ludique, activité sportive, et non point seulement les activités physiques (c’est ce qui explique peut-être l’origine du « et » du sigle EPS (Education Physique et Sportive (5)) comme on aurait tendance à le penser. Cela induit, en sus, que toute activité physique n’est pas nécessairement du sport ; en effet, si celle-ci ne répond pas aux critères de jeu (au sens de « s’amuser »), d’une part, et de plaisir d’autre part, elle est alors une activité physique non-sportive. Il y a aujourd’hui un gouffre entre cette conception du sport, établie sur l’origine étymologique du mot, et la pratique qui en est faite.

Le sportif des temps présents n’est pas un joueur, mais un gagnant. Or, si les valeurs qu’on lui inculque afin de susciter son adhésion au dogme sportif en vigueur sont en tous cas considérées comme des valeurs positives (santé, mérite, équilibre, discipline, compétitivité, etc…), on peut néanmoins, au regard de l’histoire du mot « sport », redéfinir le sportif moderne non pas par sa capacité, mais par son incapacité. Celui qu’on appelle aujourd’hui « sportif » n’est pas, comme on le laisse entendre, capable du dépassement de soi, mais incapable d’économiser ses forces et de ne pas s’épuiser ; il n’est pas capable de jouer pour gagner, mais incapable de jouer pour jouer ; il n’est pas capable de fournir des efforts, mais incapable de se reposer/de paresser ; il n’est pas capable de jouer selon les règles, mais incapable de jouer sans.

Si la notion commune de sportif associe ce dernier à des capacités positives, et non des incapacités, comme on vient de le voir, c’est aussi et surtout parce que l’adhésion des masses est à ce prix ; il faut expliquer qu’on lui veut du bien, et lui expliquer pourquoi le mal qu’on veut lui faire, et/ou lui faire se faire, pourquoi cela lui fera du bien. Sans cela, toute personne dotée d’un peu de bon sens réfléchirait à deux fois avant de s’exécuter (dans toutes les acceptions du terme).

Mon projet n’étant cependant pas de réformer la langue française, l’on s’en tiendra donc, après cette parenthèse étymologique, au sens actuel ou factuel du mot, et non à son contenu théorique ou historique.

Ainsi, si le sport est sport, il est difficile d’en dire autant du parkour. Pas de règles, pas de compétitions (6), pas de trophées ni médailles ni coupes, pas d’homologation, pas de licences, pas de clubs, pas d’entraîneurs, pas de terrain délimité, pas de structure hiérarchique, pas  de sponsors, pas d’argent à la clé, pas d’argent derrière, pas de plan de carrière, pas de tenue règlementaire, etc. Il semble donc n’avoir aucune des qualités requises à l’obtention du statut de sport. Et les notions de jeu et de plaisir en sont en revanche les bases mêmes. C’est probablement pourquoi on n’utilise pas l’expression « jouer au parkour », qui serait un pléonasme tant le jeu y tient une place importante, tant c’en est en fin de compte l’essence. Et à partir du moment où l’on fait du parkour, on joue, et on ne fait plus rien d’autre. Et cela bien qu’il n’y ait aucun espoir de gagner quelque médaille en retour ; ici, on ne joue que pour jouer, par goût du jeu, par pur plaisir.

Il est, cela dit, indéniable que le parkour conduit à un usage qu’on pourrait être tenté de qualifier de « sportif » du corps, ce dernier devenant l’unique outil de déplacement du pratiquant.

Mais, s’il y a usage, il n’y a pas nécessairement usure. Au contraire du « sport de la performance », le parkour, sport du jeu, met l’accent sur la conservation et la préservation du corps, outil de « jeu » (par opposition à l’outil de travail) – et outil du « je », par opposition à la mise à disposition de l’athlète au service des autres (sponsors, entraîneurs, investisseurs divers) dans le cas du sport – , ce notamment par une connaissance et une écoute accrues de son propre corps, qui permettent de définir des techniques de réception épargnant les articulations en sollicitant les muscles appropriés, en calculant les angles de pliage au dessus desquels il y aurait traumatisme articulaire, et en absorbant la force de l’impact à travers un circuit musculaire bien précis, ainsi qu’avec différentes techniques d’absorption du choc, comme la roulade.

Le parkour inclut d’ailleurs des pratiques à usage thérapeutique reconnu (comme la quadrupédie, dont les vertus thérapeutiques relatives, notamment, aux lombalgies, sont bien connues du monde médical), et a, me semble-t-il, du moins pour qui en a compris le sens, davantage la caractéristique de faire prendre soin du corps et de le maintenir en forme et en bonne santé – nécessité absolue de celui qui en fait l’usage quotidien d’unique outil de déplacement- , que de le négliger, de le malmener, ou de le détruire. Les apparences sont donc trompeuses, puisqu’une pratique telle que le parkour sera souvent qualifiée, par ceux qui y sont étrangers, de « pratique sauvage » ou « dangereuse », de « sport extrême », alors que le sport homologué sert, croit-on, à se maintenir en forme et à garder la santé (mythe du sportif).Il n’en demeure pas moins que derrière la façade rassurante de l’homologation, la réalité à laquelle est confrontée l’athlète est tout autre : pressions, humiliations, menaces, nécessité d’accomplir toujours davantage, de faire toujours mieux, d’être toujours (le) meilleur, et leurs conséquences : dopage, dépression, état de santé critique conduisant parfois au pire.

I. Etre fort par fainéantise

Le parkour, discipline créée en France il y a un peu plus d’une vingtaine d’années, est défini, de manière théorique, comme étant « une pratique sportive consistant à transformer des éléments du décor du milieu urbain en obstacles à franchir, principalement par des sauts, le but étant de se déplacer d’un point à un autre de la manière la plus efficace possible.[…]Le traceur (pratiquant du parkour) essaie de trouver un chemin passant par des endroits que personne n’emprunterait normalement. Il recherche des obstacles à franchir par des mouvements qui se veulent utiles, efficaces, rapides et simples. Les acrobaties ne répondent donc pas à ces qualités d’utilité et d’efficacité » (7).

Pour formuler cela plus simplement, le parkour sert en théorie à raccourcir le chemin de celui qui le pratique, en lui évitant de devoir contourner les obstacles se trouvant sur sa route, et l’amener à emprunter le chemin le plus direct et le plus rapide. Ce faisant, le traceur évite des dépenses d’énergie en contournements inutiles (contournements que le non-pratiquant devra effectuer, puisqu’il contourne bien par incapacité à surmonter l’obstacle, et non par choix, et cela, même si ce code est inscrit en lui de sorte qu’il ne se pose même pas la question, pensant de fait emprunter le chemin le plus rapide).Il y a trois éléments dont le passant lambda ne dispose pas, et dont la non-connaissance favorise l’intériorisation des chemins classiques comme norme – justement -incontournable : tout d’abord, il n’a pas conscience que d’autres chemins que celui qu’il emprunte sont possibles (défaut de perception visuelle et d’imagination créatrice) ; ensuite, il n’a, par conséquent, pas non plus conscience que ces autres chemins sont plus courts et plus directs que celui qu’il emprunte (défaut de rationalisation)  ; enfin, il n’a pas conscience qu’il lui est possible, à lui, de les emprunter (défaut de connaissance de soi, de son corps, et de l’étendue de ses possibilités).Ainsi, si le non-pratiquant ferme les yeux, ce n’est pas par choix mais par conditionnement ; il ne voit pas, mais, surtout, il ne voit pas qu’il ne voit pas, et croit qu’il voit – ce qui l’empêche d’ouvrir les yeux-.

Le traceur, lui, a les yeux ouverts, et a, à cause du parkour et de la modification du regard qu’il entraîne (élargissement du champ de vision doublé d’une transformation du regard qu’on porte sur la ville et le mobilier dont elle est faite), les informations nécessaires à l’examination des différents chemins potentiels. Aussi, il a conscience tant de la multitude des voies, que du temps et de l’énergie qui lui seront nécessaires pour emprunter chacune d’elles, ainsi que de sa capacité ou de son incapacité à le faire. Simplement parce qu’il regarde autour de lui, et qu’il connaît son corps, le traceur a donc un accès privilégié au déplacement, notamment lorsqu’il s’agit d’efficience (« capacité de produire le maximum de résultats avec le minimum d’efforts, de dépense » (8)) et de rapidité.

L’art du déplacement ne préconise en effet pas seulement la rapidité, mais aussi l’économie d’énergie, qui permet notamment de maintenir un niveau de ressources suffisantes pour aller au bout du chemin choisi. C’est cela qui fait que les acrobaties (saltos, etc.), figures strictement esthétiques, inutiles à la progression du traceur sur la voie empruntée, et représentant une dépense d’énergie colossale, en sont exclues. L’énergie dont le traceur dispose n’est pas illimitée, et il le sait. C’est pourquoi, si le traceur doit faire preuve de créativité et d’inventivité face aux obstacles, il doit cependant veiller à ne pas tomber dans le productivisme (« système qui prône le sacrifice de toute autre considération pour maximiser la productivité » (9)) ou le gaspillage (« action de dépenser, consommer avec prodigalité ; perte, dilapidation » (10)).Pas de mouvements, de sauts, ou de rotations inutiles (11) donc, pas d’efforts dénués de sens.

« Dans la mesure où le productivisme privilégie les quantités de biens produites sur la qualité, il peut conduire à un gaspillage et à un épuisement des ressources naturelles » (12). Le traceur se garde bien de dépenser son énergie jusqu’à l’épuisement ; au contraire, il la préserve et l’économise. Il ménage ses forces et sa monture, puisqu’il veut aller loin.

Il ne s’agit donc pas du tout de « tout donner », comme le préconisent nombre d’autres disciplines sportives, mais, au contraire, de fournir le strict minimum requis pour avancer – et d’être en mesure de le fournir jusqu’à destination -. Aussi le parkour est-il moins le produit d’une accumulation d’efforts monumentaux, que celui d’une savante répartition des dépenses énergétiques requises au fil du chemin.

Quelle que soit la façon dont chacun pratique, et le niveau atteint dans sa capacité à s’économiser, il est amusant de penser que c’est la paresse qui préside à la naissance d’une telle discipline. En effet, les passants pensent : « il se dépense, il pousse son corps dans ses retranchements, c’est un sportif ».Alors qu’en fait il s’économise, il va au plus simple et au plus direct, c’est un fainéant !

Il ne faut pas s’y tromper : l’acharnement que le traceur met à parfaire ses mouvements et la fluidité de leur combinaison n’est pas le signe d’un goût prononcé pour l’effort physique, mais bien le témoignage d’un désir intense d’en fournir le moins possible. La volonté du traceur s’entraînant est à la mesure de la paresse l’animant. Il ne fait que mettre en œuvre les moyens pour pouvoir paresser, sachant que mettre en correspondance la paresse à laquelle on aspire, avec son application dans la réalité, est toujours une tâche fort compliquée, demandant un entraînement intensif et régulier, lui-même permettant le développement de techniques spécifiques adéquates. Pour cela (pour augmenter son efficience), il faudra que le traceur fasse preuve d’une volonté et d’une détermination sans pareils – ce qui est toujours le cas d’un fainéant, lorsqu’il s’agit d’en faire le moins possible -.

II. Le nécessaire du traceur

L’entraînement intensif et régulier que requiert l’idéal du paresseux passe par un impératif : il lui faut du temps. Plus le temps passé à s’entraîner afin de parfaire sa technique est important, moins celui passé à l’effort lors d’un déplacement quelconque le sera. En somme, l’aptitude du traceur à minimiser l’effort dépendra du temps consacré à l’entraînement en amont. Il ne s’agit pas de « se tuer au travail », mais de « préparer sa (seule vraie) retraite ».

A l’évidence, l’assimilation des techniques de base, leur mémorisation par le corps, leur automatisation – comme lorsqu’il s’agit d’apprendre à faire du vélo – ne se font pas par magie, mais par apprentissage. Cet apprentissage nécessite une application particulière dans une société où la télé est reine –et le canapé, roi-, et où pullulent automobiles, ascenseurs, et fast-foods. Le corps, dont les ressources sont de fait très peu sollicitées, s’endort et se ramollit. Le parkour opère alors une véritable rééducation du corps humain, non pas par l’effort, mais par la simple activité, par le fait de le tirer de son état léthargique.

Ce vaste programme nécessite un temps considérable, temps que le cadre de vie moderne n’offre pas, essentiellement du fait de son accaparation par le travail.

Il faut savoir que nous passons au grand minimum 8 heures par jour au travail, quel que soit le domaine d’activité. En prenant cette quantité, plus théorique que pratique lorsqu’on sait que la majorité y passe de 10 à 12h, voire davantage, et en partant, en matière d’horaires, de la base 8h-12h/14h-18h, on se rend facilement compte que la journée commence et finit avec le travail. On se lève pour aller travailler (après un éventuel petit café), et on rentre pour aller se coucher (après un éventuel petit cachet).Les temps de repas, de préparation, et de sommeil prenant tout le reste du temps, on peut dire que le temps libre est une utopie, un concept ne renvoyant à rien de concret dans la réalité du quotidien. Et si l’entreprise achète notre force de travail contre un salaire qu’elle estime à la mesure de ce qu’elle (notre force de travail) vaut, c’est de notre côté notre temps que nous monnayons en premier lieu. En d’autres termes, l’entreprise achète du temps avec de l’argent ; l’employé achète de l’argent avec du temps. Rien ne dit toutefois que les deux monnaies soient équivalentes, ni que le taux de change soit juste.

Quoi qu’il en soit, le temps dont dispose le travailleur est largement insuffisant (pour ne pas dire inexistant) pour ce qui est de la pratique d’une discipline telle que le parkour, laquelle requiert bien plus de temps que n’importe quelle activité sportive.

Non seulement l’aptitude à paresser est directement dépendante de l’investissement en temps à l’entraînement, mais, surtout, le parkour se caractérise par un certain nombre de « rituels », indispensables à la pratique, et augmentant considérablement le temps passé à l’entraînement.

Le corps étant totalement étranger à cette façon de le solliciter, le traceur doit tout d’abord le préparer, à travers différents exercices, regroupés sous l’appellation « conditionnement ». Cela comprend aussi bien les exercices musculaires basiques (tels que tractions, pompes, abdos, flexions), pratiqués indifféremment à l’intérieur ou à l’extérieur, et ce quotidiennement, que les exercices plus spécifiques au parkour, comme les « sessions de conditionnement », qui ont lieu, elles, impérativement en extérieur, et où l’on développe des exercices musculaires complexes en relation avec les structures présentes dans l’espace (13). Ces séances sont généralement longues de 2 à 4 heures pendant lesquelles le traceur appréhende l’espace puis développe des exercices, dont la forme finale est liée en partie à la façon dont il veut faire travailler son corps, et aux muscles qu’il souhaite solliciter plus particulièrement, et en partie aux structures qui l’entourent, à leur hauteur, à leurs formes, aux matériaux les composant, etc. De cette façon, non seulement le traceur effectue un travail musculaire complexe et inhabituel, mais, en plus, il met son corps à l’épreuve de l’espace dans lequel il évolue, ce qui constitue sans nul doute une étape décisive dans la préparation à la pratique du parkour en tant que tel. Ces sessions ont lieu une à trois fois par semaine, dans leur version longue, et à chaque début et/ou fin d’entraînement, de manière épisodique et ciblée.

Il faut ajouter à tout cela le temps nécessaire à la recherche des lieux pour s’entraîner. Le parkour se nourrissant du relief dans l’espace, et du mobilier urbain, le traceur est en recherche perpétuelle de foisonnements de murs, de murets, et de barrières en tous genres. En cela, les différents endroits par lesquels il passe sont inégalement dotés, et les plus riches en relief(s) sont les plus à même de satisfaire son besoin de mouvement. Cela implique donc de consacrer parfois jusqu’à des journées entières à la visite de lieux nouveaux, de quartiers et de villes. Aller dans une direction, fouiller le quartier : ne rien trouver ; repartir et aller ailleurs : trouver des choses ; s’amuser avec ; reprendre la marche pour chercher ailleurs, et ainsi de suite…Le traceur opère dans la ville une véritable marche labyrinthique en quête de murs ou d’obstacles avec lesquels « danser ».

Quant à l’entraînement lui-même, il dure en moyenne de 4 à 6h), à la différence de la plupart des « sports » où l’on a davantage à faire à des plages d’1h30/2h. Il est, par ailleurs, précédé d’un long échauffement (30 à 45 minutes), indispensable pour éviter les blessures, musculaires et articulaires notamment, et toujours suivi d’une séance d’étirements (30 minutes environ). La fréquence d’entraînement est très irrégulière, et sujette aux aléas des existences de chacun. Toutefois, si l’on devait établir une moyenne, parler de 4 à 5 séances d’entraînement hebdomadaires me paraît fort raisonnable. Cela n’empêche qu’en définitive, le traceur pratique aussi souvent qu’il en a l’occasion (sa capacité future à mettre en œuvre sa paresse en dépend, ne l’oublions pas), tous les jours s’il le peut. Disposant de l’avantage non négligeable que, dans le cas du parkour, le fait de s’entraîner consiste à jouer (et ce sans que qui que ce soit exerce quelque pression sur nous), la répétition, même poussée à ce stade, n’a rien de rédhibitoire, et la quotidienneté de l’entraînement ne pose aucun problème au traceur. Bien au contraire…C’est bien au jeu que le traceur va, non au travail, et c’est bien au plaisir que jouer le conduit, non à l’ennui.

Une fois disposé à s’entraîner, le traceur ne se fie pas à un mode d’emploi, mais à sa capacité à interroger l’espace. Il lui faut avant tout regarder autour, dessous, dessus, puis inventer ; inventer des techniques de franchissement adaptées à chaque lieu, à chaque structure, imaginer comment les combiner entre elles, comment faire des mouvements un mouvement, du mouvement ; trouver des chemins, ouvrir des voies, en dessiner les itinéraires par son mouvement dans l’espace.

Il ne s’agit pas de venir et de faire. Il faut savoir où aller – avant de venir -, et réfléchir – avant de faire -.Il n’est pas question de reproduction, mais de création, donc de temps. Il faut « avoir le temps de prendre le temps » (14), pour créer.

Une petite parenthèse m’est nécessaire pour expliciter la notion de création telle que je l’entends.

Par création, je n’entends pas l’oeuvre comme étant née d’une aptitude extra-ordinaire dénotant une incontestable supériorité génétique de celui qui la conçoit, ni comme le fruit divin des muses soufflant l’inspiration à l’artiste.

Non, par création, je n’entends que l’action de créer, de tirer du néant (15), de donner l’être, l’existence (16). Créer, c’est faire exister quelque chose – quelque chose qui n’existait pas avant -.

Cela n’advient pas par magie, mais par imagination. A partir des informations mémorisées par le système nerveux, et de la possibilité d’apprentissage qui en découle, les motivations pulsionnelles, dont la forme originelle a été transformée par l’intériorisation des automatismes socio-culturels, permettent « la mise en jeu de l’imaginaire », selon l’expression du professeur Henri Laborit, neurobiologiste. Imaginaire qu’il définit en ces termes : « fonction spécifiquement humaine qui permet à l’Homme, contrairement aux autres espèces animales, d’ajouter de l’information, de transformer le monde qui l’entoure » (17).

Cette parenthèse refermée, revenons à l’entraînement et au temps.

En considérant la moyenne de temps d’entraînement définie plus haut (à savoir 4 à 6h, auxquelles s’ajoutent systématiquement 45 minutes d’échauffement avant, et une demi-heure d’étirements après, ainsi que de longues heures de marche à la recherche d’obstacles, et de longues minutes de réflexion servant à l’invention et à la fabrication des chemins ensuite empruntés), et en la multipliant par la fréquence moyenne définie plus haut (à savoir 4 à 5 fois par semaine), on obtient une moyenne d’environ 40 heures. Tiens donc ! Exactement le même nombre d’heures que la semaine de travail ! Ce n’est pas de chance.

Ajoutons à cela les sessions de conditionnement (exercices musculaires complexes en adéquation avec le mobilier urbain environnant) d’une durée moyenne chacune de 2 à 4h, et d’une fréquence de 1 à 3 fois par semaine, et l’on obtient un total de 46 heures par semaine dédiées au parkour (en moyenne).Ce chiffre exclue les exercices musculaires simples, de type pompes ou tractions, qui représentent environ 15 à 30 minutes par jour.

Au final, on arrive à un peu plus de 50 heures. Quel travailleur dispose de ce temps ?

En somme, le parkour (ou toute autre activité créatrice) nécessite bien trop de temps, pour rendre possible la cohabitation avec un emploi, quel qu’il soit. Et c’est en cela que le parkour pousse à une autre paresse (qui n’est pas sans dénoter un certain courage), la paresse du chômeur. Celle de celui qui pour « se la couler douce » a renoncé à travailler,  à faire (aban)don de sa personne à la collectivité. Celle de celui qui, égoïstement – mais heureusement (18) -, a repris possession de son temps. Celle de celui qui avec cette idée est en paix. Le paresseux, le vrai !

III. L’indiscipline de la discipline

Malgré la discipline (au sens d’obéissance, soumission à un ensemble de règles, écrites ou coutumières (19)) que pourrait paraître requérir une discipline (au sens de champ d’activité (20)) comme le parkour, le fond des choses est fort différent de ce que les apparences suggèrent, et, de fait, c’est bien davantage dans l’indiscipline, que dans la discipline, qu’il se pratique.

L’apparente rigueur prêtée au traceur n’est qu’un leurre résultant de la projection de notre conception du sport (ensemble de règles pré-énoncées, compétition et hiérarchisation, religion de l’effort) sur l’objet particulier qu’est le parkour. Or, si ce dernier emprunte au sport l’usage athlétique qu’il fait du corps, il n’hérite en revanche ni de sa rigidité réglementaire (règles prédéfinies, très strictes, et identiques pour tous), ni de son conservatisme organisationnel (entraînements d’une durée et d’une régularité prédéfinies également, et dont le contenu même fait l’objet d’une systématisation rendant l’ensemble de l’entraînement entièrement prévisible).

Le traceur n’adhère à aucune structure (club, association, ligue, fédération) lui dictant les règles à observer et la voie à suivre lors de l’entraînement. Il fait comme bon lui semble. Autrement dit, il ne se fie qu’à lui -et à lui seul- pour déterminer de la marche à suivre dans sa pratique.

Il n’a besoin ni de license, ni de certificat médical, ni de cotisation d’adhésion à quelque structure que ce soit, ni d’équipement spécifique, ni de terrain ou de structure dédiés. Il fait avec ce qu’il a –envies y compris-, sort quand il veut, s’entraîne comme il veut, le temps qu’il veut, avec qui il veut –souvent seul-.

La license, c’est lui-même qui se la donne toute. De la même façon, c’est lui qui sonde son organisme, qui estime ce que son corps peut. C’est là son seul « certificat » médical. Quant au terrain de jeu, c’est le monde dans son ensemble qui en fait office. Il ne revient donc qu’à lui de choisir où il pratiquera, au fil de ses humeurs et de ses aspirations. En d’autres termes, tout passe par lui, et chaque décision ne revient qu’à lui seul. C’est là une autre particularité du parkour.

Celui qui le pratique n’obéit à aucune règle prédéfinie. Si règles il y a, c’est lui seul qui les invente, et les change à sa guise, en situation, lesquelles règles ont de ce fait l’avantage d’être en adéquation avec ladite situation, précisément parce que c’est à l’intérieur de cette même situation qu’elles prennent naissance. Elles ne sont jamais théorisées ni en amont ni en dehors.

Par ailleurs, le contenu ainsi que la régularité des séances d’entraînement sont davantage le produit de désirs (ceux du traceur), que de règles. Aussi le traceur va-t-il s’entraîner quand il en éprouve l’envie, ni plus, ni moins. Il s’entraînera alors comme il en a envie, s’abandonnant à satisfaire tout « bêtement » ses désirs, sans plus de complications. Il est, sur ce point encore, en rupture, d’une part avec le milieu sportif, où il n’est nullement question de désirs, mais plutôt d’objectifs, ainsi que de moyens à mettre en œuvre pour les atteindre –les objectifs étant qui plus est définis davantage par l’entraîneur et le sponsor que par le joueur lui-même- ; d’autre part, avec la tradition religieuse, judéo-chrétienne notamment, où le désir, moteur de la recherche du plaisir, est, à cause de sa nature même, considéré comme suspect, et où l’assouvissement de ses désirs mène au pire (vol, adultère, meurtre).

Et pourtant, ce qui peut apparaître comme un caprice d’adolescent n’en est pas moins l’essence de la pratique. La conception de la chose en termes de possibles à explorer et de désirs à satisfaire n’est rien d’autre que la manifestation du jeu, là où le sport induirait une conception de la chose en termes d’objectifs à atteindre et de moyens à mettre en oeuvre pour y parvenir.

Le jeu semble en effet emporter une idée spinoziste du désir comme potentiel moyen d’augmenter sa puissance d’être, et non comme manifestation du Diable en l’homme.

Aussi cette nonchalance assumée du traceur, de ne faire que comme il en a envie, n’est-elle pas négociable, puisqu’elle est inhérente à la pratique, et qu’elle en conditionne la possibilité. Contraindre le traceur à tracer sous contraintes –autres que celles que lui-même juge amusant d’inventer lorsqu’il investit l’espace- reviendrait à brider son inventivité et son imagination, et donc restreindre sa capacité à créer, voire à rendre toute création impossible, et limiter la pratique à la reproduction d’un set de mouvements prédéfinis.

Ce n’est pas la prétention mais la recherche de l’exactitude qui conduit à penser le pratiquant du parkour non pas comme un sportif, mais comme un artiste. Le traceur est l’artiste du mouvement, du franchissement d’obstacles. Par la justesse et la fluidité de son déplacement à travers son environnement, il donne d’ailleurs davantage l’impression d’un ballet avec les murs que d’une course d’obstacles, lorsque, sous ses mains, ces derniers semblent passer du statut d’obstacle à celui d’outil, n’étant plus désormais des obstructions à son avancée mais des partenaires de la danse qu’il opère dans l’espace.

Or, l’artiste ne crée pas sur commande ; il ne fait pas œuvre de 14h à 16h les mardi et jeudi.

Il est à l’écoute de ce que sa conscience lui renvoie de ses perceptions sensorielles. Il fait interagir le senti et le ressenti, les fait s’entremêler dans un ballet sans fin, conditionnant la fabrication de son ballet urbain.

Il est indiscipliné non par l’effet d’une intention, mais à cause de la nature de la discipline qu’il pratique. Non par révolte, mais par besoin.

IV. L’entraînement ou la volonté de ne rien faire

Afin de se rendre disponible à ce qu’il fait, le traceur doit se rendre indisponible à tout ce qu’il ne fait pas, donc à toutes les banalités du quotidien. Il n’est pas, lorsqu’il pratique, dans un rapport aux choses qui relève du quotidien, mais bien de l’instant, de l’ici et maintenant.

Pour l’esprit cherchant à faire le vide, les préoccupations habituelles sont autant de pensées parasites dont il lui faut se défaire afin de se faire apte à penser et sentir les choses dans un mode différent du mode de penser et sentir habituellement emprunté.

Il faut donc bien que le pratiquant développe une stratégie visant à lutter contre les incessantes sollicitations extérieures ; il lui faut veiller à ne rien faire d’autre que ce qu’il fait – ce qui n’est nullement trivial, loin de là-.

Prenons un exemple. Lorsque quelqu’un marche dans la rue, il marche certes – et fait donc ce qu’il fait-. Mais il ne fait cependant pas que marcher. Il pense à un tas de choses : à ce qu’il a oublié de faire avant de sortir, à ce qu’il va faire en rentrant, à ce qui l’attend là où il va. Au fond, il a beau être là, devant nous, il est moins que partout ailleurs. Et puis, s’il ne faisait que penser ; mais il observe les gens qu’il croise, regarde les vitrines des magasins, se retourne au passage de jolies créatures, écoute de la musique de l’oreille gauche, et téléphone avec un kit piéton de la droite. Parfois, il lit même en marchant.

Manifestement, l’action de marcher dans la rue ne suffit pas à solliciter toutes les ressources dont il dispose, il a de fait besoin de faire un certain nombre d’autres choses dans le même temps. C’est donc ainsi que chacun fait dans un pareil cas, sans même y penser, le plus spontanément du monde.

En revanche, dans le cas d’un traceur qui s’entraîne, la situation est très différente : l’aptitude à se mouvoir dans l’espace de manière fluide d’une part, et sécurisée d’autre part, et donc à juger à chaque instant de la nature d’un saut (distance, inclinaison, matériau de la plateforme d’où l’on part, matériau de la plateforme où l’on compte se réceptionner (solidité, texture, fait qu’il soit glissant ou non, espace disponible à l’arrivée), éventuelles traces d’humidité, bouts de verre, etc) ainsi que de sa capacité à le faire ou non (détente, savoir-faire technique, expérience, solidité mentale dans le cas d’une situation à risque, état dans lequel se trouve le corps, niveau de fatigue, etc) repose essentiellement sur le niveau de concentration du pratiquant, autrement dit sur sa disponibilité. Il en résulte qu’il lui faut bien-sûr être tout à ce qu’il fait non seulement au moment où il saute (ça va de soi), mais aussi à tous les moments où il ne saute pas, moments où il dispose d’intervalles extrêmement courts pour juger efficacement de sa capacité à exécuter le saut suivant.

C’est dans ces moments-là, où il est plus facile (comparativement aux moments où l’on saute) de relâcher son attention, de se laisser distraire par quelque chose ou quelqu’un, que la moindre erreur peut s’avérer fatale. C’est donc là qu’il faut redoubler de concentration. Cela pourrait apparaître comme un paradoxe, lorsqu’il s’agit de paresse.

Peut-être buttons-nous sur ce point par l’effet d’un préjugé nous conduisant à penser la paresse comme le défaut d’activité, ou comme l’exclusion de toute activité. Or, le contraire de l’activité, c’est bien l’inactivité, et non la paresse. La paresse n’est d’ailleurs pas, étymologiquement parlant, définie comme le défaut de quoi que ce soit. Elle jouit de toute la positivité du concept qu’elle renferme.

Les formes verbales peuvent être un indice du contenu de certains mots. Par exemple, l’activité se décline sous la forme verbale « s’activer ». En revanche, son contraire, l’inactivité, ne se décline pas sous la forme d’un verbe ; on ne « s’inactive » pas. On est inactif. Ceci parce que le terme d’inactivité ne renvoie pas à un concept positif, qui aurait une consistance propre, mais ne se définit que par rapport à un autre concept, celui d’activité, dont il manifeste l’absence. Or, le terme paresse donne bien le verbe « paresser ».Je paresse, tu paresses, il paresse, nous paressons, vous paressez, ils paressent.

Il faut donc bien comprendre la paresse comme un concept plein et entier, qui ne souffre aucun manque de quelque nature que ce soit. La paresse, c’est avant tout le « refus de l’effort » (21). Et par extension, le refus de tout ce qui demande de faire un effort. L’effort, qui décrit l’action de s’efforcer (1), n’est en aucun cas synonyme d’activité, qui définit une « faculté active » ou « puissance d’agir » (22). Et il n’en conditionne pas davantage la réalisation, dans la mesure où l’on peut être en activité, sans faire le moindre effort pour autant.

Il ne faut pas non plus confondre effort et énergie, la seconde définissant une « force en action », alors que le premier en définit l’épuisement.

Cette mise au point sémantique étant faite, il paraît difficile de refuser à la paresse la possibilité de s’inscrire dans l’activité (capacité active). La paresse relève bien d’une capacité, puisqu’on en est capable –ou incapable-. Cela n’exclut pas par ailleurs qu’il faille souvent un apprentissage et un entraînement préalables pour pouvoir paresser véritablement (« paresser, c’est plus dur qu’il n’y paraît » (23)).

Dans le cadre d’un refus de l’effort, la paresse est aussi une « disposition habituelle à ne pas travailler, nonchalance, négligence des choses qui sont de devoir, d’obligation ». En bref, absolument rien qui n’exclut l’activité –à moins qu’on ne la conçoive que comme travail, ce qui est réducteur, donc faux-.

Mais la paresse est aussi définie comme l’« amour du repos, du loisir, tranquillité du corps et de l’esprit ». Cette autre acception confirme ce qu’on a vu précédemment, à savoir que la paresse peut se penser dans l’agir, non comme état, mais comme activité.

Mais pour en revenir au parkour, agir paradoxal qui voit cohabiter chez ceux qui le pratiquent, patience et vitesse, nonchalance et explosivité, paresse et prouesses physiques, il faut bien dire que l’entraînement en lui-même consiste, contre les apparences, en la volonté de ne rien faire. En effet, il s’agit originellement d’en faire le moins possible, et pour en faire le moins possible il faut toujours trouver qu’on en fait trop (afin d’aspirer continuellement à réduire les efforts consentis), et bien avoir en tête qu’il serait possible d’en faire encore moins. Or, en descendant graduellement sur l’échelle des efforts fournis, après peu, gageons qu’il y a très peu, ou presque rien ; mais qu’y-a-t-il donc après très peu ? Qu’y-a-t-il de moins que le moins possible ? Il n’y a assurément rien de moins, que le moins possible. Moins que presque rien, c’est rien. Aussi, rien est-il, sinon un objectif, en tous cas ce qu’on prend pour point de repère, l’horizon vers lequel on tend.

Et puis, faire du parkour, c’est aussi et enfin avoir la volonté de faire quelque chose qui, pour beaucoup, ne rime à rien. Que fait le traceur aux yeux du monde qui le regarde (car le monde le regarde, étant entendu qu’il opère dans l’espace public)? Pas grand-chose, de toute évidence. Il ne travaille pas. Il ne gagne pas d’argent. Il ne rapporte pas d’argent. Autant dire qu’il ne sert à rien.

Il n’est même pas en train de faire un show ou une démonstration, il se donne à voir tout en refusant de se donner en spectacle. Il se moque bien d’être applaudi, et ne rentre pas en conflit avec ses détracteurs dont il se moque éperdument. Il ne demande rien.

Il saute d’un muret à l’autre, escalade un mur, marche en équilibre sur une barre. Il ne fait que faire ce qu’il fait. Et il ne le fait que pour le faire. Et peut-être est-ce précisément parce qu’il est tout à ce qu’il fait, que les passants pensent qu’il ne fait rien.

Ils n’y voient qu’un grand vide, le signe du désoeuvrement croissant d’une jeunesse inutile –ou inutilisable-.

V. Etre fort pour être inutile

C’est pourtant peut-être bien là, dans son inutilité manifeste, que la pratique du parkour se révèle être du plus grand intérêt.

Si le parkour, tel que le théorise son concepteur David Belle, est une méthode d’entraînement servant à préparer celui qui la pratique à faire face à toute situation nécessitant qu’il se déplace de cette manière –par exemple pour fuir, ou pour secourir quelqu’un-, le fait est que ces situations adviennent exceptionnellement, voire jamais, et que beaucoup de traceurs se préparent en quelque sorte constamment à la venue de choses qui n’adviendront jamais. Si bien que l’entraînement, qui en théorie peut être susceptible de servir un jour, est en pratique bien souvent parfaitement inutile. On ne fuit aucun danger plus grand que celui qu’on encoure lorsqu’on saute –on ne fuit en réalité aucun danger-, et on ne secoure personne. On joue. On fait comme si. On ne fait que ça.

De ce point de vue, le parkour renvoie, schématiquement, au « pouce » qu’on lève, lors des parties de « chat » que les enfants jouent dans la cour de récréation de l’école primaire, et qui sert à inaugurer un moment où « ça ne compte plus ». Tout ce qu’on fait lorsqu’on s’entraîne ne compte plus ou compte pour du beurre, on le fait pour rire ou pour du faux. On fait comme s’il était impératif de sauter par-dessus telle ou telle barrière en se réceptionnant sur tel ou tel muret, comme si notre vie s’y jouait. Alors qu’en fait rien ne s’y joue, si ce n’est nous, qui y jouons et nous laissons prendre au jeu. Après notre passage, qui, de fait, ne sert à rien, la rue ressemblera à ce à quoi elle ressemblait avant qu’on y passe. Elle cessera d’être un terrain de jeux pour revêtir son air habituel de rue, faite de places, de murets et de barrières, qu’on voit à peine, ou pas, ou mal.

Mais il suffira qu’on revienne y jouer, y sauter, y grimper, pour qu’elle redevienne à nouveau un terrain de jeux et d’invention, et cesse de n’être qu’une simple voie de passage –même si, d’une certaine façon, nous aussi ne faisons qu’y passer-. De sorte que la rue, comme le mobilier urbain qui la constitue, semblent être tributaires de l’usage qu’on en fait, et cessent d’être ce qu’ils sont primitivement, aussitôt qu’on en fait autre chose. Il ne tient qu’à nous de faire d’une barrière un jouet. Il suffit de faire appel à notre imagination, par la seule force de laquelle nous avons le pouvoir de transformer un espace et de suspendre le temps. Tout cela est parfaitement inutile, mais c’est par contre très important.

L’utile est une notion aussi arbitraire que le beau. Ce qui est utile pour moi n’est pas nécessairement utile pour d’autres, et inversement. Aussi, chacun définit-t-il l’utile selon sa nature propre, mais tous avons tendance à considérer ce qui nous est utile comme utile à tous. Or, il semble qu’il n’y ait pas d’utile en soi, mais seulement de l’utile à quelque chose ou à quelqu’un.

Dans la société capitaliste, l’utile est par exemple associé, dans l’imaginaire collectif, à la notion de rentabilité. La question que l’on se pose lorsqu’on aborde une chose, quelle qu’elle soit, ressemble à « Qu’est-ce que j’y gagne? » plutôt qu’à « En ai-je envie ? ».

L’utile et l’inutile sont devenus des verdicts servant à valider ou à disqualifier des comportements sociaux.

Le travail, par exemple, est utile. Le temps libre, lui, est inutile, il faut l’employer à quelque chose (à quelque chose d’utile).

Le sport est utile. Le jeu est inutile (ce sont les enfants qui jouent ; ils feraient cela dit mieux de travailler).

Avoir de l’argent est utile. Avoir du temps est inutile (on ne peut rien en faire sans argent).

Il existe ainsi une classification, qui s’opère dans l’institution comme dans l’imaginaire collectif, des choses et des activités selon qu’elles sont considérées comme utiles ou inutiles.

Les réactions des passants, pris dans cette logique, à la vue de traceurs, sont parfois violentes. Il est en effet difficile de comprendre comment l’on peut mettre tant d’acharnement à faire rien. Mais peut-être est-ce précisément parce qu’il ne fait rien (en tous cas rien que l’on puisse identifier à quelque chose que l’on connaît) que le traceur enclenche quelque chose (puisqu’il produit par sa pratique des effets notoires dans l’espace où il évolue). Peut-être est-ce parce que le parkour apparaît comme libéré du concept de finalité qu’il affecte de la sorte la réalité de la ville où il met au jour, à travers l’étonnement ou la colère des passants, des questions essentielles : « A qui est la ville, la place publique ? » ; « De quelle façon peut-on en disposer, à quoi sert-elle ? » ; « Qu’est-ce-qu’un espace public? ».

Avec le parkour, la paresse est rendue publique. On ne fait rien, on ne sert à rien, on ne veut rien faire ; mais on fait tout cela sur la place publique. On s’y expose. Ou plutôt en dispose-t-on, cela sans l’avis de quiconque et avec la même nonchalance qui caractérise l’être dans son ensemble. On refuse de faire l’effort de servir à quelque chose, se contentant d’être, tout simplement.

La nonchalance du traceur renvoie le passant à l’idée, lui étant difficilement supportable, de l’absence de finalité de la vie. On est, que pour être, pour persévérer dans notre être (Spinoza). Tout le reste est illusions, raisons qu’on se donne d’être ayant pour but de nous rendre l’existence supportable. Ce qui est ne sert par définition à rien. C’est nous qui attribuons aux choses un usage, une finalité ; aux êtres une mission, une raison d’être.

Derrière sa façade protectrice (« Etre fort pour être utile », selon les mots de David Belle), le parkour jouit en pratique de l’inutilité la plus totale. L’inutile qualifiant toute chose dont l’institution est incapable de l’assigner à une tâche et/ou de l’enfermer dans une case, il y a de quoi se réjouir – et jouir paresseusement du plaisir que le jeu procure à ceux qui, en la publicisant de la sorte, font de la paresse un enjeu politique majeur-.

Naïm BORNAZ.

NOTES

(1) s’efforcer: employer toute sa force à faire quelque chose ; ne pas assez ménager ses forces en faisant quelque chose (source : entrée « s’efforcer » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.(http://fr.wiktionary.org/wiki/s’efforcer))

(2) Entrée « travail » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.    (http://fr.wikipedia.org/wiki/Travail)

(3) nommé Jésus-Christ par les Chrétiens. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Jésus-Christ)

(4) torture dispensée principalement par le tripalium (au travail): « gagner sa vie », cette expression ne dit-elle pas que la vie est quelque chose qui ne nous est pas acquis, mais qu’il nous faut gagner, et si elle reste à gagner, on peut gager qu’elle n’est pas (encore) gagnée, et que pour la gagner ce n’est pas gagné, puisque c’est précisément parce qu’on ne la gagne jamais tout-à-fait qu’on passe sa vie à la gagner?L’expression « perdre sa vie à la gagner » dit-elle autre chose?

(5) La réalité de cet enseignement témoigne toutefois lui aussi de la confusion qui est faite entre « sport » et « activité physique », puisqu’on n’y enseigne rien d’autre que des activités physiques, ainsi que les règles régissant les différents sports homologués, mais certainement pas le goût du jeu ou de l’amusement, et encore moins le « plaisir spirituel ».

(6) Evidemment, cette pratique, comme toute émergence culturelle, est en proie à la même volonté de certains groupes de l’institutionnaliser, de la soumettre à des règles, et d’en faire une pratique conforme aux normes en vigueur, ce notamment afin qu’elle soit validée et reconnue par l’institution en tant que « sport ». Dans le cas du parkour, un groupe anglais, du nom d’Urban Freeflow, a notamment mis en place les premiers Championnats du Monde de Parkour (sponsorisés par Barclaycard, organisme de crédit) – les médias ont alors jubilé à l’unisson qu’enfin « le Freerun semble être devenu un sport à part entière » (Nouvel Obs, Rubrique « Sports Extrêmes », 04.09.2008) – ; a également fait développer un jeu vidéo, « Free Running », sur Playstation 2, avec des personnages à l’effigie des « traceurs » qui en sont à l’origine ; collabore étroitement avec la police anglaise ainsi que les forces armées anglaises pour leur faire profiter des bénéfices que la pratique du parkour peut leur apporter. A titre non exhaustif. Pour plus d’informations sur leurs exploits, rendez vous sur http://www.urbanfreeflow.com/

(7) Entrée « parkour » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Parkour)

(8) Entrée « efficience » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/efficience)

(9) Entrée « productivisme » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/productivisme)

(10) Entrées « gaspillage » et « gaspiller » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/gaspillage) (http://fr.wiktionary.org/wiki/gaspiller)          Entrée « gaspillage » du dictionnaire en ligne Larousse.fr. (http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/gaspillage)

(11) L’inutile étant ici défini comme le défaut d’utilité à l’avancée du traceur, et non comme l’ « inutile » en soi. On pourrait, par opposition, définir l’utile comme étant ce qui fait sens en regard de la voie que le traceur a choisi et des obstacles qu’il lui faut franchir pour continuer à avancer. Il s’agirait ici davantage de ce « qui n’a aucun effet, qui ne remplit pas son but », que de ce « qui ne sert à rien, qui n’apporte rien, qui est superflu ». (source : entrée « inutile » du dictionnaire en ligne Larousse.fr.(http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/inutile))

(12) Entrée « productivisme » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Productivisme)

(13) Cela peut, par exemple, prendre la forme d’une longue série d’exercices multiples sur les structures d’un périmètre réduit, ou, au contraire, consister en une traversée du quartier tout entier sans jamais toucher le sol.

(14) « J’aime avoir le temps de prendre le temps », L’1consolable, in « Consommer Moins ».

(15) Entrée « création » du dictionnaire en ligne Larousse.fr. (http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/création)

(16) Entrée « création » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/création)

(17) Henri Laborit, in « Eloge de la Fuite », édition Folio Essais, p.13.

(18) Lire, à ce sujet, le Manifeste des Chômeurs Heureux, éditions Le Chien Rouge.

(19) Entrée « discipline » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Discipline)

(20) Idem.

(21) Entrée du dictionnaire en ligne Reverso.           (http://dictionnaire.reverso.net/francais-definition/paresse)

(22) Entrée « activité » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/activité)

(23) Denis de Casabianca, in « Pourquoi paresser », édition Aléas.