Graffiti hip-hop, enjeu d’un art dans l’espace public

Qui est créateur d’espace ? Est-ce que le graffiti
dégrade ? À qui appartient l’espace public ? Ici se jouent des luttes
de pouvoir à travers le contrôle de l’espace et la production du savoir. Nous
essaierons d’éclairer le sens d’un « art en espace public »,
profitant de la rencontre avec Jeax, Popay et Alex, artistes graffitis,
peintres, muralistes, designer.

TWE Crew, fresque représentant une Marianne manifestante, 18 mai 2016, Paris Quay de Valmy, puis effacée par les autorités

Esthétique
impure ou contrôle de l’espace ?

Il est reproché couramment au graffiti de détourner les
supports muraux, de déranger de manière peu esthétique l’espace public.
Inversement nous pourrions défendre le rôle de l’espace public d’être le
forum-critique où s’expose un problème qui interroge la collectivité ?

À ce titre nous nous intéressons au graffiti hip-hop (tag,
graff)[1] qui doit sa
diffusion sur la planète aux réseaux métropolitains, lieux de brassage, de
rencontres et d’expérimentation d’un « art en
transit ».
À travers des parcours biographiques originaux, la mobilité
(du support, de l’artiste, du public) participe à l’œuvre et à la définition
non patrimoniale de l’art et de la ville.

L’esthétique qui se dégage du graffiti hip-hop ne peut être
séparée de la vie sociale. Le sens de cette totalité se construit en situation
avec d’autres, et contribue à urbaniser l’espace en le rendant public. En cela,
le tag appartient au même mouvement que le spray can art.

Jeax : Il y a toujours dans le graffiti cette ambiguïté entre être compris et échapper. Dans l’écriture, il y a une double dimension entre une image simple et des lettrages très compliqués ou encore des jeux de couleurs peu évidents. Il y a une envie de séduire, mais de ne pas être forcément lisible. Le tag est une écriture déformée, moins c’est compris, plus le tag à un style. Dans le graff, c’est le même principe, plus tu arrives à une image complexe et jolie en apparence, tu séduis tout en n’étant pas facile à saisir.

Il existe des codes et des validations propres au milieu, un
langage esthétique, un vocabulaire (élémentaire et sophistiqué), une forme
structurée, une histoire, des modes de transmission et d’intervention dans
l’espace public.

Cette performance décale, elle « provoque » (non parce qu’elle est en soi provocante),
mais parce qu’elle interroge le cadre de compréhension des espaces communs et
de ce qui les relie, c’est-à-dire la ville. « L’urgence du geste,
l’authenticité du propos et l’invention qui préside à sa traduction graphique
deviennent des qualités quand la violence et la provocation accèdent au rang de
valeur esthétique. »[2]

Une nouvelle grammaire visuelle ne s’appuie pas
nécessairement sur un message direct et explicite, mais sur une relation à
l’espace urbain en instaurant le principe même de la mobilité comme « relation
publique généralisée. »[3]

Popay : Il y a une tension entre le côté « on veut se rendre lisible » et le côté « tag inaccessible destiné à une intelligentsia du mouvement qui arrive seule à décoder » : Les « persos » (personnages) qui sont facile à lire, style réaliste ou cartoon tape-à-l’œil, qui sont plus accessibles que les wild-style (lettrage déformé). C’est peut-être des pièges pour attirer le regard. Ensuite, la personne peut s’attarder plus sur le déchiffrage des lettres.

Seul l’espace public peut lier ainsi une forme structurée
esthétiquement et structurante socialement comme le graffiti hip-hop et
l’événement qu’il entraîne en tant que configuration de présence ici et
maintenant. L’espace public prend alors un rôle médiateur dans « la
constitution d’un monde commun et dans l’organisation de l’action collective. »[4]

Le souterrain métropolitain est occupé par de nombreuses
personnes. Pour la société de transport, il s’agit d’usagers, pour l’afficheur
publicitaire, de client et pour le graffeur, de public, pris non comme masse
indifférenciée, mais comme ensemble d’individus dont l’attention est
personnellement sollicitée des rencontres se produisent, des paroles
s’échangent, un jugement s’exerce et un nouveau cadre commun de compréhension
s’élabore.

Depuis les années 70, le spray
can art
(art aérosol) a pu ainsi jeter ses ancres flottantes dans les
espaces interstitiels et s’inscrire durablement dans le paysage urbain. Mais
aurait-il pu émerger aussi facilement aujourd’hui ?

Popay : cela peut être vu comme une réaction à la société de consommation, de la publicité qui mitraille. Bando disait que ce n’était même plus le sens di mot, mais le plaisir de dessiner la lettre. Est-ce une critique ou juste une répétition de la société esthétique et du pouvoir de l’apparence ? Peut-être c’est une réaction pour redonner du sens aux mots assujettis par des intérêts.

Il y a effectivement possibilité à percevoir directement des
significations, une totalité, un mode d’organisation. Cette relation du
sensible à l’intelligible génère un espace esthétique propre. La forme graffiti
et le sens qu’il provoque par son apparition événementielle sont reliés par une
certaine qualité communicationnelle, moins permanente, plus déliée du territoire.
Mais le graff n’est pas la simple trace d’un passage, c’est une configuration
de l’expérience et donc de l’espace.

C’est une inscription contemporaine qui est représentative
de l’inscription des espaces sociaux dans la modernité et reprise en tant que
telle. La rue n’est pas simplement là où l’on passe, mais là où il se passe
quelque chose que l’on ne contrôle pas.

Nous dépassons la rue et la place classiques pour couvrir de
nouveaux nœuds de communication (dalles commerciales, zones temporaires de transit,
etc.). Dans cette ville intervalle,« le problème n’est pas la distance qui
sépare que celui du lien qui unit dans la séparation. »[5]

Dire que le graffiti crée de l’espace ou au contraire le
détériore, ce n’est pas seulement opposer deux visions esthétiques ou
juridiques, c’est concevoir la ville dans la possibilité ou non d’être formée
par l’espace public. « Certains prétendent que barbouiller des bâtiments
augmente la crainte du crime tandis que d’autres le voient comme une
interaction avec les espaces urbains qu’ils créent. »[6]

Dans les luttes pour savoir qui a la définition et donc le
contrôle, la plus ou moins grande permissivité des espaces urbains constitue un
baromètre démocratique pour la société civile (pas plus que la démocratie,
l’espace public n’est quelque chose de naturel et qui va de soi).

L’espace est un produit social. « Il y a des rapports
entre la production des choses et celle de l’espace. L’espace n’est pas un
objet scientifique détourné par l’idéologie ou par la politique ; il a toujours
été politique et stratégique. C’est une représentation littéralement peuplée
d’idéologie. »[7]

Art
social ou socialisation de l’art ?

L’émergence d’un art populaire n’est pas liée à une
instrumentalisation de l’espace, mais à une création de nouveaux espaces. Cette
force créative s’exerce en situation (interaction, appropriation), justement en
réaction à l’imposition d’une standardisation commerciale. Il crée une
véritable communauté d’intérêts, que l’on ne peut pas atteindre en consommant,
mais en étant soi-même créatif. Cependant demeurent les enjeux publics de
l’art, particulièrement d’un art en espace public. « Espère-t-on de ces
écarts l’ouverture d’un espace critique ? Dans un espace public envahi par
les intérêts privés, acheté par des sociétés pourvoyeuses de fonds pour vendre
leur étiquette et pour soutenir les artistes qui brouillent la communication,
n’est-il pas illusoire de prétendre pouvoir créer autre chose qu’une nouvelle
version de l’art public, mais ne permet pas d’entrevoir ce que seraient
les enjeux publics de l’art ? Y a-t-il un mode de représenter qui serait
public ? »[8]

Jeax : Est-ce qu’il serait possible à l’intérieur du circuit d’image rentable de créer une image « non rentable ». Est-ce que l’on autorise une grande partie de la population d’utiliser l’espace public comme espace d’expression, dans quel cadre et comment ? Est-ce que la société peut être enfin le reflet de ce que l’on est, ou est-ce qu’elle va continuer à être le reflet du schéma de consommation ?

L’art en espace public propose une autre rationalité
économique. C’est donc un art public (intervient dans l’espace public dans un
certain rapport aux publics) qui participe à la création de l’espace qui
lui-même le définit. Nous retrouvons ici les différentes acceptions de « public »
: un mode d’intervention dans un espace physique ouvert, la visibilité d’une
forme travaillée ‘ des personnes participantes à une situation commune
dans un jeu d’interactions, la possibilité de mettre en débat et d’élaborer une
critique.

Alors que l’espace public est vidé de toute interaction
humaine non ordonnée, verrouillée par un système de contrôle, de surveillance
et de savoir, de l’autre un peu de désordre, c’est-à-dire de la vie, est
réintroduit de temps en temps par des manifestations réglementées (fêtes
déambulatoires, art de la rue, raves autorisées, défilés carnavalesques et
autres journées où il est décrété que l’on peut faire la fête).

Alex : On ne sait pas que la « Nuit Blanche » à Paris a été inspirée par le mouvement squat. L’initiative aurait dû partir de là. Les personnes des squats avaient l’habitude de faire des fêtes et ouvrir leurs portes. Nous avons demandé de se réunir avec les autres squats pour une journée collective. La mairie a dit non et maintenant, il débloque des millions d’euros pour faire une nuit dédiée à la fête, à la musique et à l’art.

Quand est-il du rapport spontané, libre, créatif et
imaginatif en dehors de tout cadrage préétabli et rapport hiérarchique ? L’espace
public est occupé par un dispositif de médiation, en particulier de médiation
culturelle qui tire légitimité, pouvoir et financement de cette position.

D’autre part, l’art en l’espace public a trop souvent été
réduit par une visée instrumentale principalement dirigée vers les quartiers
populaires. Cette confusion entre art d’intention sociale (injonction) et
socialisation de l’art (processus) ne peut que mener à l’impasse. Est-ce à la
politique culturelle « d’œuvrer la ville » ou est-ce à l’espace public
de provoquer des émergences culturelles ?

Dans tous les cas, l’art ne peut pas résoudre les problèmes
sociaux s’il n’y a pas d’espaces politiques pour les mettre en débat. Or,
depuis une vingtaine d’années cette dimension populaire n’est pas perçue comme
espace de redéfinition, mais comme enfermement territorial. Ainsi, les
émergences culturelles deviennent paradoxalement le signe d’un « problème »
(le ghetto) alors qu’elles portent en elles-mêmes la solution (ouverture d’un espace
public, modes de socialisation et de transmission, etc.).

Jeax : Qu’est-ce que la fresque et la peinture dans l’espace public ? Elle vient d’une tradition mexicaine, c’est une démarche qui dit, notre peuple , depuis le temps où il a été opprimé, a besoin d’une identité. On prend des gens qui peuvent passer un message et qui peuvent renvoyer cette notion à travers un art qui appartiendrait à tout le monde en prenant la démarche de chacun. Ce n’est pas une instrumentalisation, les artistes ont le pouvoir de faire ou de ne pas faire, ils ont cette envie de passer à quelque chose de collectif et constructif. Est-ce que l’on a envie au début de la démarche d’avoir un art qui permette de créer au niveau public, est-ce que l’on veut cet outil.

Logiquement, la commande d’interventions artistiques ne peut
créer d’espaces publics si l’on ne comprend pas en quoi l’espace public
constitue d’abord le lieu privilégié de la socialisation de l’art.

Jeax : L’argent va dans de l’art événementiel. Mais il n’y a pas de soutien à de l’art qui se construit sur le long terme. Il y a une centaine de murs peints sur Paris. Ils ne savent plus quoi faire des murs. J’aimerais que ces murs deviennent des lieux, des lieux d’expressions qui puissent faire l’objet d’appels d’offres.

Des
espaces « alternatifs 
» ?

Déjà, retenons cette notion d’expérience comme processus en
devenir non réductible à des « projets », mais comme action
structurée en situation, entre dimension personnelle et sociale, individuelle
et collective, subjective et objective.

Nous y retrouvons le principe du « work in progress »
qui met l’accent, d’une part, sur l’action plus que sur l’œuvre (work)
et, d’autre part, sur ceux qui la réalisent plutôt que sur un auteur identifié.
L’artiste n’impose pas une œuvre, bien au contraire, il la conçoit d’abord en
fonction du site et ensuite avec ceux qui l’aident à la réaliser. C’est ainsi
que l’élaboration en commun fait partie intégrante de l’œuvre.

De même, nous évoquons l’idée d’œuvre « open-source »
et de « copyleft attitudes ». À la différence du « copyright »,
la copyleft est pour le partage de la propriété intellectuelle dans un but non
marchand de développement des ressources par la coopération. La « free culture »
s’oppose à l’industrie culturelle qui soumet l’exploitation de la propriété
intellectuelle au seul usage du marchand, du diffuseur, d’un propriétaire
unique. C’est le principe d’une « intelligence collective » qui est
repris aussi derrière celui de « Licence Art Libre » : l’œuvre
est alors véhiculée et utilisée par une communauté de personnes, de par les
modifications qu’elles apportent à l’œuvre : une communauté
d’auteurs/utilisateurs se forme autour de l’œuvre. À l’instar du réseau des
Arts de la Rue[9],
nous sommes renvoyés à ce qui fait commun dans la gestion d’une ressource
culturelle partagée.[10]

Face à la légitimité basée sur une technologie du savoir
s’oppose ici une autre légitimité basée sur une production en libre situation d’espaces
populaires de création culturelle.[11]

La notion d’ « art participatif » rencontre aussi
sa critique, car il continue à poser une distinction entre artistes et public,
même si ce public est alternativement « acteur » et « regardeur ».
Pas plus que les « ateliers-résidences », les « performances »
et autres interventions n’offrent la panacée. L’art en l’espace public permet
de mettre tout cela en question. En intervenant sur les conditions de réception
et de transmission, il met en débat l’intention artistique, son cadre institutionnel et politique, tout en
construisant sa propre grammaire en situation dans un décalage créatif. Voici
quelques exemples d’espaces :

Les modes d’interventions directes :

Jeax : il y a des personnes qui viennent avec leur disque dur d’ordinateur et font de la projection d’image sur façade.

Popay : un mouvement d’action directe qui colle des affiches peintes 3×4 sur les emplacements d’affiches publicitaires.

Les lieux « alternatifs » :

Alex : Chacun a la possibilité de créer, c’est dans ce sens que j’ai ouvert des squats, organisé des free parties. À la différence des « friches », il y a cette liberté tout en apportant de l’énergie à un projet commun, une expo ou autre. Le point commun, c’est un but créatif. Montrer aux gens que c’est une richesse pour se connaître soi-même et par-là, avoir un rapport avec la société, beaucoup plus libre.

Jeax : j’ai une démarche de squat à la base. À 17 ans, j’ai appris beaucoup de choses dans le fonctionnement, dans la responsabilité des individus, dans la gestion des lieux, et cela, tu ne l’apprends pas dans une maison de quartier, tu ne l’apprends nulle part ailleurs. C’est à la fois très ambigu est c’est beaucoup de richesse dans les rapports humains. Dans les squats on trouve de tout : des artistes confirmés, des amateurs, des personnes « barrées », des personnes construites et c’est cette diversité qui est intéressante. Dans le mouvement squat, dans la démarche artistique, il y a une responsabilité qui pousse à un professionnalisme. On ne fait pas des règles pour faire fonctionner le projet, mais pour faire fonctionner l’humain, dans un respect de l’individu.

Et après, si l’individu se pose bien dans son espace, dans
ce qu’il a à faire, cela fonctionne au niveau du projet. C’est une synergie,
c’est une autre manière de fonctionner en collectif. C’est la différence avec
les institutions, où on te donne un rôle à jouer par rapport à ton poste. Dans
le squat tu as un rôle par rapport à toi-même et par-là, valoriser le
collectif.

Les réseaux
électroniques

Alex : Comment garder des espaces autonomes ? Est-il physique ou mental ? L’espace physique rencontre tout de suite des problèmes : comment tu vas le faire, qui va te donner un espace ? Pourquoi ne pas faire un réseau virtuel ! Il faut utiliser l’outil technologique internet. Chacun reste dans son individualité, mais travaille en groupe virtuel.

L’art numérique

Popay : Travailler en collectif sur une œuvre et obtenir une harmonie, cela reste un défi. Le pouvoir que nous avons sur les outils numériques, il est laissé aux mains de grosses sociétés qui ont besoin de vendre leurs produits. Je trouve dommage qu’il n’y ait pas de réelle proposition : se réapproprier dans l’espace au niveau d’échelle sur les murs, pour ce qu’on sait le faire et même, parce que nous avons un pouvoir d’adaptation, prendre les outils des publicitaires, faire des affiches 3×4 creees numériquement avant. En utilisant le 1 % réservé par le fond architectural pour une œuvre artistique. Il pourrait avoir une station qui serait « le Louvre du graffiti » ou d’autres expressions et qui pourrait être proposée en grand et permettrait à des artistes de trouver une notoriété et une émulation. On peut imaginer aussi un dispositif visuel grand format modifiable numériquement à volonté.

Le mot « alternatif »
est peut-être impropre pour qualifier ces espaces de spontanéité et
de créativité, il permet cependant de qualifier deux types de rapport à
l’espace

  • La possibilité de créer là ce qui n’est pas
    possible ailleurs, sans moyen financier ou soutien des institutions, sans être
    assujetti à des lieux en termes de reconnaissance ou d’organisation,
  • La possibilité de jouer sur une alternance entre
    différents modes d’interventions et d’expériences entre une dimension « interstitielle » (non
    formalisée, mais structurante à travers des processus de création et de
    transmission) et une dimension intermédiaire (plate-forme de redéfinition
    socioprofessionnelle et d’interpellation publique).

Comment faire perdurer ces espaces collectifs en évitant de
tomber dans une gestion de la précarité ? Lorsque ces espaces ne sont pas
fermés, les idées qu’ils génèrent sont récupérées.

Comment faire en sorte que « l’alternative » dans
le temps développe une production, garde trace d’une mémoire collective ?
Pour que ces expérimentations se traduisent en termes de développement, elles
doivent pouvoir renvoyer au questionnement d’intérêt public et d’interpellation
des pouvoirs publics. Ces « zones
autonomes temporaires 
»[12] constituent
autant d’enjeux de connaissance et de transformation pour ce siècle.


Réf biblio : Hugues Bazin, « Graffiti hip-hop, enjeu d’un art dans l’espace public » in Médias et Contre-cultures, L’Harmattan, 2018, pp. 201-212


[1] Bazin
H., La culture hip-hop, Desclée de Brouwer, 1995.

[2] Riout
D., Qu’est-ce que l’art moderne ? Gallimard., Coll Folio/essai, 2000.

[3] George
É., Du concept d’espace public à celui de relations publiques généralisées,
sciences de la communication, Université du Québec-Montréal, 1999.

[4] Quere
L., « L’espace public comme forme et comme événement », in Prendre
place : Espace public et culture dramatique, Éd Recherches Plan Urbain,
1995, p. 93-110.

[5] Tassin
E., « Espace commun ou espace public ? L’antagonisme de la communauté
et de la publicité », in Hermes (No 10), Espaces publics, traditions et
communautés, CNRS, 1992, p. 23-37.

[6] Scheepers
1., Graffiti And Urban Space, Honours Thesis – University of Sydney
(Australia), 2004.

[7] Lefebvre
H. Espace et politique : Le droit à la ville II, Paris : Anthropos,
(ethno-sociologie ), 2000.

[8] Lamarche-Vade!
G. De ville en ville, l’art au présent, Paris : Éd. de l’Aube, (Société et
territoire), 2001, 172 p.

[9] Manifeste
pour la création artistique dans l’espace public, Fédération nationale des arts
de la rue, 2017.

[10] Maurel
L., « Et si on repensait le Street Art comme un bien commun ? »
blog S.I.Lex, 2018 – Pesta D., « Les communs urbains. L’invention du
commun », Revue Tracés. 2016

[11] Bazin
H, « Espaces populaires de création culturelle : enjeux d’une
recherche-action situationnelle », INJEP, Cahiers de l’action, 2006.

[12] Bey H.
1991, TAZ : Zone Autonome Temporaire, Éd. Autonomedia USA, L’éclat, 1997.

Graffiti Hip-hop, Enjeu D'un Art Dans L'espace Public
Graffiti Hip-hop, Enjeu D'un Art Dans L'espace Public

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« Tiers-Espaces » comme support d’innovation sociale et citoyenne en quartiers populaires à travers l’expérience du quartier de l’Ariane à Nice

Rencontres recherche-action les 11 et 12 mai 2017 avec les acteurs du quartier de l’Ariane
sur l’invitation de la ManuFabrik,
notamment les activités de l’AmorçÂge et l’ouverture de l’espace de l’Utopie

« Tiers-Espaces »  comme support d’’innovation sociale et citoyenne en quartiers populaires
à travers l’’expérience du quartier de l’Ariane à Nice.

Les habitants acteurs du quartier (conseil citoyen, jury FPH, porteur de projets, acteurs/trice de théâtre forum ou d’improvisation…) sont invités à réfléchir et à écrire collectivement sur ce qu’ils sont en train de vivre à travers les nouveaux espaces qui s’ouvrent sur le quartier depuis plusieurs mois : contre-espace les jours de marché, tiers-paysage au jardin partagé, L’UTOPIE sorte de Tiers-lieu … mais aussi les espaces d’art social avec la colorisation de certaines entrées d’école, le mur Léon Jouhault …

Il nous paraît intéressant de nous attacher à un processus de transformation entre les personnes et les espaces selon un mode non institué, mais instituant construisant de nouveaux référentiels en matière d’éducation populaire, de développement économique et de modèle de gouvernance.

Hugues Bazin, ancien professionnel du champ social en prévention spécialisée et directeur de la revue Paroles Et Pratiques Sociales dans les années 1980, puis diplômé de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales en anthropologie et sociologie, en devenant chercheur indépendant il synthétise dans son parcours ces deux dimensions, sociale et scientifique. Cette articulation s’illustre le mieux dans une démarche de recherche-action auprès de populations et d’espaces sociaux dont les problématiques restent bien souvent dans l’angle mort de la connaissance, viendra sur le quartier de l’Ariane :

Jeudi 11 mai 2017 de 10h à 17h  à L’UTOPIE pour construire un débat avec les habitants-acteurs + partenaires associatifs pour commencer l’écrit collectif : confirmer ou infirmer un processus et quel processus ?, développer une démarche…mettre en débat notre rapport au territoire, au travail…
sous forme d’un plateau radio ?

Vendredi 12 mai 2017 à partir de 10 h : visite du quartier depuis l’espace du marché vers le jardin partagé de La Panpa, les écoles et où vous aurez envie de l’accompagner.

Vendredi 12 mai 2017 de 14h00 à 16h00 à L’UTOPIE : débat avec les technicien(ne)s des institutions et les travailleurs sociaux du quartier. Quel regard ? Quel positionnement dans une démarche de transformation sociale ?

Contact

Christophe Giroguy – 06 64 30 23 74 – lamorcage@lamanufabrik.net

L’Utopie, rue des Eglantines, l’Ariane, Nice, 06300

Facebook : L’AmorçÂge Nice

 

Le corps politique de la danse hip-hop

©Thomas-Bohl, Danse des guerriers de la ville

Le corps est l’endroit où s’enchevêtrent l’intime et le politique entre l’expression des sentiments et l’incorporation des oppressions. Le « dedans » est une opération du « dehors ». Dans ces plis se logent les conditions sociales de production de la personne. S’il y a bien un espace où cette confrontation peut avoir lieu entre art et pouvoir, c’est l’espace public.

 

Entre ceux qui pratiquent l’espace et ceux qui veulent contrôler son caractère sauvage, inorganisé, improbable, ingouverné, non fonctionnalisé. Il n’y a pas de définition préétablie de l’espace public, sinon dans la manière de jouer sur le curseur entre liberté et contrôle.

Soumis au formatage de la convocation et de l’événementiel, plus les cultures urbaines, le street art  et autre art de la rue sont encensés dans le discours officiel, plus ils sont inféodés à l’idéologie consensuelle de l’« attractivité » et de la « reconquête » des territoires interstitiels ou délaissés, c’est-à-dire à la fermeture des derniers espaces de respirations de la ville, « à la grande entreprise d’uniformisation urbaine, de cadrage des usages dans l’espace public et de gentrification de quartiers populaires »[1].

Comprendre les enjeux actuels, c’est comprendre comment le corps réagit dans l’espace public. Est-il régi par lui ou au contraire ouvre-t-il un espace en se déployant à travers lui ? Cette immersion dans l’espace provoque une poussée politique d’une force esthétique dirigée de bas en haut égale au poids du volume déplacé. Ce théorème d’Archimède appliqué à tous arts publics, appelons-le poussée de « l’art à l’état vif »[2].

Une technologie du pouvoir s’est instaurée pour évacuer les indésirables, les gueux, les marginaux, les migrants, les révoltés, pour les rendre invisibles, pour les mettre hors de portée, hors société, pour exclure savamment et méthodiquement le corps de l’espace et infliger aux corps les contraintes de la servitude. L’exploitation économique commence par une coercition des corps. C’est une manipulation calculée de ses éléments, de ses gestes, de ses comportements. La discipline fabrique des corps soumis et exercés, des corps « dociles » ; elle majore les forces du corps en termes économiques d’utilité et diminue ces mêmes forces en termes politiques d’obéissance[3].

Un jeune noir ou arabe dans les rues françaises apprend très tôt à ne pas courir devant les forces de l’ordre sous peine d’injures et de poursuites, car si l’on court c’est que l’on fuit et si l’on fuit c’est que l’on est coupable. Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois sont morts d’avoir couru[4].

« Ne jamais courir, surtout la nuit, pas de mouvements brusques, pas de capuchon sur la tête, pas d’objet à la main, surtout brillant, ne jamais attendre des amis à un coin de rue, au risque d’être pris pour un dealeur, garder ses distances avec ceux qui pourraient vous juger dangereux sous peine de se mettre soi-même en danger[5] ». Ce sont des règles universelles de résistance dans tous les territoires ségrégationnistes de la planète[6].

La marche comme proto mouvement d’un état du monde traduit directement ce rapport politique. Une pensée du corps dans l’espace ouvre cette voie réflexive d’interroger son expérience en constituant le contre espace d’un labo in vivo des repliements et dépliements d’une forme corporelle et sociale.

« Pendant l’entre-deux-guerres des artistes afro-américains propose de nouvelles formes de danse cherchant à s’éloigner des claquettes des danses de revue, il commence à penser la danse comme un lieu de revendications sociales et raciales, de métissage, de mémoire culturelle et de représentation de la diaspora »[7] qui fit écho quelques années plus tard à la lutte pour les droits civiques, le mouvement Black Power et les luttes des minorités.

Tout processus d’oppression génère sa culture de résistance. Les luttes sociales se réinventent à l’aune du changement radical des rapports de production. Un acte libre et gratuit ne peut qu’interroger de par sa simple existence les conditions politiques d’émergence d’un espace public. C’est une manière de réaffirmer le caractère non-propriétaire comme espace du commun partageable. Un système à prétention totalitaire possède ses propres failles. La rue avec ses espaces insoumis et ses murs révoltés est une de ces failles spatio-temporelles. Par le fait même d’être à la fois le début et la fin d’un processus de marchandisation, elle provoque des tensions où se logent des pratiques spontanées et brutes d’hacking urbain selon les méthodes créatives de détournement et de la récupération à l’instar du graffiti[8] et du parkour[9].

La danse devient elle-même politique en dépassant l’emprise de la peur, en retournant ce par quoi la ville se refuse à la rencontre et à l’expression. Et tout d’un coup, ce corps invisible, refoulé, replié, relégué aux périphéries rythme le cœur des places. Cet acte fondamental d’appropriation de son espace vital recompose l’unicité de son parcours de vie.

La danse hip-hop est politique parce qu’elle restaure cette fonction critique dans la tension entre le proto mouvement du corps contraint et le méta mouvement des luttes d’émancipation. Elle se distingue en cela de la danse contemporaine dans sa forme instituée labellisée par le monde de l’art qui a perdu sa promesse émancipatrice, « un projet dont la faillite accompagne la fin des avant-gardes historiques et l’échec du projet révolutionnaire »[10]. Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du spectacle. « Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps »[11].

Au rez-de-chaussée des villes, au plus bas des dalles et des halls, en tâtant la dureté des textures le mouvement tire sa force des matériaux disponibles, le béton prenant ici le rôle de la terre mère africaine. « En Afrique, la danse n’est pas séparée, elle fait partie intégrante du complexe vivant »[12].

Cette capacité à relier la terre battue et le bitume participe d’une médiation de la forme (l’expérience esthétique) avant une médiation de l’œuvre (l’expérience artistique). C’est ce qui a facilité la traversée des océans entre Afrique et Amérique, Amérique et Europe, Europe et Afrique. C’est ce qui a permis de transcender les cultures en dépassant la séparation entre un art de vivre et vivre l’art entre culture populaire et culture savante.

Ce n’est pas un objet d’art statufié qui prend sens dans le regard du public averti de « La » culture, mais des situations en mouvement d’un imaginaire instituant entre les hommes et le monde. Autrement dit, il ne peut avoir transformation sans relation entre forme et sens, matériaux et symboles. Sans l’irruption créatrice de cet imaginaire, la société n’existe plus dans ce qui fonde notre manière de vivre ensemble.

« En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. Loin de notre pensée de vouloir ressusciter un soi-disant art « pur » qui d’ordinaire sert les buts plus qu’impurs de la réaction. Nous estimons que la· tâche suprême de l’art à notre époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. L’artiste ne peut servir la lutte émancipatrice que s’il s’est pénétré subjectivement de son contenu social et individuel, que s’il en a fait passer le sens et le drame dans ses nerfs et que s’il cherche librement à donner une incarnation artistique à son monde intérieur »[13].

Mais une fois décrétée objet d’art, l’œuvre perd cette force médiatrice. Retrouver l’énergie salvatrice s’opère dans la confrontation aux matériaux. Se cogner au ciment cimente. C’est dans cette force structurante que naissent une conscience et des collectifs, un mouvement indiscipliné, sauvage qui s’invente lui-même ; c’est dans ce mouvement que s’exprime un désir irrépressible et spontané surgi de l’expérience innommable, intolérable des rapports de domination. Si les cultures urbaines sont nées du croisement entre l’art et le peuple alors elles ne peuvent exister que comme formes autonomes et subversives.

Elles perdent leur autonomie là où commence la définition de l’art et du peuple comme objet économique et sociologique. Existent-ils vraiment ? Certains disent les avoir rencontrés. Ne les croyez pas ou plutôt croyez en l’illusion de la réalité du peuple que procure l’art. « L’art est un mensonge qui dit la vérité en nous délivrant de l’illusion du réel »[14].

La folie de Charlie Chaplin disparaît lorsque le cinéma parlant devenu une industrie s’est mis à prétendre décrire le réel alors que le cinéma muet finissait en objet de curiosité et d’analyse. Sa force était ces zones d’ombre, le caractère irréel de ses personnages. Comme le déplorait Chaplin, « de nos jours on n’en sait trop sur les gens, il n’y a plus de place pour l’imagination, pour la poésie inhérente aux figures mythiques »[15]. Ces personnages n’existaient pas dans la vraie vie et pour cela pouvait dénoncer férocement les conditions de vie, jouer le facteur de chaos à l’intérieur de l’ordre établi, réussissant à créer leurs propres dynamiques auxquelles pouvaient s’associer les gens.

Alors, doutons lorsqu’on prétend décrire un peuple et un art hip-hop. Attachons-nous à une recherche qui se déjoue des représentations chosifiant le vivant pour mieux toucher la vérité d’un mouvement d’émancipation et de création, là où la danse de rue retourne l’enveloppe de la ville permettant à chaque passant pauvre ou non de projeter dans le clochard céleste l’âme révolutionnaire.

Que nous dit le danseur hip-hop ? « Puisque tu n’as rien, tu vas faire quelque chose de magnifique. L’art est au coin de la rue, il suffit d’avoir des yeux de poète »[16]. Ne croyez pas les commentaires paternalistes qui disent d’un ton condescendant qu’un chorégraphe est « issu du » hip-hop ou « issu de » la rue lorsqu’il accède au Saint Graal des scènes contemporaines. Le hip-hop serait digne d’intérêt non dans sa force éruptive, mais comme volcan éteint, esthétiquement domestiqué, policé une fois éliminé tout danger subversif.

« La danse est la danse. Un chorégraphe noir qui chorégraphie des ballets classiques sur des thèmes empruntés à l’Antiquité grecque n’est pas moi artiste qu’un chorégraphe noir dont le travail s’inspire du ghetto »[17]. « Issu de » rappelle constamment l’injonction faite aux arts considérés comme mineurs et a-historiques – puisqu’enfermés dans un passé dénué d’avenir – de s’ouvrir à l’art, le vrai, celui qui s’inscrit dans l’histoire et le récit national. Comme il est toujours rappelé aux jeunes « issus de » l’immigration trois générations après qu’ils ne seront jamais totalement français, qu’ils n’appartiendront jamais au récit collectif et doivent toujours faire la preuve de leur intégration comme manifestation de leur docilité.

Michel De Certeau appelait cela la « beauté du mort » où les arts et les cultures populaires deviennent attractifs qu’une fois éteints[18]. Chris Marker le confirme notamment à propos du pillage de l’art africain : « quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture »[19].

Mais l’émergence de formes brutes et singulières nous indique qu’« il se peut que, sur les ruines de la culture, une création d’art renaisse, orpheline, populaire, étrangère à tout circuit institué et à toute définition sociale, foncièrement anarchiste, intense, éphémère, dégrevée de toute idée de génie personnel, de prestige, de spécialisation, d’appartenance ou d’exclusion, de clivage entre la production et la consommation. Ce serait l’avènement d’un homme sans modèles, radicalement irrespectueux et par conséquent créateur »[20].

De l’art et du peuple lequel finalement manque le plus à l’autre ? Il est de bon ton, et plus confortable moralement, de prétendre que l’art manque au peuple. C’est ainsi que s’érige l’idéologie néo coloniale envoyant les artistes comme missionnaires civilisateurs au nom de la reconquête des territoires populaires. « On peut penser aussi que c’est le peuple qui manque à l’art, et c’est aux artistes alors de nous le rappeler, eux qui ont recours à son énergie, à sa créativité et à ses ressources, pour renouveler leur inspiration »[21].

La danse hip-hop reçoit l’injonction de s’ouvrir. « En distinguant art majeur et art mineur, la politique culturelle de l’État a contribué à maintenir les ségrégations culturelles. Elle a établi des échelles normatives de valeur fondées sur la notion vague d’« excellence », dont on peut se demander si elle relève du goût, nécessairement subjectif, ou d’un critère construit par l’esthétique et/ou l’histoire de l’art »[22].

Pourtant, loin d’enfermer l’art, le hip-hop et autre art populaire le libèrent du carcan qui le sépare de la vie. Ainsi la danse ne devient pas « art » une fois qu’elle monte sur la scène des théâtres contemporains, l’art existait dès les premières secondes de sueur jetée sur l’asphalte. Elle sera vivante tant qu’elle continuera d’introduire le corps pensant dans l’espace public.

Ce corps acrobate tel un Buster Keaton prend des risques. Parfois maltraité, parfois briser, « il est projeté avec fulgurance au travers des structures sociales, des mécaniques et des machinations de la société. C’est un corps jeté au monde, et dans le mouvement de sa projection il va précipiter, emballer le monde à l’échelle des grands espaces, de la ville entière »[23].

Dans le cercle hip-hop, dans ce jeu continuel d’appel réponse propre à toute forme populaire, le corps du spectateur est mobilisé, il est transporté, il devient lui aussi acteur de ces liaisons et déliaison sensorimotrice, il est projeté dans cette danse avec le monde.

En créant un nouveau cadre de réception, la danse hip-hop crée un environnement qui ouvre un champ de possibilités sans pouvoir présager de la forme d’apparition et de production des événements, rarement répertoriés dans les lieux dédiés à la culture qui qualifient l’œuvre en fonction des critères d’excellence artistique.

Mais comme le rappelle Jean Dubuffet « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle ».

Échapper à la catégorisation de la forme esthétique c’est d’une autre manière revendiquer l’expérience esthétique comme faisant partie du processus artistique et l’art lui-même comme bricolage assumé. C’est comprendre avant tout l’œuvre comme un principe d’accomplissement de ce mouvement. Ce n’est pas refuser une professionnalisation, mais indiquer que les modes de création, de transmission et de diffusion peuvent emprunter des chemins braconniers et, par conséquent, sa propre façon d’organiser, de classer, de hiérarchiser ses modes de validation et de jugement, distincts de ceux du monde de l’art.

Après tout on veut bien accepter de l’art contemporain qu’il développe des œuvres comme processus d’emprunts collages, réappropriation, transformation, rupture, renversement… Alors, la prise en compte de l’aléatoire dans l’œuvre, le dialogue ou la confrontation avec les matériaux bruts, la préférence du processus intuitif à l’ingénierie de projets, l’absence d’appartenance à une école, la revalorisation par le détournement des situations déclassées ou reléguées devraient être des critères tout aussi acceptables d’une mise en œuvre artistique que celle du milieu académique ou institutionnel.

Et si l’on refuse à cet art indiscipliné une autonomie, ce n’est pas pour des critères artistiques, mais politiques couvrant d’autres raisons économiques. Le refus de considérer l’art catégorisé comme mineur, minoritaire, voire communautaire, c’est lui refuser de se constituer comme forme sociale et culturelle totale, un « Tout-Monde »[24] dans sa diversité et son universalité.

À la brutalité du monde et des hommes ­répond l’art porté à mains nues comme une arme. Le collectif de femmes du New Dance Group affirmait dans les années 30 « dance is a weapon », la danse est une arme contre les puissants, une arme pour les dominés, une ­arme pour l’émancipation des masses. « Alors on va dans les usines, dans les bureaux, dans les rues, on enseigne l’art du mouvement ­libre, de l’improvisation aux danseurs professionnels comme aux amateurs, ­enfants, ouvriers ou secrétaires »[25].

Le corps politique de la danse et autre art dans l’espace public sont une guérilla en faveur d’un libre accès à l’espace et la culture. « Il est grand temps pour nous, dans la grande tradition de la désobéissance civile, de manifester haut et fort notre opposition à la confiscation de la culture publique par les organismes privés »[26]. Il nous faut nous emparer du savoir et tous autres matériaux utiles là où ils sont, les diffuser et les partager avec le reste du monde.


Hugues Bazin, Intervention à la conférence dansée, « Danse contemporaine, questions d’Afrique », 18 mars 2017, Morsang-sur-Orge (91) sous les auspices des Rencontres Essonne Danse et du centre de développement chorégraphique La Briqueterie (Val-de-Marne)


[1] Anne Gonon, « La ville a-t-elle définitivement dompté ses artistes urbains ? », in revue Nectart No 1, 2015.

[2] Richard Shusterman, L’art à l’état vif, La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Ed de Minuit, 1992, Col Le sens commun.

[3] Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975

[4] À l’origine des émeutes de 2005

[5] Garnette Cadogan, « Être Noir dans la ville », Le Monde du 19/01/2017

[6] Sur l’humiliation et l’incorporation du pouvoir par le corps : Hugues Bazin, « Police des banlieues, contremaître du néo capitalisme », recherche-action.fr, 2017

[7] Claire Rousier, « Avant-propos » in Danses noires, blanche Amérique, Centre National de la Danse, 2008, p.5.

[8] Hugues Bazin,  « L’art d’intervenir dans l’espace public » in Territoires No 457, Adels, 2005, p.10-12

[9] Hugues Bazin, « Les arpenteurs ouvreurs d’espaces », revue Arpentages, 2013

[10] Thierry de Duve, « Fonction critique de l’art ? Examen d’une question », in C. Bouchindhomme et R. Rochlitz (dir.), L’Art sans compas. Redéfinitions de l’esthétique, Paris, Le Cerf, 1992

[11] Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages, 2008

[12] Ric Estrada, « Three leading negro artists and how they feel about dance in the community » in Dance Magazine, vol 42, no11, 1968, p.60.

[13] André Breton, Diego Rivera, Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant, Mexico 25 juillet 1938

[14] Pablo Picasso, Cité par Florent Fels dans « Propos d’artistes », Bulletin de la vie artistique, juin 1923.

[15] Simon Backès, Chaplin/Keaton, le clochard milliardaire et le funambule déchu, 52’, MK2 TV, 2015

[16]  Bodan Litnianski, cité in Olivier Olivier Thiebaut, Bonjour aux promeneurs ! Sur les chemins de l’art brut, Editions Alternatives, Paris, 1996.

[17] Julinda Lewis William, « Black dance : adiverse unité », Dance Scope, vol14, no2, 1980, p.58

[18] Michel de Certeau, « La beauté du mort » in La culture au pluriel, Paris, Christian Bourgeois, 1974, (Points Essais), 1993.

[19] Chris Makher , Commentaires, Paris, Seuil, 1961

[20] Michel Thévoz, L’Art Brut [1975], Genève, Albert Skira, 1995.

[21] Jean Olivier Majastre, L’art, le corps, le désir. Cheminement anthropologique, Paris l’Harmattan 2008

[22] Jean Caune, « Culture administrée ? Art instrumentalisé ! », Revue Nectart No 4, 2017

[23]  Simon Backès, Chaplin/Keaton, le clochard milliardaire et le funambule déchu, 52’, MK2 TV, 2015

[24] Hugues Bazin « Art du bricolage, bricoleurs d’art » in Les cahiers d’Artes « L’art à l’épreuve du social », Presses Universitaires de Bordeaux, 2013, pp 95-113.

[25] Victoria Phillips Geduld, Dance is a weapon : le New Dance Group, 1932-1955, Centre National de la Danse, 2008.

[26] Aaron Swartz, Manifeste pour une guérilla en faveur du libre accès, Juillet 2008, Eremo, Italie

Le rapport entre violence légitime et illégitime, ferment d’une conscience collective

Dans ce rapport entre violence légitime et illégitime se joue la possibilité de quatre composantes d’une mobilisation sociale de faire leur jonction ou non : la classe ouvrière, les quartiers populaires, les couches moyennes précarisées et la gauche radicale. Cette jonction est apparue jusqu’à maintenant improbable, car ne s’appuyant pas sur un rapport social commun, notamment le rapport au travail.

Le but de la violence légitime est de faire apparaître comme illégitime toute opposition à sa violence. Ceux qui sont dépositaires de cette violence légitime sont les corps constitués de l’État, en l’occurrence la police et l’armée.

Ce qui s’est passé ce 1er mai à Paris est un exemple de l’utilisation de la violence légitime de manière illégitime.
Le rapport était à peu près d’un policier pour cinq manifestants pour le défilé du 1er mai de Bastille à Nation. Même si on peut discuter de la proportion de ce rapport, il n’en demeure pas moins que le dispositif mis en place n’était pas celui d’un maintien de l’ordre discret d’une manifestation, mais d’une militarisation de l’espace public. Entendons par « militarisation » non seulement la disproportion entre la partie armée et la partie civile, mais par le fait que la société civile dans son ensemble est considérée d’emblée comme hostile.

À partir de ce principe, l’objectif n’est pas de garantir la paix, mais d’organiser la violence. Avant même le départ de la manifestation à la place de la Bastille les policiers suréquipés étaient directement en contact avec les manifestants et verrouiller déjà toutes les rues adjacentes. Certaines de ces rues étaient occupées par des groupes spécialisés comme la BAC facilement reconnaissable bien qu’habillée en civil et qui étaient déjà prête à l’action.

La question n’était donc plus de savoir si l’affrontement allait avoir lieu, mais de déterminer le lieu de l’affrontement. La tactique est un moment donné de détacher la tête du corps de la manifestation, ceci pour en extraire les éléments les plus violents. Pour créer cette émulsion, la gent casquée montre ces apparats de manière ostensible comme pour mieux agiter un chiffon rouge dans un champ de taureaux. Il ne suffit alors de pas grand-chose pour déclencher l’étincelle. Une fois les premiers heurts constatés, les forces de l’ordre par les rues adjacentes coupent la manifestation en deux. C’était ici au niveau du métro Reuilly – Diderot à 400 m de l’arrivée à la Place de la Nation.
Comme pour un filet de pêcheurs, une nasse se constitue. Il s’agit alors de « traiter » cette zone qui dans le langage fleuri militaire veut dire écraser, annihiler en utilisant à profusion gazage et matraquage. Cette hyper violence doit apparaître comme la résultante d’une première violence. Dans un enchaînement imparable, la contre-réaction à cette violence permet ensuite des interpellations sous différents libellés qu’il sera ensuite difficile de contester.

Cependant ici ce dispositif n’a pas vraiment fonctionné pour deux raisons. La première est que le 1er mai est aussi une fête familiale et comme en témoigne la photo, le profil de ces « casseurs » peut être très étendu, des enfants aux vieillards… D’autre part et surtout cette fois-ci les syndicats officiels, sans doute au regard du contexte politique, n’ont pas accepté de dérouter le corps de la manifestation pour laisser fonctionner la nasse. Après un statu quo très tendu d’une heure où les manifestants criaient « libérez nos camarades » indiquant également par là une solidarité avec tous les manifestants quel que soit le degré d’expression violente, finalement les forces de l’ordre ont cédé et ont laissé rejoindre les deux parties où ces retrouvailles ont donné lieu à une scène de liesse étonnante. La manifestation a pu ainsi se dérouler jusqu’au bout à la place de la Nation. Ce qui n’a pas empêché quelques projectiles de voler à droite et à gauche.

A été déployé le soir pour boucler la place de la République le même scénario programmé. Un des prétextes fut la dégradation de la vitrine d’un magasin de sport. Cette fois-ci malgré l’intervention des conciliateurs de Nuit Debout le rapport de force était défavorable. Le dispositif était encore plus vicieux d’une certaine manière puisque les personnes se sont laissées refouler dans le métro pour ensuite être gazées et matraquées jusqu’à l’intérieur des couloirs. Sans doute cette nuit va représenter un point de bascule d’une manière ou d’une autre dans la poursuite de l’occupation de la Place et des stratégies à déployer.

Cette dérive sécuritaire est directement cautionnée par l’état d’urgence qui se pare d’un dispositif technique et juridique. Le pouvoir en place comme les partis politiques d’opposition usent et abusent de cet argument. Mais sa légitimation initiale liée à l’effroi des attentats s’effrite de plus en plus. Dès les premiers jours de l’état d’urgence, nous soupçonnions ses dérives (« Quand le terrorisme devient le meilleur allié du capitalisme »).

Sans doute la délégitimation de la violence d’État n’aurait pas suffi à donner aux différentes formes de mobilisation leur caractère éruptif quasi insurrectionnel si elles ne rejoignaient pas l’opposition à une autre violence plus profonde et insupportable, celle socio-économique dont la « loi travail » a réussi à symboliser toute l’arrogance oligarchique.
La militarisation du territoire, les quartiers populaires n’ont pas attendu l’état d’urgence pour se confronter à cette violence. De même les classes laborieuses n’ont pas attendu la loi El Khomri pour subir l’oppression des rapports économiques de subordination. Ce n’est pas non plus d’hier que la gauche radicale dénonce les rapports de domination. Enfin, les étudiants, les travailleurs intellectuels, artistiques et autres indépendants savent au quotidien ce que la précarisation induit.

Cependant, chacune de ces composantes ne peut à elle seule changer le rapport de force, étant séparée dans leur manière de vivre et de répondre à leurs conditions de vie. Paradoxalement, la double conjonction d’une délégitimation de la violence d’État et d’une violence économique, notamment à travers ces points de focalisation dans l’espace public peut constituer le ferment d’une conscience collective. C’est en cela que les « casseurs » ne peuvent être séparés sociologiquement du reste du mouvement quoi qu’en disent les médias mainstream et des intellectuels qui préfèrent préserver leur position dominante que d’assumer leur fonction critique. La manière dont cette rage pourra être réorientée en stratégie aura une incidence déterminante sur la suite du mouvement (« Agir en primitif et prévoir en stratège ») en offrant un point de référence entre les différentes luttes qui n’ont pas réussi jusqu’à maintenant à trouver leur traduction politique.

Nous n’en sommes pas encore à former ces fameux « Communs » (définis par Edwy Plenel et d’autres) qui pourraient structurer une nouvelle organisation économique et politique. Effectivement, ces Communs ne pourront pas se penser à partir d’une seule catégorie au risque de reproduire un schéma ethnocentré qui réduirait une transformation de la société à une lutte de champs tels qu’ont pu se laisser enfermer les corps intermédiaires (syndicats, partis politiques, associations, universités, etc.). C’est ainsi qu’ont pu prospérer les « penseurs » néoconservateurs et réactionnaires sur le terreau de décomposition de la gauche dont ils sont issus (Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Pascal Bruckner, Pierre-André Taguieff, Alexandre Adler, Max Gallo, Philippe Val, Élisabeth Badinter, etc.) érigeant en guise de pensée politique l’éthnicisation des rapports sociaux et ses dérives identitaires les plus inacceptables.

On ne peut s’opposer à cette contre-révolution intellectuelle que par une autre révolution. Elle ne s’obtiendra pas simplement en réunissant Nuit Debout avec les mouvements syndicaux ou les associations militantes de banlieue où les minorités actives basées sur la défense des droits : LGBT, genre, migrants, « sans ». Elle viendra dans la possibilité de chacune de ces composantes de se penser de l’extérieur dans sa capacité à être ou redevenir une forme instituante de la société. Bien qu’on puisse tout à fait la développer sans s’y référer, cette démarche d’auto-analyse n’est pas sans rappeler les courants de la sociologie radicale tels que l’analyse institutionnelle et certaines formes de recherche-action. C’est aussi une manière d’indiquer qu’un mouvement transversal se structure à travers une intelligence collective qui dépasse les disciplines et croise les savoirs.

Les situations éruptives permettent de déconstruire les formes constituées, mais les formes constituées permettent de structurer les situations transversales sans organisation. C’est bien dans la tension entre les deux processus, dans le mouvement des luttes que se forgera cette conscience collective.

Dans le jeu entre légitimation et délégitimations de la violence, la balance ne penche pas toujours du côté de ceux qui possèdent le bras armé comme en témoigne la révolution tunisienne. À la vitesse où se reconstitue une culture politique auprès de ceux qui étaient réputés n’en avoir aucune, le pouvoir en place aurait tort de miser sur une dégradation des relations sociales pour se maintenir, même s’il valide de fait aux prochaines échéances électorales le renforcement d’un pouvoir autoritaire.

Agir en primitif et prévoir en stratège

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« Agir en primitif et prévoir en stratège » (René Char, Feuillets d’Hypnos , 1946)

C’est une époque dominée par l’innommable, elle avale les mots comme un trou noir la lumière empêchant de nommer les luttes, renforçant le régime d’exception.

Un engagement ne se fait pas à l’abri du « Bien », mais au regard du Néant. De cet « inconcevable peuvent naître des repères éblouissants » nous dit René Char sous l’Occupation.

« Les résistants commencent à créer cet espace public entre eux où la liberté peut apparaître » confirme Hannah Arendt

Cela commence par « se tenir face à », « s’arrêter ».

Cela commence par des traces, car les traces indiquent le passage des routes braconnières.

Cela commence par le retournement des lieux pour en explorer méthodiquement toutes les échappées.

Cela commence par la déconstruction du politique et de l’historique pour que se dessine un nouveau récit collectif.

Cela commence par une autre écriture, à la fois dépouillée et complexe, radicale et rigoureuse, intimement liée à l’action et totalement poétique.

« L’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant… Le poète se remarque à la quantité de pages insignifiantes qu’il n’écrit pas ».

Dénudés et délogés, sans héritage, sans tradition, sans équipement et sans préparation, primitifs et stratèges, revendiquons ce non-espace-temps comme culture de la brèche entre le passé et l’avenir.

La biffe, perspectives d’un écosystème ? (Paris)

RUES MARCHANDES vous invite à une soirée projection-débat

« La biffe, perspectives d’un écosystème ? »rues-marchandes-amelior
Mardi 1er mars, de 19h à 22h
A l’Archipel, 26 bis rue de Saint Pétersbourg
75008 Paris
Entrée libre

Projection

des films de WOS/agence des Hypothèses/Claire Dehove et Julie Boillot-Savarin

  • « Raconte-moi Ta Rue Marchande » : reportage-portrait de l’activité biffine en région parisienne/
  • « Kit de Libre Ambulantage »  :   étals ambulants pour le commerce informel dans l’espace public

Débat

animé par Sophie ALARY d’Aurore et Christian WEISS, géographe, membre du collectif Rues Marchandes,  en présence de :

  • Hugues BAZIN, sociologue, chercheur au LISRA, co-fondateur de Rues Marchandes
  • Patrick  SPISAK et Lucien SAVU, biffins
  • Martine HUSER, biffine bijoutière, collaboratrice du film KIT de Libre Ambulantage
  • Samuel LECOEUR, co-fondateur et président de l’association AMELIOR
  • Ninon OVERHOFF, présidente du SIGA SIGA/ la Boutique Sans Argent (Paris 12ème)
  • WOS/agence des Hypothèses/Claire DEHOVE et Julie BOILLOT-SAVARIN

 

Parkour-parks ou parkour : il faut choisir

 « Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propre conscience, un voile s’interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le poète », Henri Bergson, Le Rire.

Introduction

Face à l’hostilité exprimée par une partie des pratiquants du parkour devant l’inauguration, il y a peu, du premier parkour-park de France, les promoteurs et défenseurs de ce lieu invoquent la liberté individuelle: il faudrait laisser chacun libre de pratiquer là où bon lui semble, personne n’obligeant les pratiquants à venir s’entraîner sur cette nouvelle « aire de parkour » (1).

Le problème est qu’il ne s’agit pas là d’un simple débat d’opinions relevant de positionnements personnels sans autre incidence sur la pratique; ce qui est en question, c’est le sens même de la pratique, sa définition, son essence, et ce qui est en jeu, son devenir et la qualité de sa transmission. C’est tout du moins ce que je vais tenter de montrer ici.

En effet, pour justifier toute nouveauté dans le parkour, comme les pakour-parks, on cherche systématiquement à modifier, corriger, ou compléter la définition originelle que David Belle en a donnée, laquelle est pourtant très claire. J’analyserai d’abord les enjeux de ces redéfinitions dont le parkour fait constamment l’objet. Derrière ces tentatives de redéfinition se cache en fait une certaine conception du parkour, qui voudrait en faire un sport alors que la définition de David Belle invite selon moi à le concevoir plutôt comme un art. Je tenterai donc de montrer dans un second temps en quoi le parkour est un art, et en quoi cela interdit toute construction de parkour-park. Enfin, je tâcherai d’analyser les conséquences qu’auraient le consentement des pratiquants du parkour à utiliser des parkour-parks. J’invite ainsi chacun à prendre la mesure de ses propres positionnements et pratiques. La question des parkour-parks n’est pas une question secondaire ou inutile, elle révèle au contraire les tensions qui animent aujourd’hui la communauté du parkour.

1) Essence et obsolescence: le parkour est-il dépassé?

Le parkour est né il y a une vingtaine d’années à Lisses, en banlieue parisienne, fondé par David Belle, inspiré par son père, Raymond Belle. Le mot « parkour », dérivé de « parcours », désigne en réalité deux choses bien distinctes: premièrement, un moyen de locomotion basé sur le principe d’efficience et ne faisant usage que du corps humain ainsi que des structures et objets se trouvant sur sa route (finalité de la pratique); deuxièmement, une méthode d’entraînement, incluant des exercices techniques, physiques, et mentaux destinés à rendre possible l’usage de ce moyen de locomotion (moyen pour atteindre cette finalité). Ces deux dimensions sont évidemment intrinsèquement liées puisque l’une est la condition rendant possible l’autre. Aussi sont-elles désignées par le même vocable: parkour. L’efficience, maître mot du parkour, se définit comme l’optimisation des moyens mis en oeuvre pour parvenir à un résultat; autrement dit, c’est la capacité de produire le maximum de résultats avec le minimum d’effort, de dépense. Ce concept combine plusieurs dimensions : vitesse, sécurité, économie d’énergie, capacité d’adaptation, fluidité.

Il y a 8 ans déjà, lorsque je découvris le parkour et commençai à le pratiquer, d’interminables débats occupaient les pages du forum du site Parkour.NET pour savoir si, oui ou non, les acrobaties faisaient -ou pouvaient faire- partie du parkour(2). Il y en avait certes qui, nouveaux venus, posaient la question simplement pour savoir à quoi s’en tenir. Mais il y avait à côté de cela une grande majorité de gens qui n’en débattaient que pour justifier a posteriori la présence d’acrobaties dans la vidéo qu’ils venaient de poster sur le forum, et qu’eux-mêmes avaient décrite comme étant une vidéo de parkour. On avait donc déjà à faire à une tentative de redéfinition du parkour : il semblait qu’il faille à tout prix l’enrichir de nouvelles choses, comme si la définition donnée par David Belle n’était pas suffisamment riche par elle-même, comme s’il lui manquait quelque chose.

C’est à ce même type de dérives définitionnelles que nous avons affaire avec l’inauguration par des membres de la Fédération de Parkour de la première « aire de parkour » de France. En effet, David Belle théorisait le parkour comme « l’art de se déplacer, aussi bien dans le milieu urbain que dans le milieu naturel, [en se servant] en fait de toutes les constructions ou les obstacles qui ne sont pas prévus pour à la base »(3).

Aussi le parkour, selon cette définition, est-il incompatible avec toute structure dédiée. Le parkour est l’effort que fait le pratiquant pour s’adapter à ce qui l’entoure, et non pas l’effort qu’il fait pour adapter ce qui l’entoure à sa volonté. Le parkour est un effort d’imagination, un effort créateur. Le traceur(4) modifie au fil de son apprentissage le regard qu’il porte sur son environnement, et affûte une vision inventive de l’espace, qui fait de la ville un « terrain de jeux », selon les mots du même David Belle. Dire que « le monde est un terrain de jeux »(5), cela signifie que nous disposons du plus vaste terrain jamais conçu, précisément parce qu’il est le fruit de notre imagination et non de notre agencement de l’espace. Nous, traceurs, n’avons pas de prise sur la façon dont l’espace est conçu ni agencé par les architectes et urbanistes, mais nous avons en revanche le choix de l’usage que nous en faisons. Et les usages que nous en inventons n’ont de limites que notre imagination. Aussi le terrain se suffit-il à lui-même, sans qu’il n’y ait besoin d’y ajouter quoi que ce soit, parce que tout est là. Tout est là pour qui sait regarder autour de lui.

Ainsi, apprendre à regarder l’espace de cette manière nouvelle fait partie intégrante du processus du parkour comme méthode d’entraînement. La créativité fonctionne comme n’importe quelle autre faculté: elle s’exerce et se cultive. Plus on fait l’effort d’être créatif, plus la créativité nous devient spontanée. En ce sens, le processus d’apprentissage du parkour requiert un entraînement à l’invention, une capacité à répondre de manière créative et appropriée à de nouvelles situations, à détourner le mobilier urbain existant pour en faire un outil; c’est de tous ces besoins que naît la nécessité pour le traceur d’évoluer dans un espace qu’il n’a pas conçu, où les choses n’ont pas été disposées par lui -ou tout autre traceur- ni pour lui, mais où l’agencement des objets obéit à des lois sur lesquelles il n’a pas prise. Si la créativité me semble primordiale dans le parkour, c’est parce que c’est d’elle que dépend directement la capacité d’être efficient dans le déplacement. En effet, imaginer une réponse nouvelle face à une situation nouvelle, réagir de manière appropriée, adopter le geste adéquat, ajuster et modifier la technique apprise pour la faire correspondre à une configuration particulière, en un mot s’adapter, encore et toujours, c’est sur cela que repose l’efficience. David Belle écrit : « Il y avait plein d’autres endroits où j’aimais aller. Le but était de s’adapter à tout, toujours dans ce souci de « s’il se passe quelque chose, comment on fait? ». Forêt d’arbres ou forêt d’immeubles, il n’y a pas de lieu précis, d’endroit imposé pour faire du Parkour. Par exemple, dans une cité, on peut contourner l’objet architectural pour en faire un outil d’entraînement, pour évoluer dans un sens positif. On arrive à s’adapter à notre manière à cette cité. »(6) En d’autres termes, celui qui dans le parkour ferait du « par coeur » et n’aurait que des réponses préconçues et figées, celui-là, quand bien même sa technique serait irréprochable, s’expose inévitablement à quelques déconvenues dans un environnement dont les situations ainsi que les obstacles changent constamment.

Certains traceurs, défenseurs des parkour-parks, objecteront toutefois qu’il reste possible d’être créatif dans un parkour-park, en recherchant l’originalité, et en y faisant autre chose que ce à quoi a pu penser celui qui a conçu l’espace lorsqu’il en a disposé les différents objets. Il est certes indéniable que la créativité peut s’exercer en tous lieux. Mais arrêtons-nous un instant à cette proposition: imaginer des opportunités nouvelles sur un lieu dédié, conçu par des traceurs, pour les traceurs, précisément pour qu’ils viennent y imaginer des opportunités nouvelles, et tout cela dans le cadre d’une pratique qui doit faire usage de tout ce qui n’est pas conçu pour elle: le paradoxe est tout de même de taille. On pourra toujours tâcher d’être créatif, et de trouver des sauts quelque peu originaux, cela n’aura pas grand rapport pour autant avec le fait de le faire dans un environnement sauvage (sauvage au sens où nous ne l’avons pas nous-mêmes aménagé, et qu’il ne l’a pas été à notre intention). Or, le fait que l’espace n’ait pas été conçu par ni pour nous, nous contraint à y détourner l’usage des structures qui nous entourent et à en modifier la fonction. Je reviendrai sur l’intérêt d’un tel détournement plus tard.(7)

Au regard de la définition théorique qu’en a donné David Belle, concepteur de cette pratique, on ne peut donc pas (par définition) pratiquer le parkour dans un parkour-park. On peut éventuellement y sauter, mais c’est loin d’être tout ce que la pratique du parkour exige. L’exercice à la créativité apparaît comme une dimension de l’entraînement dont le traceur, en quête d’efficience, ne peut faire l’économie. Force est de reconnaître cependant que l’importance que je lui accorde découle d’un présupposé implicite qu’il nous faut donc examiner : le parkour est-il vraiment un art, et le traceur un créateur ?

 2) Sport ou art: la question cruciale

En effet, selon moi le débat que souleva l’inauguration de l’ »aire de parkour » de Bondy révèle en creux deux conceptions opposées du parkour. Comme j’ai tenté de le montrer précédemment, le concept d’ « aire de parkour » évacue de la pratique la dimension du détournement de l’existant. Ainsi, pour envisager l’idée que le parkour puisse se pratiquer dans un parkour-park, il faut d’abord le penser comme une activité exclusivement physique(8), qui n’implique pas nécessairement ni l’intellect ni l’imaginaire. Si le parkour est dépourvu de la philosophie qui le sous-tend(9), ainsi que de sa dimension créative (utiliser l’existant d’une façon nouvelle et novatrice), alors il est tout-à-fait envisageable qu’il puisse se pratiquer sur des structures dédiées; mais c’est au prix de ces deux renoncements, et seulement à ce prix que cela devient possible. Or le parkour, tel qu’il nous a été transmis par la première génération de pratiquants et notamment par David Belle, est un tout cohérent où cohabitent trois dimensions: philosophie; imagination; prouesses physiques. Le parkour, c’est tout cela à la fois, et c’est dans la cohérence de cet ensemble que chaque dimension prend son sens, et non indépendamment. Aussi, n’y a-t-il pas de sens à en compartimenter les différents aspects. Mais n’est-ce pas pourtant ce que font nombre de pratiquants en classant le parkour dans la catégorie des sports ?

Le Grand Larousse définit le sport comme « ensemble des exercices physiques se présentant sous formes de jeux individuels ou collectifs donnant généralement lieu à compétition, pratiqués en observant certaines règles précises« (10). Nous pouvons également nous référer à la définition d’une institution sportive, le CNOSF (Comité National Olympique du Sport Français), qui déclarait en 1994: « Pour qu’il y ait sport, il faut qu’il y ait un engagement corporel inscrit dans un affrontement ou une compétition instituée […] Est défini comme « sport », la seule pratique compétitive, licenciée, c’est à dire engagée dans l’institution qui fixe les règles du jeu et définit l’éthique sur laquelle celui-ci doit impérativement reposer »(11). Enfin, nous pouvons convoquer la définition de sociologues, comme Pierre Parlebas, sociologue et théoricien de l’éducation physique contemporaine, pour qui le sport est un « ensemble de situations motrices codifiées sous forme de compétition et institutionnalisées»(12), ou encore Jean-Marie Brohm, sociologue, anthropologue et philosophe, définissant le sport comme «  un système institutionnalisé de pratiques compétitives à dominante physique, délimitées, codifiées, réglées conventionnellement dont l’objectif avoué est, sur la base d’une comparaison de performances, d’exploits, de démonstrations, de prestations physiques, de désigner le meilleur concurrent (le champion) ou d’enregistrer la meilleure performance (record) »(13). Toutes ces définitions réunissent les trois mêmes paramètres comme étant constitutifs de la notion de sport :

1-La pertinence sportive : le sens de l’activité est dans l’engagement moteur.

2-La codification compétitive : la présence de règles permettant d’attribuer la victoire.

3-L’institutionnalisation : présence d’une instance nationale, internationale qui organise les compétitions.

Quelle que soit la définition à laquelle on se réfère, le sport a donc cette particularité d’être un jeu institutionnalisé auquel il ne s’agit pas uniquement de jouer, mais aussi -et surtout- de gagner.

Or, si le parkour remplit certainement la première condition, celle d’ »engagement moteur » ou encore d’ « exercice physique », il exclut en revanche par essence toute forme compétitive(14), et ne remplit donc pas le second critère nécessaire à l’obtention du statut de « sport ». Quant au troisième et dernier critère, celui d’une pratique institutionnalisée dont l’institution définit les règles du jeu et organise les compétitions, le parkour pose là encore problème. D’abord, ce dernier critère suppose qu’il y ait des règles, or nous verrons que nous avons, dans le cas du parkour, davantage affaire à des principes philosophiques. Ensuite, cela suppose que ces règles soient conçues en vue de l’organisation de compétitions, or nous venons de voir que le parkour exclut par nature toute compétition. Enfin, au jour d’aujourd’hui aucune institution n’est reconnue par l’ensemble des pratiquants comme les représentant. Il y a bien des associations de pratiquants qui souvent transmettent également la pratique aux débutants, des « fédérations » diverses et variées, chacune reconnue par certains pratiquants et pas par d’autres: certaines, ressemblant davantage à des organisations commerciales, vendent des paires de chaussures prétendument « faites pour le parkour » comme la World Freerunning Parkour Federation (WFPF)(15), d’autres sont des regroupements d’associations comme la Fédération de Parkour (FPK)(16). Le fait est qu’aucune institution, nationale ou internationale, ne fait pour l’instant l’unanimité auprès des pratiquants au sens où elle ferait autorité sur les questions ayant trait à la pratique du parkour. Il n’y a pas dans le parkour d’autorité institutionnelle suprême édictant des règles, et stipulant ce qui est permis ou interdit.

C’est à chacun de faire son propre cheminement intellectuel dans la pratique, de trouver sa propre voie. Cela ne se fait pas pour autant à partir de rien : il y a de nombreux matériaux éducatifs. D’abord, les traces écrites et orales de David Belle(17). Ensuite, les 5 tomes de L’éducation physique virile et morale par la méthode naturelle de Georges Hébert qui, s’ils ne relèvent pas directement du parkour, lui apportent de précieux éclairages: Enfin, il y a des ressources en ligne comme par exemple le blog Power is nothing without control(18) de Chris Rowat, mettant en partage idées d’exercices et training routines ainsi que réflexions critiques au sujet du parkour. Il y a également les archives du site Parkour.net, disponibles sur le site de la Fédération de Parkour, qui renferment autant des articles retraçant l’histoire de la discipline, que des articles pédagogiques sur certaines des techniques utilisées, ou bien encore des articles de réflexion sur le parkour. Tout cela constitue un bagage théorique conséquent qui, certes, nous accompagne le long du chemin, mais ne remplace pas pour autant la nécessité d’une recherche personnelle en tant que pratiquant, son orientation, les choix qu’elle détermine, les enjeux qu’elle pose, les questions qu’elle soulève, et les éléments de réponse qu’on y apporte au fil de l’entraînement. Dépourvu de règles au sens de critères permettant de désigner un « vainqueur », le parkour n’en est pas moins pourvu de principes philosophiques, de « mots d’ordre » transmis par voie orale ou écrite, en premier lieu par son fondateur David Belle: « se servir de tout ce qui n’est pas prévu pour à la base », « toujours aller de l’avant », « être fort pour être utile », « être et durer », etc. C’est ensuite au traceur de trouver comment mettre ces principes en pratique dans la situation qui est la sienne propre. Ce mode de transmission et d’entraînement rompt là encore avec une possible logique compétitive en cela qu’il prive de fait le parkour de critères stables et universels pouvant servir à l’attribution de la victoire lors d’une confrontation entre pratiquants. Sur les trois critères permettant de définir une activité comme sport, le parkour ne respecte en définitive que le premier, celui d’engagement moteur. Et cela sans compter qu’il n’y a rien qui nous permette d’affirmer que le sens de l’activité est dans l’engagement moteur ni que cette dimension motrice prévaut sur les dimensions philosophique et créative de la pratique, quand bien même c’en serait la dimension la plus manifeste.

Pas de règles, pas de compétitions, pas de trophées ni médailles, pas d’homologation ni d’institution faisant autorité, pas de licences, pas de clubs, pas de terrain délimité, pas de tenue réglementaire: quel genre de sport le parkour pourrait-il donc bien être ?

Certes, le parkour conduit à un usage du corps qu’on pourrait être tenté de qualifier, par abus de langage, de « sportif », le corps devenant l’unique outil de déplacement du pratiquant. Mais, s’il y a usage, il n’y a pas nécessairement usure. Au contraire du « sport de la performance » ou « sport-spectacle », le parkour met l’accent sur la conservation et la préservation du corps, ce notamment par une connaissance et une écoute accrues de son propre corps, qui permettent de définir des techniques de réception épargnant les articulations, en sollicitant les muscles appropriés, en calculant les angles de pliage au dessus desquels il y aurait traumatisme articulaire, et en absorbant la force de l’impact à travers un circuit musculaire bien précis, ainsi qu’avec différentes techniques d’absorption du choc, comme la roulade. Le parkour inclut d’ailleurs dans sa méthode d’entraînement des pratiques à usage thérapeutique reconnu comme la quadrupédie et a, pour qui en a compris le sens, davantage la caractéristique de faire prendre soin du corps et de le maintenir en forme et en bonne santé – nécessité absolue de celui qui en fait l’usage quotidien d’outil de déplacement- , que de le négliger, de le malmener, ou de le détruire. Les apparences sont donc trompeuses, puisqu’une pratique telle que le parkour sera souvent qualifiée, par ceux qui y sont étrangers, de « pratique sauvage » ou « dangereuse », de « sport extrême », alors que le sport homologué sert, croit-on, à se « maintenir en forme » et à « garder la santé » (mythe du sportif). Il n’en demeure pas moins que derrière la façade rassurante de l’homologation, la réalité à laquelle est confrontée l’athlète compétiteur est tout autre : pressions, humiliations, menaces, nécessité d’accomplir toujours davantage, de faire toujours mieux, d’être toujours (le) meilleur, et leurs conséquences : blessures, dopage, dépression, état de santé critique conduisant parfois au pire.(19)

Mais si l’on renonce à cette conception sportive du parkour, comment qualifier cette activité si particulière?

En dépit de l’apparence sportive que peut revêtir tout corps en mouvement, que fait le traceur lorsque, précisément par le mouvement de son corps, il dessine à travers la ville des chemins à travers les structures architecturales qui l’environnent? Il crée. Que fait-il lorsqu’il s’adapte à de nouvelles situations, avec de nouveaux obstacles, configurés d’une manière inhabituelle à laquelle aucune des techniques qu’il connaît ne correspond parfaitement? Il invente. Le traceur ne fait pas que reproduire, mais a pour charge de produire constamment du « nouveau », de se renouveler sans cesse pour faire face à l’imprévu: de son aptitude à imaginer et à créer dépend l’efficience de son déplacement. Le pratiquant du parkour se doit d’être un créateur imaginatif, un inventeur hors-pair pour être à même de faire face à la multitude des possibles qu’il rencontre. Or, il convient alors de se demander, pour qualifier ce qu’il fait, quel est l’objet de ses créations: il invente des chemins, dessine avec élégance des itinéraires à travers la ville, crée des mouvements nouveaux ajustés aux situations qu’il rencontre, les dispose et les combine d’une certaine façon. En somme, le traceur est un créateur dont le corps est le pinceau, la ville la toile sur laquelle il peint avec ses propres mouvements, ouvrant des possibles, et questionnant le réel. Mais alors, pourrions-nous dire que le traceur est un artiste ?Encore faudrait-il montrer spécifiquement en quoi il y a œuvre d’art lorsqu’un pratiquant du parkour s’entraîne.

Ainsi, la première question à se poser pourrait être celle de la visibilité de l’oeuvre. Comment l’observateur(20) peut-il la voir ? L’art peut prendre des formes diverses. Il en est une, l’art éphémère, qui se définit comme toute « forme artistique, présente surtout dans l’art contemporain (mais pas exclusivement) et qui joue non pas sur la pérennité de l’œuvre d’art, ce qui est la règle générale, mais sur la brièveté, son caractère provisoire et souvent la mise en scène de l’artiste lui-même dans l’œuvre »(21). Aussi, d’une part l’oeuvre d’art peut-elle ne pas être visible en permanence mais au contraire le temps d’un instant, et disparaître le suivant ; cela ne lui enlève en rien sa dimension artistique. D’autre part, l’oeuvre peut consister dans la mise en scène de l’artiste lui-même, sans impliquer qu’un objet tiers soit nécessairement produit par l’artiste. Selon ces modalités, le déplacement du traceur dans l’espace peut donc bien être considéré comme une œuvre d’art, ayant entre autres caractéristiques de ne durer qu’un temps et de mettre en scène l’artiste lui-même.

Une seconde question pourrait être celle du beau. En effet, la conception traditionnelle de l’art, largement remise en cause par l’art contemporain, attribue comme critère principal à l’art la beauté. Il conviendrait alors de montrer en quoi les œuvres produites par le traceur sont belles. La première objection qui nous vient à l’esprit est que le parkour s’occupe d’efficience, et non de beauté esthétique. Cet argument se fonde sur le présupposé théorique suivant: il n’y a de dimension esthétique qu’intentionnelle. En d’autres termes, le beau ne peut être atteint que par celui qui le recherche. Or le traceur ne recherche pas la beauté mais l’efficacité du mouvement. Faisons un détour par les animaux non-humains afin d’examiner la pertinence de cet argument. Pourquoi un chat saute-t-il ou grimpe-t-il aux arbres? Nous pourrions bien trouver la réponse à cette question dans ces quelques mots: « Il ne faut pas chercher à faire le mouvement pour qu’il soit beau. C’est à force que tu aies de l’aisance, le mouvement devient beau. Comme un singe, ou un puma qui va passer une rivière, on se dit: « C’est joli ». Mais lui, quand il saute la rivière, il ne se dit pas: « J’essaie d’être joli ». Il essaie d’être le plus juste […] possible »(22). Notons qu’à deux reprises d’ailleurs dans cette même interview David Belle qualifie le parkour d’ »art ». Nous avons en effet de bonnes raisons de croire par exemple que le chat qui saute ne cherche pas à ce que son mouvement soit « beau », simplement parce qu’il est peu probable que le chat maîtrise et utilise le concept de beau, à priori en inadéquation avec ses préoccupations vitales. Là où nous voyons nous de la grâce et de la beauté, il est pour lui plutôt question de justesse: justesse du mouvement, de la puissance musculaire mobilisée, détermination précise du point d’atterrissage, réactivité. C’est la parfaite mise en adéquation entre d’une part ses capacités corporelles, d’autre part son projet (attraper un rongeur ou un oiseau), et enfin avec la configuration précise dans laquelle il se trouve à ce moment-là, qui suscite chez son observateur humain le sentiment de beauté. C’est dans cette même situation que le pratiquant du parkour se trouve: il cherche lui la justesse, et c’est de sa capacité à l’atteindre que dépend le sentiment de beauté chez ses observateurs potentiels. Il semble donc qu’on puisse bien atteindre le beau -et avec cela s’adresser aux sens des observateurs- sans nécessairement le chercher. Or, les pratiquants en font l’expérience : de nombreux témoignages d’observateurs occasionnels semblent le confirmer. Beauté, réenchantement des zones sinistrées de l’urbanisme des années soixante, dimension chorégraphique, ballet avec les obstacles, danse avec les murs : tels sont les mots et expressions utilisés par des passants pour évoquer ce qu’ils voient.

Mais les traceurs ne rencontrent pas non plus que des réactions positives. En effet, parce qu’il investit l’espace public dont il fait un usage tout-à-fait inhabituel, il arrive fréquemment que le parkour dérange. Il dérange parce qu’il surprend, parce qu’il s’invite sans qu’on l’ait convié, parce qu’il bouscule les habitudes, parce qu’il détourne le mobilier urbain et joue avec, parce qu’il prend d’autres chemins que les chemins usuels, parce qu’il introduit de la nouveauté dans les usages et du mouvement dans l’espace, parce qu’il évoque l’animalité par ces corps qui se meuvent dans la ville. En faisant tout cela, le parkour donne à voir l’urbanité sous un jour nouveau, il renvoie une image de l’espace commun qui ne correspond pas aux représentations que ses usagers en ont. En d’autres termes, le regard décalé que le traceur porte sur la ville amène à son tour un décalage sur la manière dont elle apparaît à ses autres usagers. Or, c’est là une autre fonction -ou tout du moins une qualité- que l’on pourrait attribuer à l’art en général : donner à voir ou à percevoir le réel d’une façon nouvelle mais aussi plus profonde, créer un décalage dans le point de vue de l’observateur susceptible d’éclairer ce qu’il observe. Le philosophe Henri Bergson écrit à ce sujet : « Il y a, en effet, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes »(23). Le traceur, par le biais de ses œuvres, fait certes voir l’urbanisme et l’architecture des villes, mais il fait également voir une réalité bien moins manifeste : l’espace public. C’est par l’usage détourné qu’il en fait que le pratiquant du parkour met en exergue l’espace public dans lequel il crée, parce qu’en remettant en cause les codes et conventions qui y ont cours, il les rend visibles. Bergson nous dit encore : « L’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité »(24). N’est-ce pas précisément cela que fait le parkour dans l’espace urbain ?

Pour résumer, nous pouvons dire que le parkour inclut certes un usage physique et intense du corps humain, mais pas uniquement. Envisager que le parkour puisse se pratiquer sur une structure dédiée implique qu’on le réduise à sa dimension physique, en laissant de côté ses dimensions intellectuelle et imaginative, autrement dit, qu’on en fasse un sport. Or, nous avons vu qu’il ne remplissait pas deux des trois conditions à l’obtention du statut de sport. Si le parkour ne consistait que dans le fait de sauter, le plus loin possible par exemple, alors seulement il pourrait se pratiquer sur un parkour-park -ou encore sur un stade d’athlétisme, et nous pourrions baptiser cette activité le « saut en longueur » par exemple-. Mais aussitôt que l’on considère que les dimensions intellectuelle et philosophique, ainsi que sensible et imaginative, en sont constitutives -et cela pas moins que ne l’est la maîtrise des différentes techniques de saut utilisées-, la pratique passe inévitablement du statut de sport à celui d’art, excluant du même coup la compétition et les parkour-parks de son champ d’activités.

3) Les conséquences du consentement

On pourrait penser que le problème n’en est pas un, que chacun étant libre de ses agissements, ceux qui conçoivent le parkour comme un sport pourront aller s’entraîner sur l’aire de parkour de Bondy à leur guise, et que rien n’empêche ceux qui le conçoivent comme un art de le pratiquer à leur manière.

Il faut toutefois prendre conscience du rapport de force qui oppose ces deux conceptions antagonistes du parkour pour comprendre ce qui se joue là. Ce n’est pas dans ces termes –art contre sport– que le conflit s’exprime explicitement, mais c’est bien de cela qu’il s’agit, notamment dans le débat qui oppose pro et anti-parkour-parks. L’enjeu est toujours celui d’une conception du parkour, d’une façon de le penser, laquelle aboutit en conséquence à une façon de le pratiquer: si l’on conçoit le parkour comme art alors on ne peut pas admettre ni compétitions ni parkour-parks, si en revanche on le conçoit comme sport alors on n’a aucune raison d’y voir quelque inconvénient que ce soit. Or, il faut bien avoir à l’esprit que dans un rapport de forces il ne peut y avoir d’éternelle égalité: il y a toujours une force qui l’emporte sur l’autre. Dans le cas présent, la conception sportive du parkour semble de fait majoritaire et dominante de nos jours. A l’inverse, la conception à partir de laquelle le parkour fut fondé est aujourd’hui minoritaire -pour ne pas dire qu’elle est le fait d’exceptions-. La conception artistique du parkour recule ainsi de jour en jour et menace de disparaître dans l’oubli si personne ne se soucie plus de la défendre et de la transmettre. A travers cela, c’est l’héritage d’une vingtaine d’années, de recherche et d’entraînement, de pensée et de création, qui risque d’être perdu. Car le parkour pensé comme sport ne conserve de son ancêtre que l’apparence (les sauts et performances physiques) tout en évacuant ses dimensions philosophique, intellectuelle, et créative. Dès lors, que restera-t-il du parkour? Probablement des compétitions et des shows, des performances et des records, des publicités et des sponsors ; il ne restera probablement rien d’autre que du spectacle.

Les débats qui eurent lieu, sur les réseaux sociaux notamment, à propos de l’inauguration de l’aire de parkour de Bondy, mirent d’ailleurs en lumière cette inversion conceptuelle dans le cours des choses: les rares traceurs qui avaient le malheur de critiquer cette aire de parkour et d’en remettre en cause le bien-fondé se voyaient immédiatement qualifiés d’ »extrémistes » par leurs adversaires. Aujourd’hui, défendre une approche non-sportive du parkour, et de ce fait critiquer les compétitions et les parkour-parks, c’est donc être extrémiste. Il y a pourtant encore quelques années, adopter une telle attitude eut simplement relevé du statut de « puriste ». Et encore quelques années auparavant, lorsque j’ai débuté, cela relevait du statut de « traceur », ni plus ni moins -de pratiquant, qui pense et défend la pratique qui est la sienne contre son travestissement-. Le glissement sémantique s’opère lentement, insidieusement.

Au regard de tout cela, déclarer qu’on est favorables à l’installation de parkour-parks, ou encore qu’on s’en moque et qu’on est bien partout pour pratiquer le parkour, cela revient finalement au même: c’est accepter et favoriser le triomphe d’une conception sportive du parkour sur toute autre. Ne pas prendre parti, c’est déjà prendre parti en disant qu’on ne prend pas parti ; en ce sens, l’apparente neutralité revient en fait à favoriser le camp dominant et la conception du parkour qu’il défend. Désapprouver, en revanche, c’est penser que l’enjeu est suffisamment important pour manifester les raisons de son mécontentement et alerter de ce fait l’opinion publique parmi les pratiquants. Si j’utilise le terme d’ « opinion publique », c’est qu’il me semble que la question relève ici moins d’une addition de choix individuels que d’un positionnement politique. En effet, en donnant notre bénédiction -ou à défaut notre soutien tacite- à la construction de ce type de lieux, nous prenons de fait une part de responsabilité dans de possibles dérives à venir.

Nous incitons, par exemple, les institutions, municipales notamment, à renouveler l’expérience en sollicitant des traceurs peu scrupuleux pour qu’ils leur dessinent des lieux circonscrits et « sécurisés » où confiner la jeunesse désoeuvrée plutôt que de la laisser sillonner dangereusement les rues de la ville. L’institution peut ainsi redorer son blason à peu de frais, en donnant l’impression qu’elle se soucie de la population qui vit sur son territoire, et qu’avec le parkour elle est même au fait des dernières tendances en vogue chez la jeunesse. Les élus de la ville de Bondy peuvent désormais se pavaner, se vantant de ce nouvel équipement qu’ils ont construit « pour » les jeunes, en balayant du même coup d’un revers de la main les vraies questions sociales sur leur territoire.

Le traceur qui a conçu cette aire de parkour(25) s’est en effet défendu des critiques qui furent émises à ce sujet en précisant qu’il s’agissait là d’une commande de la ville de Bondy via un appel d’offres, commande qui elle-même entendait « répondre aux besoins des populations locales ». Afin de le vérifier, je me suis rendu sur place avec un ami, lui aussi traceur, au coeur de la cité de La Noue Caillet où l’aire de parkour a été construite, et nous avons questionné les quelques habitants du quartier que nous avons rencontrés. Pas un, jeune ou moins jeune, n’avait la moindre idée de ce à quoi pouvait servir ce « truc qu’ils ont construit ». Ils ne connaissaient d’ailleurs ni le terme « parkour », ni « parkour-park », ni « aire de parkour ». « Répondre aux besoins des populations locales », disait la ville de Bondy? Force est de constater que les « populations locales » semblent en tous cas ne pas bien voir auxquels de leurs besoins la construction de cette aire de parkour entend répondre. Est-ce bien utile de préciser que malgré ce que la mairie de Bondy peut raconter(26), je n’ai pas vu une seule personne, de quelque âge que ce soit, faire quelque usage que ce soit de l’aire Parkour Roule durant toutes les journées que j’ai passées à proximité ? Les populations locales manquent manifestement de discernement, et ne le comprennent pas toujours lorsqu’on « répond » à leurs « besoins ».

En participant à de telles opérations, qui n’ont d’autre but que d’assurer le maintien au pouvoir des élus qui les supervisent, non seulement nous nous rendons complices du mépris institutionnel envers celles et ceux qui peuplent ces territoires, mais en plus nous aidons l’institution à vider la pratique du parkour de son contenu potentiellement subversif.

Si la pratique est subversive, c’est précisément parce qu’elle prend place dans l’espace public et non sur des structures dédiées, qu’elle le fait d’une façon nouvelle, qui ne prend ni la forme de compétitions ni de spectacle, et qu’elle y fait des choses nouvelles, en utilisant par exemple un banc pour sauter plutôt que pour s’asseoir. De ce point de vue, le parkour procède d’une réappropriation créative et novatrice de l’espace public, qui, par son renouvellement des usages et sa remise en cause des habitudes, lui redonne une consistance en interrogeant ses usagers sur cette notion, et notamment sur sa nature et sa fonction. En cela, le parkour est politique, non pas dans le sens où il conduirait à voter pour untel ou untel, mais plutôt dans celui où il réinvestit l’espace de la cité (polis) d’une manière nouvelle, et en fait un usage qui conduit autant le pratiquant que les usagers qu’il rencontre à se poser des questions. L’intérêt du parkour, c’est qu’il pose problème. Et s’il pose problème, c’est justement parce qu’il s’invite dans l’espace du commun, dans la rue, dans la ville, et qu’il y détourne le mobilier urbain à des fins créatives. C’est aussi tout cela qui fait du parkour un art: le fait qu’il revisite la ville et la donne à penser, qu’il interroge la notion d’espace public dans une société où les intérêts privés et les processus de marchandisation en envahissent les moindres recoins, qu’il interpelle ses usagers anesthésiés en innovant, en détournant l’objet architectural. Il déroute et dérange. Ce sont là aussi, à mon sens tout du moins, les fonctions de l’art.

Si le parkour se pratiquait dans des salles de sport ou des gymnases, ou encore sur des lieux dédiés construits à son intention tels les parkour-parks et autres « aires de parkour », s’il désertait l’espace public et laissait ses usagers « tranquilles », alors il répondrait positivement à l’injonction qui lui est faite par la société de se conformer à ses normes, de rentrer dans ses cases, et perdrait pour ainsi dire tout pouvoir de subversion, c’est-à-dire de renversement des habitudes et de transformation sociale. Or, de nos jours, les villes sont conçues comme des temples de la consommation, dont les espaces de circulation servent presque exclusivement à se rendre du domicile au travail, du travail à l’hypermarché, et de l’hypermarché au domicile. Aussi, les pratiquants du parkour, en s’y arrêtant, en allant à contresens, en changeant de niveaux par rapport au sol, en utilisant tout ce qui s’y trouve pour se déplacer et s’entraîner, amènent une part de jeu et de créativité dans des espaces à l’origine utilitaires et entièrement normés. C’est d’ailleurs ce qui explique que les pratiquants se heurtent parfois à des réactions si vives(27) de la part des autres usagers de l’espace. Dès lors, pratiquer le parkour sur un lieu dédié, c’est renoncer non seulement à sa dimension artistique, mais aussi à sa dimension politique; c’est faire du parkour -qui est à l’origine un outil d’émancipation individuelle- un simple sport, un loisir, tel que les prodigue la société de consommation pour occuper -et contrôler- les masses(28). C’est, autrement dit, faire du parkour le contraire de ce qu’il était, du moins pour celui qui l’a conçu.

Hélas, si les pratiquants du parkour laissent la ville de Bondy installer un parkour-park sans opposition aucune, les institutions pourraient l’interpréter comme un accord de principe pour renouveler l’expérience, sachant que cela leur permet d’une part d’encadrer la pratique en lui ôtant sa dimension subversive, et d’autre part d’encadrer la jeunesse des villes en l’enfermant dans des parcs de loisirs. Si les pratiquants se taisent, ils leur donnent tacitement leur bénédiction. Et l’on risque de voir fleurir un peu partout des parkour-parks et autres aires de loisirs. Or ce n’est une solution ni pour les traceurs, ni pour les jeunes de la ville, et ça n’est bénéfique ni aux uns ni aux autres. Les premiers voient leur pratique vidée de son sens, et les seconds se voient sommés d’aller se divertir dans des aires de loisirs, or nous sommes en droit de douter que ce soit là leur besoin premier au vu du contenu des quelques discussions que nous avons eues avec certains d’entre eux.

J’émettrai pour ma part l’hypothèse, et j’en assume l’entière subjectivité, qu’une transformation sociale leur -et nous- serait plus profitable que du divertissement. Or, il semble qu’il faille déranger l’ordre établi pour le conduire à se modifier. A cet égard, des jeunes pratiquant sagement leur « sport » dans une aire de loisirs ne dérangent personne. Ils sont comme des enfants en bas-âge dans un bac à sable ou des adolescents dans un skate-park: ils peuvent bien faire ce qu’ils veulent dans le périmètre qui leur est imparti, pourvu qu’ils n’en débordent pas. Et c’est bien là l’enjeu: il faut déborder, gêner, si l’on escompte quelque transformation que ce soit. Et c’est aussi cette gêne, ce dérangement qu’occasionnent le parkour qui en font l’intérêt. Ses dimensions philosophique et artistique en font une pratique viscéralement politique. De ce point de vue, le parkour n’est plus seulement une méthode de « développement personnel » comme se plaisent à le qualifier certains de ses pratiquants, mais un véritable outil de transformation sociale.

En attendant, il y a fort à parier que si des parkour-parks sont construits un peu partout en France, l’attitude des usagers de l’espace public qui consiste aujourd’hui déjà majoritairement à en chasser les pratiquants risque à la fois de se généraliser et de se radicaliser. Lorsque de nos jours certains nous disent que « ce n’est pas fait pour ça, qu’on n’a qu’à aller faire ça dans un gymnase ou sur un terrain dédié », nous pouvons leur répondre qu’il n’y a pas de terrains ni de structures dédiés, que le parkour se pratique dehors et partout. Nous pouvons ajouter que le parkour ne peut par définition pas se pratiquer dans un lieu dédié puisqu’il doit faire usage de toutes les structures qui ne sont à la base pas prévues pour lui. Mais si demain chaque municipalité fait construire son parkour-park, alors les usagers hostiles à la pratique du parkour dans l’espace public auront un argument de poids: ils diront vrai désormais lorsqu’ils prétendront qu’ »il y a des lieux pour ça », et conséquemment auront d’une certaine façon raison de réclamer des pratiquants qu’ils y aillent. Nous pourrons toujours refuser de partir -comme nous le faisons déjà- mais ils seront probablement d’autant plus virulents qu’ils sauront désormais qu’il existe un lieu construit à notre intention, et que par ailleurs ce dernier l’aura été avec l’argent du contribuable, donc avec le leur. Ignorants de la philosophie qui sous-tend la pratique du parkour, ils auront donc à priori de bonnes raisons d’être en colère. Comme pour les skateurs, impitoyablement chassés de l’espace public depuis l’apparition des skate-parks -et malgré la résistance de certains-, la situation menace de mettre en péril la pratique même.

Pour finir, en consentant à l’utilisation de parkour-parks nous inciterions inévitablement les plus jeunes et les moins expérimentés à se tourner d’abord -et parfois exclusivement- vers ce genre de structures pour pratiquer. En effet, si des lieux de ce type venaient à se multiplier, ils disposeraient d’un niveau de visibilité accru, apparaissant notamment dans les vidéos des pratiquants, ainsi les débutants pourraient être conduits à penser que le parkour-park est le lieu du parkour, et que c’est dans ces lieux -et uniquement dans ces lieux, ou en tous cas préférentiellement dans ces lieux- qu’il leur faut s’entraîner. Peut-être penseront-ils que c’est plus adapté, plus sécurisé, puisque c’est fait pour. Or, non seulement, ce n’est pas plus adapté puisque c’est inadapté (nous avons montré précédemment pourquoi), mais en plus ça n’est en rien plus sécurisé, et le fait de le croire pourrait induire les jeunes pratiquants en erreur et provoquer des accidents. Effectivement, la sécurité est envisagée dans le parkour sous la forme d’un accompagnement des débutants et des plus jeunes par des traceurs plus expérimentés, et la transmission par ces derniers de principes à respecter et de précautions à prendre. Ainsi, l’une des premières distinctions conceptuelles à enseigner au nouveau pratiquant est la distinction entre risque et danger : le risque est la possibilité d’échouer lorsqu’on tente quelque chose, et le danger la nature d’une situation dans laquelle on encourt de graves blessures, voire la mort. Le pratiquant apprend donc à prendre des risques dans des situations sans danger, afin d’apprendre les différentes techniques de base notamment, et à l’inverse à sauter dans des situations véritablement dangereuses uniquement si le risque d’échec est nul. Le pratiquant apprend également à décomposer les sauts en un certain nombre d’étapes, ce qui lui permet d’y aller progressivement, et de franchir les étapes vers la réussite du saut une à une plutôt que d’un coup. Il acquiert également différents outils de mesure des distances qu’il peut sauter pour chaque technique, il a ainsi de la possibilité de procéder aux vérifications nécessaires avant de se lancer. Il apprend aussi à tester systématiquement les obstacles dont il s’apprête à faire usage : le matériau dont ils sont faits, son accroche, sa solidité, sa capacité à supporter l’atterrissage d’un corps humain, l’éventuelle présence de bouts de verre ou d’objets saillants, etc. Pour tous types de sauts, les nouveaux pratiquants doivent également apprendre qu’ils disposent d’ « éducatifs »(29), c’est-à-dire de sauts du même type mais dans des conditions moins dangereuses, ou de taille plus petite, voire les deux. Enfin, le pratiquant apprend au fil du temps à connaître son propre corps, ses possibilités ainsi que ses limites, et dispose donc d’une capacité d’auto-évaluation considérablement accrue, ce qui minimise corrélativement les risques d’erreurs d’appréciation. Tout cela est pour le traceur le fruit d’un apprentissage, et n’est lié en aucune façon à la nature du lieu où l’on pratique. Un parkour-park, quel que soit le matériau dans lequel il est construit et les normes de sécurité auxquelles il répond, n’évitera pas l’accident à celui qui, ignorant ces principes, sautera de manière imprudente et inconsidérée.

Mais au-delà même de la sécurité, le débutant ne s’entraînant que sur un parkour-park pensera, du fait de la similitude des techniques utilisées, qu’il pratique le parkour, alors que -nous l’avons vu- ce ne sera pas véritablement le cas. Cela pourrait bien mener à la naissance d’une génération nouvelle de pratiquants, tous persuadés de faire du parkour alors qu’aucun d’entre eux n’aura la moindre idée de ce que cela signifie ni de ce en quoi l’entraînement au parkour consiste véritablement.

Conclusion

Comme nous avons tenté de le montrer précédemment, le parkour n’est pas un sport. C’est un art, un moyen de locomotion, une méthode d’entraînement, et une discipline philosophique. De par son essence comme de par sa fonction, le parkour n’a pas -et ne peut pas avoir– de lieu dédié. Le monde est un terrain de jeux, dont l’imagination seule fixe les limites.

Si David Belle utilise cette expression, c’est probablement qu’il a éprouvé combien le défrichage urbain, combien l’inventivité situationnelle, combien la capacité de s’adapter à un environnement donné et de s’y frayer un chemin, combien tout cela compte dans le cadre d’une « méthode d’entraînement » qui se veut préparatoire à tout type d’éventualité. Or, il semble que ce soit là la base même du parkour: « C’est une arme qu’on aiguise: on s’entraîne, et si un jour il y a un problème, on sait qu’on peut s’en servir »(30). Pour s’en servir, encore faut-il l’avoir « aiguisée », autrement dit l’avoir mise à l’épreuve de différents lieux et situations, avec différents revêtements et structures, agencés de différentes manières, dans différentes conditions météorologiques, ainsi que de luminosité, et d’adhérence, différents niveaux de fatigue corporelle, etc.

Les parkour-parks, outils sur mesure généralement conçus par et pour les pratiquants du parkour, relèguent au second plan une partie de ces altérations nécessaires du cadre idéal d’entraînement, et évacuent tout bonnement la nécessité d’apprendre à s’adapter à ce qui n’a pas été conçu pour nous.

Si le parkour-park peut, dans certains cas, répondre à des problématiques locales (comme par exemple une période hivernale particulièrement rude en Russie), son usage ne saurait être généralisé à tous pays et tous types de lieux sans occasionner de graves dégâts dans la transmission et la pratique du parkour. La richesse de l’architecture et la clémence du climat en France par exemple, rendent ce type de lieux tout à fait dispensables pour la pratique. D’autant plus dispensables qu’ils lui seraient nuisibles.

Le parkour-park n’est un potentiel terrain de jeux que pour celui qui manque d’imagination; à celui qui, imaginatif, a comme terrain de jeux le monde, le parkour-park est une prison. Tout est question de point de vue, et s’explique donc en partie par la position qu’occupe celui qui commente les choses qu’il observe. Et c’est précisément ce changement de point de vue que le parkour entend opérer chez celui qui le pratique: non point seulement regarder le monde depuis d’autres positions, mais aussi et surtout le regarder différemment.

Naïm B.

1. C’est ainsi que la Fédération de Parkour (FPK) l’appelle dans l’article promotionnel qu’elle lui a consacré sur son site web: http://www.fedeparkour.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=126:bondy&catid=36:newssite&Itemid=61

2. Voir article qui précise la distinction entre parkour et freerunning ici : http://www.fedeparkour.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=110:parkournet-difference-parkour-et-free-running&catid=42:article&Itemid=98

3. Voir la présentation complète ici: http://www.youtube.com/watch?v=pST2mC3oTTY

4. Traceur : pratiquant du parkour

5.  Voir interview complète ici: http://www.youtube.com/watch?v=XWneBIz6ATg

6. p.63, Parkour de David Belle, Editions Intervista, 2009.

7. Voir pages 8, 9, 11 et 12 de cet article.

8. Voir le 1er article de la Charte de la Fédération de Parkour (FPK) ici : http://www.fedeparkour.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=46&Itemid=54

9. Pour mieux appréhender cette philosophie, se référer à Parkour, David Belle, Intervista, 2009.

10. http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/sport/74327

11. http://www.staps.univ-avignon.fr/S1/UE3/Sociologie/SociologieS1.pdf

12. Pierre Parlebas , Contribution à un lexique commenté en science de l’action motrice, INSEP, 1981.

13. Jean-Maire Brohm, Sociologie politique du sport, P.U.N., 1992.

14. https://recherche-action.fr/l1consolable/2013/02/04/manifeste/

Il me paraît utile de préciser que ce manifeste a été lu et approuvé par David Belle, fondateur du parkour, qui a déclaré publiquement s’y associer sans réserve.

15. http://wfpf.com/

16. http://www.fedeparkour.fr/

17. Traces écrites : Parkour de David Belle, Editions Intervista, 2009.

 Traces orales : http://www.youtube.com/watch?v=r1UPZf1zd0c

http://www.youtube.com/watch?v=rlWNR2pU624

http://www.youtube.com/watch?v=DN6_b6dLbVY

http://www.youtube.com/watch?v=-jpkM97k9xg

http://www.youtube.com/watch?v=cXTldQKLRh4

http://www.youtube.com/watch?v=Qylo_5_Jpm0

http://www.youtube.com/watch?v=_v7rLfV8lUA

http://www.youtube.com/watch?v=mEbJBJDS9vk

http://www.youtube.com/watch?v=ijDdrtI2aJI

http://www.youtube.com/watch?v=Gdyp5l9cNGs

18. http://blane-parkour.blogspot.fr/

19. Lire à ce sujet l’interview « Compétition : la vraie toxicomanie » de Jean-Marie Brohm : http://1libertaire.free.fr/Brohm08.html

20. Il me semble dans le cas du parkour plus pertinent de parler d’observateur que de spectateur, au sens où le pratiquant ne cherche pas à se donner en spectacle, mais simplement à s’entraîner.

21. http://fr.wikipedia.org/wiki/Art_éphémère

22. Interview de David Belle par Mathieu Kassovitz disponible en ligne: http://www.youtube.com/watch?v=rlWNR2pU624

23. La Pensée et le Mouvant, Henri Bergson, p.148, PUF Quadrige, 2009 (réédition).

24. Le Rire, Henri Bergson, p.117, PUF Quadrige, 2012 (réédition).

25. Thomas Bencteux, via RECREATION URBAINE, entreprise de « création de mobiliers et d’espaces sports et loisirs ». A noter que Thomas Bencteux est par ailleurs vice-président de la Fédération de Parkour, laquelle a assuré la promotion de l’aire de parkour de Bondy par différents moyens : elle en a assuré l’inauguration, elle héberge sur son compte Youtube la vidéo qui a été tournée à cette occasion (vidéo incluant d’ailleurs le logo de la FPK), elle a fait un article promotionnel à ce sujet sur son site web, qu’elle a également publié sur les réseaux sociaux.
Pour voir la vidéo: http://www.youtube.com/watch?v=xoLQqDae068
Pour lire l’article promotionnel:http://www.fedeparkour.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=126:bondy&catid=36:newssite&Itemid=61

26. « Le parkour Roule, […] skate-park d’un nouveau genre, […] fait déjà le bonheur des plus jeunes dans des conditions vraiment optimales », http://renovation-urbaine.ville-bondy.fr/fileadmin/user_upload/Renovation_urbaine/Bondy_demain/BondyDemain21.pdf

27. Cela va de l’agression verbale, voire même parfois physique, aux applaudissements et autres témoignages d’enthousiasme.

28. « La théorie critique du sport est fondée sur trois axes principaux :

1) Le sport n’est pas simplement du sport, c’est un moyen de gouvernement, un moyen de pression vis-à-vis de l’opinion publique et une manière d’encadrement idéologique des populations et d’une partie de la jeunesse, et ceci dans tous les pays du monde, dans les pays totalitaires comme dans les pays dits démocratiques. On a pu s’en apercevoir au cours de ces grands évènements politiques qu’ont constitué les jeux olympiques de Moscou, les championnats du monde de football en Argentine et, plus récemment, en France.

2) Le sport est devenu un secteur d’accumulation de richesse, d’argent, et donc de capital. Le sport draine des sommes considérables, je dirais même, qu’aujourd’hui, c’est la vitrine la plus spectaculaire de la société marchande mondialisée. Le sport est devenu une marchandise-clé de cette société.

3) Dernier point, l’aspect proprement idéologique. Le sport constitue un corps politique, un lieu d’investissement idéologique sur les gestes, les mouvements. On le voit par exemple pour les sports de combat. C’est aussi une valorisation idéologique de l’effort à travers l’ascèse, l’entraînement, le renoncement, le sportif étant présenté comme un modèle idéologique. Par ailleurs, le sport institue un ordre corporel fondé sur la gestion des pulsions sexuelles, des pulsions agressives, dans la mesure où, paraît-il, le sport serait un apaiseur social, un intégrateur social, réduirait la violence, permettrait la fraternité, tout ce discours qui me semble un fatras invraisemblable d’illusions et de mystifications. Nous avons donc radiographié le sport à partir de ses trois angles : politique, économique, idéologique. », Jean-Marie Brohm, interviewé par Michel Gandilhon dans « Compétition : la vraie toxicomanie » : http://1libertaire.free.fr/Brohm08.html

29. http://www.youtube.com/watch?v=ijDdrtI2aJI

30. http://www.youtube.com/watch?v=r1UPZf1zd0c

De l’absurdité des parkour-parks

Cette démonstration aura l’avantage de se contenter de peu de mots dans la mesure où les arguments qui la motivent relèvent davantage du bon sens que d’un quelconque débat intellectuel.

En effet, pour constater l’incompatibilité des parkour-parks avec la pratique du parkour, il suffit de se reférer à la définition de ce dernier.

1-Définition du parkour

« Le parkour, c’est l’art de se déplacer, aussi bien dans le milieu urbain que dans le milieu naturel, et c’est se servir en fait de toutes les constructions ou les obstacles qui ne sont pas prévus pour à la base » (David Belle, fondateur du parkour)

2-Voie de conséquence

« Le monde est un terrain de jeux », disait David Belle. Si le monde est un terrain de jeux, nul besoin d’en construire! Tout est déjà là, partout autour. Encore faut-il savoir regarder autour de soi.

Se servir de tout ce qui n’est pas prévu pour à la base. Ce n’est pas là un point de détail de la définition, mais bien son coeur, ce qui caractérise cette pratique, c’en est l’essence. Aussi, le débat de savoir si un tel préfère pratiquer sur les parkour-parks plutôt qu’avec ce qui l’entoure est à replacer dans son contexte: il ne s’agit pas là d’une voie, d’une manière de pratiquer qu’on pourrait opposer à une autre, d’une « école »; non, il s’agit tout bonnement d’une autre activité. Celui qui pratique sur un parkour-park ne pratique de fait pas le parkour. Il ne le peut pas parce que les mots qui définissent cette pratique l’en excluent avec la plus grande fermeté. Il n’y a pas de possibilité de dérogation à cette règle: le parkour, c’est se déplacer avec ce qui vous entoure et n’est pas prévu pour. C’est précisément ce travail de recherche, de créativité, d’imagination, et d’adaptation qui fait l’intérêt de la discipline. Il y a là une différence fondamentale d’avec le skateboard qui, à la base, ne revendique pas dans sa définition propre l’usage exclusif des structures non-dédiées. Aussi, les skateparks peuvent être des lieux de pratique, d’apprentissage et de perfectionnement des mouvements, de rencontre avec les autres pratiquants. Il en va tout autrement du cas du parkour. Le mot « parkour » définissant l’activité qui prend pour objet de se déplacer avec toutes les structures qui ne sont pas prévues pour, il ne peut y avoir pratique du parkour sur une structure dédiée.

Cette question n’est donc pas en débat; elle trouve sa réponse dans la définition même de la pratique qu’elle questionne. C’est pourquoi le rejet pur et simple des parkour-parks ne relève en aucun cas de l’adoption d’une position extrêmiste, mais du pur bon sens. On vise à mettre en conformité théorie et pratique, les deux se définissant réciproquement: la théorie définit le pratique par les mots, la pratique la théorie par les actes. A partir du moment où, au sujet d’une même chose, les mots disent une chose, et les actes en disent une autre, il y a perte du sens. Or c’est bien le sens qui précède les moyens, pas le contraire. On ne se demande pas ce qu’on va faire d’un parkour-park une fois qu’on en a construit un; on se demande plutôt préalablement s’il est utile et pertinent d’en construire un. Mais ce n’est pas parce qu’il y en a maintenant quelques-uns qu’il faut se sentir obligés de les utiliser. Au contraire, il faut garder le sens de la pratique, et, nous l’avons vu, cela passe par le fait de s’adapter à un environnement qu’on n’a pas choisi et qui n’a pas été bâti pour qu’on s’y déplace de cette façon. C’est là que réside le « challenge ». C’est donc de désertion, et rien d’autre, dont nous avons besoin; il faut massivement déserter les parkour-parks et autres structures dédiées à la pratique du parkour, et s’opposer le plus fermement du monde à la construction de nouveaux lieux de ce type. Il ne fait aucun doute que les parkour-parks tomberont en désuétude avant l’essence du parkour. Parce que c’est dans l’essence qu’est le sens, et pas ailleurs.

3-Mauvaises excuses

*Il n’y a rien pour pratiquer là où j’habite.

Vu sous cet angle, c’est sûr, ça commence mal. Il y a toujours tout ce qu’il faut autour de soi pour pratiquer. Dans la mesure où le parkour est l’art de se déplacer dans un environnement donné (généralement le sien propre), et donc, dans un premier temps, de s’y adapter, quel qu’il soit.

Aussi, celui qui n’a pas de murs n’est pas dépourvu, il doit simplement apprendre à se déplacer avec ce qu’il a, chercher l’harmonie, l’adéquation, entre les techniques qu’il développe et les objets auxquels elles s’appliquent. Cela peut très bien être des buttes de terre et des racines, comme dans ces vieilles vidéos de Teige Matthews-Palmer (Angleterre).

Ensuite, les gens ont souvent autour d’eux bien plus de choses qu’il ne croient – ou qu’ils ne voient-. Le problème réside généralement dans une paresse imaginative, dans un cruel manque d’imagination et de créativité, et parfois même simplement d’attention.

Dans un premier temps, il faut apprendre à regarder autour de soi. Cela, le parkour nous l’enseigne peu à peu, au fil des années.

Dans un deuxième temps, il faut savoir être patient, et prendre le temps de contempler ce qui nous environne. Combien de fois ai-je entendu des traceurs me dire: « Bon, on change de spot?! » 5 minutes après être arrivés sur le spot en question. Pourtant, je me souviens avoir passé des journées entières, des semaines, parfois des mois sur un seul spot, à chercher la moindre chose, le moindre saut qui m’aurait échappé, la moindre possibilité inexploitée, le moindre chemin inexploré. Et c’est de cette façon, je crois, qu’on aiguise son regard, lequel est indispensable pour pouvoir voir ce que l’on se cache à soi-même.

Dans un troisième temps, il faut faire travailler son imaginaire. Il faut s’attarder, chercher, se poser, réfléchir…avant d’essayer, et, peut-être, de trouver. Il faut chercher toutes les choses qui nous entourent et que nous n’aurions pas encore vues. Il faut chercher toutes les possibilitées cachées dont ces choses pourraient disposer. En faire l’inventaire. Il faut inventer de nouveaux usages aux mêmes choses, et de nouveaux chemins aux mêmes lieux. C’est un peu ça, le parkour.

*Il vaut mieux pratiquer en intérieur et/ou sur des structures dédiées car c’est plus sécurisé.

C’est fondamentalement faux. Le parkour a été inventé dehors, sur les murs des banlieues parisiennes. C’est là que les techniques sont nées, qu’elles se sont perfectionnées, et ont ensuite été transmises. Ceux qui bougent depuis plus de 20 ans sur les murs de ces villes sont aujourd’hui encore, à presque 40 ans, en parfaite santé, et, pour la plupart, pratiquent toujours.

Il n’y pas de corrélation entre extérieur et dangerosité, pas plus qu’entre structure dédiée et sécurité. Le parkour est, du fait du cadre dans lequel il est né et continue à être pratiqué, une discipline du corps et de l’esprit qui exige à la fois de bien se connaître, de bien connaître son corps et ses capacités, ses potentialités, ainsi que ses limites, et à la fois de bien connaître l’environnement dans lequel on évolue, de vérifier la présence de voitures avant de traverser une rue en courant (ce qui ne s’applique d’ailleurs pas qu’au parkour), de vérifier systématiquement la solidité d’un obstacle avant d’y sauter, d’en connaître la texture, de savoir si ça glisse, ou au contraire si ça rappe, s’il y a des bouts de verre sur la surface d’aterrissage, etc. Mais le parkour exige aussi, et pour les mêmes raisons, un apprentissage très progressif et très lent, par étapes successives, et dans lequel les techniques dont est pas encore suffisamment sûr sont travaillées dans des conditions de sécurité maximales (pas de hauteur, pas de matériau glissant, pas de pluie, pas de nuit, pas de saut dans une configuration dangereuse), et répétées des centaines, des milliers de fois, avant d’être, un jour, considérées comme acquises, et pouvant dès lors être utilisées de manière plus intuitive. Il faut bien savoir distinguer entre risque et danger.

Une situation à risque est une situation dans laquelle il y a un certain nombre de probabilités pour qu’on échoue.

Une situation dangereuse est une situation dans laquelle la configuration des lieux ou du saut pourrait rendre l’échec potentiellement mortel, ou du moins très dangereux.

Ainsi, il y a des situations dans lesquelles on peut se permettre de rater un saut, où l’on sait que ça n’aura pas d’incidence sur notre corps, où l’on ne peut pas se faire mal. C’est dans ces situations-là qu’un pratiquant travaille les techniques qu’il ne maîtrise pas encore.

Et puis, il y a des situations dans lesquelles on sait qu’un échec pourrait nous être fatal, mais où l’on sait aussi qu’il y a une probabilité d’échec égale à zéro, parce qu’on connaît parfaitement et le lieu, et son corps, et la technique qu’on utilise, et qu’on l’applique à une distance dont on sait qu’on qu’elle se trouve en-dessous de ce que nos capacités nous autorisent à faire.

Pour résumer, on peut tolérer le risque là où il n’y a pas de danger, et tolérer le danger là où il n’y a pas de risque, mais jamais les deux dans une même situation.

Et c’est tout cela qui, appliqué avec sérieux et au quotidien, crée des conditions de sécurité plus efficaces que n’importe quel filet de rattrapage ou matelas. La présence de ces derniers nous pousserait à éxecuter des mouvements que nous ne maîtrisons pas, simplement parce qu’on sait qu’on pourra se rattraper ou qu’il y a un matelas en-dessous, bref à sous-estimer le danger qui, certes minoré, existe toujours en intérieur, même avec des matelas, et d’autant plus que nous le prenons d’autant moins en compte. Alors que lorsqu’on sait qu’il n’y a ni matelas ni filet de sécurité, ni personne pour nous rattraper, on ne se donne pas le droit à l’erreur sur l’analyse qu’on fait de la situation, et on n’éxecute un saut risqué que parce qu’il est sans danger, et un saut dangereux que parce qu’il sans risque. En ce sens, il n’y a pas meilleure sécurité qu’une parfaite connaissance de soi et de son environnement, doublée d’une analyse précise et juste sur les situations rencontrées. Ce n’est pas de matelas ou de structures dédiées qu’a besoin le traceur pour s’entraîner en sécurité, mais de patience et de sagesse.

*C’est nous qui avons conçu le lieu, du coup il y a plein de choses à faire, c’est génial!

C’est génial, mais ça n’est pas du parkour. C’est une activité autre qui fait certes usage d’un certain nombre des techniques de base du parkour. Mais les structures auxquelles elles sont appliquées n’ont rien d’un environnement alléatoire ou hasardeux, rien qui ne demande quelque faculté d’adaptation que ce soit, rien qui ne fasse fonctionner l’imagination et la recherche créative propres au parkour, rien qui ne ressemble de près ou de loin à quelque chose qui ne serait pas prévu pour à la base. Aussi, ce peut être « génial » pour cette autre activité alors pratiquée, mais il n’en demeure pas moins que pour le parkour, c’est aussi inutile qu’inutilisable.

Quant au fait que le lieu ait été conçu en partenariat avec des traceurs, voire par eux seuls, c’est précisément là que se trouve le problème. Si c’est nous qui concevons les lieux dédiés à la pratique du parkour qui est la notre, on tombe alors dans la pire des dérives: non seulement nous pratiquons sur des structures conçues pour (ce qui pose un problème insoluble par rapport à la définition de la pratique), mais en plus nous sommes à l’origine de leur conception (ce qui opère un renversement des termes impossible à assumer: nous ne nous adaptons plus à ce qui nous environne, mais adaptons ce qui nous environne aux techniques dont on fait usage). Nous ne saurions nous trouver plus éloignés que cela de la philosophie sur laquelle la pratique du parkour s’appuie, de ce qui en énonce les fondements et l’essence.

*Je m’entraîne quasiment tout le temps en ville, mais de temps en temps le parkour-park (ou le gymnase), c’est pratique pour travailler certains mouvements.

Ce qu’il y a autour de nous, que ce soit en ville ou en milieu naturel, est largement suffisant à travailler tous les mouvements dont nous avons besoin – puisque c’est sur cet environnement donné que s’appuie l’élaboration et la modification des techniques de manière à les y adapter -. Autrement dit, si nous n’avons vraiment pas, dans notre environnement, de saut de bras même hauteur par exemple, ce n’est pas un problème que nous ne maîtrisions pas cette technique puisqu’elle nous serait parfaitement inutile dans notre environnement. Et si nous devions un jour évoluer dans un environnement différent où cette technique se montrerait utile, voire indispensable, et bien alors nous pourrions nous y entraîner pour l’apprendre et la perfectionner. Mais nul besoin de savoir nager sur une planète où il n’y a pas d’eau. En tous cas, ce n’est pas le propos du parkour que de maîtriser de manière exhaustive le plus grand nombre de techniques possibles, mais bien de savoir se déplacer dans l’environnement qui nous est donné, et donc d’adapter les techniques et les mouvements dont nous faisons usage aux structures auxquelles elles s’appliquent. Un peu à la manière des animaux en définitive. Apprendre à faire un passe-muraille serait bien inutile dans un endroit où il n’y aurait de toutes façons pas de murs.

Parkour: la paresse, malgré l’apparence

Préambule – sport et effort

C’est entendu, le sport, c’est dur.

Ce lieu commun est à la fois le refrain des paresseux qui s’en préservent, et des sportifs qui s’y emploient. Les uns et les autres, tous sont d’accord sur une chose: faire du sport, c’est « se dépenser » (dépenser soi), c’est-à-dire dépenser tout ce dont on dispose en soi ; autrement dit c’est se vider de ses forces, s’efforcer de s’épuiser en puisant jusqu’à la dernière ressource ; ne s’arrêter qu’une fois vide de toute énergie, qu’une fois exténué; le sport, c’est le fait de se « tuer à l’effort » comme on se tuerait au travail.

C’est, pour ainsi dire, la religion de l’effort, religion où la paresse, péché capital selon le Catéchisme de l’Eglise Catholique, est rachetée à travers la souffrance que l’on s’inflige par l’effort. L’effort (action de s’efforcer(1)) est d’ailleurs précisément ce que le travail (du latin tripalium, « instrument de torture à trois pieux ») désigne: « l’effort, l’application nécessaire pour faire quelque chose », la souffrance que l’on doit endurer pour parvenir à faire quelque chose de bien (« Le travail est ce qui lie un effort où l’on peut s’épuiser (voire une souffrance) à un résultat positif ») (2). La tradition chrétienne n’est sûrement pas sans rapport avec cette conception du bien auquel seule la souffrance peut conduire, et où la rédemption passe nécessairement par le consentement à cette souffrance.

En effet, Jésus de Nazareth (3) ne s’est-il pas fait le payeur par substitution des péchés de l’humanité toute entière? N’est-il pas mort pour notre salut?

C’est en tous cas ce que L’Enseignement Chrétien affirme, et ce depuis la naissance même de la Chrétienté – peut-être pour la bonne et simple raison que c’est là le fondement de cette religion – .

Où se trouve la rédemption? Dans la souffrance (remède prescrit), dans la torture (4) (mode d’administration), et dans la mort (conséquence), où l’on aura (peut-être) l’ultime avantage d’aller au paradis, à la condition que l’on se soit bien conduit (comprendre : que l’on ait consenti à se faire du mal).

Il est toutefois intéressant de noter qu’à l’origine du mot anglais « sport », ensuite francisé, il y a le mot d’ancien français « desport » signifiant « jeu, amusement, plaisir physique ou spirituel».

Quelle que soit la définition à laquelle on se réfère, le sport renvoie systématiquement aux notions de « jeu » et de « plaisir », et cela avant de renvoyer à des notions plus actuelles comme celles d’ « exercices physiques » ou de « compétition ». En deux époques, certes fort éloignées, un même mot signifie une chose et son contraire. En effet, la notion de « compétition » s’oppose à celle de  « jeu » et celle d’ « exercices physiques » à celle de « plaisir physique ou spirituel ».Lorsqu’on s’exerce, on ne joue plus, et quant à la compétition, elle semble renfermer cette propriété qu’elle rend l’accès au plaisir tributaire du gain ou de la victoire, et non plus de l’acte lui-même. Et si les mêmes activités peuvent être pratiquées des deux façons, il n’en demeure pas moins que le moteur du jeu reste l’amusement, celui de la compétition, la victoire.

« Arrête de t’amuser, joue sérieux ! ». Impossible de passer dans une salle où se déroule une compétition sportive sans entendre ces mots. Les entraîneurs, coachs, et autres supporters n’ont que ça à la bouche lorsqu’ils s’adressent aux joueurs. Pour ceux qui les prononcent comme pour ceux à qui ils sont destinés, ces mots sont anodins, tant leur usage est fréquent, leur message connu, leur contenu appris. Les uns et les autres l’ont parfaitement intériorisé. Mais qu’un non-habitué des salles de sport s’y arrête un moment, qu’il y fasse un peu attention : cette phrase ne formule-t-elle pas ce que toute sociologie du sport saurait mettre au jour sans tarder ? Ne comprend-elle pas dans ses termes le paradoxe du sport : cesser de s’amuser ; jouer sérieusement ?

Ce qu’il faut savoir, pour comprendre l’adresse du regardeur au regardé, c’est que le regardeur n’attend pas de voir le joueur « s’amuser », il n’attend qu’une chose, c’est de le voir gagner. C’est de là qu’il tire tout son plaisir, et c’est là qu’il puise tous ses espoirs, et même au-delà, c’est là, et seulement là, qu’il trouve de l’intérêt au fait de regarder un joueur jouer. Un joueur qui ne ferait que jouer plongerait ses spectateurs dans un ennui sans fin, les poussant bientôt à la démission, à l’abandon de leur position de regardeurs. Car qui s’amuse de voir un autre s’amuser ? Certes personne. En tous cas pas dans le domaine sportif. Le sport a donc cette particularité d’être un jeu auquel il ne s’agit pas de jouer, mais de gagner uniquement. Le jeu n’a plus rien d’un jeu, et tout d’un travail.

Pour percevoir son salaire (pour remporter la victoire), il faut travailleur dur (jouer sérieusement), et cesser de se prélasser (arrêter de s’amuser).

Par ailleurs, le sport évolue dans un cadre comparable, en bien des points, à celui du travail :

  • un système pyramidal, au sport à travers la compétition et les podiums, le classement des joueurs, le classement des clubs ; au travail, à travers la hiérarchie (patron/chefs/sous-chefs/superviseurs/chefs d’équipe/employés), et le miroitement de la promotion au rang supérieur.
  • des pressions continuelles sur l’individu, exercées au sport par les sponsors, les entraîneurs, les coachs, et au travail par les financeurs, les clients, les actionnaires, et les supérieurs.
  • l’appât du gain, victoire ou salaire, c’est ce qui explique, en grande partie tout du moins, l’adhésion des uns des et des autres à un système dont ils perçoivent par ailleurs qu’il les fait souffrir.
  • la nécessité d’adhérer à un système régi par des règles conçues par d’autres, pour nous.
  • la promotion du « goût de l’effort », et l’affirmation selon laquelle « on ne gagne son salaire qu’à la sueur de son front » (sa victoire aussi).
  • la requête (c’est la conséquence du point précédent) d’un investissement sans limites, qui se fait d’ailleurs toujours au détriment de la santé morale et physique de celui qui y consent au mépris des ressources bel et bien limitées dont il dispose.
  • l’incessante promotion sociale dont l’un et l’autre disposent (« Il faut faire du sport, c’est bon (et même indispensable pour la santé », « Le travail, c’est la santé »).
  • la manière dont le corps social (en cela bien éduqué) poursuit ceux qui s’y dérobent, et fait pression sur eux pour qu’ils y aillent (ou y retournent) dans les plus brefs délais.
  • le profit financier qu’il y a à tirer du travail comme du sport (pour les employés et les joueurs, mais bien plus encore pour les patrons et les sponsors), et son indéniable qualité de moteur à tous les étages de la pyramide.
  • l’assignation du participant à un terrain délimité ; l’assignation du travailleur à un bureau ou à un poste.

Comme je l’expliquais précédemment, au sport finalement on travaille. Et au travail, on s’épuise, on s’inflige des souffrances, pour parvenir à un résultat positif. Il n’est donc pas très étonnant, au regard des enjeux, tant financiers (les plus évidents) que de conditionnement mental et de soumission (les plus cachés), que l’appareil social établisse son fonctionnement autour de ces deux notions, et qu’il en promeuve par conséquent sans cesse les bienfaits pour l’individu, notamment dans ces termes : « se faire du mal fait du bien ».Ce n’est qu’une fois convaincu de cela, et du bien-fondé de cette démarche, que ledit individu consentira à y prendre part, et ainsi contribuer lui-même à faire marcher la machine, et à en promouvoir les bienfaits, et ainsi de suite…

Il ne s’agit toutefois ici pas de condamner ou de consacrer, mais de chercher à comprendre les mécanismes qui sous-tendent l’univers social particulier du sport. Or, dans ce cadre, on ne peut que constater la mutation sémantique du signifiant qui, au fil du temps, s’est chargé de ce que le corps social l’a fait signifier. C’est ce dernier qui y a inscrit les notions de compétition, de règles, de victoire, d’effort (d’effort physique plus précisément), de dépassement de soi, et de « jeu pas pour jouer ». L’acception originelle de sport, celle de « jeu », d’ « amusement », et de « plaisir physique ou spirituel » rend toute activité ludique, activité sportive, et non point seulement les activités physiques (c’est ce qui explique peut-être l’origine du « et » du sigle EPS (Education Physique et Sportive (5)) comme on aurait tendance à le penser. Cela induit, en sus, que toute activité physique n’est pas nécessairement du sport ; en effet, si celle-ci ne répond pas aux critères de jeu (au sens de « s’amuser »), d’une part, et de plaisir d’autre part, elle est alors une activité physique non-sportive. Il y a aujourd’hui un gouffre entre cette conception du sport, établie sur l’origine étymologique du mot, et la pratique qui en est faite.

Le sportif des temps présents n’est pas un joueur, mais un gagnant. Or, si les valeurs qu’on lui inculque afin de susciter son adhésion au dogme sportif en vigueur sont en tous cas considérées comme des valeurs positives (santé, mérite, équilibre, discipline, compétitivité, etc…), on peut néanmoins, au regard de l’histoire du mot « sport », redéfinir le sportif moderne non pas par sa capacité, mais par son incapacité. Celui qu’on appelle aujourd’hui « sportif » n’est pas, comme on le laisse entendre, capable du dépassement de soi, mais incapable d’économiser ses forces et de ne pas s’épuiser ; il n’est pas capable de jouer pour gagner, mais incapable de jouer pour jouer ; il n’est pas capable de fournir des efforts, mais incapable de se reposer/de paresser ; il n’est pas capable de jouer selon les règles, mais incapable de jouer sans.

Si la notion commune de sportif associe ce dernier à des capacités positives, et non des incapacités, comme on vient de le voir, c’est aussi et surtout parce que l’adhésion des masses est à ce prix ; il faut expliquer qu’on lui veut du bien, et lui expliquer pourquoi le mal qu’on veut lui faire, et/ou lui faire se faire, pourquoi cela lui fera du bien. Sans cela, toute personne dotée d’un peu de bon sens réfléchirait à deux fois avant de s’exécuter (dans toutes les acceptions du terme).

Mon projet n’étant cependant pas de réformer la langue française, l’on s’en tiendra donc, après cette parenthèse étymologique, au sens actuel ou factuel du mot, et non à son contenu théorique ou historique.

Ainsi, si le sport est sport, il est difficile d’en dire autant du parkour. Pas de règles, pas de compétitions (6), pas de trophées ni médailles ni coupes, pas d’homologation, pas de licences, pas de clubs, pas d’entraîneurs, pas de terrain délimité, pas de structure hiérarchique, pas  de sponsors, pas d’argent à la clé, pas d’argent derrière, pas de plan de carrière, pas de tenue règlementaire, etc. Il semble donc n’avoir aucune des qualités requises à l’obtention du statut de sport. Et les notions de jeu et de plaisir en sont en revanche les bases mêmes. C’est probablement pourquoi on n’utilise pas l’expression « jouer au parkour », qui serait un pléonasme tant le jeu y tient une place importante, tant c’en est en fin de compte l’essence. Et à partir du moment où l’on fait du parkour, on joue, et on ne fait plus rien d’autre. Et cela bien qu’il n’y ait aucun espoir de gagner quelque médaille en retour ; ici, on ne joue que pour jouer, par goût du jeu, par pur plaisir.

Il est, cela dit, indéniable que le parkour conduit à un usage qu’on pourrait être tenté de qualifier de « sportif » du corps, ce dernier devenant l’unique outil de déplacement du pratiquant.

Mais, s’il y a usage, il n’y a pas nécessairement usure. Au contraire du « sport de la performance », le parkour, sport du jeu, met l’accent sur la conservation et la préservation du corps, outil de « jeu » (par opposition à l’outil de travail) – et outil du « je », par opposition à la mise à disposition de l’athlète au service des autres (sponsors, entraîneurs, investisseurs divers) dans le cas du sport – , ce notamment par une connaissance et une écoute accrues de son propre corps, qui permettent de définir des techniques de réception épargnant les articulations en sollicitant les muscles appropriés, en calculant les angles de pliage au dessus desquels il y aurait traumatisme articulaire, et en absorbant la force de l’impact à travers un circuit musculaire bien précis, ainsi qu’avec différentes techniques d’absorption du choc, comme la roulade.

Le parkour inclut d’ailleurs des pratiques à usage thérapeutique reconnu (comme la quadrupédie, dont les vertus thérapeutiques relatives, notamment, aux lombalgies, sont bien connues du monde médical), et a, me semble-t-il, du moins pour qui en a compris le sens, davantage la caractéristique de faire prendre soin du corps et de le maintenir en forme et en bonne santé – nécessité absolue de celui qui en fait l’usage quotidien d’unique outil de déplacement- , que de le négliger, de le malmener, ou de le détruire. Les apparences sont donc trompeuses, puisqu’une pratique telle que le parkour sera souvent qualifiée, par ceux qui y sont étrangers, de « pratique sauvage » ou « dangereuse », de « sport extrême », alors que le sport homologué sert, croit-on, à se maintenir en forme et à garder la santé (mythe du sportif).Il n’en demeure pas moins que derrière la façade rassurante de l’homologation, la réalité à laquelle est confrontée l’athlète est tout autre : pressions, humiliations, menaces, nécessité d’accomplir toujours davantage, de faire toujours mieux, d’être toujours (le) meilleur, et leurs conséquences : dopage, dépression, état de santé critique conduisant parfois au pire.

I. Etre fort par fainéantise

Le parkour, discipline créée en France il y a un peu plus d’une vingtaine d’années, est défini, de manière théorique, comme étant « une pratique sportive consistant à transformer des éléments du décor du milieu urbain en obstacles à franchir, principalement par des sauts, le but étant de se déplacer d’un point à un autre de la manière la plus efficace possible.[…]Le traceur (pratiquant du parkour) essaie de trouver un chemin passant par des endroits que personne n’emprunterait normalement. Il recherche des obstacles à franchir par des mouvements qui se veulent utiles, efficaces, rapides et simples. Les acrobaties ne répondent donc pas à ces qualités d’utilité et d’efficacité » (7).

Pour formuler cela plus simplement, le parkour sert en théorie à raccourcir le chemin de celui qui le pratique, en lui évitant de devoir contourner les obstacles se trouvant sur sa route, et l’amener à emprunter le chemin le plus direct et le plus rapide. Ce faisant, le traceur évite des dépenses d’énergie en contournements inutiles (contournements que le non-pratiquant devra effectuer, puisqu’il contourne bien par incapacité à surmonter l’obstacle, et non par choix, et cela, même si ce code est inscrit en lui de sorte qu’il ne se pose même pas la question, pensant de fait emprunter le chemin le plus rapide).Il y a trois éléments dont le passant lambda ne dispose pas, et dont la non-connaissance favorise l’intériorisation des chemins classiques comme norme – justement -incontournable : tout d’abord, il n’a pas conscience que d’autres chemins que celui qu’il emprunte sont possibles (défaut de perception visuelle et d’imagination créatrice) ; ensuite, il n’a, par conséquent, pas non plus conscience que ces autres chemins sont plus courts et plus directs que celui qu’il emprunte (défaut de rationalisation)  ; enfin, il n’a pas conscience qu’il lui est possible, à lui, de les emprunter (défaut de connaissance de soi, de son corps, et de l’étendue de ses possibilités).Ainsi, si le non-pratiquant ferme les yeux, ce n’est pas par choix mais par conditionnement ; il ne voit pas, mais, surtout, il ne voit pas qu’il ne voit pas, et croit qu’il voit – ce qui l’empêche d’ouvrir les yeux-.

Le traceur, lui, a les yeux ouverts, et a, à cause du parkour et de la modification du regard qu’il entraîne (élargissement du champ de vision doublé d’une transformation du regard qu’on porte sur la ville et le mobilier dont elle est faite), les informations nécessaires à l’examination des différents chemins potentiels. Aussi, il a conscience tant de la multitude des voies, que du temps et de l’énergie qui lui seront nécessaires pour emprunter chacune d’elles, ainsi que de sa capacité ou de son incapacité à le faire. Simplement parce qu’il regarde autour de lui, et qu’il connaît son corps, le traceur a donc un accès privilégié au déplacement, notamment lorsqu’il s’agit d’efficience (« capacité de produire le maximum de résultats avec le minimum d’efforts, de dépense » (8)) et de rapidité.

L’art du déplacement ne préconise en effet pas seulement la rapidité, mais aussi l’économie d’énergie, qui permet notamment de maintenir un niveau de ressources suffisantes pour aller au bout du chemin choisi. C’est cela qui fait que les acrobaties (saltos, etc.), figures strictement esthétiques, inutiles à la progression du traceur sur la voie empruntée, et représentant une dépense d’énergie colossale, en sont exclues. L’énergie dont le traceur dispose n’est pas illimitée, et il le sait. C’est pourquoi, si le traceur doit faire preuve de créativité et d’inventivité face aux obstacles, il doit cependant veiller à ne pas tomber dans le productivisme (« système qui prône le sacrifice de toute autre considération pour maximiser la productivité » (9)) ou le gaspillage (« action de dépenser, consommer avec prodigalité ; perte, dilapidation » (10)).Pas de mouvements, de sauts, ou de rotations inutiles (11) donc, pas d’efforts dénués de sens.

« Dans la mesure où le productivisme privilégie les quantités de biens produites sur la qualité, il peut conduire à un gaspillage et à un épuisement des ressources naturelles » (12). Le traceur se garde bien de dépenser son énergie jusqu’à l’épuisement ; au contraire, il la préserve et l’économise. Il ménage ses forces et sa monture, puisqu’il veut aller loin.

Il ne s’agit donc pas du tout de « tout donner », comme le préconisent nombre d’autres disciplines sportives, mais, au contraire, de fournir le strict minimum requis pour avancer – et d’être en mesure de le fournir jusqu’à destination -. Aussi le parkour est-il moins le produit d’une accumulation d’efforts monumentaux, que celui d’une savante répartition des dépenses énergétiques requises au fil du chemin.

Quelle que soit la façon dont chacun pratique, et le niveau atteint dans sa capacité à s’économiser, il est amusant de penser que c’est la paresse qui préside à la naissance d’une telle discipline. En effet, les passants pensent : « il se dépense, il pousse son corps dans ses retranchements, c’est un sportif ».Alors qu’en fait il s’économise, il va au plus simple et au plus direct, c’est un fainéant !

Il ne faut pas s’y tromper : l’acharnement que le traceur met à parfaire ses mouvements et la fluidité de leur combinaison n’est pas le signe d’un goût prononcé pour l’effort physique, mais bien le témoignage d’un désir intense d’en fournir le moins possible. La volonté du traceur s’entraînant est à la mesure de la paresse l’animant. Il ne fait que mettre en œuvre les moyens pour pouvoir paresser, sachant que mettre en correspondance la paresse à laquelle on aspire, avec son application dans la réalité, est toujours une tâche fort compliquée, demandant un entraînement intensif et régulier, lui-même permettant le développement de techniques spécifiques adéquates. Pour cela (pour augmenter son efficience), il faudra que le traceur fasse preuve d’une volonté et d’une détermination sans pareils – ce qui est toujours le cas d’un fainéant, lorsqu’il s’agit d’en faire le moins possible -.

II. Le nécessaire du traceur

L’entraînement intensif et régulier que requiert l’idéal du paresseux passe par un impératif : il lui faut du temps. Plus le temps passé à s’entraîner afin de parfaire sa technique est important, moins celui passé à l’effort lors d’un déplacement quelconque le sera. En somme, l’aptitude du traceur à minimiser l’effort dépendra du temps consacré à l’entraînement en amont. Il ne s’agit pas de « se tuer au travail », mais de « préparer sa (seule vraie) retraite ».

A l’évidence, l’assimilation des techniques de base, leur mémorisation par le corps, leur automatisation – comme lorsqu’il s’agit d’apprendre à faire du vélo – ne se font pas par magie, mais par apprentissage. Cet apprentissage nécessite une application particulière dans une société où la télé est reine –et le canapé, roi-, et où pullulent automobiles, ascenseurs, et fast-foods. Le corps, dont les ressources sont de fait très peu sollicitées, s’endort et se ramollit. Le parkour opère alors une véritable rééducation du corps humain, non pas par l’effort, mais par la simple activité, par le fait de le tirer de son état léthargique.

Ce vaste programme nécessite un temps considérable, temps que le cadre de vie moderne n’offre pas, essentiellement du fait de son accaparation par le travail.

Il faut savoir que nous passons au grand minimum 8 heures par jour au travail, quel que soit le domaine d’activité. En prenant cette quantité, plus théorique que pratique lorsqu’on sait que la majorité y passe de 10 à 12h, voire davantage, et en partant, en matière d’horaires, de la base 8h-12h/14h-18h, on se rend facilement compte que la journée commence et finit avec le travail. On se lève pour aller travailler (après un éventuel petit café), et on rentre pour aller se coucher (après un éventuel petit cachet).Les temps de repas, de préparation, et de sommeil prenant tout le reste du temps, on peut dire que le temps libre est une utopie, un concept ne renvoyant à rien de concret dans la réalité du quotidien. Et si l’entreprise achète notre force de travail contre un salaire qu’elle estime à la mesure de ce qu’elle (notre force de travail) vaut, c’est de notre côté notre temps que nous monnayons en premier lieu. En d’autres termes, l’entreprise achète du temps avec de l’argent ; l’employé achète de l’argent avec du temps. Rien ne dit toutefois que les deux monnaies soient équivalentes, ni que le taux de change soit juste.

Quoi qu’il en soit, le temps dont dispose le travailleur est largement insuffisant (pour ne pas dire inexistant) pour ce qui est de la pratique d’une discipline telle que le parkour, laquelle requiert bien plus de temps que n’importe quelle activité sportive.

Non seulement l’aptitude à paresser est directement dépendante de l’investissement en temps à l’entraînement, mais, surtout, le parkour se caractérise par un certain nombre de « rituels », indispensables à la pratique, et augmentant considérablement le temps passé à l’entraînement.

Le corps étant totalement étranger à cette façon de le solliciter, le traceur doit tout d’abord le préparer, à travers différents exercices, regroupés sous l’appellation « conditionnement ». Cela comprend aussi bien les exercices musculaires basiques (tels que tractions, pompes, abdos, flexions), pratiqués indifféremment à l’intérieur ou à l’extérieur, et ce quotidiennement, que les exercices plus spécifiques au parkour, comme les « sessions de conditionnement », qui ont lieu, elles, impérativement en extérieur, et où l’on développe des exercices musculaires complexes en relation avec les structures présentes dans l’espace (13). Ces séances sont généralement longues de 2 à 4 heures pendant lesquelles le traceur appréhende l’espace puis développe des exercices, dont la forme finale est liée en partie à la façon dont il veut faire travailler son corps, et aux muscles qu’il souhaite solliciter plus particulièrement, et en partie aux structures qui l’entourent, à leur hauteur, à leurs formes, aux matériaux les composant, etc. De cette façon, non seulement le traceur effectue un travail musculaire complexe et inhabituel, mais, en plus, il met son corps à l’épreuve de l’espace dans lequel il évolue, ce qui constitue sans nul doute une étape décisive dans la préparation à la pratique du parkour en tant que tel. Ces sessions ont lieu une à trois fois par semaine, dans leur version longue, et à chaque début et/ou fin d’entraînement, de manière épisodique et ciblée.

Il faut ajouter à tout cela le temps nécessaire à la recherche des lieux pour s’entraîner. Le parkour se nourrissant du relief dans l’espace, et du mobilier urbain, le traceur est en recherche perpétuelle de foisonnements de murs, de murets, et de barrières en tous genres. En cela, les différents endroits par lesquels il passe sont inégalement dotés, et les plus riches en relief(s) sont les plus à même de satisfaire son besoin de mouvement. Cela implique donc de consacrer parfois jusqu’à des journées entières à la visite de lieux nouveaux, de quartiers et de villes. Aller dans une direction, fouiller le quartier : ne rien trouver ; repartir et aller ailleurs : trouver des choses ; s’amuser avec ; reprendre la marche pour chercher ailleurs, et ainsi de suite…Le traceur opère dans la ville une véritable marche labyrinthique en quête de murs ou d’obstacles avec lesquels « danser ».

Quant à l’entraînement lui-même, il dure en moyenne de 4 à 6h), à la différence de la plupart des « sports » où l’on a davantage à faire à des plages d’1h30/2h. Il est, par ailleurs, précédé d’un long échauffement (30 à 45 minutes), indispensable pour éviter les blessures, musculaires et articulaires notamment, et toujours suivi d’une séance d’étirements (30 minutes environ). La fréquence d’entraînement est très irrégulière, et sujette aux aléas des existences de chacun. Toutefois, si l’on devait établir une moyenne, parler de 4 à 5 séances d’entraînement hebdomadaires me paraît fort raisonnable. Cela n’empêche qu’en définitive, le traceur pratique aussi souvent qu’il en a l’occasion (sa capacité future à mettre en œuvre sa paresse en dépend, ne l’oublions pas), tous les jours s’il le peut. Disposant de l’avantage non négligeable que, dans le cas du parkour, le fait de s’entraîner consiste à jouer (et ce sans que qui que ce soit exerce quelque pression sur nous), la répétition, même poussée à ce stade, n’a rien de rédhibitoire, et la quotidienneté de l’entraînement ne pose aucun problème au traceur. Bien au contraire…C’est bien au jeu que le traceur va, non au travail, et c’est bien au plaisir que jouer le conduit, non à l’ennui.

Une fois disposé à s’entraîner, le traceur ne se fie pas à un mode d’emploi, mais à sa capacité à interroger l’espace. Il lui faut avant tout regarder autour, dessous, dessus, puis inventer ; inventer des techniques de franchissement adaptées à chaque lieu, à chaque structure, imaginer comment les combiner entre elles, comment faire des mouvements un mouvement, du mouvement ; trouver des chemins, ouvrir des voies, en dessiner les itinéraires par son mouvement dans l’espace.

Il ne s’agit pas de venir et de faire. Il faut savoir où aller – avant de venir -, et réfléchir – avant de faire -.Il n’est pas question de reproduction, mais de création, donc de temps. Il faut « avoir le temps de prendre le temps » (14), pour créer.

Une petite parenthèse m’est nécessaire pour expliciter la notion de création telle que je l’entends.

Par création, je n’entends pas l’oeuvre comme étant née d’une aptitude extra-ordinaire dénotant une incontestable supériorité génétique de celui qui la conçoit, ni comme le fruit divin des muses soufflant l’inspiration à l’artiste.

Non, par création, je n’entends que l’action de créer, de tirer du néant (15), de donner l’être, l’existence (16). Créer, c’est faire exister quelque chose – quelque chose qui n’existait pas avant -.

Cela n’advient pas par magie, mais par imagination. A partir des informations mémorisées par le système nerveux, et de la possibilité d’apprentissage qui en découle, les motivations pulsionnelles, dont la forme originelle a été transformée par l’intériorisation des automatismes socio-culturels, permettent « la mise en jeu de l’imaginaire », selon l’expression du professeur Henri Laborit, neurobiologiste. Imaginaire qu’il définit en ces termes : « fonction spécifiquement humaine qui permet à l’Homme, contrairement aux autres espèces animales, d’ajouter de l’information, de transformer le monde qui l’entoure » (17).

Cette parenthèse refermée, revenons à l’entraînement et au temps.

En considérant la moyenne de temps d’entraînement définie plus haut (à savoir 4 à 6h, auxquelles s’ajoutent systématiquement 45 minutes d’échauffement avant, et une demi-heure d’étirements après, ainsi que de longues heures de marche à la recherche d’obstacles, et de longues minutes de réflexion servant à l’invention et à la fabrication des chemins ensuite empruntés), et en la multipliant par la fréquence moyenne définie plus haut (à savoir 4 à 5 fois par semaine), on obtient une moyenne d’environ 40 heures. Tiens donc ! Exactement le même nombre d’heures que la semaine de travail ! Ce n’est pas de chance.

Ajoutons à cela les sessions de conditionnement (exercices musculaires complexes en adéquation avec le mobilier urbain environnant) d’une durée moyenne chacune de 2 à 4h, et d’une fréquence de 1 à 3 fois par semaine, et l’on obtient un total de 46 heures par semaine dédiées au parkour (en moyenne).Ce chiffre exclue les exercices musculaires simples, de type pompes ou tractions, qui représentent environ 15 à 30 minutes par jour.

Au final, on arrive à un peu plus de 50 heures. Quel travailleur dispose de ce temps ?

En somme, le parkour (ou toute autre activité créatrice) nécessite bien trop de temps, pour rendre possible la cohabitation avec un emploi, quel qu’il soit. Et c’est en cela que le parkour pousse à une autre paresse (qui n’est pas sans dénoter un certain courage), la paresse du chômeur. Celle de celui qui pour « se la couler douce » a renoncé à travailler,  à faire (aban)don de sa personne à la collectivité. Celle de celui qui, égoïstement – mais heureusement (18) -, a repris possession de son temps. Celle de celui qui avec cette idée est en paix. Le paresseux, le vrai !

III. L’indiscipline de la discipline

Malgré la discipline (au sens d’obéissance, soumission à un ensemble de règles, écrites ou coutumières (19)) que pourrait paraître requérir une discipline (au sens de champ d’activité (20)) comme le parkour, le fond des choses est fort différent de ce que les apparences suggèrent, et, de fait, c’est bien davantage dans l’indiscipline, que dans la discipline, qu’il se pratique.

L’apparente rigueur prêtée au traceur n’est qu’un leurre résultant de la projection de notre conception du sport (ensemble de règles pré-énoncées, compétition et hiérarchisation, religion de l’effort) sur l’objet particulier qu’est le parkour. Or, si ce dernier emprunte au sport l’usage athlétique qu’il fait du corps, il n’hérite en revanche ni de sa rigidité réglementaire (règles prédéfinies, très strictes, et identiques pour tous), ni de son conservatisme organisationnel (entraînements d’une durée et d’une régularité prédéfinies également, et dont le contenu même fait l’objet d’une systématisation rendant l’ensemble de l’entraînement entièrement prévisible).

Le traceur n’adhère à aucune structure (club, association, ligue, fédération) lui dictant les règles à observer et la voie à suivre lors de l’entraînement. Il fait comme bon lui semble. Autrement dit, il ne se fie qu’à lui -et à lui seul- pour déterminer de la marche à suivre dans sa pratique.

Il n’a besoin ni de license, ni de certificat médical, ni de cotisation d’adhésion à quelque structure que ce soit, ni d’équipement spécifique, ni de terrain ou de structure dédiés. Il fait avec ce qu’il a –envies y compris-, sort quand il veut, s’entraîne comme il veut, le temps qu’il veut, avec qui il veut –souvent seul-.

La license, c’est lui-même qui se la donne toute. De la même façon, c’est lui qui sonde son organisme, qui estime ce que son corps peut. C’est là son seul « certificat » médical. Quant au terrain de jeu, c’est le monde dans son ensemble qui en fait office. Il ne revient donc qu’à lui de choisir où il pratiquera, au fil de ses humeurs et de ses aspirations. En d’autres termes, tout passe par lui, et chaque décision ne revient qu’à lui seul. C’est là une autre particularité du parkour.

Celui qui le pratique n’obéit à aucune règle prédéfinie. Si règles il y a, c’est lui seul qui les invente, et les change à sa guise, en situation, lesquelles règles ont de ce fait l’avantage d’être en adéquation avec ladite situation, précisément parce que c’est à l’intérieur de cette même situation qu’elles prennent naissance. Elles ne sont jamais théorisées ni en amont ni en dehors.

Par ailleurs, le contenu ainsi que la régularité des séances d’entraînement sont davantage le produit de désirs (ceux du traceur), que de règles. Aussi le traceur va-t-il s’entraîner quand il en éprouve l’envie, ni plus, ni moins. Il s’entraînera alors comme il en a envie, s’abandonnant à satisfaire tout « bêtement » ses désirs, sans plus de complications. Il est, sur ce point encore, en rupture, d’une part avec le milieu sportif, où il n’est nullement question de désirs, mais plutôt d’objectifs, ainsi que de moyens à mettre en œuvre pour les atteindre –les objectifs étant qui plus est définis davantage par l’entraîneur et le sponsor que par le joueur lui-même- ; d’autre part, avec la tradition religieuse, judéo-chrétienne notamment, où le désir, moteur de la recherche du plaisir, est, à cause de sa nature même, considéré comme suspect, et où l’assouvissement de ses désirs mène au pire (vol, adultère, meurtre).

Et pourtant, ce qui peut apparaître comme un caprice d’adolescent n’en est pas moins l’essence de la pratique. La conception de la chose en termes de possibles à explorer et de désirs à satisfaire n’est rien d’autre que la manifestation du jeu, là où le sport induirait une conception de la chose en termes d’objectifs à atteindre et de moyens à mettre en oeuvre pour y parvenir.

Le jeu semble en effet emporter une idée spinoziste du désir comme potentiel moyen d’augmenter sa puissance d’être, et non comme manifestation du Diable en l’homme.

Aussi cette nonchalance assumée du traceur, de ne faire que comme il en a envie, n’est-elle pas négociable, puisqu’elle est inhérente à la pratique, et qu’elle en conditionne la possibilité. Contraindre le traceur à tracer sous contraintes –autres que celles que lui-même juge amusant d’inventer lorsqu’il investit l’espace- reviendrait à brider son inventivité et son imagination, et donc restreindre sa capacité à créer, voire à rendre toute création impossible, et limiter la pratique à la reproduction d’un set de mouvements prédéfinis.

Ce n’est pas la prétention mais la recherche de l’exactitude qui conduit à penser le pratiquant du parkour non pas comme un sportif, mais comme un artiste. Le traceur est l’artiste du mouvement, du franchissement d’obstacles. Par la justesse et la fluidité de son déplacement à travers son environnement, il donne d’ailleurs davantage l’impression d’un ballet avec les murs que d’une course d’obstacles, lorsque, sous ses mains, ces derniers semblent passer du statut d’obstacle à celui d’outil, n’étant plus désormais des obstructions à son avancée mais des partenaires de la danse qu’il opère dans l’espace.

Or, l’artiste ne crée pas sur commande ; il ne fait pas œuvre de 14h à 16h les mardi et jeudi.

Il est à l’écoute de ce que sa conscience lui renvoie de ses perceptions sensorielles. Il fait interagir le senti et le ressenti, les fait s’entremêler dans un ballet sans fin, conditionnant la fabrication de son ballet urbain.

Il est indiscipliné non par l’effet d’une intention, mais à cause de la nature de la discipline qu’il pratique. Non par révolte, mais par besoin.

IV. L’entraînement ou la volonté de ne rien faire

Afin de se rendre disponible à ce qu’il fait, le traceur doit se rendre indisponible à tout ce qu’il ne fait pas, donc à toutes les banalités du quotidien. Il n’est pas, lorsqu’il pratique, dans un rapport aux choses qui relève du quotidien, mais bien de l’instant, de l’ici et maintenant.

Pour l’esprit cherchant à faire le vide, les préoccupations habituelles sont autant de pensées parasites dont il lui faut se défaire afin de se faire apte à penser et sentir les choses dans un mode différent du mode de penser et sentir habituellement emprunté.

Il faut donc bien que le pratiquant développe une stratégie visant à lutter contre les incessantes sollicitations extérieures ; il lui faut veiller à ne rien faire d’autre que ce qu’il fait – ce qui n’est nullement trivial, loin de là-.

Prenons un exemple. Lorsque quelqu’un marche dans la rue, il marche certes – et fait donc ce qu’il fait-. Mais il ne fait cependant pas que marcher. Il pense à un tas de choses : à ce qu’il a oublié de faire avant de sortir, à ce qu’il va faire en rentrant, à ce qui l’attend là où il va. Au fond, il a beau être là, devant nous, il est moins que partout ailleurs. Et puis, s’il ne faisait que penser ; mais il observe les gens qu’il croise, regarde les vitrines des magasins, se retourne au passage de jolies créatures, écoute de la musique de l’oreille gauche, et téléphone avec un kit piéton de la droite. Parfois, il lit même en marchant.

Manifestement, l’action de marcher dans la rue ne suffit pas à solliciter toutes les ressources dont il dispose, il a de fait besoin de faire un certain nombre d’autres choses dans le même temps. C’est donc ainsi que chacun fait dans un pareil cas, sans même y penser, le plus spontanément du monde.

En revanche, dans le cas d’un traceur qui s’entraîne, la situation est très différente : l’aptitude à se mouvoir dans l’espace de manière fluide d’une part, et sécurisée d’autre part, et donc à juger à chaque instant de la nature d’un saut (distance, inclinaison, matériau de la plateforme d’où l’on part, matériau de la plateforme où l’on compte se réceptionner (solidité, texture, fait qu’il soit glissant ou non, espace disponible à l’arrivée), éventuelles traces d’humidité, bouts de verre, etc) ainsi que de sa capacité à le faire ou non (détente, savoir-faire technique, expérience, solidité mentale dans le cas d’une situation à risque, état dans lequel se trouve le corps, niveau de fatigue, etc) repose essentiellement sur le niveau de concentration du pratiquant, autrement dit sur sa disponibilité. Il en résulte qu’il lui faut bien-sûr être tout à ce qu’il fait non seulement au moment où il saute (ça va de soi), mais aussi à tous les moments où il ne saute pas, moments où il dispose d’intervalles extrêmement courts pour juger efficacement de sa capacité à exécuter le saut suivant.

C’est dans ces moments-là, où il est plus facile (comparativement aux moments où l’on saute) de relâcher son attention, de se laisser distraire par quelque chose ou quelqu’un, que la moindre erreur peut s’avérer fatale. C’est donc là qu’il faut redoubler de concentration. Cela pourrait apparaître comme un paradoxe, lorsqu’il s’agit de paresse.

Peut-être buttons-nous sur ce point par l’effet d’un préjugé nous conduisant à penser la paresse comme le défaut d’activité, ou comme l’exclusion de toute activité. Or, le contraire de l’activité, c’est bien l’inactivité, et non la paresse. La paresse n’est d’ailleurs pas, étymologiquement parlant, définie comme le défaut de quoi que ce soit. Elle jouit de toute la positivité du concept qu’elle renferme.

Les formes verbales peuvent être un indice du contenu de certains mots. Par exemple, l’activité se décline sous la forme verbale « s’activer ». En revanche, son contraire, l’inactivité, ne se décline pas sous la forme d’un verbe ; on ne « s’inactive » pas. On est inactif. Ceci parce que le terme d’inactivité ne renvoie pas à un concept positif, qui aurait une consistance propre, mais ne se définit que par rapport à un autre concept, celui d’activité, dont il manifeste l’absence. Or, le terme paresse donne bien le verbe « paresser ».Je paresse, tu paresses, il paresse, nous paressons, vous paressez, ils paressent.

Il faut donc bien comprendre la paresse comme un concept plein et entier, qui ne souffre aucun manque de quelque nature que ce soit. La paresse, c’est avant tout le « refus de l’effort » (21). Et par extension, le refus de tout ce qui demande de faire un effort. L’effort, qui décrit l’action de s’efforcer (1), n’est en aucun cas synonyme d’activité, qui définit une « faculté active » ou « puissance d’agir » (22). Et il n’en conditionne pas davantage la réalisation, dans la mesure où l’on peut être en activité, sans faire le moindre effort pour autant.

Il ne faut pas non plus confondre effort et énergie, la seconde définissant une « force en action », alors que le premier en définit l’épuisement.

Cette mise au point sémantique étant faite, il paraît difficile de refuser à la paresse la possibilité de s’inscrire dans l’activité (capacité active). La paresse relève bien d’une capacité, puisqu’on en est capable –ou incapable-. Cela n’exclut pas par ailleurs qu’il faille souvent un apprentissage et un entraînement préalables pour pouvoir paresser véritablement (« paresser, c’est plus dur qu’il n’y paraît » (23)).

Dans le cadre d’un refus de l’effort, la paresse est aussi une « disposition habituelle à ne pas travailler, nonchalance, négligence des choses qui sont de devoir, d’obligation ». En bref, absolument rien qui n’exclut l’activité –à moins qu’on ne la conçoive que comme travail, ce qui est réducteur, donc faux-.

Mais la paresse est aussi définie comme l’« amour du repos, du loisir, tranquillité du corps et de l’esprit ». Cette autre acception confirme ce qu’on a vu précédemment, à savoir que la paresse peut se penser dans l’agir, non comme état, mais comme activité.

Mais pour en revenir au parkour, agir paradoxal qui voit cohabiter chez ceux qui le pratiquent, patience et vitesse, nonchalance et explosivité, paresse et prouesses physiques, il faut bien dire que l’entraînement en lui-même consiste, contre les apparences, en la volonté de ne rien faire. En effet, il s’agit originellement d’en faire le moins possible, et pour en faire le moins possible il faut toujours trouver qu’on en fait trop (afin d’aspirer continuellement à réduire les efforts consentis), et bien avoir en tête qu’il serait possible d’en faire encore moins. Or, en descendant graduellement sur l’échelle des efforts fournis, après peu, gageons qu’il y a très peu, ou presque rien ; mais qu’y-a-t-il donc après très peu ? Qu’y-a-t-il de moins que le moins possible ? Il n’y a assurément rien de moins, que le moins possible. Moins que presque rien, c’est rien. Aussi, rien est-il, sinon un objectif, en tous cas ce qu’on prend pour point de repère, l’horizon vers lequel on tend.

Et puis, faire du parkour, c’est aussi et enfin avoir la volonté de faire quelque chose qui, pour beaucoup, ne rime à rien. Que fait le traceur aux yeux du monde qui le regarde (car le monde le regarde, étant entendu qu’il opère dans l’espace public)? Pas grand-chose, de toute évidence. Il ne travaille pas. Il ne gagne pas d’argent. Il ne rapporte pas d’argent. Autant dire qu’il ne sert à rien.

Il n’est même pas en train de faire un show ou une démonstration, il se donne à voir tout en refusant de se donner en spectacle. Il se moque bien d’être applaudi, et ne rentre pas en conflit avec ses détracteurs dont il se moque éperdument. Il ne demande rien.

Il saute d’un muret à l’autre, escalade un mur, marche en équilibre sur une barre. Il ne fait que faire ce qu’il fait. Et il ne le fait que pour le faire. Et peut-être est-ce précisément parce qu’il est tout à ce qu’il fait, que les passants pensent qu’il ne fait rien.

Ils n’y voient qu’un grand vide, le signe du désoeuvrement croissant d’une jeunesse inutile –ou inutilisable-.

V. Etre fort pour être inutile

C’est pourtant peut-être bien là, dans son inutilité manifeste, que la pratique du parkour se révèle être du plus grand intérêt.

Si le parkour, tel que le théorise son concepteur David Belle, est une méthode d’entraînement servant à préparer celui qui la pratique à faire face à toute situation nécessitant qu’il se déplace de cette manière –par exemple pour fuir, ou pour secourir quelqu’un-, le fait est que ces situations adviennent exceptionnellement, voire jamais, et que beaucoup de traceurs se préparent en quelque sorte constamment à la venue de choses qui n’adviendront jamais. Si bien que l’entraînement, qui en théorie peut être susceptible de servir un jour, est en pratique bien souvent parfaitement inutile. On ne fuit aucun danger plus grand que celui qu’on encoure lorsqu’on saute –on ne fuit en réalité aucun danger-, et on ne secoure personne. On joue. On fait comme si. On ne fait que ça.

De ce point de vue, le parkour renvoie, schématiquement, au « pouce » qu’on lève, lors des parties de « chat » que les enfants jouent dans la cour de récréation de l’école primaire, et qui sert à inaugurer un moment où « ça ne compte plus ». Tout ce qu’on fait lorsqu’on s’entraîne ne compte plus ou compte pour du beurre, on le fait pour rire ou pour du faux. On fait comme s’il était impératif de sauter par-dessus telle ou telle barrière en se réceptionnant sur tel ou tel muret, comme si notre vie s’y jouait. Alors qu’en fait rien ne s’y joue, si ce n’est nous, qui y jouons et nous laissons prendre au jeu. Après notre passage, qui, de fait, ne sert à rien, la rue ressemblera à ce à quoi elle ressemblait avant qu’on y passe. Elle cessera d’être un terrain de jeux pour revêtir son air habituel de rue, faite de places, de murets et de barrières, qu’on voit à peine, ou pas, ou mal.

Mais il suffira qu’on revienne y jouer, y sauter, y grimper, pour qu’elle redevienne à nouveau un terrain de jeux et d’invention, et cesse de n’être qu’une simple voie de passage –même si, d’une certaine façon, nous aussi ne faisons qu’y passer-. De sorte que la rue, comme le mobilier urbain qui la constitue, semblent être tributaires de l’usage qu’on en fait, et cessent d’être ce qu’ils sont primitivement, aussitôt qu’on en fait autre chose. Il ne tient qu’à nous de faire d’une barrière un jouet. Il suffit de faire appel à notre imagination, par la seule force de laquelle nous avons le pouvoir de transformer un espace et de suspendre le temps. Tout cela est parfaitement inutile, mais c’est par contre très important.

L’utile est une notion aussi arbitraire que le beau. Ce qui est utile pour moi n’est pas nécessairement utile pour d’autres, et inversement. Aussi, chacun définit-t-il l’utile selon sa nature propre, mais tous avons tendance à considérer ce qui nous est utile comme utile à tous. Or, il semble qu’il n’y ait pas d’utile en soi, mais seulement de l’utile à quelque chose ou à quelqu’un.

Dans la société capitaliste, l’utile est par exemple associé, dans l’imaginaire collectif, à la notion de rentabilité. La question que l’on se pose lorsqu’on aborde une chose, quelle qu’elle soit, ressemble à « Qu’est-ce que j’y gagne? » plutôt qu’à « En ai-je envie ? ».

L’utile et l’inutile sont devenus des verdicts servant à valider ou à disqualifier des comportements sociaux.

Le travail, par exemple, est utile. Le temps libre, lui, est inutile, il faut l’employer à quelque chose (à quelque chose d’utile).

Le sport est utile. Le jeu est inutile (ce sont les enfants qui jouent ; ils feraient cela dit mieux de travailler).

Avoir de l’argent est utile. Avoir du temps est inutile (on ne peut rien en faire sans argent).

Il existe ainsi une classification, qui s’opère dans l’institution comme dans l’imaginaire collectif, des choses et des activités selon qu’elles sont considérées comme utiles ou inutiles.

Les réactions des passants, pris dans cette logique, à la vue de traceurs, sont parfois violentes. Il est en effet difficile de comprendre comment l’on peut mettre tant d’acharnement à faire rien. Mais peut-être est-ce précisément parce qu’il ne fait rien (en tous cas rien que l’on puisse identifier à quelque chose que l’on connaît) que le traceur enclenche quelque chose (puisqu’il produit par sa pratique des effets notoires dans l’espace où il évolue). Peut-être est-ce parce que le parkour apparaît comme libéré du concept de finalité qu’il affecte de la sorte la réalité de la ville où il met au jour, à travers l’étonnement ou la colère des passants, des questions essentielles : « A qui est la ville, la place publique ? » ; « De quelle façon peut-on en disposer, à quoi sert-elle ? » ; « Qu’est-ce-qu’un espace public? ».

Avec le parkour, la paresse est rendue publique. On ne fait rien, on ne sert à rien, on ne veut rien faire ; mais on fait tout cela sur la place publique. On s’y expose. Ou plutôt en dispose-t-on, cela sans l’avis de quiconque et avec la même nonchalance qui caractérise l’être dans son ensemble. On refuse de faire l’effort de servir à quelque chose, se contentant d’être, tout simplement.

La nonchalance du traceur renvoie le passant à l’idée, lui étant difficilement supportable, de l’absence de finalité de la vie. On est, que pour être, pour persévérer dans notre être (Spinoza). Tout le reste est illusions, raisons qu’on se donne d’être ayant pour but de nous rendre l’existence supportable. Ce qui est ne sert par définition à rien. C’est nous qui attribuons aux choses un usage, une finalité ; aux êtres une mission, une raison d’être.

Derrière sa façade protectrice (« Etre fort pour être utile », selon les mots de David Belle), le parkour jouit en pratique de l’inutilité la plus totale. L’inutile qualifiant toute chose dont l’institution est incapable de l’assigner à une tâche et/ou de l’enfermer dans une case, il y a de quoi se réjouir – et jouir paresseusement du plaisir que le jeu procure à ceux qui, en la publicisant de la sorte, font de la paresse un enjeu politique majeur-.

Naïm BORNAZ.

NOTES

(1) s’efforcer: employer toute sa force à faire quelque chose ; ne pas assez ménager ses forces en faisant quelque chose (source : entrée « s’efforcer » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.(http://fr.wiktionary.org/wiki/s’efforcer))

(2) Entrée « travail » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.    (http://fr.wikipedia.org/wiki/Travail)

(3) nommé Jésus-Christ par les Chrétiens. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Jésus-Christ)

(4) torture dispensée principalement par le tripalium (au travail): « gagner sa vie », cette expression ne dit-elle pas que la vie est quelque chose qui ne nous est pas acquis, mais qu’il nous faut gagner, et si elle reste à gagner, on peut gager qu’elle n’est pas (encore) gagnée, et que pour la gagner ce n’est pas gagné, puisque c’est précisément parce qu’on ne la gagne jamais tout-à-fait qu’on passe sa vie à la gagner?L’expression « perdre sa vie à la gagner » dit-elle autre chose?

(5) La réalité de cet enseignement témoigne toutefois lui aussi de la confusion qui est faite entre « sport » et « activité physique », puisqu’on n’y enseigne rien d’autre que des activités physiques, ainsi que les règles régissant les différents sports homologués, mais certainement pas le goût du jeu ou de l’amusement, et encore moins le « plaisir spirituel ».

(6) Evidemment, cette pratique, comme toute émergence culturelle, est en proie à la même volonté de certains groupes de l’institutionnaliser, de la soumettre à des règles, et d’en faire une pratique conforme aux normes en vigueur, ce notamment afin qu’elle soit validée et reconnue par l’institution en tant que « sport ». Dans le cas du parkour, un groupe anglais, du nom d’Urban Freeflow, a notamment mis en place les premiers Championnats du Monde de Parkour (sponsorisés par Barclaycard, organisme de crédit) – les médias ont alors jubilé à l’unisson qu’enfin « le Freerun semble être devenu un sport à part entière » (Nouvel Obs, Rubrique « Sports Extrêmes », 04.09.2008) – ; a également fait développer un jeu vidéo, « Free Running », sur Playstation 2, avec des personnages à l’effigie des « traceurs » qui en sont à l’origine ; collabore étroitement avec la police anglaise ainsi que les forces armées anglaises pour leur faire profiter des bénéfices que la pratique du parkour peut leur apporter. A titre non exhaustif. Pour plus d’informations sur leurs exploits, rendez vous sur http://www.urbanfreeflow.com/

(7) Entrée « parkour » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Parkour)

(8) Entrée « efficience » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/efficience)

(9) Entrée « productivisme » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/productivisme)

(10) Entrées « gaspillage » et « gaspiller » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/gaspillage) (http://fr.wiktionary.org/wiki/gaspiller)          Entrée « gaspillage » du dictionnaire en ligne Larousse.fr. (http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/gaspillage)

(11) L’inutile étant ici défini comme le défaut d’utilité à l’avancée du traceur, et non comme l’ « inutile » en soi. On pourrait, par opposition, définir l’utile comme étant ce qui fait sens en regard de la voie que le traceur a choisi et des obstacles qu’il lui faut franchir pour continuer à avancer. Il s’agirait ici davantage de ce « qui n’a aucun effet, qui ne remplit pas son but », que de ce « qui ne sert à rien, qui n’apporte rien, qui est superflu ». (source : entrée « inutile » du dictionnaire en ligne Larousse.fr.(http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/inutile))

(12) Entrée « productivisme » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Productivisme)

(13) Cela peut, par exemple, prendre la forme d’une longue série d’exercices multiples sur les structures d’un périmètre réduit, ou, au contraire, consister en une traversée du quartier tout entier sans jamais toucher le sol.

(14) « J’aime avoir le temps de prendre le temps », L’1consolable, in « Consommer Moins ».

(15) Entrée « création » du dictionnaire en ligne Larousse.fr. (http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/création)

(16) Entrée « création » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/création)

(17) Henri Laborit, in « Eloge de la Fuite », édition Folio Essais, p.13.

(18) Lire, à ce sujet, le Manifeste des Chômeurs Heureux, éditions Le Chien Rouge.

(19) Entrée « discipline » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia. (http://fr.wikipedia.org/wiki/Discipline)

(20) Idem.

(21) Entrée du dictionnaire en ligne Reverso.           (http://dictionnaire.reverso.net/francais-definition/paresse)

(22) Entrée « activité » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire. (http://fr.wiktionary.org/wiki/activité)

(23) Denis de Casabianca, in « Pourquoi paresser », édition Aléas.

Parkour : l’art de subvertir le rapport à l’espace public

« Pas plus que la démocratie, l’espace public n’est quelque chose de naturel et qui va de soi. »

Hugues Bazin

Prologue : Au cœur de l’exercice définitionnel

Parkour (ou « art du déplacement ») : pratique sportive consistant à se déplacer d’un point A à un point B, et ce en recherchant avant tout l’efficacité dans le franchissement des obstacles. Cette efficacité combine la rapidité, l’économie d’énergie et la prudence. Le Parkour se pratique aussi bien en milieu naturel qu’en milieu urbain, c’est ensuite au traceur(1) d’imaginer le chemin qu’il va suivre, quels obstacles il va franchir et cela en fonction de ses capacités.

Telle est la définition que l’encyclopédie en ligne Wikipédia donne du Parkour. Le terme ne figure à ce jour dans aucun dictionnaire, bien que la pratique qu’il désigne existe vraisemblablement depuis une vingtaine d’années. Et si l’exercice définitionnel n’a jamais cessé de faire débat au sein de la communauté des traceurs, les « puristes » n’admettront aucune extension à une telle définition, principalement, semble-t-il, par souci de fidélité envers la philosophie à l’origine de cette pratique (aspect philosophique hélas exclu de la définition ci-dessus, qui ne fait état que d’une « pratique sportive », quand il s’agit, à mon sens, davantage d’une pratique philosophique, où il est fait un usage qu’on pourrait considérer comme « sportif » du corps humain). Toutefois, je ne me considère, bien que pratiquant, pas comme « puriste » (je n’en ai pas la légitimité), et ai par conséquent moins à l’esprit le souci d’être fidèle, que celui d’être attentif, moins celui de dire que de questionner, d’observer, et tenter d’analyser les effets que produit la pratique du Parkour, dans l’environnement urbain notamment. Je veux bien, pour ma part, m’en tenir à la définition évoquée ci-dessus, d’autant que c’est la seule définition écrite facilement accessible à ce jour. De toutes façons, comme je viens de le préciser, mon projet consiste moins à (re-)définir le Parkour, qu’à en questionner les effets.

Il semble qu’il y ait deux catégories d’effets. D’abord, il y a les effets prédictibles, qu’ils soient souhaités ou non (surprise des passants, regard des gens s’attardant, sentiment de peur éprouvé par ceux auxquels cette pratique est étrangère, ou, au contraire, stimulation, envie d’en faire autant, tentative de récupération marchande du phénomène par des entreprises…). Ceux-ci, bien qu’ils ne puissent être assimilés à la pratique elle-même, semblent y être inhérents, et en découler naturellement. Ensuite, il y a les effets non prédictibles mais constatés (colère des passants ou des résidents des abords, prise en main et gestion de la situation par les autorités locales (Mairie, etc…), chasse aux pratiquants…), ces derniers étant loin d’être sans intérêt du point de vue d’une étude sociologique du Parkour.

Quelle que soit la finalité originelle du Parkour – fût-ce se déplacer d’un point A à un point B de la manière la plus rapide et la plus efficiente possible, en franchissant les obstacles qui se trouvent sur notre passage -, force est de constater que les effets qu’il provoque sont loin de se limiter à cette finalité supposée, et qu’il affecte l’espace public dont il fait son terrain de jeu et/ou d’entraînement.

I. Un acte politique

Pratiquer le Parkour apparaît dès lors comme un acte politique, bien que certains pratiquants s’en défendent (principalement par le fait d’une acception erronée du terme « politique »), comme si la politique était le mal absolu, et peut-être moins encore le mal qu’il faut combattre, que le mal qu’il ne faut pas faire. Ainsi, si personne ne faisait de politique le monde irait beaucoup mieux, semble-t-il. Hélas, réduire la politique aux échéances électorales et à l’appareil d’état ainsi qu’aux relations mutuelles des divers états n’est pas seulement réducteur, mais fondamentalement faux. La politique, du grec polis (« cité »), se trouve en l’occurrence moins dans le prestige de l’Elysée, du Palais du Luxembourg, et du Palais Bourbon, que dans l’espace public qu’est la rue. La politique n’est ni un bulletin de vote dans une urne, ni un siège à l’Assemblée, c’est « la structure et le fonctionnement, méthodique, théorique, et pratique, d’une communauté, d’une société »(2) ou, selon les mots d’Henri Laborit, biologiste, « une science de l’organisation des structures sociales »(3).

Selon cette acception, l’espace public est certainement le lieu le plus politique qui soit (nous entendons par espace public, « l’ensemble des espaces de passage et de rassemblement qui sont à l’usage de tous »(4).

La rue est le principal lieu de passage et de croisement des uns et des autres, et a l’avantage sur les transports en commun d’être gratuit et sans restriction d’accès. C’est donc, pourrait-on dire, l’espace public par excellence. Or, pour quelle raison majeure les individus traversent-ils cet espace ? On peut affirmer sans crainte de se tromper qu’ils l’empruntent principalement pour aller d’un endroit à un autre. Le déplacement se trouve par conséquent être l’activité la plus commune  et la plus communément observée à l’intérieur de cet espace. Il s’y pratique par différents modes opératoires, parmi lesquels l’individu sélectionne selon des critères tels que la praticité, la rapidité, le coût, la longueur du trajet à effectuer, etc…Il choisira, selon les cas, la marche, à pied, la voiture, les transports en commun (train, métro, bus, tramway), ou le vélo, chaque mode ayant ses codes établis, ses règles fixées, ses normes à respecter. Il y a la chaussée, les trottoirs, les feux, les passages cloutés, les « stop », les passages obligatoires, ceux interdits…Tout cela laisse pour ainsi dire bien peu de place à la créativité. Certes, il y a bien quelques enfants qui, ici et là, imaginent que les briques rouges sont des coulées de lave, les grises des îlots où s’en mettre à l’abri, et sautent inlassablement de l’une à l’autre, grimpent, courent, s’inventent des défis qu’ils relèvent au fur et à mesure qu’ils avancent, et les parents qui derrière crient, grondent, leur promettent la fessée, ou la leur mettent, qui les reprennent constamment et souvent pensent bien faire…

Pour le reste, tout est semblable, uniformisé, les gens avancent aux mêmes rythmes, selon les mêmes codes, en observant les mêmes règles, et tous s’arrêtent ensemble, repartent ensemble, et se ressemblent.

On voit mal, dans ces conditions particulières, comment l’on pourrait prétendre, autrement que par mauvaise foi, que le Parkour ne s’inscrit pas dans cet espace comme un acte profondément politique. Au diable les codes, les règles, les normes, les habitudes, des animaux humains envahissent l’espace public, qui l’utilisent à leur manière, en dehors des voies tracées, des routes communes, suivant leurs propres règles, leurs propres codes, et tracent des chemins qui semblaient ne pas exister l’instant d’avant. Parfois pieds et torse nus, ils avancent à quatre pattes en équilibre sur une barre, sautent d’un muret à une barrière, escaladent un mur qui fait plus de deux fois leur taille en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, courent, s’accrochent, roulent…Ils vont et viennent là où personne jamais ne va, sans quoi ils y vont comme personne jamais n’y va. Comme les enfants, ils courent, sautent, et grimpent ; comme les chats, ils s’agrippent, se hissent, filent et se faufilent…Mais ils ne sont ni des enfants ni des chats.

Ils respectent « la loi » certes, mais ils violent les codes qui régissaient jusque là le déplacement dans l’espace public, en défient les règles, bousculent les habitudes, et, sortant des sentiers battus, et des passages obligatoires, ils inventent leurs propres passages et dessinent leurs propres routes au fil de leurs enjambées. Imaginant en permanence aussi bien de nouveaux obstacles, que de nouvelles façons de les franchir, de nouveaux endroits où aller, que de nouvelles façons d’y accéder, ils ne font pas que détourner l’usage des choses publiques, mais créent en sus de nouveaux espaces, évolutifs et infinis, à l’intérieur de l’espace public.

Evolutifs, parce que le pratiquant affûte son regard au fur et à mesure qu’il progresse dans l’espace urbain, où il relève de nouveaux défis qu’il se lance lui-même par pur esprit de créativité et goût de la performance technique, et où il décèle sans cesse de nouveaux obstacles potentiels, aux possibilités de franchissement multiples – possibilités de franchissement qui d’ailleurs n’ont de limites que son imagination -, mettant ainsi au point de nouveaux itinéraires, renouvelables à l’infini, et dont les repères se trouvent sans cesse déplacés et redéfinis par le traceur.

Infinis, parce que n’ayant pas de contours figés, circonscrits ; ils sont illimités, du fait de leurs perspectives d’évolution au gré de l’imagination du traceur. L’espace ainsi créé n’est pas un espace fini, il est modifiable à souhait, et constamment remodelé par ceux qui daignent s’y atteler.

Le Parkour n’a donc, pour résumer, pas uniquement vocation à faire un nouvel usage, créatif et imaginatif, de l’espace public, mais permet la création, à l’intérieur de cet espace, de nouveaux espaces d’expression, et de création artistique, de nouveaux espaces publics, dont les caractéristiques communes sont les manières peu communes de s’y déplacer qui s’y pratiquent. Contrairement à l’espace originel où naissent ces extensions spatiales, qui lui est normatif au possible, et où la conformité à la norme en vigueur est de rigueur.

Ces espaces étant éphémères et modifiables, – mobiles même pourrait-on dire -, leurs contours sont flous et indéfinis, et ils s’imbriquent dans l’espace dans lequel ils prennent naissance de telle sorte qu’on ne distingue pas les premiers du second, et les traceurs évoluent dans l’espace urbain en y chevauchant en permanence deux espaces qui se confondent.

De cette manière, le commun des utilisateurs de l’espace public primaire, ignorant la pluralité des espaces, ne voient les traceurs évoluer que dans leur espace. Or, cela pose des problèmes multiples.

II. Face à la marchandisation des espaces

D’une part, l’espace public tend de plus en plus à être privatisé, de sorte qu’il se transforme peu à peu en une multitude d’espaces privés, juxtaposés, qui n’ont de commun – au sens de partagé – que les frontières qui les séparent les uns des autres.

L’espace qui, par exemple, se trouve devant la porte ou la vitrine d’un commerce quelconque se voit réquisitionné par celui-ci, au nom du domaine privé ; n’y évolue pas et ne s’y arrête pas qui veut, et les indésirables en seront chassés dans l’instant par le commerçant, qui s’en considèrera – et proclamera – propriétaire, soit parce que, par leur position dans l’espace, ils « empêchent les clients de regarder la vitrine », soit parce qu’ils les « empêchent d’accéder facilement à l’intérieur du magasin », soit tout simplement parce qu’ils les indisposent, ou, pire, qu’ils risquent de les indisposer (l’exclusion de l’espace en question est bien plus souvent préventive que consécutive à la plainte d’un client).

Outre les commerçants, l’immense majorité des individus, conditionnés en cela par le libéralisme ambiant, se comportent dans la rue comme si la trajectoire qu’ils empruntaient dans l’espace leur était potentiellement réservée. Ils ne peuvent donc admettre le fait qu’un autre la croise sans considérer que l’autre n’a pas fait attention, et, qu’en l’occurrence, il « aurait pu faire attention».Il leur vient rarement à l’esprit que, l’espace étant public, d’autres qu’eux empruntent des parties communes à leur trajectoire, et qu’il est bien plus probable que ce soit cela – au-delà de l’éventuel manque d’attention – qui explique que leurs parcours se croisent de la sorte.

Mais cette tendance au sentiment de propriété se cristallise dans les lieux publics contigus à des lieux privés, comme si les seconds débordaient sur les premiers de telle sorte qu’ils les annexent implicitement. Ainsi en va-t-il des commerces s’appropriant une partie plus ou moins grande de l’espace public en contact avec leur devanture, mais également des résidents qui eux s’approprient la partie de l’espace public – là aussi de manière plus ou moins étendue selon les cas, cela va parfois loin -, contiguë à leur pas de porte, à leur hall d’immeuble, aux escaliers qui y conduisent, aux murets qui délimitent leur jardin, etc…- et ils en chassent impitoyablement les « intrus », et autres indésirables -.Autrement dit, les propriétaires privés – ou parfois même les locataires – se sont octroyés, bien au-delà de leur lieu de résidence, au beau milieu de l’espace public, le pouvoir de gérer une partie dudit espace, décidant, selon des critères qu’eux seuls connaissent – et qu’eux seuls valident par conséquent -, ceux qui y sont tolérés de ceux qui en seront chassés. Sous peine d’ « appeler la police ». A cela on peut ajouter que nombre de lieux publics (écoles, mairie, centres sociaux, …) adoptent désormais ce type de comportement, et exercent sur l’espace public environnant le même contrôle que les commerçants ou les propriétaires privés.

Ce phénomène va croissant, et le privé – ou à défaut le privatisé -, gagne, dans l’espace, du terrain sur le public. Comme celle du désert, son avancée va bon train, d’autant qu’aucun outil n’est pour l’instant mis à la disposition du public pour défendre son territoire. Car il s’agit bien de « luttes d’espaces », ou luttes pour l’espace, dont l’enjeu est d’en déposséder l’autre afin de le posséder soi. En somme, rien de nouveau dans la famille des mammifères – dont l’humain fait partie-.

D’autre part, l’espace public, qui comme toute chose traverse l’ère du capitalisme, et de sa course au profit, devient majoritairement un espace « marchand » (l’espace ne sert qu’à acheter et/ou à vendre) et est lui-même en proie à une constante marchandisation (l’espace lui-même est transformé en marchandise).Il faut bien distinguer le premier phénomène du second, car ce sont deux choses différentes, bien qu’elles aillent de pair.

« Mars 2005, dans le métro parisien le regard est arrêté par un graffiti au feutre sur une affiche publicitaire murale : « Publicité, espace public, profit privé, libérez nos murs ! », « et nos esprits » rajoute un autre intervenant dans un feutre d’une autre couleur. Des personnes s’arrêtent et ne regardent pas la pub, mais le graffiti avec un sourire approbateur. »(5)

De fait, l’espace public, qui, au départ, a pour vocation « d’être le forum où s’expose un problème qui interroge la collectivité », d’être un lieu d’expression et d’échanges entre les individus, se voit transformé en une gigantesque vitrine marchande, où la publicité commerciale a pris la place de la public-ité(6) originelle, celle dont le rôle était de « créer l’espace de l’agir politique », où « l’information-communication dans l’espace public comme support de connaissance et de débat est réduite à une communication d’entreprise à des fins marchandes », où il ne « peut s’[…]exercer aucune pratique du jugement »(7).

Puisque l’espace est un lieu stratégique (notamment le lieu de stratégies qui consistent à en prendre le contrôle), il n’est pas surprenant que l’entreprise capitaliste cherche constamment à se l’approprier de la sorte. Ce qui pourrait, en revanche, davantage surprendre, c’est le manque de ferveur avec lequel le public défend l’espace qui était sien, la nonchalance, à l’allure presque fataliste, avec laquelle il s’en laisse déposséder, et peut-être aussi le cruel manque d’inventivité du peu de moyens mis en œuvre pour lutter. De tout cela, il résulte que l’espace fait de plus en plus de place au marchand, et de moins en moins à ce qui ne l’est pas. Lorsqu’il n’est pas occupé par des commerces ou, comme on l’a vu précédemment, annexé par ceux-ci – c’est-à-dire lorsqu’il ne sert pas à acheter ou à vendre -, il sert essentiellement de lieu transitoire aux individus se rendant dans un espace commercial ou bien, à défaut, se rendant au travail afin de gagner de l’argent qui pourra ensuite être dépensé dans l’un de ces lieux.

Par ailleurs, l’espace, lorsqu’on l’aborde comme une chose physique, ne peut échapper lui-même à la volonté des uns de vendre tout ce qu’ils voient, et devient de ce fait l’objet de processus de marchandisation constants, de mises à prix, de recherches du profit, d’élévation des droits d’entrée…L’espace, auparavant public, aujourd’hui se monnaye, se vend, s’achète. Il coûte cher, et « prendre de l’espace », qu’on ne nous aurait pas octroyé via une transaction commerciale – réelle, ou symbolique-, peut aussi coûter très cher en termes de représailles.

III. Rapport changeant à l’espace public

L’intérêt du Parkour, au vu d’une telle situation, est que ceux qui le pratiquent se saisissent d’une partie, toujours changeante, de l’espace public, pour laquelle ils ne demandent aucune permission et n’avertissent personne ; ils s’en saisissent spontanément, et en disposent et l’utilisent comme si tout cela était naturel ou allant de soi (il est certes vrai que cela devrait aller de soi…).Mais au-delà du fait qu’ils s’en saisissent sans en demander l’autorisation, ils ne paieront ensuite jamais pour cet espace qu’ils utilisent comme  – et quand – bon leur semble. Ils ne tiendront pas compte des processus de marchandisation incessants dont cet espace fait l’objet, et feront tout simplement comme s’ils n’existaient pas, comme si les règles, aussi bien celles définissant l’accès à l’espace ainsi que le prix dont on doit s’acquitter pour en disposer que celles en réglementant l’utilisation, comme si toutes ces règles restaient à inventer. Sur la place publique. En situation.

De plus, ils utilisent cet espace, acquis par des voies peu communes, d’une manière pas plus commune, et n’en font, dans tous les cas de figure, aucun usage commercial, remettant, de fait, en cause les dispositions inhérentes à la réglementation marchande des espaces. Ils ne payent pas pour l’utiliser ; ils ne l’utilisent pas pour le vendre – ni pour y vendre autre chose – ; ils n’y produisent rien – en tous cas rien dont on peut espérer tirer un profit commercial – ; ils n’y travaillent pas et n’y recherchent pas de travail ; ils n’y font pas transiter de l’argent. L’espace occupé est occupé gratuitement, et cela dans les trois acceptions du terme : il est occupé par des individus qui n’ont pas payé pour en disposer ; les individus qui l’occupent y font ce qu’ils y font de manière gratuite, pour rien, sans rétribution ; et pour finir, ils le font sans raison, sans fondement, sans motif apparent, excluant ainsi de cette pratique toute finalité à vocation utilitariste. Et si la vue des pratiquants indispose un certain nombre d’individus qui, dans l’espace public, y sont à un moment ou à un autre, confrontés, c’est en grande partie parce que le Parkour instaure ce rapport non-marchand et gratuit à l’espace.

IV. Finalité théorique du Parkour

En effet, il me semble utile de discerner la finalité théorique du Parkour, avancée par ceux qui en sont à l’origine, David Belle notamment, de la façon dont il est pratiqué. En d’autres termes, discerner ce à quoi pourrait un jour servir l’entraînement, de ce en quoi il consiste.

Il se trouve que, si le but recherché par la pratique qui selon les mots de David Belle est « une méthode d’entraînement, de préparation physique aux obstacles », semble être de prévenir, par un entraînement complet et rigoureux aux franchissements d’obstacles, et par le développement d’une capacité à l’adaptation à des environnements divers et variés (milieux urbain comme naturel, de jour comme de nuit, par temps sec comme par temps pluvieux, mais aussi sous la neige, dans le désert, par des conditions de chaud ou de froid extrêmes, parfois pieds et torse nus, etc…) la plus exhaustive possible, – de prévenir donc – tout cas de figure dans lequel une telle préparation physique et mentale pourrait se montrer utile ( nécessité de fuir, personne en danger à secourir, urgence du déplacement effectué…), et permettre à celui qui la pratique de faire face à n’importe quelle situation où il serait requis de se déplacer de manière rapide, efficace et sécurisée, il n’en demeure pas moins que l’entraînement ne consiste précisément pas à faire face à de telles éventualités, mais à en préparer la venue. Or, puisque l’urgence reste, dès lors, du domaine de l’imaginaire – comme pour les enfants qui imaginent que les briques sont des coulées de lave -, on a, par conséquent, droit à l’erreur, dans la mesure où rien ne nous met effectivement en fuite, où nul n’encourt un grave danger, attendant qu’on le secoure de toute urgence – et où les briques ne sont pas des coulées de lave -.Ainsi, le traceur s’entraînant fait « comme si ».Il invente des schémas complexes répondant à la vitale nécessité de fictions que lui-même imagine. En des termes plus concrets, il invente des chemins, dont il invente la nécessité de les emprunter, par rapport à une situation qui pourrait advenir, autrement dit elle aussi inventée. On peut alors affirmer, si la conjecture est conforme à la définition que Kant en donne, à savoir qu’elle est « un exercice concédé à l’imagination, accompagnée de la raison, pour le délassement et la santé de l’esprit », que le traceur, continuellement, forme des conjectures. Juste pour voir comment on ferait si…Il soumet le monde à des déformations dans le but de changer le regard qu’il porte dessus. Par ce biais, refusant l’évidence, il questionne l’espace et les structures qui le forment, et il remet en question l’usage à en faire, la vocation de telles structures (un muret, une barrière, une bordure, un mur, un banc, une poubelle…), et, outre cela, l’unicité de leur utilité, suggérant, par les variations d’utilisation qu’il leur fait subir, une possible pluralité des usages. Et, le moins que l’on puisse dire – il n’y a pour cela qu’à observer les réactions des individus alors rencontrés -, c’est que cela – l’idée que les usages d’une même chose puissent être multiples d’une part, et qu’ils puissent être différents de l’usage que l’on en fait habituellement d’autre part – ne va pas de soi. Les « Ce n’est pas fait pour ça ! » fusent de toutes parts.

V. L’art du voyage

Dans cette situation – celle où le traceur s’entraîne -, les déplacements, qui ne répondent à aucun besoin concret et immédiat de se déplacer, se suffisent à eux-mêmes. Le pratiquant se déplace pour se déplacer, pour être en mouvement ; il ne se déplace en réalité pas pour aller d’un endroit à un autre. Et s’il s’avère qu’il va d’un endroit à un autre – puisqu’il se déplace tout de même -, il ne le fait pour rien d’autre que pour le faire. Aucune raison que le commun des passants considèrerait comme valable ne le lui commande. A l’endroit où il va, il n’a rien de particulier à faire, que d’en repartir, pour se rendre à un nouvel endroit. Le déplacement passe alors du statut de moyen à celui de fin en soi. Il n’est plus le moyen d’atteindre un but, mais le but lui-même. Une telle façon de procéder est vécue comme une insulte à l’utilitarisme ambiant. Il ne faudra donc pas s’étonner que l’utilitarisme ambiant le lui rende en l’insultant en retour (je fais ici référence aux propos régulièrement tenus aux traceurs s’entraînant dans l’espace public).Que certains se déplacent ainsi par jeu n’amuse pas tout le monde. Parce qu’en jouant ainsi – cela n’empêcha pas, au contraire ! -, on ne remet pas seulement en cause la normalisation des modes de déplacement qui sont communément rencontrés à l’intérieur de l’espace public, ainsi que les voies leur étant affectées ; mais on remet en cause les rapports que l’on entretient à l’espace public, et non point seulement l’usage qu’on en fait, mais également la fonction qu’on lui attribue ; on remet en cause la privatisation et la marchandisation dont il fait l’objet ; on en remet en cause le prix, ainsi que le fait qu’il en ait un ; on remet en cause les règles qui y sont en vigueur, ainsi que les codes qui le régissent ; on remet en cause l’unicité de l’espace, ainsi que l’impossibilité d’évoluer simultanément dans deux espaces différents (ou dans deux dimensions différentes de l’espace) ; on remet en cause l’usage à faire des structures constitutives de l’espace public, mais également la vocation à caractère unique de l’usage qu’on pourrait en faire ; on remet en cause la manière d’utiliser le corps comme outil de déplacement ; on remet en cause le rapport à son corps, à sa structure biologique…Et cette liste, pour sûr, n’est pas exhaustive. Jouer n’est donc certes pas si anodin, et le Parkour apparaît dès lors, au-delà d’un moyen de se déplacer, comme un outil de réappropriation et de questionnement de l’espace public, d’une richesse et d’une puissance rares.

Naïm BORNAZ.

NOTES:

1. Traceur : pratiquant du Parkour

2. Entrée « politique » du dictionnaire en ligne Wiktionnaire.

3. Henri Laborit, « Eloge de la Fuite », p.67, collection Folio Essais.

4. Entrée « espace public » de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.

5. Hugues Bazin [2005], L’art d’intervenir dans l’espace public, www.recherche-action.fr

6. Publicité : [Du latin médiéval publicitatem composé de « public » et du suffixe « -ité » qui                                     indique un état; étymologiquement ce mot signifie « état de ce qui est public »] qualité de ce qui est rendu public. (source : encyclopédie en ligne Wikipédia)

7. Hugues Bazin [2005], op. cit.

Bienvenue à bord!

Ceci est le journal d’acteur-chercheur de L’1consolable.

L’1consolable, c’est moi.Mais ça va, je vous remercie.

Je ne suis pas encore en mesure de préciser la nature de ce que je vais trouver, ni même si je vais trouver quelque chose;je ne peux que donner des indications sur la manière dont je vais chercher, et, dans une certaine mesure, sur ce que je vais chercher.

Dans le cadre de mon implication dans le processus de recherche-action, plusieurs thèmes me tiennent tout particulièrement à coeur:

1-L’espace public, comme espace essentiel de la transformation sociale

2-Le Parkour (recensement des possibilités offertes par la pratique, analyse des effets produits sur l’espace public)

3-Le rap et la culture hip-hop (étude des potentialités contenues par ce courant culturel, de son évolution au fil du temps, de son institutionnalisation notamment, ainsi que du mépris qui continue à lui être opposé, en dépit de sa surmédiatisation de ces dernières années)

4-Travail, le paroxysme de l’aliénation (étude des raisons conduisant à cette servitude volontaire, ainsi que des alternatives qui pourraient en permettre la cessation)

5-L’émergeance des processus de création (conditions, obstructions, épanouissement et frustrations des acteurs…)

6-La contradiction entre recherche d’indépendance et besoin de reconnaissance (dans le domaine de l’art notamment)

Cela ne veut pas dire que je me cantonnerai à ces champs d’études, – ce serait dommage! – mais que ceux-ci bénéficieront d’une attention toute particulière à travers ma recherche.

Quant à ce qui est de la manière dont je vais chercher, – outre les entretiens avec les acteurs de terrain, et autres procédés adaptés à la démarche de recherche-action – je continuerai également à lire, visionner, et écouter tout ce qu’il m’est possible autour de ces thématiques, livres, films et discussions (publiques ou non) ayant de toutes façons mon affection et mon adhésion de principe, et ferai état sur ce blog, aussi souvent que possible, de l’avancée de ces travaux et réflexions.

Bonne lecture.